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Les idées, rien n’est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d’idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplis d’idées. Très bonnes, d’ailleurs. Excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n’est pas la question. Ce n’est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style.

Louis-Ferdinand Céline, « Ma grande attaque contre le Verbe », 1957

De la publication de son premier roman, en 1932, à sa mort, en 1961, Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, a mis de l’avant différents aspects de sa personnalité et fait valoir diverses facettes de son travail. Dans une récente publication[2], Jérôme Meizoz en isole trois, qu’il associe à des « moments » de sa production littéraire : d’abord « antibourgeois », puis « pamphlétaire » et, enfin, « bouc-émissaire ». Construites par additions d’éléments nouveaux plutôt que par simples successions, ces postures en disent long sur la poétique de Céline. S’élaborant à la fois en référence au monde social et par rapport à des « solutions formelles émergentes[3] », elles informent une large part de sa production romanesque. Pour le dire avec les mots de Meizoz, « [l]a fiction du médecin au “tempérament ouvrier”, de l’enfant mis très jeune au travail [...] inscrit immédiatement [Céline] dans l’identité d’écrivain valorisée [au début des années 1930] par [des journaux comme] Monde et L’Humanité dans les débats sur les esthétiques du peuple, par lui et pour lui[4] ». Toujours selon Meizoz, les deux autres postures mises de l’avant par Céline répondent elles aussi à des exigences sociales d’actualité, tout en renvoyant à des points de vue littéraires. Ainsi, le « pamphlétaire » incarnerait une position idéologique particulière (notamment nationaliste), tout en appuyant sur une façon d’envisager la valeur artistique d’une oeuvre littéraire, comme fonction de son inscription dans une tradition franco-française, dont le travail sur la langue serait le premier et le meilleur indice[5]. Enfin, la posture du bouc-émissaire, ou de « victime vertueuse », que Céline mettrait de l’avant à partir de la Libération et qui « emprunte [...] explicitement à la condition des écrivains exilés (Chateaubriand), aux victimes de la Terreur (André Chénier) ou aux scientifiques injustement brimés [...] », reposerait en fait sur la valorisation de « la seule dimension esthétique du style[6] », qui aurait toujours été la préoccupation essentielle du romancier – bien qu’on n’ait pas su, ou voulu, le voir jusque-là. Cette préoccupation détournerait l’attention du fond vers la forme, en fonction d’un positionnement plus acceptable, à l’heure où le champ littéraire français est profondément modifié par une nouvelle orthodoxie que ses victimes et opposants qualifieront de « résistancialiste[7] ».

Bien entendu, Céline ne manquait pas de raisons de valoriser l’autonomie de la littérature par rapport aux « idéâs », pour reprendre sa formule, lui qui a notamment été condamné pour collaboration. Comme l’écrit Yves Pagès à ce propos, ce faisant, il « acceptait de passer pour un “idiot du village” du signifié à condition que cette idiotie, compensée par l’image d’Épinal d’un artisan surdoué du signifiant, lui assure une survie littéraire posthume[8] ». Mais, au-delà des « moments » dans la production littéraire de Céline et des positions auxquelles ceux-ci renverraient en regard des enjeux informant le champ, ce que signalent les diverses postures isolées par Meizoz, c’est surtout l’importance générale que Céline accorde au travail de la langue  : de l’invention de sa « langue antibourgeoise » à sa valorisation pamphlétaire d’une tradition franco-française, puis à celle du « style » aux dépens des « idées », une constante demeure, qui tend à établir une hiérarchie au sein du littéraire, en fonction d’une relation problématique aux « discours sociaux » de son temps (Angenot), ainsi qu’à faire de la spécificité formelle de l’oeuvre littéraire, voire de l’originalité stylistique d’un auteur, le critère décisif de son appartenance à la Littérature.

Mis de l’avant dès les premières lettres de Céline à Gallimard, où il est question de « rendu émotif » et de « musique »[9], ce rapport conflictuel du littéraire au politique occupe une place importante dans les débats de l’époque. Préparée par le Congrès de Kharkov d’avril 1932 et officiellement formulée à Moscou en août 1934, la doctrine du « réalisme socialiste » exemplifie ces débats et divise les écrivains de gauche sur le sens à donner à l’engagement socialiste en arts – les groupes de Commune (partisan de la ligne dure) et de Monde (plus souple) s’affrontant entres autres sur cette question. Sous l’Occupation, et après la Libération, des changements radicaux sont opérés dans le champ, au terme desquels la notion d’engagement prévaut désormais sur l’idée d’une littérature « pure » telle que la N.R.F. a pu en faire la promotion pendant l’entre-deux-guerres, fidèle en cela aux objectifs fixés dans son second « premier numéro » de 1909. Cependant, d’autres groupes s’organisent après la Libération, qui cherchent explicitement à prendre la place laissée vacante par la N.R.F., en préconisant la « démilitantisation » des écrivains, comme c’est le cas à la Table ronde[10]. Ainsi, dans la mesure où la valorisation d’une certaine autonomie du littéraire a aussi été le fait d’une fraction importante du champ littéraire français, voire de sa fraction dominante, pendant de nombreuses années, il peut être intéressant de se pencher sur les stratégies énonciatives mises en oeuvre par un auteur qui a continué de la faire sienne, même après sa marginalisation dans le champ.

