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En 1904, Henri Baillière, fils et héritier de la maison d’édition médicale de Jean-Baptiste Baillière, publie La crise du livre. Il y détaille ce qui lui semble être les causes de la fameuse « crise du livre » qui frappe la France dans les dernières années du xixe siècle : la surproduction, l’indifférenciation du public, l’accès trop aisé à la profession d’éditeur ou à celle de libraire. Puis il propose des solutions techniques : interdire les soldes, relever les prix. Et il prodigue enfin des conseils à ses confrères éditeurs. En 2017, Paul Otchakovsky-Laurens, l’un des principaux éditeurs littéraires français de notre époque sous le nom P.O.L, réalise un film documentaire intitulé Éditeur, où il revient sur un ton très personnel sur son parcours, révèle quelques ficelles du métier et livre les impressions d’un artisan intellectuel. Séparées de plus d’un siècle, ces deux prises de parole usent de médias et de registres différents : l’une est la parole argumentée d’un expert engagé, l’autre est le retour en images et en mots sur une vie de maniement des mots des autres. Toutes les deux participent cependant d’un même ensemble : celui des interventions de l’éditeur de livres sur la place publique.

Qu’elle soit reproduite dans des journaux, dans des mémoires, à la télévision ou sur internet, la parole de l’éditeur a un statut particulier parce que lui-même est l’un de ces « hommes doubles » identifiés par Christophe Charle[1]. Homme de lettres soucieux d’accompagner la parole des autres et sa mise en valeur dans l’objet livre, l’éditeur est aussi un homme de chiffres, un patron attentif à faire « tourner » et peut-être prospérer un commerce. Tous ses discours publics sont infléchis par cette ambivalence de statut. Reliant un auteur et un public, l’éditeur loge dans un entre-deux qui rend sa parole respectée mais située, voire suspecte. D’ailleurs, si certains éditeurs ne sont pas avares de paroles (Giangiacomo Feltrinelli, Antoinette Fouque, Bernard Grasset, François Gèze, Éric Hazan, André Schiffrin, Denis Vaugeois ou encore Klaus Wagenbach), la plupart restent plus souvent silencieux et n’accordent leur parole qu’au gré de rares interviews.

Faiseur de la parole des autres, l’éditeur doit se montrer compétent dans une variété d’activités : la sélection des livres selon ses spécialités et sa position dans le champ éditorial; le travail sur le texte; la fabrication du livre (préparation du manuscrit, choix du format, des illustrations, de la couverture, etc.); enfin, la mise en marché qui implique la gestion de la publicité, des relations avec les médias et de la vente. Dans certains cas, il est entouré d’employés spécialisés dans ces différentes opérations, dans d’autres, les plus fréquents, il met la main à la pâte à toutes les étapes. Il est aussi un homme de relations, devant faire l’intermédiaire et participer à la prise de décision avec des auteurs, des papetiers, des typographes, des graphistes, des réviseurs linguistiques, des spécialistes du marketing et d’autres encore.

Or, tout cela laisse des traces. Pour réaliser ses différentes activités, l’éditeur produit ou engendre de nombreux documents, pour beaucoup rapidement éliminés, pour d’autres conservés dans des archives, des vieux coffres, des disques durs d’ordinateurs ou des unités de mémoire flash de téléphones intelligents. Parce qu’il joue un rôle central dans le monde du livre et que le livre bénéficie aujourd’hui encore d’une aura symbolique particulière, l’éditeur est en outre amené à s’exprimer en public sur plusieurs sujets, tantôt comme expert, tantôt comme chef d’entreprise, tantôt comme artisan, tantôt comme intellectuel généraliste. Sa parole est le plus souvent privée, professionnelle ou intime, mais l’éditeur intervient périodiquement dans le débat public. La parole privée est conservée (dans le meilleur des cas) dans les archives de la maison qui ont pu être déposées dans un fonds d’archives. La parole publique est accessible, depuis peu, grâce à des recherches en ligne dans des bases de données d’institutions (Bibliothèque nationale de France, Library of Congress, INA) et à des sites privés (Dailymotion, Youtube). On a désormais davantage de sources (retranscriptions et captations audio ou vidéo d’entretiens, livres de souvenirs, billets dans les journaux ou livres d’intervention) sur les discours d’éditeurs, mais la recherche s’est peu penchée encore sur ces discours pour eux-mêmes, pour ce qu’ils nous disent, et pas seulement comme témoignages d’une pratique ou comme matériaux d’une recherche historique.

