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Figure 1

Tag (slogan phare) de Mai 68.

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Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

J’ai seul la clef de cette parade sauvage.

Arthur Rimbaud[2]

Que se passe-t-il lorsque la « littérature sauvage[3] » trouve des passeurs dans le champ institué? Nous aimerions réfléchir en ce sens à la place des graffitis dans l’oeuvre de Yannick Haenel. En effet, plusieurs de ses romans (Cercle, Les renards pâles, Je cherche l’Italie) intègrent à leurs intrigues et à leur textualité des tags qui proviennent des murs des villes où déambule(nt) le(s) narrateur(s) haenelien(s). Les renards pâles[4], publié en 2013, exploite tout particulièrement ce processus, raison pour laquelle nous nous arrêterons sur ce texte où il se cristallise de manière saillante. Le roman, que l’auteur lui-même décrit comme politique[5], relate la démarche de rupture[6] soci(ét)ale entamée par le narrateur, prénommé Jean Deichel, double autofictionnel de l’auteur français qui revient de livre en livre depuis Introduction à la mort française[7]. À l’entame du texte et comme premier acte disruptif, Deichel prend la décision de vivre dans sa voiture. Il choisit par ailleurs de se soustraire aux normes (p. 59), de fuir « l’univers étouffant du salariat » (p. 34), de vivre « à l’écart[8], avec peu d’argent, sans rien devoir à personne » (p. 21). Après de multiples errances et rencontres dans les rues de Paris, il va, dans un second temps – qui correspond à la deuxième partie du texte –, intégrer un groupe insurrectionnel composé de parias : les Renards pâles.

Ce sont, précisément, des graffitis présents sur les murs de Paris qui, au nombre de quatre, introduisent Deichel à cette « communauté des SANS » (p. 78).

LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PAS (p. 55)
LA FRANCE, C’EST LE CRIME (p. 88)
IDENTITÉ = MALÉDICTION (p. 109)
DIEU EST NOIR (p. 156)

Ils constituent « la première manifestation des Renards pâles » (p. 57), de même qu’ils brossent les principes fondamentaux prônés par la communauté. Aussi le récit que livre le narrateur est celui « des signes qui mènent aux Renards pâles » (p. 53); « [il] n’a qu’un but : raconter l’histoire des Renards pâles » (p. 84). Dans ces pages, nous nous intéresserons dès lors à la récupération par l’écrivain de cette pratique scripturale particulière que représente le graffiti, en analysant le mouvement polarisant – lié à son caractère sauvage – qu’elle génère au sein du roman. Dans un premier temps, il s’agira de montrer comment les tags se raccordent aux caractéristiques de la phrase haenelienne, entité quasi personnifiée et investie d’une force vivifiante, tout en conservant certains traits spécifiques qui les en distinguent (anonymat, dimension visuelle, composante polémique). Puis, nous analyserons la manière dont les graffitis viennent appuyer la teneur politique du texte de Haenel, non seulement en tant que pratique disruptive et déflagratrice, mais aussi de par les thèmes qu’ils abordent (la société/la communauté, l’identité, le sacré). De là, nous soulignerons comment ils ouvrent à la perspective (poétique) anarchique développée sur différents plans dans l’oeuvre de l’auteur français. Enfin, nous mettrons en lumière la manière dont ces énoncés sauvages, art pariétal contemporain, permettent, en lien avec l’anarchie, un retour à/de l’origine, de même qu’une régénération de la dimension symbolique et poétique de l’existence humaine.

Un réseau de phrases – élan vital, force sacrée

La déflagration qu’avec patience nous attendons, et qui seule à nos yeux est digne de troubler l’ordre du monde, ne se déclenche qu’avec la poésie.

p. 160

L’intertextualité constitue un des aspects spécifiques de l’oeuvre de Yannick Haenel. Cette dernière est en effet marquée par un citationnisme proliférant. Aussi, la reprise de phrases issues d’autres textes littéraires, la plupart du temps éminents (Dante, Pascal, Flaubert, Rimbaud, Melville, Artaud, Proust, Kafka, Bataille, pour ne citer qu’eux), « tramée[s], détramée[s], retramée[s] à neuf[9] », est emblématique de son rapport à l’écriture. Comme le formule le Jean Deichel d’Introduction à la mort française, « [l]’éclat salé des phrases anciennes se mêle à ce que j’écris » (IMF, p. 148).

[…] les phrases, je les écoute, je me laisse envahir. […], je m’empresse de les sortir de leur tombe endormie […]. À peine entendues, elles font partie de moi; et je pressens alors que de ma chance à les cueillir dépend mon entrée dans une vie claire et décisive.

IMF, p. 36

Les péripéties vécues par le(s) narrateur(s) de ses textes se présentent ainsi comme un parcours jalonné de multiples phrases et citations déferlantes qui viennent résonner avec les situations qu’il vit, de même qu’avec les sensations qui le traversent. Les phrases infusent ainsi le récit et sont autant de balises en son sein : « Des phrases rythmaient ma course » (IMF, p. 154). Elles participent également à la « quête de plénitude traversée de moments de ravissement[10] » poursuivie par le(s) narrateur(s) de l’auteur.