C’est dans cette perspective que j’examinerai quelques-uns des éléments de la mimèsis célinienne, liés à la présentation de soi en tant qu’écrivain, à la représentation de l’éditeur et de ses relais et à celle du livre, dans le livre. Car, si les postures de Céline permettent de situer sa pratique par rapport aux principaux débats esthétiques et idéologiques informant le champ littéraire entre les années 1932 et 1961, lorsqu’elles sont reconduites jusque dans l’énonciation romanesque (comme c’est le cas chez lui), elles contribuent aussi à la complexité de son oeuvre, et doivent à ce titre être considérées comme des éléments importants de sa poétique. De même, le jeu sur les codes instauré par le recours aux réputations présumées de l’auteur dans l’espace de sa fiction me semble ici pouvoir se lire comme une solution formelle au problème de la contamination du littéraire par ce que j’appellerai l’« idéologique », à la suite de Céline et à défaut de meilleur mot : en brouillant les frontières entre la biographie et le roman, et ce, dès Voyage au bout de la nuit, Céline appuie sur la véracité de la fiction, qui semble dès lors soustraite à l’emprise des idées ou des messages, puisqu’elle est « vraie » : « Qu’importe mon livre? [demande-t-il lors d’une des premières entrevues qu’il donne, en 1932] Ce n’est pas de la littérature. Alors? C’est de la vie, la vie telle qu’elle se présente.[11] »

Le deuxième élément de la mimèsis célinienne sur lequel je me pencherai a trait à la représentation des rapports entretenus par l’auteur avec ses éditeurs et les relais (ou les représentants) de ces derniers – rapports qui rejouent, sur le plan de la fiction, quelques-uns des partis pris poétiques de Céline (eux-mêmes marqués idéologiquement, mais j’y reviendrai). Souvent injuriés, sinon carrément insultés, les éditeurs et ses agents littéraires représentent dans cette oeuvre « la dernière incarnation du patron : celui qui ne travaille pas et qui profite du travail des autres[12] », écrit Henri Godard à ce propos. En outre, le point de vue que ceux-ci véhiculent sur l’écrivain et sur ses romans, du moins tel qu’il est mis en oeuvre chez Céline, appuie encore, par la négative, sur la valorisation d’une littérature affranchie des préoccupations économiques et sociales qui seraient propres à ces personnages.

Enfin, la représentation des oeuvres auxquelles le personnage de Céline travaille, dans ses romans, tend elle aussi à faire ressortir l’« authenticité » de ces derniers. D’abord, elle y concourt en ce qu’elle mêle certains éléments biographiques au romanesque et, ensuite, en ce qu’elle fait parfois contraste, par la beauté convenue des oeuvres représentées ou mises en abyme dans les récits, avec les romans « sales[13] » qui nous sont en fait donnés à lire. Renchérissant de cette manière sur la réalité, les romans de Céline en proposeraient une réécriture, donnée pour plus vraie – c’est-à-dire : libérée du souci de faire passer un « message » (sinon celui-là) – et plus fiable, donc, que les cancans populaires, les discours dominants ou l’histoire « officielle ». Ainsi, le recours aux réputations supposées de l’auteur dans ses romans semble participer d’une proposition poétique fondée sur une exigence de « pureté » littéraire (bien que Céline n’utilise nulle part ce mot), dont la mise en oeuvre pourrait cependant mettre en péril l’idée même de littérature.

Postures, réputations présumées et ethè romanesques

Nombreuses et composites, les postures de Céline se lisent en creux dans presque tous les livres parus sur sa vie et sur son oeuvre, et ce, des ouvrages de vulgarisation offerts au grand public comme celui de Pascal Fouché[14] – qui divise son propos en quatre chapitres, dont les trois premiers sont respectivement intitulés « Le romancier », « Le médecin » et « Le pamphlétaire » –, aux travaux spécialisés comme ceux de Henri Godard, qui fait surtout valoir la posture de « styliste » de Céline, en réponse à ses détracteurs[15]. De fait, même lorsqu’on cherche à minimiser l’importance de Céline dans la tradition littéraire française, c’est le plus souvent en mettant en doute la véracité de ses assertions concernant ses origines populaires, son passé militaire ou ses compétences de médecin, qu’on le fait – autrement dit, bien plus en s’en prenant au « mythe », qu’aux textes[16]. De sorte que, peu importent le rapport du lecteur à l’oeuvre de Céline et les fondements réels des différentes postures que le docteur Destouches a fait siennes en public, celles-ci ont influé et influent toujours sur la réception de ses romans.

Il faut dire que le pacte de lecture instauré par les romans de Céline est éminemment problématique. Dès son premier roman (Voyage au bout de la nuit, 1932), le protagoniste se confond pour une large part avec ce qu’on sait de la véritable jeunesse de l’auteur et de ses occupations actuelles, par ce qu’il en a laissé filtrer dans les médias. Bien qu’il n’y soit pas question d’écriture et que n’y figure aucun agent du personnel littéraire, ce roman fonde néanmoins les prémisses d’une poétique de l’« authenticité », à laquelle Céline ne fera qu’ajouter des éléments nouveaux – comme la représentation de soi en tant qu’écrivain fictif – dans les romans ultérieurs. Aussi présent dans son deuxième roman, Mort à crédit (publié en 1936), mais systématisé à partir de la publication de Féerie pour une autre fois (en 1952), le recours aux réputations présumées de l’auteur repose essentiellement, chez lui, sur des informations supposées notoires le concernant, et se trouvant également dans ses livres de fiction, sous forme d’ethos ou d’ethè. Dans un ouvrage récent, Dominique Maingueneau envisage la notion aristotélicienne d’ethos selon un angle nouveau, et plus large, que je reprendrai ici, de manière à maintenir (pour l’instant) la distinction entre la « posture », qui renvoie au « social », et l’identité se donnant à lire dans l’oeuvre :

[...] nous optons pour une conception plutôt « incarnée » de l’ethos qui, dans cette perspective, recouvre non seulement la dimension non-verbale, mais aussi l’ensemble des déterminations physiques et psychiques attachées au « garant » par les représentations collectives. Celui-ci se voit ainsi attribuer un caractère et une corporalité, dont le degré de précision varie selon les textes. Le « caractère » correspond à un faisceau de traits psychologiques. Quant à la « corporalité », elle est associée à une complexion physique et à une manière de s’habiller. Au-delà, l’ethos implique une manière de se mouvoir dans l’espace social, une discipline tacite du corps appréhendée à travers un comportement global. Le destinataire l’identifie en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou négativement, de stéréotypes que l’énonciation contribue à confronter ou à transformer[17].

