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La question de la parole éditoriale se pose d’une façon particulièrement aiguë, s’agissant de l’éditeur d’albums pour enfants. Celui-ci est en effet confronté à plusieurs obstacles. Quelle peut être la légitimité de son discours dans le champ littéraire alors que les oeuvres pour enfants (et les albums davantage encore) sont traditionnellement considérées comme mineures? Mais aussi : où et dans quels espaces ce discours peut-il trouver à s’établir? Et quels types de contenus peut-il proposer? La majorité des médias traditionnels laisse une place infime au livre pour enfants, en dehors de quelques articles saisonniers à l’approche des fêtes de Noël. Quant aux espaces éditoriaux paratextuels, ils n’en sont pas moins limités : point de préface dans un album pour enfants, ni de quatrième de couverture développée, à l’exception de quelques cas particuliers. D’autre part, à qui et vers qui adresser un discours éditorial? À l’enfant lecteur? À l’adulte acheteur? À l’adulte médiateur, enseignant, bibliothécaire? À un adulte lecteur? S’agissant de l’album pour enfants, les destinataires du livre sont nécessairement pluriels.

Poser la question du « trouver lieu » est ainsi interroger les lieux possibles, au sens topologique, de l’accueil de cette parole, de sa destination. Mais c’est également poser la question des lieux, au sens rhétorique du terme. Si les lieux de discours sont « la base essentielle des preuves techniques de l’argumentation et la matière de l’invention[1] », quels peuvent être les objectifs, les enjeux, les fonctionnements des discours de tels éditeurs? Les lieux du discours ainsi envisagés permettent aussi de tracer les bornes du présent travail : s’ils appartiennent à la stratégie d’ensemble des éditeurs, ils n’en constituent qu’une partie. Nous ne confronterons pas, par exemple, dans le cadre de cet article, les discours produits par les éditeurs à leurs pratiques éditoriales effectives.

La période qui s’ouvre avec les années 1960 est traversée par de nombreuses transformations. Le paysage français de l’édition pour la jeunesse, tout d’abord, évolue avec la création de nombreuses structures nouvelles : 58 maisons d’édition sont créées entre 1975 et 1981[2]. Les structures plus anciennes connaissent quant à elles des modifications, avec des entreprises moins familiales et plus concentrées[3]. Nombre de bouleversements affectent de plus les univers liés à l’enfance. Les positions traditionnelles d’autorité familiale sont mises en débat, la diffusion large d’une vulgarisation de théories psychanalytiques promeut un nouveau regard sur l’enfance, les modèles scolaires sont contestés[4]. Par ailleurs, des revues critiques consacrées à la littérature enfantine sont en construction à partir des années 1950[5]. Enfin, les positions de ces médiateurs du livre indispensables que sont les libraires et les bibliothécaires se déplacent également. Les premières librairies dédiées à la jeunesse, comme Les trois hiboux ou Chantelivre, voient le jour au début des années 1970, tandis qu’en 1960 un certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire pour la jeunesse est mis en place. Des associations spécialisées naissent au même moment, telles que la Joie par les livres en 1963, ou le Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse (CRILJ), en 1965.

Renouvellement des structures éditoriales, nouveaux entrants, mises en question des modèles culturels traditionnels de l’enfance, professionnalisation de médiateurs spécialisés : autant d’éléments qui constituent une période propice à l’observation du discours éditorial dans la mesure où les émetteurs du discours, leurs destinataires, les positions sur l’enfance sont engagés dans un processus de transformation. L’album, cette forme de livre particulière dans laquelle texte et images s’interpénètrent pour faire sens, semble également un espace d’interrogation pertinent s’agissant de l’analyse de la parole éditoriale : comme l’argumente déjà Curmer en 1839 dans sa « Note sur la profession d’éditeur », l’éditeur de livres illustrés, plus encore que d’autres, est un véritable chef d’orchestre entre de très nombreux intervenants, et, donc, interlocuteurs potentiels[6].

Nous nous concentrerons ici sur les prises de parole explicites des éditeurs. Il ne sera donc pas question de cette autre voix muette d’expression éditoriale que constitue la mise en livre, théorisée par Emmanuël Souchier comme « énonciation éditoriale[7] » et que nous avons étudiée ailleurs[8]. Nos interrogations croiseront nécessairement les perspectives littéraires sur les acteurs de la création et de la production d’oeuvres, les enjeux historiques et sociologiques du jeu des discours, au travers des outils bourdieusiens du champ éditorial et des analyses d’un Jacques Dubois sur les littératures minoritaires, et la réflexion foucaldienne sur l’émergence des discours et formations discursives.

Travailler sur cette zone spécifique, l’édition d’albums pour enfants, à légitimité restreinte, saisie dans un moment de rupture des modèles, nous permettra de nous interroger sur les conditions de possibilité du discours éditorial. Nous nous demanderons si cette position particulière suscite de nouvelles formes, de nouveaux modes de discours éditoriaux, des fonctions et enjeux particuliers. Cette investigation s’accompagnera d’une réflexion méthodologique : à partir de quels objets et espaces étudier la parole éditoriale dans le champ de l’édition pour enfants? D’autre part, analyser le discours éditorial dans le champ de l’album pour enfants, est-ce travailler sur le discours éditorial pour ce champ propre, avec ses stratégies de lutte spécifiques? Ou bien le travail dans ce champ particulier ouvre-t-il la possibilité de déplacer certains questionnements sur le discours éditorial?

Ces perspectives seront dépliées sous deux angles : un essai d’état des lieux tout d’abord, à partir d’un matériau unique, les catalogues d’éditeurs; une analyse du fonctionnement des différentes formes de discours ensuite, à partir de l’étude monographique d’un cas révélateur, François Ruy-Vidal.

L’éditeur de livres pour enfants parle-t-il?

L’étude des catalogues éditoriaux des éditeurs d’albums pour enfants ouvre un premier lieu possible d’interrogation du discours. Le statut sémiotique de cet objet offre des points d’accroche intéressants : outil produit par l’éditeur à l’attention des destinataires potentiels de ses livres, qu’il s’agisse des lecteurs ou des médiateurs, outil de promotion et de valorisation de sa production, le catalogue constitue en quelque sorte un premier niveau d’adresse éditoriale, à spectre large. Le catalogue n’est que rarement signé du nom propre de l’éditeur. Il a pu être rédigé par des collaborateurs, puis validé par l’éditeur, ou rédigé par l’éditeur lui-même en fonction, notamment, de l’intérêt qu’il porte à cette prise de parole sur sa production et en fonction de la taille de la maison d’édition. Dans tous les cas, le catalogue se donne à lire comme l’émanation d’une structure éditoriale et l’absence de signature, qui pourrait apparaître comme une faiblesse de l’outil, nous semble au contraire un atout dans la mesure où cet objet utilitaire ne préjuge pas de l’importance accordée par l’éditeur au discours. Comme l’indique Virginie Meyer, le catalogue est un des matériaux essentiels d’analyse d’une stratégie éditoriale en ce qu’il accompagne la logique de l’offre, l’inscription du livre « dans l’espace public » et « l’image de l’entreprise[9] ». Il présente également l’important avantage d’être un espace commun à tous les éditeurs, un passage quasi obligé de la production éditoriale, et offre dès lors la possibilité d’une saisie large, qui ne surimpose pas, a priori, de critère qualitatif. Autre intérêt du catalogue : il est, en quelque sorte, un espace d’expression autorisé à tous les éditeurs, puisqu’ils le conçoivent, ce que ne sont pas les entretiens médiatiques par exemple, auxquels tous n’accèdent pas. Ainsi, notre dépouillement des sommaires d’une des revues critiques les plus reconnues de la période, le Bulletin d’analyses de livres pour enfants (aujourd’hui Revue des livres pour enfants), créé en 1965 par la Joie par les livres, montre-t-il qu’entre 1965 et 1985, sur 100 numéros, seuls sept proposent des entretiens ou extraits d’entretiens avec des éditeurs. En outre, si, dans le champ de la « littérature générale[10] », les autobiographies d’éditeurs, récit professionnel de leurs expériences, se développent à partir de la seconde moitié du xxe siècle, il n’en va pas de même dans le champ du livre pour enfants : le genre y est absent. L’éditeur de livres pour enfants n’est pas a priori un personnage public, en raison d’une légitimité fragile du secteur. L’intérêt du catalogue d’éditeur se situe également ici.