Dans Cercle, la vie du narrateur, qui se dit « né dans une effusion continue de lettres qui s’engendrent » (C, p. 254), est ainsi envisagée comme un flux qui s’achemine de phrase en phrase[11]. Le déploiement de la parole, des expériences, et, par voie de conséquence, du texte même, se réalise donc à travers le surgissement de phrases lues, entendues ou qui émergent brusquement dans la psyché de Deichel, et viennent s’imposer à lui. Plus encore, ces « entrelacs de syllabes où se déclenche un chant[12] » témoignent d’un mouvement de vie.

[…] les phrases qui se sont écrites continuent à être écrites; elles viennent réveiller les corps qui ne parviennent pas à exister. À partir du moment où une phrase a réveillé un corps, ce corps, même s’il se rendort, continuera à exister, il existera pour toujours; et l’histoire des corps réveillés par une phrase formera d’elle-même une série de phrases qui, à leur tour, réveilleront d’autres corps.

C, pp. 464-465

Aussi est-ce toujours une phrase qui amorce l’aventure, qui met en branle le récit[13] ou qui vient bouleverser, infléchir son tracé. Le narrateur d’Évoluer parmi les avalanches déclare en ce sens : « Lorsque je marche dans Paris, ce sont les phrases qui décident de mes instants; ce sont elles, lorsqu’elles viennent, qui me donnent la température de ma journée » (EpA, p. 47).

Les phrases-citations constituent donc le noyau de l’écriture de l’écrivain, de même que sa force motrice. Elles la font danser. Bien plus, marquées par une « incandescence nerveuse » (C, p. 93), elles sont investies d’une puissance de soulèvement (C, p. 132), d’éblouissement : elles raniment des forces (C, p. 21), sont secousse, dynamite (C, p. 98), ignescence[14], expression de la vie (C, p. 31); « les phrases, c’est le langage du réveil » (C, p. 132). En tant que brèches dans le quotidien (C, p. 177), elles instaurent un passage vers l’inconnu, une ouverture « à ce qui vient » (C, p. 38), un élan vers le libre (C, p. 321). Étant porteuses d’un « point de poésie » (C, p. 285), elles apparaissent comme une « opération de souffle » (C, p. 98) : « Il faut que chacune de ses phrases soit des paroles ailées, qu’en elles se forme une mélodie de souffle, un mantra de paroles ailées » (C, p. 133). « Phrases-talismans[15] » pour Myriam Watthee-Delmotte, elles sont détentrices d’un élan vital parce qu’investies d’une portée symbolique et, en ce sens, considérées comme « ravitaillement » (IMF, p. 172), « minerai » (IMF, p. 43), « trésor » (IMF, p. 174) : « C'est avec les phrases qu'on retrouve la vie : avec les phrases, vivre est possible, les instants sont possibles » (C, p. 449). En somme, par leur « étincelle sensuelle » (SC, p. 111), elles imprègnent et attisent la pensée de celui qui les lit; par elles et en elles, « [u]n éclair s’allume entre les mots » (C, p. 492).

Participant de ce mouvement, les différents graffitis retranscrits dans Les Renards pâles, loin de perdre leur statut « sauvage » en rentrant dans le rang de la forme livresque institutionnalisée, viennent bien plutôt nourrir et renforcer l’aspect « vif » de l’écriture haenelienne. Dans Je cherche l’Italie[16], un tag est ainsi apprécié par le narrateur comme une « manifestation discrète de liberté » (JCI, p. 39). Par ailleurs, on peut les rapprocher de ce que le narrateur de Cercle appelle une « phrase à frissons de soulèvement, fière et solennelle, qui claque dans l’air […] et vous exalte à bon compte » (C, p. 393). Ils représentent concrètement une parole « en vie », tonitruante, qui s’expose aux yeux de tous et qui fait sécession. Les lettres capitales – « fortes » et « lourdes » – qui les composent dénotent une prise de parole marquée par la contestation et une certaine gravité. De même, écrits en « grosses lettres rouges qui brill[ent] » (p. 55), ils inondent, voire saturent l’espace vide d’un mur. Comme le note Alain Bertho, les tags « sont des traces singulières qui ouvrent des brèches visibles, ostentatoires dans l’ordonnancement urbain[17] ». On retrouve ce caractère disruptif du graffiti dans la textualité du livre; en effet, les graffitis apparaissent toujours isolés, distingués du reste du texte. Ils font évènement et reflètent donc formellement une parole autant séditieuse et insurrectionnelle qu’épiphanique – ayant quelque chose (un absolu) à révéler. Ce sont des phrases solitaires, entourées de vide, mais où ce dernier affleure comme un réservoir de potentialités, « une chance » (p. 46). La solitude qui les caractérise est importante. Comme Deichel l’affirme dans le roman, « la solitude est politique » (p. 83), elle est une « noblesse » (p. 24), un « pays qui brûle » (p. 32; nous soulignons). Les graffitis équivalent ainsi à des phrases du vertige[18], une « pensée qui ne se laisse pas penser; [qui] s’offre sous la forme d’un tourment sans objet, lui-même insaisissable » (SC, p. 44), que Haenel évoque dans Le sens du calme.

