Article body

I. Un contexte

En 1977-1978, Michel Foucault donne au Collège de France le cours Sécurité, territoire, population. Ce cours constitue un des moments les plus saillants de la réflexion foucaldienne sur le politique dû au fait que Foucault y déploie une recherche sur la formation et le fonctionnement de l’État moderne[1]. Pour ce faire, il se dote de nouveaux instruments, notamment le concept de « gouvernementalité ». En raison de son objet — les individus en tant qu’ensemble collectif, en tant que « population » — l’étude de la gouvernementalité permettrait, selon lui, de faire une généalogie de l’État sans se focaliser ni sur les institutions ni sur la loi, mettant ainsi l’accent sur une technologie de pouvoir globale[2]. C’est à partir de cette perspective relative au gouvernement des individus, en particulier, à leurs conduites quotidiennes, que Foucault place le christianisme au coeur de ses réflexions sur le politique. À ses yeux, le noyau formateur des dynamiques de pouvoir de l’État est un type de pouvoir qui s’élabore à partir de la constitution de l’Église, à savoir « le pouvoir pastoral ». Dans le sillage des Hébreux, le pouvoir pastoral forgé par le christianisme sur la base du rapport que le berger maintient avec ses brebis témoigne, affirme Foucault, d’une approche du pouvoir unique, qui était étranger à la pensée grecque. En effet, si l’objet du gouvernement pour cette dernière était plutôt le territoire, le pouvoir pastoral chrétien, souligne-t-il, constitue un « art de gouverner » dont le but est de gérer la conduite des âmes à partir d’une intervention permanente « dans la conduite quotidienne, dans la gestion des vies[3] ».

En attribuant une telle importance généalogique à la question du pouvoir pastoral, Foucault ouvre une ligne d’analyse relative au rôle fondateur du christianisme dans la formation de l’État, posant ainsi les bases d’une réflexion concernant les rapports entre la théologie et la politique. Le pouvoir pastoral constituerait ainsi la « voie » foucaldienne de la réflexion sur la théologie politique. Néanmoins, Foucault tient bien à souligner l’écart existant entre ses investigations sur le pouvoir pastoral et la réflexion sur le théologico-politique. En effet, malgré les entrecroisements et les appuis que l’on peut repérer entre le pouvoir pastoral et le pouvoir politique, à ses yeux, le pouvoir pastoral reste, au moins en Occident, spécifique et différent du pouvoir politique. Autrement dit, comme Foucault lui-même l’observe en utilisant la référence à l’Évangile de Matthieu et en proposant un contraste avec la figure du tsar russe, « le souverain occidental, c’est César et non pas le Christ. Le pasteur occidental n’est pas César, mais le Christ[4] ». Comme Philippe Büttgen l’a bien expliqué, à cela il faut ajouter la méfiance que Foucault lui-même affichait envers l’usage du concept théologico-politique en tant que catégorie d’analyse à une époque marquée, en France, par un fort intérêt pour les théologies politiques[5]. Il n’en demeure pas moins que, malgré cette mise à l’écart de la question théologico-politique, pour Foucault, il y eut bien un « passage de la pastorale des âmes au gouvernement politique des hommes[6] ». Ce passage eut lieu dans un contexte précis, à savoir les révoltes pastorales des xve et xvie siècles, en particulier avec la Réforme et la Contre-Réforme, et il supposa une « intensification » du pastorat qui jamais auparavant « n’avait eu tant de prise sur la vie matérielle, sur la vie quotidienne, sur la vie temporelle des individus[7] ». Le problème du gouvernement des hommes se développe ainsi en dehors de l’institution ecclésiastique acquérant une portée plus globale et un champ d’application plus vaste. Ce dernier ne se borne pas seulement au domaine de la vie privée — par exemple, la gestion des conduites des enfants ou de la famille — mais il concerne aussi l’exercice du pouvoir politique du souverain. C’est donc au niveau des techniques de gouvernement des conduites des individus que Foucault pense le rapport entre le pastorat et le politique. Comme il le montre bien, la nécessité de penser la spécificité de la tâche du souverain en tant que celui qui gouverne mène, aux xvie et xviie siècles, à l’élaboration d’un nouvel art de gouverner, la raison d’État. Celle-ci, tout en partageant le même objet que le pouvoir pastoral — la conduite quotidienne des individus —, suppose une nouvelle forme de gouvernement[8].