Par exemple, dans Mort à Crédit (1936), ce sont surtout les origines populaires, la profession de médecin et le passé militaire et colonial de Céline, récemment devenu écrivain, que la représentation vient pour ainsi dire doubler, en montrant un personnage principal disant « je », élevé sous la « cloche de gaz » du Passage des Bérésinas, « entre la Bourse et les Boulevards[18] », abonné aux « petits boulots » et bourdonnant « des deux oreilles » à l’âge adulte, souffrant de fièvres et auteur, maintenant, de romans et de légendes, pour la copie desquels il paie « soixante-cinq centimes la page », ce qui « cube quand même à la fin... Surtout avec des gros volumes[19] ». Les origines populaires et les informations les plus marquantes de la biographie de l’auteur constituent donc, dès les premiers romans, un aspect important de sa poétique, comme de son identité sociale. Pour le dire avec les mots de Maingueneau, ils constituent les principaux éléments de l’« embrayage paratopique » de Céline, « qui participent à la fois du monde représenté par l’oeuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde[20] ».

Après la guerre, la représentation mise plutôt sur le récent passé de « collaborateur » de Céline. Comme le narrateur l’écrit dans les toutes premières pages de Féerie, « [j]e suis entendu le notoire vendu traître félon qu’on va assassiner, demain... après-demain... dans huit jours...[21] ». Pire qu’un Nazi, il est « le damné sale relaps, à pendre!... honte de mes frères et de mes fifis!...[22] », ainsi qu’il le dit à l’Ambassadeur Abetz dans un passage de D’un château l’autre. Inexcusable vis-à-vis des Français et de l’Histoire, il est « la seule vraie ordure : Ferdinand[23] ». De même, les réputations (de médecin du peuple, d’auteur, de traître...) de Céline peuvent être ou non fondées en vérité, elles le sont en tout cas dans la fiction, puisqu’elles sont inscrites dans le texte. Bien plus, elles induisent des effets de lecture : en mobilisant ses postures publiques dans sa fiction, Céline – la personne, l’écrivain et l’inscripteur, pour reprendre la distinction de Maingueneau[24] – donne esthétiquement corps à sa position marginale au sein de l’institution littéraire, voire à sa position de paria, à laquelle est en retour dévolue la fonction de valider l’ensemble de son projet poétique. « Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie entière[25] », comme le narrateur de Voyage au bout de la nuit le pose très tôt dans l’oeuvre. Mais, comme le fait justement observer Philippe Roussin à ce sujet, « [p]rétendre tout dire n’[est] concevable que parce qu’il [est] présupposé l’existence d’un système d’interdits sociaux et discursifs et d’une matière séparée, protégée et maintenue hors d’atteinte[26] ». Et c’est parce que le narrateur célinien se présente comme déjà-hors du monde (littéraire, en tant que médecin; moral, en tant qu’auteur; et social, en tant que traître) qu’il peut « raconter tout sans changer un mot » et « tout dire ». C’est sa position de paria qui lui permet de raconter ce que l’homme du monde ne saurait raconter sans devoir s’expliquer; c’est sa posture de médecin qui lui permet de dire « ce que la littérature ne pourrait dire, ce qui lui serait interdit[27] ». Ainsi, en se situant au-delà des diktats moraux ou esthétiques présidant à l’élaboration de la littérature et des discours sociaux de son époque, le narrateur célinien valide en creux la véracité de ses propres propos et ses discours, prononcés en-dehors des systèmes discursifs contraignants habituels.

Ce positionnement marginal ou problématique du narrateur célinien en regard du reste du personnel romanesque répond sur le plan de la situation sociale au rôle de « passeur » entre les morts et les vivants que celui-ci s’arroge par ailleurs. Dans Mort à crédit (1936), ce rôle de passeur est mis en évidence par la mort de Madame Bérenge, que le narrateur, un médecin entretenant un rapport pour le moins paradoxal avec « la médecine, cette merde », évoque littérairement dès la première page, et comme à défaut de savoir comment l’écrire autrement: « Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses...[28] » Ici, c’est en partie ce défaut de vie qu’il s’agit de combler par l’écriture :

Je pourrais moi dire tout ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard [si les gens] ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content[29].

Écrivant en quelque sorte par sollicitude pour les morts – quitte à s’attirer les envies meurtrières des vivants –, le narrateur célinien se distingue encore par les fièvres qui le tiennent éveillé et qui expliquent son écriture : « Mon tourment à moi c’est le sommeil. Si j’avais bien dormi toujours j’aurais jamais écrit une ligne[30] », affirme-t-il un peu plus loin. Fiévreux et délirant, et médecin de surcroît – c’est-à-dire chargé d’agir sur la vie et la mort, fort d’un savoir supérieur sur l’une et l’autre –, il entreprend ainsi le récit de son enfance misérable, depuis l’horizon d’une maturité semblablement misérable, en ce que cette dernière est marquée par la solitude, la maladie et la « folie ». Dès lors, les fondements identitaires de la « personne » de Louis-Ferdinand Destouches, comme ceux de l’« écrivain » Céline, engagé dans le champ littéraire, et de l’« inscripteur » célinien, sujet de l’énonciation, solidaires les uns des autres, sont littérairement posés. Les autres romans proposeront des modulations différentes de cette configuration d’avant la défaite en lui adjoignant des éléments nouveaux, mais ne la bouleverseront pas profondément.

Ainsi, après le rachat des droits sur ses livres par Gallimard (en 1951), Céline modifie légèrement sa posture, lorsqu’il invoque – tant dans ses romans qu’en public – la dette en avances et en à-valoir qu’il a contractée auprès de son éditeur, et qui l’obligerait à écrire de nouveaux romans pour le rembourser. « Ben, les circonstances m’y contraignent et m’y contraignent encore, parce que je dois six millions à Gallimard. Voilà toute l’histoire, elle est simple[31] », explique-t-il en entrevue. Cette nouvelle donnée réactualise la posture d’humble ouvrier de Céline dans un cadre différent : Céline n’aurait pas seulement connu une jeunesse de « petits boulots » et obéi à des officiers assoiffés de sang durant la guerre, mais il continuerait à servir un patron jusque dans son activité d’écrivain : « Vous n’avez pas encore fini? Céline, vous me devez des millions!... ne l’oubliez pas![32] », insiste Brottin à propos du manuscrit de Céline dans Nord. Mais, plus encore, le motif de la dette à l’éditeur permet une synthèse originale entre différentes réputations : il incorpore certains éléments liés à la réputation de collaborateur de l’écrivain, qui justifierait, par le remboursement de la première, la poursuite de l’entreprise esthétique de Céline : « J’ai une réputation solidement établie d’ordure, il faut bien qu’elle me serve. Si elle peut me donner de quoi acheter des nouilles et des pommes de terre...[33] », plaide en entrevue l’écrivain à propos de son écriture.