Pouvant être considérés comme des « points de feu[19] », ces énoncés, à la marge, parfois dissimulés, fragiles (car pouvant être recouverts ou effacés à tout moment) et solitaires, mais « électrisants », offrent une parenté avec le concept de « lucioles » proposé par Georges Didi-Huberman dans son ouvrage Survivance des lucioles (2009), en tant qu’ils ne se révèlent qu’à la faveur de l’obscurité ambiante. Le premier tag sur lequel tombe le narrateur est d’ailleurs décrit comme une « illumination noire » (p. 54). En effet, les graffitis sont des écrits qui échappent aux projecteurs, à « l’espace surexposé, féroce, trop lumineux de notre histoire présente[20] »; ils ne sont pas mis en valeur et bon nombre d’entre eux, en tant qu’artéfacts d’une sous-culture/contre-culture[21], passent inaperçus, sont négligés. Or, c’est précisément dans et depuis cette obscurité – et cette marginalité – qui les touche qu’ils peuvent devenir des « phrases-lucioles ». Torches au coeur de la nuit, Deichel en fait des « phrases de réveil », investies d’une puissance intrinsèque, d’un feu sémillant : « Il y avait des éclairs violets dans les frondaisons; et des traces d’incendie sur les murs » (p. 96). Il s’agit alors d’« [é]couter ce qu’il y [a] sous les mots » (p. 22), de même que résonne, dans cette perspective, une phrase issue du Sens du calme : « Les signes brûlent pour rien dans la nuit, ils se destinent à la métamorphose » (SC, p. 179). Les graffitis sont plus que de simples phrases : ils possèdent une puissance active dont le narrateur va se laisser imprégner pour ensuite agir, en bouleversant les manières conventionnelles de considérer, entre autres, la société, l’identité ou le sacré.

Ce qui distingue ces énoncés des autres phrases/citations qui sont disséminées dans toute l’oeuvre de Haenel, c’est, d’abord, qu’ils sont anonymes et, ensuite, qu’ils jaillissent à lui frontalement plutôt qu’ils ne resurgissent depuis sa mémoire[22]. Mais, bien que n’étant rattachés à personne (auteur), ils sont accompagnés d’un dessin mystérieux, sorte de signature, qui représente dans la mythologie dogon le Renard pâle[23].

Et puis, sous l’inscription, il y avait le dessin d’une tête étrange. Une sorte d’épouvantail : cancrelat de sortilège, poisson-sorcier. En tout cas, cette tête, elle semblait me jeter un sort – il y avait du vaudou dans l’air. Du coup, l’inscription prenait l’aspect menaçant d’un rite.

forme: 1998298n.jpg

p. 56

C’est précisément la combinaison du dessin avec les différentes phrases qui fait d’elles des énoncés particuliers, investis d’un pouvoir sui generis, et non de simples apophtegmes à l’emporte-pièce. Le dessin les ouvre au symbolique, à l’ésotérique; il les fait entrer dans une autre dimension, les emmène vers un ailleurs.

C’est le rapport entre la tête et la phrase qui m’a bouleversé. Des graffitis, il y en a des centaines sur les murs de Paris. La plupart sont insignifiants, ils se contentent de répéter des slogans révolutionnaires vidés de leur substance, comme s’il suffisait de proférer une formule un peu cinglante pour renverser le sens du monde.

Mais là, impasse Satan, j’ai compris tout de suite qu’il s’agissait d’autre chose : c’était un signe.

p. 57; nous soulignons

Le symbole intensifie donc la portée de ces « affirmations sans limites » (p. 89) qui, à l’instar des masques dans l’appartement du Griot, forment sur les murs « une écriture sacrée, en même temps qu’un message révolutionnaire » (p. 114; nous soulignons). Ces phrases ne sont donc pas que du langage; elles possèdent également une dimension visuelle, iconique et symbolique déterminante[24]. Le caractère sacré qui leur est conféré est donc lié à ce dessin mystérieux qui les rend singulières : « rien de ce qui est commun ne semblait animer sa figure » (p. 59). En effet, est sacré ce qui est « à part ». Par ailleurs, en tant que phrases-lucioles, elles répondent à deux autres caractéristiques du sacré, qui, d’une part, s’avère toujours vif, ardent, et qui, d’autre part, relève toujours en partie de l'obscur, s'établit dans et à partir d'une certaine opacité. Comme le formule Haenel dans Le sens du calme, « le sacré se déploie dans un instant d’épiphanie pure, et ruisselle dans l’ouverture d’un coin de nuit » (SC, p. 170), à l’instar des tags dans le livre. Aussi, dans le régime du sacré, quelque chose échappe toujours; subsiste un immaitrisable, un insaisissable[25], que figure le dessin. Dès lors, il n’est pas anodin que Jean Deichel voie en ce « grigri » (p. 57), qu’il baptise Godot, un Dieu (p. 59), noir[26] – qui relève plus du démon[27] (p. 107) que du séraphin.