Nous avons travaillé à partir des catalogues d’éditeurs du fonds Q10 et du fonds du Centre national de la littérature pour la jeunesse (CNLJ) de la Bibliothèque nationale de France (BnF), complétés par les catalogues de livres d’étrennes de la Bibliographie de la France édités annuellement par le Cercle de la Librairie jusqu’en 1979. Les catalogues de 54 éditeurs d’albums ont été étudiés, représentant plusieurs centaines de catalogues : il s’est agi de choisir des éditeurs aux productions très différentes, occupant des positions variables dans le champ éditorial et mêlant structures de grande taille et microédition[11]. Notons cependant d’emblée les limites du matériau : les catalogues d’éditeurs ont en effet été conservés de façon très variable, il n’y a, pour certains éditeurs, aucun catalogue dans le Q10 (par exemple La Noria), pour d’autres, un dépôt partiel (Odège), pour d’autres encore, une masse énorme de documents (Hachette). Ces fonds, enfin, ne sont pas catalogués.

Des catalogues quasi muets

L’examen de ces catalogues d’éditeur met au jour une évolution importante dans l’activation éditoriale de leur dispositif à la fin des années 1960. Une comparaison avec les catalogues de la période précédente permet d’en prendre la mesure. À la fin des années 1950, on observe une quasi-absence du discours éditorial dans les catalogues. Les éléments de caractérisation des collections, propres à la parole éditoriale, y sont, quels que soient les éditeurs, extrêmement ténus et peu nombreux. L’éditeur, tout d’abord, y donne à lire le discours du fabricant. Les indications les plus nombreuses (mais il ne s’agit que de quelques mots) concernent la matérialité du livre. C’est en priorité par ces éléments, et notamment par le format, que les différents ensembles du catalogue sont distingués. Il y a ici, bien sûr, la trace de la structuration des catalogues du xixe siècle, organisés par format, mais aussi la trace de l’identité historique première de l’éditeur comme imprimeur-libraire. Ce que garantit alors la parole éditoriale, c’est avant tout la qualité matérielle de l’objet produit. Dans les catalogues des Éditions La Farandole entre 1958 (premier catalogue conservé en Q10) et 1971-1972, les collections ne sont caractérisées que par ces indications. La collection « Mille images » est présentée en ces termes en 1958 : « Albums 21×26,5, couverture cartonnée laquée, illustration en quadrichromie. » L’éditeur Bias, éditeur imagier, va plus loin encore, en introduisant des ouvrages, à mi-chemin entre le livre et le jouet, par une référence au brevet technique qui a permis leur élaboration, comme il est d’usage pour un produit manufacturé. Cette posture du fabricant est vraisemblablement d’autant plus prégnante que la matérialité du livre a effectivement une importance décuplée, s’agissant de l’album illustré.

À ces indications techniques s’ajoutent des éléments descriptifs qui semblent interchangeables, d’une collection à l’autre chez un même éditeur, mais aussi d’un éditeur à l’autre. Ainsi lit-on en 1965 dans le catalogue des Éditions des Deux Coqs d’Or que la nouvelle collection « Mon premier livre d’Or » est une « collection pour les petits réunissant des textes simples, à la fois poétiques et éducatifs. Entièrement illustrés en couleurs. » Dans le même catalogue, la collection « Je m’amuse » est définie comme « une collection originale pour les petits, associant un texte éducatif imagé en couleurs à une activité manuelle simple », tandis que la collection « Bonne nuit » propose « au premier âge » des « albums aux images très simples et vivement colorées ». Couleur, simplicité, dimension éducative, les mêmes termes caractérisent chacune des collections et sont repris par les différents éditeurs, de « ravissantes images » en « charmantes illustrations ».

L’absence de singularisation des ouvrages par le discours trouve son point culminant dans la présence chez un très grand nombre d’éditeurs de regroupements d’albums sous forme de « lots ». On découvrira en 1955 dans plusieurs catalogues d’étrennes Bias des ensembles n’ayant d’autre identité qu’un numéro de série (« Série 80, série des petits, huit modèles assortis »), mais aussi en 1975 chez Gautier-Languereau, qui ne fait pourtant pas partie des éditeurs imagiers, cette seule garantie (et seule indication), pour la collection « Albums merveilleux », d’une variété thématique : « Chaque assortiment a été composé par l’éditeur en vue d’offrir un choix équilibré de sujets. »

Quelques éléments de discours s’organisent parfois enfin autour de la question du prix de l’ouvrage, comme (seul) argument d’achat. Ainsi de ce commentaire des Éditions Touret : « Cette collection des éditions Touret ressemble à un paquet de bonbons : chaque livre ne coûte qu’un franc et il est facile d’en offrir comme récompense, ou de s’en servir pour raconter une histoire chaque soir[12]. » L’éditeur travaille encore le livre en tant que produit, que seuls distinguent son prix et sa praticité, et ne qualifie ni le contenu ni le propos de sa collection.

Ce premier moment d’analyse nous invite donc à une proposition méthodologique. Analyser le discours éditorial, ce n’est pas seulement étudier son fonctionnement, ses modes, ses conditions de possibilité, mais cela peut être aussi s’arrêter sur les discours absents ou quasi absents. L’activation du discours éditorial ne va pas de soi. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’espace du catalogue d’éditeur, espace possible de discours, n’est que très faiblement investi, quels que soient les éditeurs considérés. Se donne à voir ici une pratique inverse de ce qui se développe alors dans le champ littéraire où, dans la seconde moitié du xxe siècle, les déclarations d’intention éditoriales constituent « le modèle dominant de définition[13] » des collections. Comment analyser cette absence de prise de discours? Les hypothèses sont évidemment multifactorielles.

Si ces éléments de discours semblent interchangeables, c’est sans doute que, pour un certain nombre de ces éditeurs, parmi lesquels les éditeurs imagiers, le livre pour enfants s’inscrit dans un répertoire immuable (parce qu’il cherche à plaire aux parents acheteurs qui doivent s’y reconnaître). On relève ainsi dans les bulletins des Éditions Touret de nombreuses formules comme : « Ces histoires sont déjà connues, mais racontées avec simplicité et tendresse », ou encore « les animaux fascinent toujours les enfants[14] ». L’absence de développement du discours éditorial fonctionne alors paradoxalement comme le signe d’une confirmation : celle d’une adhésion à un socle de normes implicites, les éléments matériels (formats, reliures, etc.) et les arguments sur le prix apparaissant comme des éléments commerciaux de différenciation.

Le développement du discours

L’analyse des catalogues sur la période considérée permet cependant de mettre au jour une modification des usages. À rebours de ce modèle dominant apparaissent à la fin de cette période, et particulièrement à partir du milieu des années 1970, des collections accompagnées d’un discours d’escorte dans certains catalogues. Ces collections sont désormais présentées de façon développée, comme des projets. Les catalogues des maisons récemment créées, de petites maisons indépendantes, sont particulièrement représentatifs de cette évolution : ainsi l’observe-t-on, par exemple, dans les catalogues des Éditions Un Livre d’Harlin Quist (nées en 1967), des Éditions d’Au (1976), des Éditions Léon Faure (1977), des Éditions des femmes (1975), aux Éditions Grandir (1978), ou encore aux Éditions du Sourire qui mord (1977).