Réactualisés dans l’oeuvre, ces détails biographiques (exacts ou mensongers) contribuent à fonder une poétique de l’authenticité, qui consolide l’illusion référentielle : c’est en connaisseur intime du monde populaire que Céline parle de ce milieu et de ses problèmes, comme du petit monde de la Collaboration – son savoir à cet égard n’est pas livresque ni théorique, mais empirique. Et à ces postures et ethè correspond une langue populaire, parfois même argotique, qui souligne leur actualité. Dès Voyage au bout de la nuit, ce choix esthétique, qui traduit une position éthique, un point de vue sur le monde, est manifeste. Comme l’écrit Godard :

[L]’audace, au point de départ, consistait à prêter au narrateur, sans avertissement ni justifications, une langue qui jusqu’alors, dans les rares cas où elle avait trouvé place dans les romans, n’avait jamais figuré que dans les dialogues, mise dans la bouche de personnages populaires[34].

Tant sur le plan de la syntaxe que sur celui du vocabulaire, Céline se permet des libertés avec la norme, qui vont presque toutes dans le sens d’une vulgarisation de la langue, rappelant ses origines supposées (de Céline, mais aussi de la langue française) – en d’autres termes, sa langue même se veut « mimétique ». Un passage de Guignol’s band le montre bien, qui exprime, dans une forme marquée socialement, un propos sur la « naissance infâme » du « paumé gratis », auquel s’identifie le narrateur :

On serait né fils d’un riche planteur à Cuba Havane par exemple, tout se serait passé bien gentiment, mais on est venu chez des gougnafes, dans un coin pourri sur toutes parts, alors faut pâtir pour la caste et c’est l’injustice qui vous broye, la maladie de la mite baveuse qui fait vantarder les pauvres gens après leurs bévues, leurs cagneries, leurs tares pustulantes d’infernaux, que d’écouter c’est à vomir tellement qu’ils sont bas et tenaces[35]!

Ici, le narrateur célinien s’efforce généralement de « parler » comme le peuple; et ce qu’il dit de ce dernier, les histoires qu’il campe dans son contexte, gagnent en vraisemblance. En invoquant ses origines populaires ou son passé de collaborateur dans ses romans (pour ne retenir que ces exemples), Céline instaure un jeu sur les codes de la biographie et du roman qui permet en partie d’échapper au soupçon pesant sur le romanesque, et récuse en sous-texte toute lecture idéologique qu’on pourrait faire de son oeuvre, sur la base de sa nature profondément « vraie » : Voyage bout de la nuit, Mort à crédit, etc., ne seraient pas des romans à thèse, ils ne mettraient pas de l’avant des idées ou des messages particuliers, ils ne feraient que dire ce qui est, et parler de la vie, « avec tout ce [qu’on] sai[t] d’elle, tout ce qu’on peut soupçonner, qu’on aurait dû voir, qu’on a lu, du passé, du présent, pas trop d’avenir (rien ne fait divaguer comme l’avenir), tout ce qu’on devrait savoir, les dames qu’on a embrassées, ce qu’on a surpris[36] », comme l’écrit l’auteur à propos de sa poétique, dans une lettre à L’Intransigeant, datée de 1933.

Céline, l’édition, les Lettres

Parmi les ethè mis en oeuvre par Céline qui participent de cette autonomisation du littéraire, celui du « pauvre », impliquant souvent une certaine amertume, sinon une jalousie par rapport à la réussite sociale, peut être vu comme l’un des plus importants. Parcourant l’oeuvre entière, depuis Voyage... où il informe notamment les remarques de Bardamu sur la guerre et sur les femmes, jusqu’à la trilogie allemande où il se double souvent de la posture du collabo exilé poursuivi par toutes les armées, l’ethos miséreux annonce et autorise pour ainsi dire toutes les dérives, mais, surtout, les met instantanément en perspective, comme la manifestation presque paranoïaque d’un être frappé d’infortune et de malheur, et retournant sa bile contre le monde. Blasphèmes, insinuations racistes, moqueries et dépréciations des autres écrivains (Céline, dans ses romans, parle des « existenglaireux » en général de « l’agent Tartre » en particulier, « à mes genoux pendant les fritz, passé idole de la Jeunesse, Grand Sâr bablablateux!... pâmé, menton, cul mou, rillettes, lunettes, odeurs, tout![37] ») sont tous à inscrire dans cette logique vengeresse qui, sur le plan de la forme, s’exprime entres autres par l’usage de l’argot. Puis, à partir de D’un château l’autre (1957), Céline ajoute en quelque sorte un visage supplémentaire à cet ethos, en mettant de l’avant son rôle d’auteur-ouvrier, inféodé à l’éditeur Achille Brottin, cet « achevé sordide épicier, implacable bas de plafond con… [qui] peut penser que son pèze! plus de pèze! encore plus! le vrai total milliardaire![38] » et qui exploite son travail pour sa seule valeur marchande, sans aucun souci de sa qualité littéraire.