Le Renard pâle, figure centrale de la mythologie dogon, y représente la rupture (p. 45), le désordre et la révolte. Défiant et troublant l’ordonnancement des choses, il est l’« animal anarchiste qui s’était rebellé contre la Création » (p. 111). Il s’avère associé dans le roman au fameux et mystérieux personnage de Beckett auquel il emprunte le nom. Or, ce dernier incarne, dans la pièce de l’écrivain irlandais qui correspond pour le narrateur à un « recueil de présages » (p. 29) dont les phrases « s’adress[ent] à [sa] situation de manière judicieuse » (p. 28), l’espoir du changement face à l’attente incessante, insipide et morose. La combinaison effectuée par Haenel de ces deux figures en un unique « totem » (p. 107) vient alors relier la révolte à un espoir de changement. Cela est au demeurant affirmé par la phrase qui clôt le récit : « Sa parole ouvre en chacun de nous une espérance, elle transporte son feu à tous les masques, elle salue le ciel et les étoiles » (p. 179; nous soulignons). Toutefois, le Renard pâle, dans la mythologie dogon, est un animal muet (p. 112) : il s’est vu retirer l’usage de la parole à la suite de son insoumission, des troubles qu’il a occasionnés. Dès lors, les graffitis présents dans le livre restaurent sa parole, qui ne pouvait prendre qu’une telle forme : subversive et débordante, sauvage, de même que venant rappeler la forme d’art privilégiée par les Dogons, l’art rupestre.

Portée politique – « de l’autre côté »

Voici donc qu’un jour d’été, à Paris,

les fantômes de la Commune se réveillaient.

p.93

Le tag est une pratique scripturale particulière. Il s’effectue à l’air libre, cherchant la visibilité la plus importante possible, directe. Street art, la rue et les murs constituent son espace d’expression, d’expansion. Il est un discours qui intervient et surgit au coeur de l’espace public, de l’espace social. Comme le soulignent Sébastien Biset et Myriam Watthee-Delmotte, « il s’inscrit in situ au coeur de notre quotidien, à même le réel et ses espaces urbains[28] ». Il est donc d’emblée discours politique, ce dernier terme étant à entendre dans le sens de Politeia, c’est-à-dire comme ayant trait au collectif, au vivre ensemble, à l’agencement d’une socialité. Par son entremise, le mur devient lieu du manifeste, de la pensée libre, officieuse (non sollicitée, ni commandée ou validée), et donc aussi espace de contestation et de confrontation[29]. « Écriture-limite qui détonne et dérange[30] », le tag vient également relancer un dialogue dans des villes où les individus, malgré leur nombre, peuvent ressentir un important sentiment d’isolement.

Dans des villes de plus en plus déterminées par la calculabilité du monde, des routes, des immeubles, dans des villes conditionnées par la maximisation des transports et la gestion programmée des flux de personnes, où les voies de communication portent mal leur nom, le street art introduit de l’imprévisiblité et de la communication directe[31].

Le graffiti est ainsi restauration et réhabilitation de la parole, qui plus est éructante, polémique : « Comprenez-vous donc qu’à travers ce brasier une voix s’adresse à vous? ON VOUS PARLE[32] » (p. 123; nous soulignons). Haenel/Deichel le mentionne d’ailleurs explicitement dans Je cherche l’Italie : « Je suis sensible aux inscriptions sur les murs. Des signes s'échangent ainsi dans les villes; des appels circulent entre des inconnus » (JCI, p. 38; nous soulignons). Par ailleurs, le(s) narrateur(s) des récits de Haenel ne font toujours globalement que deux choses : soit marcher, errer, déambuler, se promener[33], suivant l’illustre modèle du flâneur baudelairien pour qui c’est « une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini[34] »; soit se cloitrer dans une chambre. Aussi, on peut dire que, outre la chambre à coucher, son oeuvre est marquée par la rue, qui est le lieu du surgissement de tous les possibles, le lieu de la rencontre (de l’altérité, au sens large), le lieu de la liberté. De plus, l’épigraphe du texte est : « Vaincre le capitalisme par la marche-à-pied », et c’est une marche qui, dans le roman, constitue l’évènement déclencheur de l’insurrection générale; sont par conséquent réaffirmés l’importance et le caractère politique de ce geste apriori anodin, ainsi que de l’espace où il s’effectue.

À l’instar des citations provenant des livres qu’a lus Jean Deichel avec lesquelles ils dialoguent, les graffitis mis en avant dans le roman de 2013 se présentent comme des « appels » (p. 57), des « signes » (p. 57), « une prophétie » (p. 88), qui viennent percuter le narrateur. Ils vont lui permettre de se frayer un passage depuis le monde matériel contemporain, capitaliste, consumériste et aliénant, vers un monde immatériel, inéconomique, libérateur. Instaurant une brèche dans le temps (p. 96)[35], ils se dressent en effet comme un sas vers l’« intervalle » (monde hors du temps, lieu de l’extase[36], depuis lequel « tout est possible » (p. 117)), et l’« événement » (ils sont révélation, choc, secousse), deux notions centrales de l’oeuvre de Yannick Haenel. En écho à la question posée à la vingtième page du livre, « Existe-t-il une autre voie? », ces énoncés ouvrent à un autre plan, étranger à toute notion de rentabilité ou de productivité : celui du symbolique et, plus précisément, du poétique. Ce dernier permet par conséquent d’échapper à la société néo-libérale, présentée par Deichel comme un « enfer tiède », (p. 74) asservi « au règne délirant de la finance » (p. 171) et marqué par l’État de police (pp. 38, 78, 126); comme un « petit monde blême » (p. 113), aseptisé (p. 31), en ruine (pp. 27, 35, 172) – et même écroulé (p. 129) –, criminel[37] et violent (p. 120), peuplé de « consommateurs tristes » (p. 26), et où les détritus, ayant pris la place du vivable, mangent l’horizon (voir p. 85). Les graffitis rendent dès lors possible l’accomplissement d’un « saut dans l’existence » (p. 87).