Il s’agit d’abord pour ces éditeurs d’affirmer leur désir de rompre avec ce qui précède. « Collections en rupture », « faire des livres différents », autant de mots d’ordre employés, par exemple, dans les Bulletins de liaison du Sourire qui mord, où ils sont liés à une analyse dénonciatrice de la production de livres proposée aux enfants : « ces livres où tout est si simple, si conforme à l’ordre apparent des choses, ces livres sages comme des images, livres miroirs anesthésiants qui enferment dans l’enfance[15] ». La maison d’édition est d’ailleurs née d’un collectif, « Pour un autre merveilleux », qui se réunissait au milieu des années 1970 à l’Université de Vincennes et souhaitait proposer une critique de la production pour l’enfance et une démarche de recherche. On reconnaîtra dans ces prises de position en rupture des topos du discours éditorial.

Pour certains de ces éditeurs, le discours de rénovation est principalement centré sur l’esthétique. Ainsi lira-t-on dans le catalogue des Éditions d’Au : « L’intention première du groupe est de bousculer le rapport traditionnel du texte et de l’image dans le livre pour enfants[16]. » Pour d’autres, comme Christian Bruel au Sourire qui mord, le renouvellement des images proposées aux enfants est étroitement lié à un renouvellement des contenus, à une réflexion sociale et politique, à la volonté de lutter contre les conditionnements. Le collectif « Pour un autre merveilleux », structure dont naîtront les Éditions du Sourire qui mord, entend par exemple prendre le contrepied des livres « où les petites filles sont presque toujours inexistantes[17] ».

Si le discours se développe et prolifère, son ton se transforme également. Ces nouvelles ambitions tentent parfois de conquérir les médiateurs du livre pour enfants (libraires, bibliothécaires, parents) sur le mode du tract, caractéristique, comme la réflexion collective, de la période des années 1968. Christian Bruel diffuse quatre Bulletins de liaison, glissés dans les livres, afin d’essayer de mettre en place une diffusion populaire : « Nous voulons aussi un contact permanent entre les adultes et le collectif […]. Un contact permanent : le bulletin de liaison […]. Notre jeune collection est en marge, en rupture, mais elle n’est pas destinée à quelques privilégiés[18]. » Le bulletin comprend une présentation du livre, des documents de réflexion sur la lecture, etc.

En plus des discours de renouvellement des esthétiques, des contenus des livres, des modes de diffusion, plusieurs de ces nouveaux éditeurs engagent une analyse économique de l’appareil de production éditorial dans leur catalogue, une démarche critique également caractéristique des mouvements progressistes des années 1968. Les éditrices de la microstructure La Marelle fondent ainsi leur discours sur une opposition entre les grandes et les petites maisons d’édition : « Dès que l’on a affaire à une moyenne ou à une grande maison, le projet présenté par les créateurs (auteur et illustrateur) est presque à coup sûr dénaturé : en effet il faut l’insérer dans un format standard, un ton général propre à la collection, une mise en page normalisée […][19]. » C. Bruel aborde lui aussi ces problématiques dans ses bulletins, car il considère qu’il s’agit de poser « la question de l’accès démocratique à toute littérature de qualité[20] ».

Dans le contexte de la libération du prix du livre du 1er juillet 1979, le Bulletin consacre trois pages (sur les sept qu’il compte) à une dénonciation des méfaits de cette nouvelle réglementation et en appelle à d’autres fonctionnements. Le discours cherche à construire une démonstration didactique : organisé en paragraphes, il s’appuie sur des chiffres, des références à des revues économiques. Mais il joue aussi du libelle avec des phrases d’accroche : « Adultes, nous sommes tous concernés par la littérature enfantine. » Il présente en outre des sortes de mots d’ordre en conclusion, dans une structure ternaire, en majuscules (par exemple : « DONNER À LIRE, C’EST PRENDRE POSITION SUR LE STATUT DES ENFANTS »). Si le Bulletin dénonce les méfaits du prix libre, comme le fait Jérôme Lindon dans son célèbre article tribune diffusé dans le journal Le Monde[21], il tente aussi de l’articuler à une autre dimension : un plaidoyer pour l’intérêt de la littérature pour enfants.

Le livre devient plus manifestement ce qu’il était déjà : une marchandise comme les autres dont la valeur culturelle s’efface devant les impératifs commerciaux et les lois du marché […]. Faute d’une politique démocratique de la lecture, c’est le livre lui-même comme espace de liberté et comme outil culturel qui est en péril. La littérature enfantine déjà considérée comme genre mineur, sera durement touchée et nous avons tous à y perdre. […] Tout cela est certes essentiel mais, d’un même mouvement, c’est aussi lorsque les adultes découvriront que les « petits livres » ne constituent pas un secteur mineur de la littérature, c’est quand ils exigeront pour les enfants des oeuvres qui ne soient plus des sous-produits culturels interchangeables et répétitifs, c’est quand enfin ils pourront prendre eux-mêmes un plaisir réel et non condescendant à lire de tels livres, c’est alors seulement qu’aura volé en éclats la littérature infantile[22]

Découvrant de tels catalogues, on mesure l’écart par rapport à ceux de la période précédente et il semble nécessaire de s’interroger sur les raisons d’une telle « prise de discours » à la fin des années 1960.

Comment interpréter la transformation des catalogues?

Certes, ces nouveaux éditeurs entendent offrir, selon des inflexions propres à chacun d’entre eux, d’autres livres pour enfants, avec de nouvelles ambitions esthétiques, voire politiques. Le catalogue se présente comme un relais de ces stratégies ou encore, selon une analyse bourdieusienne, comme un des possibles moyens de lutte de ces petits éditeurs récents pour se faire reconnaître dans le champ éditorial du livre pour enfants. Si, cependant, la nouveauté du projet et le désir de rénovation semblent effectivement très solidement liés à la prise de parole par les éditeurs pour enfants, celle-ci est-elle pour autant une condition nécessaire et suffisante? Si oui, comment comprendre que des éditeurs antérieurs, tels que La Farandole ou Delpire, aux projets pourtant novateurs, aient très peu associé projet éditorial innovant et prise de discours?

Ce qui semble ici se manifester, c’est que cette parole éditoriale de rénovation apparaît moins comme un coup de tonnerre dans le silence que comme la nécessité de trouver voix dans un choeur d’échanges. D’une part, la période des « années 68 » est le cadre de très nombreuses mises en débat, recompositions, sur les plans culturels, sociaux, politiques, qui engendrent des modifications importantes dans les albums pour enfants : il s’agit de parler autrement aux enfants (du corps, de la sexualité, des genres, du racisme, de politique, etc.), avec de nouvelles images (psychédéliques, abstraites, etc.), comme la récente exposition sur le « 68 des enfants » a tenté de le mettre au jour[23]. D’autre part, ces années de recompositions (ou tentatives de recomposition) favorisent les débats multiples, dans des champs divers, connexes. L’éditrice Régine Lilensten témoigne de cette effervescence et de son retentissement : « C’était absolument extraordinaire le bouillonnement autour du livre de jeunesse. Je me rendais sans cesse aux colloques et aux débats nombreux et passionnés lancés dans l’après-mai 68 […][24]. »

De même, les bouleversements du système scolaire – allongement de la scolarité par l’ordonnance Berthoin (1959), explosion du taux de scolarité en maternelle, nouveaux programmes pour l’apprentissage du français du 4 décembre 1972, etc. – s’accompagnent-ils d’un développement de nombreuses revues pédagogiques (Enseignement 70, La Revue française de pédagogie, Le Français aujourd’hui…). S’y ajoutent des collections théoriques sur la lecture et le livre pour enfants, chez des éditeurs qui sont aussi parfois conjointement éditeurs d’albums, telles que « Enfance heureuse » et « Vivre son temps » aux Éditions Ouvrières, « Lecture en liberté » dirigée par Raoul Dubois chez Magnard, « E3, Enfance, Éducation, Enseignement » chez Casterman.