Si ce motif apparaît pour la première fois chez Céline dans Mort à Crédit – où le narrateur soupçonne son éditeur, Delumelle, qu’il appelle « mon placeur[39] », d’avoir égaré l’un de ses manuscrits –, à partir de D’un château l’autre, il acquiert une importance déterminante dans l’écriture, en tant que moteur du récit. En effet, dans ce roman (qui est en fait donné par son auteur comme une « chronique »), Céline raconte en récit premier les quelques mois qu’il a passés à Sigmaringen – sorte de territoire français en Allemagne, où un simulacre de gouvernement a siégé de septembre 1944 à avril 1945. Toutefois, il prend bien soin de situer l’énonciation dans un présent dont il relate aussi les aléas, et où il doit composer avec les difficultés du quotidien, c’est-à-dire, dans son cas, avec sa clientèle de médecin et les exigences de ses éditeurs. Or, dans ce roman, presque tous les éditeurs et leurs agents sont dépeints négativement. Que ce soit Achille Brottin (alter ego de Gaston Gallimard) ou Gertrut de Morny (éditeur fictif) qui se disputent le privilège de publier les « ours » de Céline, qui rêve en retour de les voir s’égorger; Fred La Bourdonnais, « l’assassiné, [...] faux derge, tartufe, maque... » ou Norbert Loukoum, le « grand chartreur » de Brottin, également directeur de la « Revue Compacte Ponctuelle d’Emmerderie » (on aura reconnu Jean Paulhan et la N.R.F.), tous sont renvoyés dos à dos, sur la base de leur commune adéquation aux lois économiques régissant le marché littéraire.

En fait, seuls Roger Nimier et Robert Denoël, qui gardent leur véritable nom, sont épargnés. Le premier, écrivain lui aussi, mais d’une autre génération, « a [pour Céline] une admiration sans réserve[40] », écrit Godard. Entré au service de Gallimard en novembre 1956, il s’occupe à cette maison des affaires de Céline jusqu’à la mort de ce dernier, entre autres en organisant la « Campagne de 57 » à l’occasion de la publication du roman D’un Château l’autre[41]. Toujours selon Godard, « [leurs] relations ne seront jamais qu’amicales ou même affectueuses[42] ». De même, dans Nord, Nimier est représenté comme « un homme tout de finesse, amitié, élégance de coeur et d’esprit... subtil, sensible, l’ambre!...[43] ». Le second, lui, est évoqué ici et là à partir de Féerie pour une autre fois (1951); dans D’un château l’autre, son histoire se confond avec celle d’un autre personnage éditeur, Fred La Bourdonnais, comme lui assassiné sur l’Esplanade des Invalides[44]. Quoiqu’il en soit de cette confusion, Robert Denoël apparaît dans les romans comme un personnage « roublard, doublard s’il en fut, mais extrêmement belge et pratique...[45] », préférable, malgré ses « odieux penchants », à tous les autres éditeurs, parce qu’« il était passionné des Lettres... il reconnaissait vraiment le travail, respectait les auteurs... » et, surtout, « lisait tout[46] ».

Ainsi, l’éditeur est apprécié dans les romans de Céline en fonction d’une distinction connue entre l’editor et le publisher ou, autrement dit, entre l’éditeur et le marchand de livres. Le plus souvent « placeur », « mac », « épicier », l’éditeur est l’incarnation ultime du patron; Brottin, en particulier, « ne travaille jamais, depuis le berceau, nib! bon à lape, d’un néné l’autre, commande, encaisse... c’est tout! la vraie méthode à vivre vieux![47] ». Afin d’expliquer ces injures adressées à l’éditeur, il n’est peut-être pas inutile de rappeler les circonstances ayant entouré l’arrivée de Céline aux éditions Gallimard. De retour d’exil en 1951, le romancier semble n’avoir de préoccupation plus urgente que la réimpression et la distribution de tous ses romans par la maison de la rue Sébastien-Bottin, qui vient d’en racheter les droits (alors dispersés chez plusieurs petits éditeurs, souvent étrangers). Mais, peu de temps après avoir donné un nouveau roman, soit Féerie pour une autre fois, Céline écrit à Claude Gallimard, pour se plaindre du peu de cas que son nouvel éditeur paraît faire de ses livres :

Tout blabla à part, je constate que vous ne faites aucune publicité dans aucun journal pour Féerie (ni directe ni indirecte). Vous allez me déclarer que vous en ferez pour le « prochain » tome mais vous n’aurez jamais le prochain tome à la façon que je vous vois travailler (ou plutôt ne rien faire)[48].

En réalité, c’est Céline lui-même qui a saboté l’effort de Gallimard pour mettre son livre en marché, en exigeant qu’« il s’écoule trois mois entre la mise en vente et la publicité », par crainte de « poursuites spéciales[49] ». Admettant à demi-mots ses torts, Céline s’en prend l’année suivante à « une certaine censure occulte, non d’ordre politique, mais d’ordre moral[50] », qui ne s’exercerait que contre lui : « je paye pour tout le monde [prétend-il], moi qui précisément n’ai collaboré à rien, jamais. N’est-ce pas curieux? Très heureux ces “collaborateurs” honteux d’avoir trouvé un bouc, et un bouc qui pue pour tout le monde! Une affaire! une providence![51] ». Toujours victime d’indifférence de la part du public et de la critique dans les mois suivants la publication du deuxième tome de Féerie, sous-titré Normance, malgré la parution, à la même époque, d’un long article de sa main dans la N.N.R.F. à propos duquel il se brouillera définitivement avec Paulhan[52], Céline accuse à nouveau son éditeur d’« étouffer » ses livres, ajoutant même : « En bref vous me faites crever de faim et de froid[53] ». Ce à quoi Gaston Gallimard lui répondra que, pour vendre, il faut donner une « marchandise facile! Et puis [faire] le polichinelle comme les bons vendeurs : radio – photos, interviews, etc.[54] ».

Délaissant le projet initial de Féerie pour une autre fois, qui devait originellement comprendre quatre tomes, Céline s’engage donc, à partir de 1955, dans la rédaction d’un nouveau cycle romanesque, qui combinera, au récit des difficultés quotidiennes rencontrées par un écrivain victime d’une machination de la part des acteurs du marché littéraire et, en particulier, de son éditeur, celui de sa fréquentation, à Sigmaringen, du milieu collaborationniste, dont presque toutes ses peines actuelles procéderaient. Ainsi, dans les romans suivants – ceux de la « trilogie allemande » –, c’est l’éditeur qui est donné pour principal responsable de la mévente de l’auteur : c’est lui qui la provoque, à dessein. S’imaginant victime d’un coup monté, le protagoniste des romans prétend que Brottin, son éditeur,

[...] fait tout ce qu’il peut, doubles jeux, triples! pactes d’Apocalypse! pour qu’on m’achète pas!... il me garde dans sa cave, il m’enterre... je serai réédité dans mille ans... mais là à Bellevue, l’heure actuelle il me reste à crever... « Ah oui, Céline!... il est dans notre cave !... il en sortira dans mille ans!... » personne parlera plus français dans mille ans! eh, con d’Achille[55]!