[M]oi aussi, une fin d’après-midi, j’ai ouvert une fenêtre et je me suis jeté. Mais, en sautant, je ne suis pas tombé : j’ai glissé à l’intérieur d’un vide – dans cet étrange intervalle d’où je vous parle.

p. 34

Le saut dans l’existence, la déflagration, auxquels ouvrent ces phrases, dont les slogans semblent tout droit sortis des évènements de mai 68, rejouent deux notions déterminantes du politique enchevêtrées l’une dans l’autre : l’identité et la communauté, qui sont par ailleurs explicitement évoquées dans les graffitis (LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PAS; IDENTITÉ = MALÉDICTION). En ce qui concerne l’identité, le mouvement de déflagration passe, en premier lieu, par l’anonymat des phrases écrites sur les murs : en tant qu’artéfacts de la communauté dans son entièreté, elles déjouent le principe identitaire, présenté dans le roman en tant que mirage. Ce dernier est également escamoté par l’utilisation des masques qui cachent le visage, par lequel un individu peut d’ordinaire être reconnu. En outre, la mise à mal du principe identitaire se répercute formellement sur un des paramètres d’écriture du récit : la narration, qui passe de la première personne du singulier dans la première partie du texte à la première personne du pluriel dans la seconde. Le refus du principe identitaire culmine finalement lorsque tous les participants du cortège final jettent leurs papiers d’identité au feu (p. 177).

Sur cette place où la Révolution a immolé, en la personne du roi, le principe divin, des masques, en mettant le feu à leurs papiers, semblaient mettre fin à l’idée d’identité. […]

Lorsque plus personne n’a de papiers, est-il encore possible de repérer les sans-papiers? Voici que nos masques se fondent dans une absence générale de papiers. Voici, que cette nuit, place de la Concorde, les sans-papiers se confondent avec tous ceux qui n’en ont plus. Voici qu’il n’y a plus de sans-papiers puisque les papiers n’existent plus. Voici que s’invente à travers les flammes l’utopie d’un monde débarrassé de l’identité.

pp. 177-179; nous soulignons

Les tags, paroles des Renards pâles, ouvrent également à une reconfiguration de la communauté : « La communauté, si elle existe, déjoue la clôture » (p. 164). Ils restaurent la possibilité d’un espace du « nous », mis à mal par l’individualisme croissant de la société occidentale contemporaine. De même, ils récusent les conceptions d’utilité et de rentabilité économique portées aux nues par la doctrine capitaliste alliée au néo-libéralisme : « Votre monde obsédé de profit trie chacun de nous en fonction de ce qu’il rapporte » (p. 122; nous soulignons). C’est ainsi qu’émerge et s’affirme[38] au fil du texte la contre-culture évoquée plus haut : la « communauté des sans » (p. 78), faite d’invisibles, d’exclus (les sans-abri, les sans-emploi, les sans-papiers), de « scélérats » (p. 125) : « [n]ous sommes le résultat du sacrifice; nous en sommes le reste » (p. 119), « [n]ous sommes la part négligée, celle dont on se débarrasse » (p. 125). En son sein, le poète/l’écrivain, « exclu magique » (SC, p. 80) selon Haenel, retrouve ses frères. De même, elle fait écho au « peuple mineur » deleuzien, que le philosophe français décrit en ces termes :

Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. On n’écrit pas avec des souvenirs, à moins d’en faire l’origine ou la destination collective d’un peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements. […] Ce n’est pas un peuple amené à dominer le monde. C’est un peuple mineur, éternellement mineur, pris dans un devenir-révolutionnaire. Peut-être n’existe-t-il que dans les atomes de l’écrivain, peuple bâtard, inférieur, dominé, toujours en devenir, toujours inachevé. […] Écrire pour ce peuple qui manque… (« pour » signifie moins « à la place de » que « à l’intention de »)[39]

En s’affirmant, en révélant sa présence, la communauté des Renards pâles vient rejouer et renverser le tri évoqué plus haut. Elle réaménage le « partage du sensible », c’est-à-dire « [la] distribution et [la] redistribution des espaces et des temps, des places et des identités, de la parole et du bruit, du visible et de l’invisible[40] », qui constitue le coeur du politique selon Jacques Rancière. Ce mouvement, elle l’accomplit notamment à travers les graffitis, qui sont autant de cris. Poétiques, ceux-ci reflètent une « écriture du dissensus » ainsi qu’une libération de la parole, portant la « révolution » (p. 137). Comme l’affirme Deichel : « en vous incorporant leurs phrases, vous poursuivez votre métamorphose » (p. 94). Dans le roman, le poétique – qui appartient au régime symbolique de l’existence humaine – est avant tout politique[41]. Il l’innerve et se fait espace de résistance : il fournit un « élan » (p. 161) et vient « rallumer la mèche » (p. 27), celle de la contestation, de la révolution – ce « feu [qui] brûle depuis toujours » (p. 161) : « Ce moment [de refus, d’éclatement], lorsqu’il arrive, éclaire d’une lumière nouvelle les frontières entre le vivable et l’invivable » (p. 118).