Non sans attirer l’attention sur l’importance des documents privés dans la recherche sur le livre et l’édition, ce dossier s’intéressera seulement à la parole publique de l’éditeur. Il s’inscrit dans un projet de recherche en partenariat (financé par le Conseil de recherches en sciences humaines canadien) sur les archives éditoriales de 1945 à nos jours, projet qui réunit des chercheurs, des universités et des centres de conservation en Belgique, au Canada, en France et en Suisse. On trouvera sur la plateforme numérique http://archiveseditoriales.net des informations sur le projet et les partenaires, une base de données géolocalisée des lieux d’archives publics où sont conservés des fonds d’éditeurs francophones, une base de données d’entretiens d’éditeurs, un blogue et des présentations illustrées de certains fonds.

À la jonction de la sociologie de l’édition, de l’histoire culturelle et de l’histoire intellectuelle, nous adoptons dans ce dossier une perspective transnationale et transhistorique (xixe-xxie siècles), afin d’identifier des points de convergence entre les différents cas étudiés et faire émerger des constantes. Si l’on sait ce que ça fait qu’un éditeur de livres (ou de revues), on sait moins ce que ça dit. Comment ça parle, un publisher, qui est aussi bien souvent un editor? Que nous disent les archives de lui, de sa pratique, de ses fonctions, de sa capacité diplomatique, de son aptitude au réseautage, de son appétence pour la promotion du livre et de l’auteur? Quelle phraséologie de la déception, quelle rhétorique de l’espérance, quel argumentaire dans la négociation? Que révèlent ses paroles de son positionnement, plutôt artisanal, plutôt industriel, plutôt artiste selon les cas? Dans quelle mesure rejoue-t-il son ethos, comment se montre-t-il en public? Quand et où parle-t-il, selon quelles « scènes d’énonciation » (Maingueneau) : dans des lettres ouvertes, dans des mémoires, dans des réponses à des interviews, dans des statuts sur Facebook? Quelles prises de parole sont conservées, lesquelles sont écartées? Dans quelle langue s’exprime-t-il alors que les éditeurs, ne fût-ce que pour les traductions de livres, sont confrontés à plusieurs langues de travail? Comment, enfin, les discours d’éditeurs se croisent-ils avec ceux d’autres agents : libraires, exposants, agents, représentants, auteurs, typographes? Quelle spécificité pour ses discours? Telles ont été les questions qui ont été soumises, d’abord dans le cadre d’un colloque tenu à l’Université de Sherbrooke en 2018, ensuite plus largement. Il a été proposé aux contributeurs de situer l’éditeur dans le champ littéraire – pour saisir les conditions d’exercice de son métier et son rôle spécifique de médiateur essentiel dans la chaîne du livre, partant de ses prises de position publiques – mais aussi dans la société : par les choix commerciaux qu’il opère, par les causes qu’il embrasse ou récuse, par les textes qu’il accepte ou refuse, l’éditeur infléchit la circulation des idées et cette action peut être renforcée par les propos qu’il tient sur les événements historiques, sur les luttes de pouvoir entre groupes sociaux, de sexe ou d’ethnie.