Poussé au point où même les amis du narrateur souhaiteraient sa mort pour que ses manuscrits prennent de la valeur, ce motif paranoïaque est chez Céline régulièrement récupéré de manière humoristique. Dans Nord, par exemple, Roger Nimier, qui travaille pour Achille Brottin, vient vérifier si Céline, malade et usé, est « tout à fait ventre en l’air?... [s’il] per[d] des poils?... [s’il] tire la langue?... halète plus?... moins que la semaine dernière?...[56] ». Tentant de trouver une solution aux insuccès de Céline en librairie, Nimier lui parle de « la sensa-super de l’époque! », les comics, qu’Achille Brottin adore et lirait même aux cabinets! Avant d’inviter Céline à réécrire « ce manuscrit même de Nord » auquel il travaille, en laissant « trois... quatre images par chapitre... chapitres “contractés”... trois lignes pour cinquante des vôtres, habituelles...[57] ».

En faisant figurer un tel échange dans son roman, non seulement Céline pose avec drôlerie l’écart entre sa production romanesque et les pratiques culturelles valorisées à son époque, mais il accepte aussi implicitement de dater pour ceux de ses contemporains qui ne partageraient pas ses vues. En d’autres termes, ses choix poétiques apparaissent dans sa fiction en tant que motifs comiques, dans la mesure où ils supposent un rapport discordant avec l’esprit de l’époque, lui-même envisagé à partir des formes jugées nulles et non-avenues sous lesquelles il se donnerait (comme le comics, lu aux cabinets), et qui est aussi moqué – voire pris à partie – dans les romans :

... les acheteurs me boudent, il paraît... ils n’aiment et n’achètent que les auteurs presque comme eux, avec juste en plus, le petit liséré à la couleur... chef-loufiat, chef torche-chose, lèche-machin, fuites, bénitiers, poteaux, bidets, couperets, enveloppes... que le lecteur se retrouve, se sente un semblable, un frère, bien compréhensif, prêt à tout[58]...

De même, Céline donne forme à sa position dans le champ, tout en marquant le lien avec une certaine vision du monde qu’elle implique : s’il est peu lu, c’est qu’il ne se trouve pas du « bon côté » : « Faut dire... je serais d’une Cellule, d’une Synagogue, d’une Loge, d’un Parti, d’un Bénitier, d’une Police... n’importe laquelle!... je sortirais des plis de n’importe quel « Rideau de fer »... tout s’arrangerait![59] ». Dans cette mise en scène parodique de la position de Céline dans le champ, ce qui est en jeu, c’est encore l’authenticité de la parole, l’intégrité d’un littérateur invité à compromettre sa pratique auprès de « tribus » politiques, en échange d’une légitimité circonstancielle :

Naturalisé mongol... ou fellagah comme Mauriac, je roulerais auto tout me serait permis, en tout et pour tout... j’aurais la vieillesse assurée, mignotée, chouchoutée, je vous jure!... quel train de maison! je pontifierais d’haut de ma colline... je donnerais d’énormes leçons de Vertu, de jusqu’au-boutisme tonnerre de Dieu! la mystique!... je me ferais tout le temps téléviser, on verrait mon icône partout!... l’adulation de toutes les Sorbonnes!... la vieillesse ivresse! je serais né à Tarnopol-sur-Don, je ferais moyenne deux cents sacs par mois rien que du Voyagski! Altman viendra pas me réfuter! ni Triolette, ni Larengon!... [...] Mais n’est-ce pas Courbevoie-sur-Seine, on me passe rien, on me passera jamais rien[60]!...

Effectivement désigné au cours de l’après-guerre en tant que contre-modèle par quelques-uns des acteurs les plus en vue du champ (notamment par Sartre, qui l’a accusé d’avoir reçu de l’argent des Nazis), Céline reproduit la scène de son exclusion de la Littérature en radicalisant ses termes, de manière à attirer l’attention sur les mécanismes « réels » du champ littéraire. En cela, écrit Roussin, le roman emprunte à la forme rhétorique du procès, dont il détourne les codes afin mettre en évidence « la frontière constamment négociée entre dicible et indicible[61] ». Plus encore, en traitant des insuccès commerciaux de ses livres au sein même de l’espace romanesque, l’écrivain à la marge du point de vue de ses origines et de ses options politiques littérairement renchérit sur cette position de marginal. Ses attaques contre le public – « les acheteurs », écrit-il – et contre les écrivains qui, eux, obtiennent du succès, soulignent, d’une part, l’authenticité d’un récit où un auteur se dit victime de ses choix passés et, d’autre part, les ratés d’un marché où la valeur d’une oeuvre est déterminée en premier lieu par des questions de loge, de parti, de bénitier, ou encore de soumission aux diktats d’une certaine industrie culturelle, faisant en sorte qu’une oeuvre puisse être appréciée jusqu’aux cabinets.

Les livres de Céline, dans les livres de Céline

Si Céline déplore dans ses romans la mévente de ses livres et les manoeuvres de ses éditeurs, s’il y méprise les « acheteurs » qui le boudent et les auteurs qui reçoivent prix et récompenses, enfin, s’il va jusqu’à faire lui-même la réclame pour ses livres, c’est qu’il estime, en creux, que les meilleurs (les siens, sans doute) ne sont pas ceux qui ont le plus de succès. Cependant, Céline ne donne pas les romans qu’on attend de lui. Dans D’un château l’autre, il raille les paroles de l’éditeur de Morny, qui l’invite à retrouver sa drôlerie et sa spontanéité langagière, malgré son état : « Mais non, Céline !... vous êtes tout d’attaque, au contraire!... le plus bel âge!... le même âge qu’Achille [Brottin]!... 81 ans... Don Quichotte![62] ». Mais Céline continue de publier des romans généralement jugés « dégoûtants » ou « abjects » par la critique, qui sacrifie quant à elle non pas à des considérations politiques ou commerciales, mais à des questions de morale. Or, la représentation des livres que l’alter ego de Céline écrit dans ses romans peut elle aussi être envisagée comme une réponse au problème de la contamination du littéraire par d’autres domaines, en appuyant sur le caractère authentique d’une fiction qui semble paradoxalement devoir renier son nom pour atteindre à sa plus grande dignité.