Mais ce sont sans aucun doute les recherches de Giorgio Agamben qui ont relancé la discussion à propos du rapport des investigations de Foucault sur le pouvoir pastoral et la réflexion sur le théologico-politique. Cette discussion est marquée par la critique qu’Agamben fait sur le plan analytique de l’approche foucaldienne du pouvoir pastoral. Selon Agamben, la distinction conceptuelle que Foucault opère entre le pouvoir pastoral et la théologie ne permet pas de saisir un aspect central de ses recherches sur la gouvernementalité. C’est que, souligne Agamben, pour comprendre « les raisons internes qui ont empêché » les recherches de Foucault « d’arriver à leur terme », il faut se porter au-delà des limites chronologiques que Foucault avait prescrites à sa généalogie et « remonter jusqu’aux premiers siècles de la théologie chrétienne », où eut lieu l’élaboration « de la doctrine trinitaire sous la forme d’une oikonomia[9] ». Ce faisant, Agamben ne franchit pas seulement les limites chronologiques que, selon lui, Foucault se donne, mais place les recherches du philosophe français au coeur même de la réflexion théologique. Ce déplacement est à son avis nécessaire puisque c’est seulement grâce à la perspective d’analyse qu’il ouvre, qu’il est possible de comprendre pourquoi le « dispositif de l’oikonomia trinitaire » constitue un « laboratoire privilégié pour observer le fonctionnement et l’articulation […] de la machine gouvernementale[10] ». Ainsi, l’on sera enfin en mesure de dissiper, affirme-t-il, « l’ombre que l’interrogation théorique du présent projette sur le passé[11] ».

Ce numéro thématique du Laval théologique et philosophique étudie les différentes manières dont les recherches de Michel Foucault sur le christianisme dialoguent avec le problème du théologico-politique. Compte tenu de la contextualisation que nous venons de faire, il est logique qu’une partie des articles qui le composent se focalisent sur la question de la gouvernementalité et la relecture qu’Agamben en propose. Cependant, comme nous le montrons, celui-ci n’est pas le seul thème susceptible d’être soulevé par la question du rapport entre théologie et politique dans les recherches de Foucault sur le christianisme.

II. Un dossier

Le premier article du dossier, « Théologie politique et pouvoir pastoral. Foucault contre Agamben », écrit par Rodrigo Castro Orellana, interroge les déplacements et les conséquences de la lecture des recherches de Foucault sur le pouvoir pastoral proposée par Agamben. Pour ce faire, Castro Orellana commence par reprendre les éléments les plus significatifs de la réflexion de Carl Schmitt sur le théologico-politique en mobilisant en outre sa discussion avec Peterson et le problème de la sécularisation que Castro Orellana aborde en s’appuyant sur Blumenberg. À partir de ces éléments, il met en évidence les modifications que la lecture théologique d’Agamben opère sur la perspective foucaldienne du pouvoir par le biais d’une réinterprétation des concepts de souveraineté et d’économie tout en s’arrêtant sur l’incompatibilité existant entre le pouvoir pastoral et la théologie politique développée par Agamben. C’est que, comme Castro Orellana l’explique, l’optique foucaldienne du pouvoir pastoral exclut la dimension théologique ainsi que celle de la sécularisation. Sur la base de ces analyses, son article met en lumière les risques que la lecture théologique d’Agamben représente vis-à-vis de la compréhension de la modernité et, par conséquent, des principaux enjeux politiques de la généalogie foucaldienne du présent.