Le système scolaire fait également l’objet de nombreuses remises en question. Plusieurs travaux, qui connaissent un grand écho, s’attachent à montrer les inégalités du système éducatif, parmi lesquels on peut citer, bien sûr, l’ouvrage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture[25]. Ces ouvrages et leurs succès éditoriaux créent ainsi un contexte pour la production et la réception des collections enfantines, mais aussi pour celles de possibles discours éditoriaux sur ces ouvrages. Parallèlement se développent des instances spécialisées dans le livre pour enfants, qui constituent autant de producteurs possibles de discours mais aussi de récepteurs en attente d’un discours. Il y a donc création d’un horizon d’attente pour des discours éditoriaux, l’attente, dans ces champs spécialisés, d’un discours de projet, prenant position, explicitant ses objectifs. Ces discours relèvent d’une double légitimation : légitimation des éditeurs mais aussi, par contrecoup, des structures spécialisées du domaine.

Que le développement du discours éditorial ne naisse pas seulement de la novation d’une démarche, mais d’un contexte global requérant le discours, se lit également dans l’évolution des catalogues d’éditeurs plus anciens, désignés par Christian Bruel comme des éditeurs « de marché[26] », par opposition à des éditeurs plus novateurs. Ainsi découvre-t-on l’expression de cette prise de conscience dans un catalogue des Éditions Gautier-Languereau en 1970 : « Les libraires, les bibliothécaires, les éducateurs et de nombreux parents ont constaté depuis ces dernières années un profond besoin de changement dans le domaine des livres pour les jeunes […]. » Les enjeux de ces transformations pour ces éditeurs sont en effet très concrets, comme le précise Gautier-Languereau juste après cet extrait : « Le signe le plus évident a été, en période d’expansion de l’économie, la baisse de vente des grandes collections traditionnelles. Gautier-Languereau a été l’un des éditeurs qui a répondu à ce besoin de changement[27]. » Ces catalogues, dans un souci promotionnel, élaborent à leur tour des discours d’accompagnement, qui empruntent aux topos des catalogues des nouveaux éditeurs. Maurice Fleurent, directeur des albums chez Hachette, nonobstant des lignes directrices très commerciales dans sa production (avec, par exemple, des licences Disney), n’hésite pas à fustiger la littérature enfantine avec « lapins roses », reprenant à son compte la condamnation de la mièvrerie[28]. Entre 1978 et 1982, il proposera aussi dans son catalogue des collections « à projets », accompagnées de déclarations d’intention, telles que « Tapis volant », « La Bouteille à l’encre », « Gobelune » et « Toboggan ».

Ainsi, dans une période où le secteur de l’album est attractif économiquement, dans un contexte de débats autour de l’enfance et de ses institutions, dans un moment de constitution de nombreuses identités professionnelles autour du livre pour enfants, il s’agit pour les éditeurs, quels qu’ils soient, d’occuper le terrain et de répondre aux attentes d’un discours de projet éditorial. Certes, quelques éditeurs pour enfants avaient pu se saisir du discours, que l’on pense à l’argumentation d’un Pierre-Jules Hetzel sur la nécessité d’associer « éducation » et « récréation[29] », ou encore à la célèbre conférence pédagogique d’un Paul Faucher donnée en 1958 à l’occasion du Congrès de l’Union internationale pour la littérature de jeunesse : « Comment adapter la littérature enfantine aux besoins des enfants[30]? » La saisie cartographique, au travers de l’examen des catalogues d’éditeurs, montre cependant que les années 1960 représentent un moment-charnière pour le discours dans le domaine du livre pour enfants, pour des raisons multifactorielles.

Dans un tel contexte, il importe, après cet essai de cartographie, de travailler sur le fonctionnement global des discours d’un éditeur, au-delà des seuls catalogues, et sur les conditions de possibilité de leur activation. Ce changement de focale permettra de déplier de nouveaux questionnements sur le discours éditorial.

Le discours de l’éditeur, cependant, doit-il être étudié comme celui de n’importe quel personnage public? Prenant acte de sa position à la fois sur le marché économique et dans la production de la création, il nous semble que l’étude de son discours, grâce à l’analyse monographique, doit articuler une triple dimension : quelle peut être son intervention dans le champ public et médiatique? Quel est le poids de son discours dans les rapports de force économiques? Mais aussi, comment le discours vient-il se poser à côté (autour) des oeuvres et des auteurs?

Se taire, c’est être neutralisé[31]

Nous avons choisi d’analyser la pratique discursive de François Ruy-Vidal. En ce contexte de reconfiguration, il a en effet semblé pertinent de travailler sur des lieux de tension maximale, dans lesquels le discours est à la fois nécessaire, décisif, mais aussi contesté, problématique. Selon Chamboredon et Fabiani, une des caractéristiques de ceux qu’ils désignent comme « éditeurs d’avant-garde », et dont nous avons précédemment étudié les catalogues, est qu’ils développent un discours beaucoup plus abondant que celui des autres éditeurs[32]. Ainsi avons-nous choisi un éditeur, François Ruy-Vidal, se décrivant lui-même comme éditeur d’« avant-garde », terme qui, historiquement, ne laisse pas de faire question, mais qui nous intéresse ici en ce que l’éditeur se l’approprie pour souligner une pratique novatrice et isolée.

Outre la richesse de son catalogue, et le récent dépôt de ses archives à la médiathèque Françoise- Sagan qui permettent d’observer la fabrique du discours, son cas présente plusieurs intérêts. Il fait en effet partie de ces éditeurs de la période qui, pourrions-nous dire en jouant avec une expression de Bourdieu, cherchent à « ne pas se tenir à leur place ». Dans ces conditions de déplacement, le discours doit, dès lors, trouver de nouveaux lieux, de nouveaux contenus, rechercher des points d’appui, des espaces de réception. Pour François Ruy-Vidal, les tentatives de déplacement des normes du livre pour enfant sont multiples. Elles concernent tout d’abord la référence à l’âge enfantin. Il s’agit d’un point névralgique pour Bourdieu qui souligne qu’il faut « rappeler que les divisions entre les âges sont arbitraires […]. Les classifications par âges (mais aussi par sexe ou, bien sûr, par classe) reviennent toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit tenir sa place[33]. » Or, toute la démarche de François Ruy-Vidal se fonde sur la conviction qu’il ne faut pas chercher à faire des livres écrits, illustrés et adaptés en fonction de l’âge des enfants, mais de véritables oeuvres artistiques et littéraires.

Instituteur de formation, très investi dans l’éducation populaire, il commence à publier en association avec l’Américain Harlin Quist. Ils créent en 1967 les Éditions Un Livre d’Harlin Quist, structure franco-américaine ambitionnant de renouveler la production. Ils y publieront une trentaine de titres, parmi lesquels des Contes de Ionesco, jouant avec l’absurde et illustrés, notamment, par Étienne Delessert. Les albums édités remettent également en cause d’autres structures sociales. Après avoir convaincu Eugène Ionesco de lui donner des textes, F. Ruy-Vidal sollicite Marguerite Duras, dont il édite Ah! Ernesto, l’histoire de ce petit garçon qui ne voulait plus aller à l’école, avec les images du graphiste Christian Bonhomme. Autre brûlot contre l’autorité scolaire, un texte d’Albert Cullum, Sur la fenêtre, le géranium vient de mourir…, proposé « Pour tous les éducateurs et pour tous les adultes. Et pour tous les enfants de parents intelligents », comme l’indique la première de couverture. Claude Lapointe illustre quant à lui une « version hippie » de Pierre l’ébouriffé, adaptée en ce sens par F. Ruy-Vidal; et Nicole Claveloux, une dénonciation de la société médiatique et des préjugés racistes dans un Alala éclatant de couleurs psychédéliques, ou encore Gertrude et la sirène, un conte de Richard Hughes dans lequel la petite poupée de bois affirme : « Je ne veux plus être à personne, je veux être à moi[34]. »

Une autre spécificité de F. Ruy-Vidal réside dans ses positionnements éditoriaux multiples. Il publie tout d’abord dans une petite structure fondée avec très peu de moyens financiers, Un Livre d’Harlin Quist, puis dirige des collections dans des structures plus importantes : autant de parcours qui permettent de poser la question du pouvoir du discours face à la question économique. En 1973, après la faillite des Éditions Un Livre d’Harlin Quist, F. Ruy-Vidal deviendra directeur de collection chez Grasset-jeunesse (1973-1975), maison au sein de laquelle il crée le département jeunesse, puis aux Éditions Jean-Pierre Delarge-Éditions Universitaires (1976-1978), et aux Éditions de l’Amitié (1979-1984).