En effet, le livre dans les romans de Céline renforce lui aussi l’illusion référentielle, en ce que sa présence vient corroborer poétiquement l’existence d’un personnage, nommé Céline (dans les derniers romans), qui écrit des livres. Renvoyant de plus en plus fréquemment à des informations sur sa vie qu’il suppose notoires, mais qui sont aussi inscrites dans le texte, l’auteur de Bagatelles pour un massacre (1937) fait implicitement référence, dans ses romans, à ses pamphlets, qui eux-mêmes répondent en plus d’un endroit aux postures de médecin, d’écrivain persécuté, d’homme à la fois raffiné et vicieux, instruit et populaire, etc. qui figurent dans l’oeuvre romanesque. Mais, plus encore, la représentation du livre chez Céline justifie son penchant thématique pour l’ignoble et l’abject, par les préoccupations d’actualité et d’authenticité que manifeste leur narrateur, à propos de l’écriture. Les passages de Mort à crédit où il est question des légendes auxquelles travaille Ferdinand sont particulièrement instructifs à cet égard.

D’abord présentée comme l’une de ces « choses agréables » faisant contraste avec les romans « sales » que le narrateur écrit par ailleurs (et qui nuisent à sa réputation), la « Légende du roi Krogold » à laquelle travaille le narrateur célinien ne rencontre dans le roman aucun succès. Tentant de répondre aux reproches que lui adresse son collègue et cousin Gustin Sabayot, Ferdinand, le narrateur, entreprend de retrouver le manuscrit égaré de son « épopée, tragique certes, mais noble... étincelante![63] » pour lui en faire le récit. Mais, première déception, « [e]lle avait pas gagné au temps [s]a romance. Après des années d’oubli c’est plus qu’une fête démodée l’ouvrage d’imagination[64] » – verdict que confirme la réaction de Sabayot qui, sitôt la lecture commencée, se met à somnoler. « Il roupillait même[65] ». Ainsi, la teneur de Mort à crédit est posée esthétiquement dans le corps même du récit : l’échec de la « Légende du roi Krogold » annonce par la négative le roman qui nous sera plus loin donné à lire, et que le lecteur est en sous-texte invité à envisager comme le contre-pied de « l’ouvrage d’imagination » qu’est l’histoire du Roi Krogold et de Gwendor le Magnifique.

Réfléchissant aux conditions de réussite d’une littérature « agréable », le narrateur de Mort à crédit convient de ce qu’« il aurait pu [s]e documenter auprès de personnes délicates... accoutumées aux sentiments... aux mille variantes des tons d’amour... », mais finit par exclure cette éventualité, parce que « [s]ouvent les personnes délicates c’est des personnes qui peuvent pas jouir. C’est une question de martinet. Ces choses-là ne se pardonnent pas[66] ». Puis, dans le passage suivant, le narrateur laisse sa légende et raconte sa pratique de la médecine auprès des vénériens, avec un évident parti pris de trivialité; ainsi l’opposition entre la « délicatesse » de ceux « qui peuvent pas jouir » est mise en évidence par les « gonos », les « véroles » et le personnage de la Vitruve, qui « croyait pas aux sentiments. Elle jugeait bas, elle jugeait juste[67] ». Une piste de résolution à cette hésitation dialectique entre l’idéal de la fiction délicate et la trivialité de la vie quotidienne est esquissée un peu plus loin, lorsque le narrateur est confronté aux histoires qui circulent sur lui – aux « ragots » et aux « calomnies », selon ses mots. Aux prises avec un autre type de fiction, il est alors amené à envisager une nouvelle solution esthétique pour rétablir sa réputation, et ce, par le truchement du personnage de Mireille, prostituée apparemment à la source des « bobards » l’impliquant, à laquelle il propose un drôle de marché. En effet, pour la faire taire, Ferdinand imagine de flatter sa vanité en écrivant avec elle une histoire, dont ils se sépareraient les droits : « Tu me raconteras des saloperies... Moi je te ferai part d’une belle légende... Si tu veux on signera ensemble?... fifty-fifty ? tu y gagneras!...[68] ». D’accord sur les termes, ils se mettent à écrire une autre légende, celle de « Thibaud le Méchant, trouvère ». Mais l’entreprise tourne elle aussi au ratage, quand, « après avoir discuté avec rage si le grand désir des dames, c’est pas de s’emmancher entres elles », Mireille est happée par la réalité et laisse entendre à Ferdinand qu’« elle va débloquer partout [qu’il se] conduit comme un vampire !... Au Bois de Boulogne![69] ». Alors Ferdinand entre dans une telle colère qu’il en a un violent accès de fièvre, qui figure en quelque sorte l’échec de cette nouvelle entreprise esthétique, pour laquelle le narrateur avait renversé sa perspective en ne se documentant pas auprès de « personnes délicates », mais bien auprès d’une prostituée, chargée d’ancrer la légende dans la réalité.

À la suite de cet accès, la mère de Ferdinand vient veiller sur son fils; en faisant les cent pas dans sa chambre, « [e]lle raconte son existence à Madame Vitruve », la tante de Mireille. Toutefois, toutes deux ne se racontent que la partie la plus agréable de leur existence, omettant les détails les moins glorieux, les plus compromettants. La mère de Ferdinand est même « forcée d’imaginer... Elles sont disparues nos vies... nos passés aussi...[70] ». Les fièvres de Ferdinand redoublent alors d’intensité; il vomit, puis, lorsqu’il semble au plus mal – imaginant, au-dessus de Paris qu’il regarde par la fenêtre, « deux fantômes qui descendent à la Comédie-Française » –, elles se précipitent et l’accablent de recommandations, lui « gâch[a]nt tout infini[71] ». Mais c’est quand sa mère invoque à nouveau le souvenir idéalisé de son mari Auguste, le père de Ferdinand, que celui-ci entre vraiment en colère et les chasse. Cette colère, comme la fièvre du Bois de Boulogne, met elle aussi en lumière le refus célinien du recours à l’imagination, même positive ou idéalisante (« délicate »), dans la mise en récit de la réalité. « Alors là j’étais vraiment seul!... », poursuit-il, et le récit de l’enfance peut commencer : « Le siècle dernier je peux en parler, je l’ai vu finir...[72] ».