Aussi, le roman, qui mobilise le souvenir de mai 68 et certaines aspirations de l’Internationale Situationniste en même temps qu’il préfigure le mouvement Nuit Debout de 2016, donne-t-il lieu à une relance, à une revivification du politique qui, note le narrateur (p. 19), n’a cessé de se décomposer en France ces dernières décennies : « la politique était morte, en même temps que la poésie » (p. 26). Le politique est par ailleurs, dès le début, au coeur du texte : celui-ci débute sur l’élection du président de la République (p. 19). Toutefois, de cette politique moribonde et dévoyée, marquée par la partisannerie et l’attrait du pouvoir (Politikè), le roman va amener, par l’entremise du poétique, vers une conception du politique comme Politeia : « Si plus rien ne s’accomplit dans la politique, il arrive que quelque chose s’accomplisse en dehors : alors cette chose devient politique » (p. 172).

Ce mouvement de revitalisation de la parole, qui vient contrer le ratage politique, se voit amplifié par le roman lui-même qui est parole. De surcroit, en retournant l’exclusion qui les frappe (p. 170), les Renards pâles, « fédérant leurs énergies » (p. 121), deviennent paradoxalement des élus, étant à la base d’une nouvelle socialité :

Le seul espoir viendra de ceux qui se taisent, […] ceux qui n’ont pas accès à la parole parce qu’ils sont exclus de la parole.

p. 78

Alors voilà qu’à notre tour nous sommes hors d’atteinte.

p. 126

[…] votre monde se renverse : ceux que vous avez depuis si longtemps mis au ban de votre société en occupent le centre […].

p. 179

Une dynamique similaire touche les tags : inscriptions initialement clandestines, elles sont présentées dans le roman comme des phrases souveraines.

La communauté symbolique (avec ses masques, ses rituels baptismaux et mortuaires, son Griot, etc.) qui s’impose dans le roman peut être vue, ainsi que l’exprime une autre figuration du romancier, comme « une royauté sans terre ni pouvoir » (JK, p. 163). Il n’y est plus question de pouvoir, toujours coercitif; la gouvernance y est totalement partagée, l’égalité en étant le principe premier. C’est ainsi une communauté anarchiste qui se fait jour dans le texte : le narrateur évoque en ce sens l’édification d’un « univers rouge et noir » (p. 133). Elle s’établit en écho à la société dogon, définie elle aussi comme anarchiste par l’éminent ethnologue Marcel Griaule[42], de même qu’à l’épisode de la Commune, « ce soulèvement populaire qui, durant six semaines d’un printemps à la fois terrible et radieux, oppose à la lâcheté routinière d’une société décomposée l’irruption soudaine d’une liberté libre » (p. 94), auxquelles le livre se réfère explicitement à maintes reprises et qu’il relie en une phrase qui met également en avant la majesté des Renards pâles : « Les Dogon-communards sont des anarchistes couronnés » (p. 155; nous soulignons).

L’anarchique (an-arkhê) est à comprendre comme la mise à bas des hiérarchies, de l’institué, et, par voie de conséquence, comme affirmation du multiple et ouverture au neuf. Les tags répondent incontestablement aux caractéristiques de la doctrine libertaire : ce sont des phrases débordantes (hors les règles)[43], libres – comme échappées –, qui ouvrent à « l’autre côté » (pp. 70 et 79). Du reste, le dessin qui les orne est baptisé « au nom de l’anarchie » (p. 61). Il est de plus intéressant de noter qu’avec les tags, les seules autres phrases rouges – couleur de feu, donc – évoquées dans le texte sont celles issues de La Guerre civile en France de Karl Marx (p. 93), ouvrage éminemment politique qui retrace l’histoire de la Commune de 1871. Une parenté s’installe donc entre l’ouvrage de Marx, cet « appel désespéré contre l’ordre établi » (p. 94), lui aussi « luciole », dont les phrases « sautent à la gueule » du narrateur « comme les étincelles d’un brasier » (p. 93), et les graffitis; par ce lien est confirmée la portée révolutionnaire et anarchique de ces derniers. Par ailleurs, la perspective anarchiste se retrouve également dans la manière dont est pensée la communauté des Renards pâles :

Ainsi notre existence se déroule-t-elle dans la région du trouble : nous sommes là et pas là, et si nous avons des noms étranges, […] nous avons aussi des mains qui échappent à la prise. Il y a quelqu’un, et en même temps il n’y a personne. Nous sommes capables de disparaître en un éclair, comme une volée de tourterelles. Nous existons par éclipses. Nous sommes le peuple sans traces – celui qui pour clamer son identité a effacé ce qui la fonde.

p. 157; nous soulignons

Nous nous mêlions ainsi les uns aux autres, dans une confusion tranquille, sans chercher aucune unité. […] nous nous laissions porter les uns les autres : personne ne décidait du mouvement, mais chacun en bénéficiait.

p. 164

[…] notre cortège s’agrandissait de tous les côtés à la fois, [comme s’]il n’eût pas de tête, mais une multiplicité de corps qui se rejoignent pour ne plus faire qu’un seul et immense organisme.

p. 168; nous soulignons

Leur organisation correspond non seulement à la vision proudhonnienne selon laquelle « tout collectif est un individu et tout individu est un collectif, un “composé de puissance”[44] », mais également à celle de Gilbert Simondon, pour qui les individus sont toujours plus que eux-mêmes, « [ils] portent avec eux quelque chose qui peut devenir du collectif, mais qui n’est pas déjà individué dans l’individu[45] ». S’y retrouve également la perception de l’identité comme « illusion subjective » évoquée ci-avant, « qui masque la grande diversité des forces et des possibles qui […] constituent [l’être humain], et qui [l’]empêche de faire naître d’autres formes de subjectivités plus puissantes et donc plus libres[46] » – ce qu’incarnent les Renards pâles. Enfin, c’est une communauté qui ne se veut pas oppressive : « nous en en appelons à la communauté de l’absence de limite » (p. 165).