La nécessité d’une stratégie offensive

C’est en 1973 que F. Ruy-Vidal, désormais directeur de collection aux Éditions Grasset, formule dans un catalogue sa célèbre déclaration :

Il n’y a pas de couleurs pour enfants.
Il y a les couleurs.
Il n’y a pas de graphisme pour enfants.
Il y a le graphisme qui est langage international immédiat.
Il n’y a pas de littérature pour enfants.
Il y a la littérature[35].

Anaphores, présent définitoire, phrases brèves : les formules claquent. Il s’est agi, pour F. Ruy-Vidal, de synthétiser une position éditoriale en une sorte de concrétion verbale. Sans nécessairement retenir le terme, la proximité stylistique avec les moyens du slogan éclaire également le geste : « le slogan […] condense le discours en un noyau thématique, une formule ramassée, rythmée, à des fins mnémoniques et pragmatiques, visant à mobiliser et à pousser à l’action[36] ». F. Ruy-Vidal produit ici une déclaration suffisamment marquante pour être toujours très connue et fréquemment reprise dans les prises de parole sur le livre pour enfants. Une interrogation sommaire de ce que nous pourrions appeler les « traces » du discours éditorial montre ainsi que, quelque 46 ans plus tard, une requête très générale sur internet partant des derniers segments de ce texte pointe, en français, 26 résultats.

Cette déclaration intervient dans un contexte particulier : les Éditions Harlin Quist viennent de faire faillite, ses livres ont été très violemment attaqués par Françoise Dolto dans L’Express[37], F. Ruy-Vidal ouvre un département jeunesse aux Éditions Grasset. Dès ses débuts éditoriaux cependant, l’éditeur se montre convaincu qu’une stratégie discursive offensive est indispensable. Ainsi, dans un brouillon de lettre écrit en 1967 à son associé, regrette-t-il qu’Harlin Quist, dans sa présentation des Éditions pour le journal Graphis, spécialisé en graphisme, n’ait pas été « assez virulent, pas assez courageux, pas assez vital[38] ». Au contraire, dans la préparation de ses discours, Ruy-Vidal n’hésite pas à nommer les matériaux de réflexion qu’il rassemble des « pièces à conviction[39] », soulignant la perspective combative de l’entreprise.

Cette stratégie de discours offensif est selon lui doublement indispensable. Indispensable, tout d’abord parce qu’il n’a pas le choix : c’est la seule position (de différenciation) ou, selon l’expression de Jérôme Meizoz, la seule posture qui lui est ouverte : « À Bologne, on m’a encore dit : “Vous êtes le Mao de l’édition.” J’ai eu envie de répondre à la personne qui m’accusait de maoïsme : “Oui, c’est la seule position que j’ai.”[40] » On peut effectivement comparer ses discours avec ceux, beaucoup plus feutrés, de Jean Fabre, directeur de l’École des Loisirs, maison d’édition créée en 1965 et revendiquant elle aussi un nouveau regard sur le livre pour enfants. Si Jean Fabre parle de renouvellement, son ton est beaucoup moins agressif et polémique et, surtout, il veille à évoquer très régulièrement le monde enseignant dans ses prises de parole. Sa maison, qui bénéficie d’un adossement aux éditions scolaires de l’École, peut en effet compter, elle, sur ce marché scolaire décisif pour le secteur du livre pour la jeunesse.

La stratégie offensive est aussi rendue nécessaire, selon Ruy-Vidal, par le déséquilibre des forces économiques dans le champ éditorial. S’il lui faut, explique-t-il, dénoncer avec grande virulence « ces faux-livres, qui ressemblent de l’extérieur à des livres, [qui] ne font que duper les consommateurs », parmi lesquels les livres conçus à partir d’émissions de télévision à succès ou des films Walt Disney de grande audience, c’est que « le fait pour un jeune éditeur de se trouver en conflit plus ou moins ouvert avec une telle commercialisation, à une telle échelle disproportionnée, ne peut l’inciter à garder une position d’expectative[41] ». Se taire, c’est être neutralisé. La stratégie offensive lui semble donc indispensable pour un petit éditeur ou directeur de collection à la production marginale (en volume) face aux grosses structures éditoriales et médiatiques.

Elle l’est d’autant plus selon lui que le désir de rénovation et de renouvellement que souhaite engager le petit éditeur ne peut être audible que par le coup de force du discours :

Ces changements sont difficiles à proposer, à soutenir, difficiles à faire admettre… On se voit presque contraint de les imposer pour qu’ils aient droit à l’existence. Surtout qu’ils sont en concurrence avec un discours dominant intronisé par l’argent. Et que ce n’est que par les pouvoirs de l’argent qu’on peut lutter sur le terrain de la pratique avec les produits de consommation créés par l’argent […]. L’argent seul peut se permettre, par la publicité, par la diffusion de masse, à bas prix pour les acheteurs, de réaliser l’imposition des changements avec, en prime, l’avantage de pouvoir présenter cette imposition de changement comme une réception acceptation et un témoignage de choix par le public donc de la société dans laquelle il s’inscrit[42]

De fait, une enquête sur la diffusion et la vente de livres pour enfants en 1978 auprès de 300 librairies françaises confirme, par exemple, que les Éditions Harlin Quist ont eu beaucoup de difficulté à se faire distribuer, « pour connaître finalement un refus général, après qu’Interforum eut abandonné ces livres “trop difficiles à vendre”[43] ». Il faut donc se saisir du discours, mettre en oeuvre une parole offensive, pour tenter de combler par le discours le déséquilibre des forces économiques.

La nécessité d’un discours formateur

Mais l’analyse des différentes prises de parole médiatiques montre que ce discours éditorial se donne aussi des fonctions didactiques. Il s’agit bien sûr d’éclairer un projet et de former le regard d’un public qu’il faut constituer, soit une fonction traditionnellement dévolue, depuis le milieu du xixe siècle au moins, à l’édition créatrice qui cherche à « créer un public pour les Auteurs[44] ». Cependant, les spécificités de l’édition d’albums pour enfants font que le discours éditorial ne peut atteindre directement ses lecteurs. Il ne peut que cibler les médiateurs adultes, parents, enseignants, bibliothécaires, libraires – discours par ricochet, donc. À la différence de ce fonctionnement caractéristique en « littérature générale », F. Ruy-Vidal, s’il entreprend de former un possible public à la réception de sa production éditoriale, entreprend aussi, plus largement, de le former à un médium, l’album, c’est-à-dire à un mode de lecture spécifique dont le sens est à construire entre texte et image.