Ce double échec de l’écriture dans Mort à crédit peut se lire comme un motif emblématique de la poétique célinienne développée dans ce roman et généralement mobilisée dans l’ensemble de l’oeuvre. D’une part, dans ces quelques chapitres en forme de « prologue », Ferdinand ne peut compter sur ses seules ressources pour donner une oeuvre « délicate » satisfaisante; et, lorsque d’autres personnages, comme sa mère et la Vitruve, embellissent la réalité – c’est-à-dire qu’elles s’avisent de le faire entrer « dans la poésie » –, il vomit et devient violent. D’autre part, lorsqu’il fait appel à des personnages plus triviaux que lui afin de nourrir ses récits de « saloperies », il est rattrapé par les penchants naturels de ses interlocuteurs (ici, de Mireille) et par son propre état de malade chronique. Dans les deux cas, l’« ouvrage d’imagination » est délaissé au profit d’un récit visant à restituer aux vivants « l’esprit gentil des morts » et les vies disparues, les passés oubliés des proches du narrateur. Comme le souligne Christine Sautermeister, « [l]e sujet de Mort à Crédit sera donc la réalité, une réalité qui rétablit la vérité autobiographique[73] ».

Encore une fois, ce que cet extrait met en lumière, c’est le brouillage des sources d’énonciation dont procède la figure quasi mythologique du « Je » célinien et destouchesque. D’un point de vue historique, cette « autofiction » avant la lettre – c’est-à-dire un texte où le narrateur et le personnage principal, comme le personnage principal et l’auteur, renvoient à la même figure, sans que le narrateur et l’auteur soient fonctionnellement identiques, même s’ils partagent plusieurs traits[74] – serait, d’une part, à inscrire dans un contexte où les considérations de nature idéologique prennent de plus en plus de place en littérature, jusqu’à devenir l’un de ses principaux critères d’évaluation; et serait, d’autre part, à envisager dans le cadre d’une défiance ou d’un « soupçon » grandissant, selon la formule consacrée, par rapport au pouvoir, à la nature et au statut de la fiction, comprise comme artifice, leurre ou, pire peut-être, comme simple convention, reposant sur la suspension de l’incrédulité du lecteur.

En effet, les romans de Céline – comme ceux de Proust et de Cendrars, comme Nadja de Breton, L’Aleph de Borges et bien d’autres – ont tous en commun de tabler sur un « pacte délibérément contradictoire[75] », pour citer Genette, pacte qui renforce l’illusion romanesque en rapprochant l’énonciation de sa source, et qui recentre l’écriture sur elle-même, en faisant de la création littéraire une préoccupation importante au coeur même de l’oeuvre donnée à lire. Plus spécifiquement, c’est cette tension entre les codes de la fiction et ceux de la biographie qui tend à situer la pratique romanesque de Céline au-delà du domaine des « idéâs » – en-deçà, peut-être, de tout message social. Car, en mobilisant certaines stratégies énonciatives pour imposer ses postures de l’« être authentique » – que celui-ci soit « antibourgeois », « pamphlétaire », « bouc-émissaire » ou tout autre –, en rejouant dans son oeuvre la relation d’auteur à éditeur apparemment indispensable à l’idée de littérature et, enfin, en donnant littérairement forme à sa poétique de l’authenticité, Céline ne fait pas autre chose que de récupérer une matière idéologiquement marquée pour en proposer une réécriture qui convienne à son projet. Ce faisant, il situe son écriture sur un autre plan, un plan où « la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles[76] », pour reprendre les mots de Bakthine, devient l’unité de base du roman. À ce titre, les exemples des « légendes » auxquelles travaille le narrateur de Mort à crédit montrent bien comment s’organise la « matière » dans l’oeuvre. Connaissance au second degré ou « supplément de discours social[77] », si l’on veut, la littérature est chez Céline surtout à envisager comme entreprise de déprise langagière, où la parole romanesque se dit toujours contre ou, plus justement peut-être, dans les interstices des divers discours sociaux (explicites et implicites), dont elle chercherait en définitive à se désolidariser. Constitutive de la paratopie nécessaire à l’élaboration de toute oeuvre littéraire selon Maingueneau, cette irréductibilité fondamentale à tout discours social et esthétique est en fait le signe et peut-être la condition même de la victoire de la Littérature sur le social et sur elle-même : en tant qu’énoncés littéraires, les romans de Céline sont indissociables d’institutions de parole et, donc, de présupposés idéologiques. Comme l’écrit Maingueneau, « on ne peut pas séparer le dispositif institutionnel de la littérature et l’énonciation comme configuration d’un monde à travers un texte[78] ». Mais, dans la mesure où ils sont conçus (et publiés) comme des oeuvres littéraires, les romans de Céline tendent à créer les conditions d’une désolidarisation du littéraire et de l’idéologique; ils mettent en forme un espace où cette désolidarisation peut être réalisée. En mobilisant certains éléments relevant du biographique au sein du romanesque – ses réputations supposées et ses postures, sous forme d’ethè –, Céline institue un contrat de communication particulier où le roman se donne explicitement comme lieu englobant ou dernier terme de tout discours. De sorte que si Céline plaide pour « l’autonomie » de la littérature, ce que le brouillage des codes mimétiques traditionnels et l’authenticité affichée de ses romans mettent en oeuvre, eux, ce sont les moyens d’un mentir-plus-vrai, la revendication du pouvoir et de l’autorité de la littérature, au détriment de ceux de la parole publique[79] – autrement dit, le travestissement et l’organisation de cette matière idéologique – de ses « langues » et de ses « langages » –, au profit d’une idée dégagée de l’idéologie et pourtant appuyée sur elle : la Littérature.