Plusieurs types de discours sont objets d’analyse dans ce dossier. Valentina Blaga restitue dans sa contribution la présentation de soi qui préside dans un corpus de mémoires d’éditeurs québécois contemporains : l’éditeur qui publie ses mémoires professionnels construit une posture aucto-éditoriale, cherchant à la fois à exister comme auteur et à légitimer sa position d’éditeur. Les discours d’allocution de lancements du père Paul-Aimé Martin, fondateur des Éditions Fides, sont également un lieu d’observation privilégié en ce qui concerne les stratégies d’autoreprésentation de l’éditeur. Marie-Pier Luneau et Virginie Mailhot, dans leur article, mettent en relief la nature de ces discours de légitimation du « geste éditorial » par l’éditeur devant le public. François Valloton considère deux éditeurs, Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic, qui ont la particularité d’avoir été très présents sur les ondes des stations de radio et de télévision publiques en Suisse romande, pour s’interroger sur leur construction respective d’une mythologie de l’éditeur dans le cadre d’émissions destinées au grand public. Lilas Bass met pour sa part en perspective ces discours réflexifs sur les pratiques éditoriales. En se basant sur une série d’entrevues réalisées par ses soins, elle s’intéresse ici autant à ce que les éditeurs disent qu’à ce qu’ils taisent afin de construire une histoire cohérente de leur entreprise. Rachel Noorda analyse l’usage du label « indépendant » dans l’édition américaine et son fonctionnement dans l’ordre du discours, ce label désignant un ensemble de pratiques, de valeurs, mais servant aussi comme signe de distinction. Raphaël Thierry pose des questions analogues, mais sur un terrain différent, soit celui de l’édition africaine. Il confronte deux discours en tension : ceux tenus en Europe sur l’édition africaine, souvent fort éloignés de la réalité et qui placent l’édition africaine en position systématiquement subalterne; ceux tenus en Afrique, qui révèlent souvent des compromis.

Il arrive que l’éditeur sorte de sa réserve. Julien Lefort-Favreau s’attache aux prises de position publiques des éditeurs engagés qu’ont été et que sont André Schiffrin et Éric Hazan. Pour eux, le discours de l’éditeur est le lieu d’une contestation de tout un écosystème éditorial, suivant une logique contre-hégémonique. Leur parole se veut pamphlétaire, voire manifestaire, et finit par avoir un caractère prescriptif pour l’ensemble du champ éditorial. Marie-Andrée Bergeron, pour sa part, met au jour la manière dont les Éditions du Remue-Ménage se font, dès leur fondation en 1976, le relais de réflexions et de recherches féministes qui ne trouvaient préalablement pas de place adéquate dans l’espace éditorial québécois. L’article de Bergeron devrait également attirer notre attention sur le caractère fortement genré de la mythologie de l’éditeur.

Brigitte Ouvry-Vial, en s’attachant à un ensemble de paratextes et discours d’escorte de quelques acteurs importants de l’édition des années 1960-1970 en France, cherche à circonscrire une mutation dans la manière d’appréhender le lectorat, ses attentes, ses habitudes de lecture. Cécile Vergez-Sans, en travaillant sur un objet faiblement légitimé, l’édition pour enfants et ses catalogues, met en évidence des stratégies de lutte symbolique dans le champ éditorial. Samantha Rayner et Alison Searle vont elles aussi puiser dans les fonds d’archives pour identifier la nature du discours des éditeurs. En utilisant des questionnaires de marketing, des designs de couvertures et des correspondances entre C.S. Lewis, ses éditeurs, ses bibliographes, et ses critiques, il devient possible d’analyser le fonctionnement de l’édition académique au milieu du vingtième siècle dans le monde anglophone.

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Enfin, en varia, Nadine Desrochers propose une analyse approfondie des comportements informationnels des membres de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ). En confrontant les possibilités du numérique et les pratiques telles que décrites par les écrivains, Desrochers constate au final que la perception de la légitimation continue pour l’instant de suivre les voies traditionnelles de l’illusio.