Ainsi, dans ses premières interventions notamment, Ruy-Vidal présente les renouvellements qu’il veut apporter aux illustrations en proposant tout d’abord des analyses globales de la fonction des images. Interrogé sur la question pour la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Bourges en 1968, il commence par développer une réflexion sur leur nature intrinsèque, à partir de théories cinématographiques qu’il a connues via l’Institut des Hautes Études Cinématographiques (IDHEC), selon lesquelles le texte s’adresserait davantage à la compréhension intellectuelle et l’image davantage à une perception sensorielle. Ses exemples sont ensuite empruntés hors du champ de l’édition pour la jeunesse : il illustre ainsi la nouvelle « civilisation de l’image » par référence à des dessins de Sempé dans L’Express. Ce n’est qu’en dernier lieu qu’il relie cette conception de l’image à sa propre production éditoriale, dès lors justifiée, fondée par ces supports théoriques[45]. Ajoutons que, dans presque tous ses discours, on observe également le souci, très pédagogique, de déplier le fonctionnement de ses albums, offrant en quelque sorte explicitations (explications?) de texte :

Ah! Ernesto de Marguerite Duras, illustré par Alain Le Foll. Ce sera un livre tri-dimensionnel. L’idée de base est que l’enseignement, l’éducation et la culture ne changent pas l’instinct de l’homme. Les guerres, les différences sociales, les luttes de classes, l’exploitation de l’homme par l’homme, le destin de l’homme sur la terre… constituent un fond panoramique sur le devant duquel se découpent réalistement Ernesto, sa mère (qui a sept enfants), son père, l’instituteur (le savoir) et que se juxtapose une série de petites confrontations dans un texte plein d’humour. Le fond panoramique qui représente la durée, sera représenté par des collages, à partir de gravures anciennes[46]

La parole didactique prendra toujours plus d’importance dans les discours de l’éditeur tout au long de son parcours, parce que celui-ci se confronte à la réception (difficile) de ses livres. Cette fonction d’éditeur-formateur que se donne Ruy-Vidal est rendue nécessaire, comme il l’argumente lui-même, par l’insuffisance du champ critique : insuffisance des espaces critiques, mais aussi défaut de qualité, particulièrement du point de vue de l’analyse de l’image. Il dénonce dans Phénix « ces gens à la tête d’organismes qui pourraient s’occuper de promouvoir le livre moderne […]. Sur le plan graphique, ils n’ont pas de culture[47]. » Il développe dans le même entretien un discours critique à l’encontre des médiateurs du livre, évoquant « une certaine résistance » liée à la nostalgie des adultes devant les livres pour enfants. Lieu commun éditorial que cette critique de la critique? Certes, pour partie. Mais pas seulement. L’article du Nouvel Observateur déjà mentionné arrive aux mêmes conclusions[48]. Chez certains de ces éditeurs novateurs de la fin des années 1960, la parole formatrice, au départ envisagée comme une dimension du discours éditorial, finira par devenir l’activité principale, le discours devenant activité centrale, au lieu de l’édition. Christian Bruel, après les fermetures successives de ses deux structures éditoriales, le Sourire qui mord et les Éditions Être, deviendra ainsi formateur, pour le Centre de Promotion du livre de jeunesse (CPLJ 93) notamment.

Une tentative de littérarisation de l’album

Cette fonction didactique est associée à la recherche d’une refondation de la valeur de la production : il s’agit de tenter une « littérarisation » du médium album. En employant ce terme, nous soulignons qu’il est ici question d’une tension vers cet objectif, d’un processus. Nous l’inscrivons dans les perspectives ouvertes par les recherches sur « l’artification » rassemblées par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro[49]. La déclaration de 1973, bien sûr, comme d’autres moments de discours, affirme la dimension littéraire de l’album pour enfants. Mais les prises de parole ne se contentent pas d’affirmer cette dimension, elles tendent également, suivant une fonction pragmatique du discours, à un déplacement vers le littéraire, à un mouvement de littérarisation, dans les formes, les structures, les contenus des discours proposés.

F. Ruy-Vidal choisit tout d’abord de faire entrer dans la réflexion sur le livre pour enfants, par le mode de la référence, des écrivains de « littérature générale ». Les références littéraires sont bien plus nombreuses que les références pédagogiques (même si Freinet est parfois cité), à la différence d’autres discours éditoriaux (tels ceux de Paul Faucher). Relevons par exemple, parmi d’autres, les noms de Sartre, de Brecht, ou la désignation d’un de ses auteurs, Richard Hughes, comme le « Dostoïevski anglo-saxon[50] » que l’éditeur reprend à son compte, ou encore le recours à une phrase de Virginia Woolf : « L’idéal serait qu’on applique à la littérature pour enfants, même dans ses premiers balbutiements, la formule de Virginia Woolf : “des mots anciens dans un ordre nouveau”[51]. » Par ces citations, points d’appui, F. Ruy-Vidal cherche à constituer un socle culturel commun et légitime autour de l’album, à créer une circulation entre les deux champs. S’y ajoute cependant une visée proprement éditoriale : s’adresser aux auteurs et illustrateurs qu’il s’agit de valoriser et de faire venir jusqu’à l’éditeur. F. Ruy-Vidal défend en effet la nécessité de faire appel à des écrivains et des artistes non spécialisés dans le domaine du livre pour enfants. C’est la condition indispensable, selon lui, d’une meilleure qualité des oeuvres mais aussi d’une plus grande justesse. La littérarisation du discours leur est aussi destinée et vise à susciter leur adhésion au projet éditorial.

F. Ruy-Vidal emprunte également au littéraire la forme du manifeste dans sa célèbre déclaration déjà citée, que l’on pense à ses fonctions, énoncé de principes fondateurs, discours programmatique, stratégie de rupture, ou à ses effets rhétoriques, ton péremptoire et polémique, usage d’une « certaine théâtralité de la démarche[52] ». Théoriser le positionnement éditorial prend alors une dimension essentielle. On se souviendra avec Arthur Danto que « ce qui fait une différence entre une boîte de Brio et une oeuvre d’art qui consiste en une boîte de Brio, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l’art[53]. » Ici, toutes proportions gardées, le discours théorique cherche également à assurer cette entrée dans le domaine de l’art.

Le travail de littérarisation se déploie aussi pour F. Ruy-Vidal dans la recherche progressive de notions singulières, soit ce que nous pourrions considérer comme la recherche d’une « langue éditoriale » propre. Ainsi la médiation problématique des professionnels du livre et de la critique est-elle désignée d’abord comme « obstacle[54] », puis comme « écran[55] », avant que ne soit mise au jour la notion de « spécialiste-écran ». La formule est frappante dans sa dimension presque oxymorique et dans son écho avec la notion freudienne de « souvenir-écran ». Forger une telle formule permet à F. Ruy-Vidal d’élaborer une réflexion globale sur l’écosystème éditorial :

[…] j’ai appris que je devais me définir au titre de la production des livres par rapport à un public constitué des enfants et des parents, et par rapport à ce que j’appelle les spécialistes-écrans, c’est-à-dire les bibliothécaires, critiques de livres pour enfants, pédagogues et tous adultes qui pourraient favoriser la circulation des livres, depuis la production jusqu’au public. Je dis spécialistes-écrans en précisant que l’écran est quelquefois ce qui obstrue ou ce qui révèle, ou ce, à partir de quoi on peut faire révéler certaines choses. Je considère la bibliothécaire comme un spécialiste-écran, avec le rôle que je viens de définir. Ce faisant, elle doit savoir qu’elle a la possibilité de contribuer à l’amélioration de certaines structures de la société puisque chacun sait que ces structures sociales se renouvellent aussi par le livre[56]

Le discours, par la recherche d’une langue éditoriale propre, apparaît donc comme une tentative de maîtrise (de surplomb), à partir de la théorisation, des structures du champ, et également comme une tentative de dévoilement de leurs ressorts. La dimension économique de la fonction éditoriale n’est pas gommée, elle est ressaisie dans une posture d’analyste.

Mais ce projet éditorial de littérarisation correspond aussi à un projet d’émancipation de l’enfant. Dans le contexte des mouvements de réflexion et des remises en cause des années 1968, Ruy-Vidal, nourri, comme le montrent ses archives, par ses lectures théoriques de Sartre, Bourdieu, Marcuse, considère que l’album pour enfants doit travailler à son déconditionnement social. Contestations de l’autorité parentale, scolaire, du racisme, de la société de consommation et des pouvoirs médiatiques etc., traversent ses albums. Il ne s’agit pas, selon l’éditeur, de faire une littérature militante pour les enfants, mais de confronter ces derniers aux enjeux de leur temps, de provoquer leur réflexion, d’éveiller leur esprit critique, de les inviter à refuser toute forme de soumission, tel Pierre l’ébouriffé qui, dans la version proposée par F. Ruy-Vidal, campé dans un arbre, face à un géomètre et ses bulldozers, assène un grand « non[57] ». Émanciper l’enfant, aux yeux de l’éditeur, c’est vouloir pour lui une littérature, refuser une adaptation jugée édulcorante. Et si l’émancipation de l’enfance s’avère essentielle, c’est qu’elle constitue le premier maillon du système social. « Il faut commencer par les enfants. Le seul espoir est dans les enfants[58] », déclare F. Ruy-Vidal.