Dans « Oikonomia et regimen. À propos d’une critique de M. Foucault par G. Agamben », Michel Senellart se propose de comprendre si le paradigme théologique défendu par Agamben est nécessaire pour reconstruire la généalogie de la gouvernementalité moderne. Pour ce faire, Senellart mène, dans un premier temps, une analyse du rapport historico-critique des concepts pour mettre en évidence les changements qu’Agamben opère vis-à-vis de la manière dont Foucault interprète le concept d’économie qu’il repère chez Grégoire de Nazianze. Ensuite, il déploie une lecture fine du 2e Discours apologétique de Grégoire de Nazianze, ce qui lui permet de mettre en relief l’importance que Grégoire donne au terme prostasia, « autorité », pour définir la tâche de gouverner propre à l’office pastoral. C’est par le biais de cette lecture que Senellart peut restituer le cadre « économique » relatif à un système de relations patronales et, par conséquent, non théologiques de la réflexion de Grégoire sur l’office pastoral. Enfin, il met en évidence l’incompatibilité de la lecture théologique avec l’approche foucaldienne du pastorat, en rappelant l’importance du paradigme médical qui domine la conception du pastorat de Grégoire, et en faisant un parallèle avec le concept arabo-musulman de tadbîr (conduite, direction, maniement d’une affaire, administration, régime d’un malade).

Le troisième article du dossier, écrit par Ostiane Lazrak, « Foucault, Cassien et le paradoxe monastique », interroge l’importance que joue la vie cénobitique dans le cadre des réflexions de Foucault sur les arts de vivre. Ainsi, Ostiane Lazrak se focalise sur les recherches que Foucault consacre au monachisme en mettant en lumière ce qu’elle appelle le paradoxe de trois éléments clés de la vie monastique, à savoir l’obéissance, l’ascèse et la mystique. En s’appuyant sur les investigations que Foucault mène dans les cours Sécurité, territoire, population et Du gouvernement des vivants, elle montre ainsi comment l’ascétisme monastique, en particulier celui élaboré par Cassien, n’a pas uniquement comme objectif final l’obéissance définitive des individus, mais qu’il peut aussi fonctionner comme un moyen pour acquérir les vertus. Sa lecture détaillée de Cassien lui permet en outre de relativiser le diagnostic avancé par Foucault dans Le courage de la vérité concernant le rôle du monachisme dans la formation d’un pôle anti-parrésiastique. Ce faisant, elle met en relief la manière dont Cassien relie l’ascétisme et la mystique à travers la prière, en donnant une nouvelle perspective des dynamiques monastiques de constitution de la subjectivité.

Enfin, dans « La spiritualité comme liberté : à propos du rapport entre expérience et action chez le dernier Foucault », Agustín Colombo s’arrête, lui aussi, sur la question de la subjectivité, mais il le fait à partir de l’analyse des remarques de Foucault sur la spiritualité. L’hypothèse d’Agustín Colombo est que Foucault forge sa propre conception de la spiritualité sur la base de l’approche de l’expérience élaborée par Georges Bataille. Pour prouver cette hypothèse, il met en évidence les modifications que Foucault introduit dans l’optique bataillenne de l’expérience mettant l’accent sur les problèmes de l’ascèse et de l’action. Ces déplacements, souligne-t-il, dévoilent une tension conceptuelle relative à la manière dont Foucault conçoit l’action, compte tenu du fait que l’approche de l’expérience développée par Bataille s’inspire de la mystique et exclut l’ascétisme. En proposant cette analyse de l’action, son article permet de repenser un enjeu clé de la réflexion de Foucault sur la subjectivité, à savoir la mise en pratique de la liberté des individus. C’est dans cette perspective que son étude explore les rapports entre spiritualité et politique dans les recherches tardives de Foucault.