Retour de l’origine – le symbolique, le poétique

Votre monde, nous n’en voulons pas.

p. 176

Dans un monde qui considère la poésie comme un luxe (p. 160), comme quelque chose de superflu, a été perdu le caractère crucial, fondamental du symbolique. Or, comme le note le narrateur, « [e]xister consiste en autre chose que la consommation des 750 grammes d’oxygène dont un corps a besoin chaque jour » (p. 27). La vie est plus que du factuel, du strictement biologique. C’est pourquoi, avec les Renards pâles, il affirme : « Nous ne respectons rien de ce qui fait barrage à la poésie » (p. 159). Le symbolique ayant été en grande partie évacué de la société occidentale contemporaine, il fait défaut ainsi que le révèle Jean Deichel qui propose une résurrection de ce dernier : « J’étais, je suis, je serai toujours absent; quelque chose manque à la consistance du monde et, à cette chose qui manque, je m’identifie » (p. 17). C’est d’ailleurs une marche funéraire, moment rituel et symbolique s’il en est, qui est à la base de l’insurrection évoquée dans le livre.

Par les graffitis les Renards pâles se font entendre, par leurs masques, qui échappent au commun et « figure[nt] l’ultime subversion, l’échappée belle[47] », ils se font voir. Ces deux pratiques disruptives et carnavalesques viennent relancer le régime symbolique de l’existence humaine. À travers eux, c’est aussi le mythologique qui se voit revitalisé. En effet, ce dernier occupe une place prépondérante dans le roman de Haenel, où il est explicitement convoqué :

La rencontre entre les Renards pâles revêtus de leurs atours et les forces de police équipées pour la bataille avait quelque chose de mythologique, comme si un très vieil affrontement se rejouait au xxie siècle, en plein coeur de Paris; comme si l’Histoire ne cessait jamais de remettre en jeu les conflits qui l’animent, et qu’à travers notre face-à-face se fût manifestée à ciel ouvert l’opposition qu’elle ne cesse de refouler.

p. 170

L’univers mythologique qui y est mis en lumière est celui de la société africaine dogon[48].

Ces masques que nous arborons appartiennent aux Dogons du Mali; ils les exhibent lors de cérémonies où se rejoue pour eux la naissance de l’univers. Un Dogon ne fait jamais que naître; il ne grandit ni ne décline : à chaque instant, il existe de plain-pied avec son monde.

p. 128; nous soulignons

Ce que les Dogons rappellent, c’est donc que l’origine est potentiellement présente à tout moment; que tout peut être rejoué à chaque instant. L’existence du Dogon peut alors être rapprochée de celle du narrateur haenelien, toujours sur le qui-vive, dans sa quête de moments supérieurs : « Il [le Dogon] conçoit son existence comme une chasse spirituelle. Sa vigilance est permanente, son insurrection est totale » (p. 128). Cela fait écho non seulement à la doctrine libertaire mais également à la notion de « présence », chère à Yannick Haenel, pour qui il s’agit de conscientiser dans un même temps et le mouvement du monde et le mouvement de la vie – de son corps, de son soi : « Être , être vraiment au milieu d’une rue, seul ou entouré d’amis, solitaire ou dans une foule; être sans même avoir besoin de faire un geste ou de prononcer une parole suffit parfois à renverser une perspective » (p. 162). La présence est par ailleurs la qualité spécifique du graffiti, en tant que parole directe posée au coeur de la ville et potentiellement à la base du renversement de perspective évoqué dans la citation.

La parole des Renards pâles ouvre ainsi à tout autre chose, à un « contre-monde » (p. 153), à un « monde inversé[49] » (p. 137), envisagé comme « royaume » (p. 154).

Chaque fois que le soleil se couche, je ne désire qu’une chose : mettre fin au monde sensé. Je veux glisser vers ce fond d’étoiles qui rient dans le ciel et s’enivrent des épaisseurs du crépuscule. Je veux boire jusqu’au néant ces éclats rouges et noirs. Seule l’ivresse des étoiles m’arrache à la pesanteur du globe.

pp. 25-26; nous soulignons

Engageant à une « traversée des limites » (p. 139), elle est aussi, par son lien à l’origine, « dis-position », « écartement », de même que « cosmogonie », selon la définition que donne Jean-Luc Nancy de ce terme[50]. Alors, par la reconfiguration du politique, commence une nouvelle vie (p. 23), une nouvelle époque (p. 27). Comme le proclame Deichel : « le temps revient » (p. 27). Aussi, l’action des Renards pâles ne vise pas à défaire le pouvoir en place, mais plutôt à instituer un nouveau type de souveraineté – égalitaire et poétique –, une manière inédite de penser et de vivre la socialité, à l’instar de ce que propose Lénine dans L’État et la Révolution, comme le rappelle Slovoj Žižek : « le but […] n’est pas de prendre le pouvoir d’État mais de le transformer, d’en changer radicalement le fonctionnement, le rapport à sa base, etc.[51] ». Leur action est, somme toute, éminemment constituante. L’entrée dans la communauté des Renards pâles donne au demeurant lieu à un baptême, où les initiés peuvent se choisir de nouveaux noms, qui « récusent l’appartenance » (p. 154), précise Deichel. De surcroit, si le mythe correspond à un récit des origines, on peut appréhender le roman de Haenel comme la reprise du scénario mythique d’une nouvelle communauté qui s’affirme et au sein de laquelle les graffitis constitueraient les préceptes politiques fondateurs : « J’étais entraîné dans une histoire millénaire, qui était aussi la plus jeune des histoires, celle d’un avenir qui me semblait vivable, où la politique avait de nouveau un sens » (p. 113; nous soulignons).