Risques, repositionnements

Mais ce discours éditorial est-il possible? Un brouillon de lettre (non envoyée) à Harlin Quist du 4 septembre 1967, soit aux tout premiers temps de son activité éditoriale, montre que l’éditeur a conscience du risque qu’il y a à rendre publiques de telles positions :

Un livre d’enfant doit dire avec art mais clairement ce que les hasards de la vie, les rencontres, les amitiés, lui enseigneront sans ménagement […]. Et seule la transposition d’un auteur de talent peut respecter la sensibilité de l’enfant, l’intégrité de sa personne sans masquer ces règles essentielles de la condition humaine […]. Si un livre ne dit pas clairement ou par le biais que la vie est un équilibre-résultat d’une victoire sur soi-même, il ne dit rien que des mots qu’on lit mécaniquement et qui ne sèment rien […]. Le danger est qu’un livre puisse ne semer rien; qu’il soit le résultat de coordonnées sans dimensions, qu’il ne soit qu’amusant ou moral ou cruel […]. Le combat est à la base de tout premier enseignement : le combat contre soi-même puis contre la vie et les autres. […] Mais ce sont mes idées et elles sont assez dangereuses à exposer aussi clairement[59]

Dans les années 1960 en effet, l’idée que l’enfant doit être protégé de contenus inadaptés est toujours très présente. La loi du 16 juillet 1949 s’organise autour de la notion de protection de l’enfance[60]. Depuis les années 1930, les Éditions du Père Castor – toujours très reconnues dans les années 1960 – ont fondé leur travail sur l’adaptation des oeuvres aux compétences enfantines, en fonction des découvertes psychopédagogiques de la Nouvelle Éducation[61]. De fait, F. Ruy-Vidal va être confronté à de très fortes oppositions. Des revues critiques très influentes, telles que le Bulletin d’analyses de livres pour enfants, signalent que sa production ne convient pas à l’enfance[62]. L’opposition dépasse même le champ des revues dédiées à la littérature enfantine et peut être particulièrement violente : en 1972, l’article de Françoise Dolto dans L’Express, déjà évoqué, s’ouvre en ces termes : « Certains livres pour enfants peuvent être franchement nocifs, la psychanalyste Françoise Dolto explique pourquoi […][63]. »

Positions dangereuses à exprimer, donc. Une comparaison entre le brouillon que F. Ruy-Vidal prend soin de rédiger en 1973 en vue d’un article pour le journal Réalités, quelques mois après l’affaire Dolto, et le texte tel qu’il apparaît dans l’article publié permet de mesurer l’écart entre le discours que l’éditeur formule pour lui-même et le discours éditorial public, sur la question sensible de l’émancipation[64]. Cette comparaison met au jour les divergences entre les positions et le discours possible ou dicible (que l’écart soit dû à une pression extérieure du journal ou à une autocensure éditoriale, ou aux deux).

Dans le discours publié (plus court de moitié), on relève tout d’abord une atténuation des expressions employées. La désignation de l’adaptation de livres comme une « mastication pré-digestive », ou l’assimilation des lecteurs de livres traditionnels à de « petits singes savants » auxquels on cherche à plaire, disparaissent de l’article définitif. Les termes explicitement politiques, la critique directe du conservatisme qui, selon lui, nourrit la littérature pour enfants traditionnelle, sont également absents de la version publiée. Ainsi l’idée que le style de ces livres adaptés et simplifiés les réduit à « un ramassis de clichés graphiques et, plus gravement, à une véhiculation des clichés de tradition et de civilisation » est-elle reformulée dans la publication en une critique des livres pour enfants « au texte édulcoré et à l’image rabaissée avec condescendance “à leur portée” ». L’attaque initiale contre les livres « aux vertus lénifiantes » qui font perdre du temps aux enfants, comme dans « l’armée [où] “si les hommes sont occupés, ils ne pensent pas et c’est préférable qu’ils ne pensent pas” », a disparu, elle aussi. De même que cette expression d’un désir émancipateur : « Je suis un utopiste! » Ou encore cette allusion historique aux événements de mai 68, tout proches : « Les jeunes se révoltent, ce qui est sain », absence d’autant plus parlante que les albums pour enfants de la période évoquant 68 sont en nombre infime. La dénonciation d’une certaine « pédagogie traditionnelle soutenue par les règnes politiques conservateurs » ne trouve pas non plus d’équivalent. Inversement, l’article publié commence par un rappel du passé d’instituteur de Ruy-Vidal, rappel autobiographique censé fonctionner comme une caution rassurante. Dans le discours de l’éditeur pour enfants, la question de l’émancipation politique s’avère donc sensible et problématique, comme il l’indique dans une prise de parole beaucoup moins exposée, un entretien avec deux doctorants suisses :

La politique est le tabou actuel. Les enfants et les adultes baignent dans un discours politique incessant mais, cependant, les consignes gouvernementales restent : pas de politique à l’école ni dans les entreprises. Par contre, la politique dominante est seringuée, elle, en dose massive journellement, à la radio et à la télévision[65]

Mais, si l’éditeur doit mesurer, atténuer son discours politique sur la tribune médiatique, il est intéressant d’observer que, finalement, la prise de parole émancipatrice cherche à trouver lieu dans… les livres pour enfants de l’éditeur. Le préambule qu’il rédige pour Pierre l’ébouriffé critique ainsi ces parents souhaitant l’enfant sage qui se résignera à « ce meilleur des mondes/ Qu’ils lui ont préparé/ Et qu’ils lui demandent d’accepter/ Tel qu’il ne saurait plus changer[66] », tandis que l’ouverture du Petit Poucet, adapté par F. Ruy-Vidal, dénonce le pouvoir des puissants, la soumission des dominés et invite à l’action : « Mais on leur enseignait, et ils le croyaient, que Dieu voulait leur assujettissement au prince et à ses lois.[…] Le respect devenait la forme la plus abjecte de la passivité[67]. » Le discours de l’éditeur-auteur semble paradoxalement moins contraint en ses livres pour enfants, que le discours de l’éditeur personnage public/médiatique.

D’où parler? La position du concepteur

Stratégie offensive, objectifs littéraires, didactiques, politiques : comment l’éditeur coordonne-t-il et légitime-t-il ces différentes fonctions discursives? De quel point de vue parle-t-il? Pour l’éditeur pédagogique, la prise de parole peut fonctionner comme une sorte de caution, garantissant l’adéquation entre le livre proposé et les compétences enfantines. F. Ruy-Vidal, lui, cherche à ancrer la légitimité de la parole éditoriale en un autre lieu : il tente en effet de construire une identité d’éditeur-créateur. Curmer décrivait au xixe siècle sa profession comme un « art difficile à exercer[68] ». F. Ruy-Vidal, qui est également auteur et traducteur de certains des albums qu’il publie, va plus loin en introduisant la notion de « concepteur ». Il la construit en évoquant les « concepts[69] » d’édition sur lesquels sont fondés ses livres et la « troisième dimension » donnée au livre par l’éditeur, qui a un rôle de « catalyseur » et de « créateur[70] ». Le terme de « concepteur » figure également sur certains ouvrages pour lesquels il est directeur de collection, tels ceux de la collection « 3 Pommes » chez Grasset jeunesse. Développer un discours autour d’une identité éditoriale de concepteur a sans nul doute une fonction légitimante. Mais il s’agit aussi, nous semble-t-il, d’articuler des enjeux économiques et des enjeux de création.