C’est donc un retour de l’origine que propose le roman. Dans leurs chants, les Renards pâles scandent d’ailleurs : « En route! À la caverne des ancêtres! La nuit est venue » (p. 146). De même, les tags peuvent être vus comme la reprise de la forme d’art la plus archaïque : l’art pariétal. De plus, le texte évoque la nécessité et la mise en place d’une « autre langue » qui a pour but « de refuser [la] logique [de la société néo-libérale], d’exorciser [son] emprise, de feinter [ses] prétentions cartésiennes » (p. 138).

Nous avons appris une autre langue. C’est elle qui s’infuse en nous lorsque nous marchons à reculons; elle qui nous empêche de tomber à la renverse. Cette langue se pratique bouche fermée – en murmure. Elle opère comme le rhombe qui tournoie; et fait vibrer entre nos dents une mélopée aride, pleine d’épines, néanmoins fastueuse.

p. 139

La langue régénérée des Renards pâles permet par conséquent de retrouver le rythme de la vie, sa « danse légère » (p. 132). Il est également dit que cette « langue secrète […] mobilise l’intensité de la brousse, dont les esprits nous parcourent » (p. 139; nous soulignons). Elle ouvre ainsi à un retour au sauvage, à l’animalité. Cette dernière est au demeurant fort présente dans le livre (voir pp. 37, 127, 131), et dès son titre. Dès lors, avec les Renards pâles, « c’est le monde de la brousse [« rouge et noir comme l’anarchie » (p. 127)] qui surgit, avec sa moiteur, ses ténèbres, son sortilège » (p. 149); « [l]es animaux tourn[ent] dans la nuit, comme des créatures de féerie » (p. 41). Avec l’animal, on quitte la civilisation pour recouvrer le « désordre enchanteur » de la primitivité : « Ce qui parle à travers la parole du Renard pâle – ce qui chante en nous –, vous le savez, c’est le désordre » (p. 138).

Le désordre auquel ouvre l’émeute des Renards pâles – « Mais rien ne rentrera dans l’ordre » (p. 126) – est avant tout celui que l’on peut rattacher au sensible, ce « monde de nuances » (p. 39) pour reprendre un syntagme du texte, qui échappe « à toute administration et gestion[52] ». Pouvant mener à l’envoutement (p. 80), le(s) narrateur(s) haenelien(s) lui porte(nt) une attention constante :

Le matin, j’explorais le quartier avec une minutie d’ethnologue. Je restais parfois immobile dans une rue, captivé par un bouquet de nuances dans le ciel, par la beauté de l’architecture ouvrière de la Mouzaïa, par une soudaine perspective, vers Télégraphe, où les formes et les couleurs vous sourient.

p. 53

Toujours il y a les couleurs, les arbres, le vin et les battements du coeur.

p. 102

Au final, la liberté constitue le principe élémentaire porté par la communauté. Les graffitis, qui dénoncent trois asservissements et carcans modernes (la société capitaliste, l’identité, la religion), en sont le reflet éclatant. C’est donc la liberté de pouvoir tout remettre en question, mais surtout, celle qu’offre le monde sensible et, à travers elle, l’expérience poétique, qui s’affirment dans le texte.

Rien ne sera plus féroce, plus doux, plus labyrinthique, plus voluptueux, plus matinal, plus nocturne, rien ne sera plus glorieux, plus cauchemardesque, plus secret, plus bandant que ce qui arrivera bientôt si les phrases continuent de grandir et s'élancent, comme depuis ce matin, vers ce passage où la liberté s'affirme à mesure qu'elle s'énonce.

C, p. 34; nous soulignons

C’est pourquoi l’expérience poétique, vers laquelle emportent les graffitis, constitue « [l]’événement le plus décisif […] dans une vie » (SC, p. 160), ouvrant à « la liberté vide » (EpA, p. 94), à ce qui « flamboie dans le vide » (EpA, p. 101). Aussi, les graffitis peuvent être vus comme l’énigmatique couronne qui orne la communauté des Renards pâles : la souveraineté dont il est question à leur propos est poétique. Dès lors, par l’entremise des tags, on quitte l’espace figé, hiératique, des pages en prose, pour retrouver celui de la ville – où les murs ont la parole –, qui est le lieu de la poésie libre et vivace, disruptive et protéiforme : anarchique.

Figure 2

Graffiti d’inspiration situationniste : « La poésie est dans la rue » / Localisation: Bucarest, (à proximité du) Musée de littérature roumaine, boulevard Dacia.

Source : http://lanouvellevague.tumblr.com/post/428447888

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