Le discours est tout d’abord tenu face aux éditeurs, les contrats comme les brouillons de contrats en portent trace. F. Ruy-Vidal tente ainsi de faire reconnaître sa fonction au sein des maisons d’édition qui l’emploient. Il s’agit ici d’accéder, certes, à une reconnaissance symbolique, mais aussi de conquérir une marge de manoeuvre et d’action en tant que directeur de collection, là où les éditeurs détiennent, in fine, le pouvoir financier de décision. À cette construction de l’identité de « concepteur » s’ajoute la volonté d’imposer son nom, acte fondateur du discours singulier. Dans le projet de renouvellement de son contrat d’édition du 30 juin 1975, il a obtenu que soit stipulé : « Le nom de François Ruy-Vidal figurera sur les livres publiés en quatrième de couverture et sur la page de titre dans une typographie égale à la moitié de la moyenne de celles adoptées pour l’auteur et l’illustrateur. » Rappelons que le nom du directeur de collection ne figure alors pas sur les collections d’albums (ni dans les catalogues), au contraire des collections de littérature de la période : F. Ruy-Vidal importe ici dans le champ du livre pour enfants un usage littéraire, qui est chargé de transférer le pouvoir symbolique de la littérature dans le domaine infiniment moins légitime de l’album, et qui doit associer son propre travail à ce type de directions littéraires. Pascal Durand souligne la portée symbolique de cette apparition du nom du directeur de collection en évoquant les ouvrages du xixe siècle au moment des changements de régime des fonctions auctoriales et éditoriales :

Au patronage aristocratique, qui leur conférait une sorte de valeur extrinsèque, non spécifique, dépendant du rang social et de la générosité dont leurs destinataires faisaient preuve [...], tend à se substituer une sorte de patronage à la fois impersonnel et cependant profondément relié à un mythe personnel [...] qui affectera au livre et à l’oeuvre non plus une valeur en tant que telle, mais bien plutôt des signes de valeur, dont les noms de l’écrivain et du libraire-éditeur seront le double support [...]. Immatérielle, la valeur tiendra à des signes, à des noms-signes, ceux de l’auteur et de l’éditeur [...][71].

La notion de « concepteur » a donc aussi une fonction interne : prendre (tenter de prendre) voix et nom, face à l’éditeur publisher.

Un second enjeu du discours du concepteur se déploie par rapport aux auteurs et illustrateurs. Le discours de l’éditeur n’est pas le seul possible sur les oeuvres. Parler en tant que concepteur, c’est se donner une légitimité d’intervention sur ces oeuvres. La période d’édition de F. Ruy-Vidal se situe ici encore à un moment charnière. L’éditeur prend la parole, il prend même l’ensemble des paroles, tandis que les prises de parole d’auteurs ou d’illustrateurs pour enfants demeurent extrêmement peu nombreuses. Le dépouillement du Bulletin d’analyses de livres pour enfants confirme la rareté des entretiens avec les auteurs ou illustrateurs. L’analyse de contrats d’édition de la fin des années 1960 montre également la faiblesse de leur position, au travers des rémunérations : Michèle Kahn touche pour l’écriture d’une série d’ouvrages dans la collection des « Albums roses » chez Hachette, entre 1971 et 1973, 0,25 % de droits d’auteur[72]. À partir du milieu des années 1970 cependant, les auteurs et illustrateurs tentent de se fédérer en créant la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, afin de faire reconnaître la valeur artistique et économique de leur travail[73]. F. Ruy-Vidal, prenant acte de cette évolution (et y participant), élabore, autour de la notion de concepteur, une position discursive qui permet de valoriser les auteurs tout en cherchant à conserver une voix prépondérante. On le voit, l’analyse de l’album invite ici, d’un point de vue méthodologique, à ne pas envisager le discours exclusivement comme un projectile externe (vers les médiateurs, les lecteurs, le champ social…), mais aussi dans ses fonctions internes (l’équipe de création du livre).

L’efficacité d’une stratégie

L’examen diachronique des lieux de discours révèle que l’éditeur accède à une médiatisation – relative. Les archives montrent qu’il réussit à investir peu à peu des espaces variés, aux audiences moins confidentielles. Un parcours non exhaustif permet de souligner quelques étapes qui concernent, tout d’abord, des lieux à rayonnement local. Ainsi est-il interviewé en janvier 1968 par la Maison de la Culture de Bourges, et en 1970 par le Vaucluse Laïque, revue de la fédération du Vaucluse des conseils de parents d’élèves des écoles laïques (à laquelle Ruy-Vidal a envoyé ses livres), soit des lieux proches de l’enfance. De même, en 1970, demande-t-il un droit de réponse aux critiques formulées à l’encontre de ses collections dans le Bulletin d’analyses de livres pour enfants nº 19. Il est le premier éditeur à s’y exprimer aussi longuement. Il sera également interviewé l’année suivante dans la revue Phénix, une revue spécialisée dans le graphisme et la bande dessinée, par Thierry Defert et Bruno Capet. À partir de 1972-1973, un cap semble franchi : à l’occasion de l’année internationale du livre en 1972, il est invité avec d’autres éditeurs, Jean Fabre de l’École des loisirs, François Faucher des Éditions du Père Castor, Philippe Schuwer d’Hachette Albums, à un séminaire sur « Les exigences de l’image dans le livre de première enfance », piloté par Marc Soriano à l’Université de Bordeaux III, au sein de l’Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de Masse (ILTAM), dirigé par Robert Escarpit. Il entre donc dans la sphère universitaire par le biais de la sociologie. Outre la médiatisation, même si négative, que suscite la polémique Dolto dans L’Express (1972), paraît en 1973 un article dans le magazine généraliste Réalités, et sont enregistrées des émissions de télévision à l’ORTF en 1974 : Ouvrez les guillemets, le 27 mai 1974, et une édition de Vivre au présent, consacrée intégralement aux « Livres d’enfants ». Les organes sont moins spécialisés que dans les premières années, les audiences potentielles plus larges : l’éditeur profite alors très vraisemblablement d’un réseau grâce aux Éditions Grasset. Ce qui, nous l’avons vu, n’entraîne pas pour autant l’adhésion des critiques spécialisés.

Si l’éditeur accède à certains médias, l’entrée en discours a-t-elle un quelconque poids économique? La stratégie offensive, la stratégie de rupture, ont permis à l’éditeur d’être repéré par de gros éditeurs intéressés par une production et un discours qui fonctionneront pour eux comme « vecteurs de nouveauté ». L’arrivée de F. Ruy-Vidal chez Grasset, au sein du groupe Hachette, s’inscrit dans les dynamiques du groupe de réflexion sur la « Nouvelle Société ». Il est en contact avec Jean Boutan, directeur au « Plan » chez Hachette, et Simon Nora, un des penseurs de ce groupe de réflexion, actionnaire de L’Express, directeur général du groupe Hachette, qui souhaitent créer un département innovant pour la jeunesse. Au seuil des années 1970, le groupe Hachette ne gagne plus d’argent dans son secteur « Littérature » que par l’exploitation de ses droits secondaires; des études commandées par le groupe plaident pour une diversification du secteur jeunesse[74]. Selon F. Ruy-Vidal, son « recrutement allait dans le sens dynamique voulu par J. Chaban-Delmas : réimpulser les structures économiques nationales par la mise en place, via des chercheurs de tête, de dynamiseurs hors des cadres habituels[75] ». Provisoirement. La dégradation des résultats financiers du groupe occasionne le départ de Simon Nora; le président Pompidou est remplacé par Valéry Giscard d’Estaing; c’est Jacques Marchandise, issu de Péchiney-Ugine-Kuhlmann, qui prend la tête du groupe : « L’heure n’était plus à la fantaisie ni au flirt avec les idées libertaires[76]. » Au bout de 18 mois, F. Ruy-Vidal se voit demander d’adapter sa production pour augmenter sa rentabilité. Il quittera Grasset en 1975. Son discours éditorial sera dès lors très rapidement effacé. Le catalogue qui, deux ans auparavant, accueillait son manifeste, annonce dès 1975-1976 une réorientation radicale : « la collection Grasset-jeunesse a pris le chemin de l’école[77] ». De même, dans les expériences éditoriales successives, le discours éditorial, soigneusement élaboré sur la responsabilité essentielle et créatrice du concepteur, viendra-t-il constamment achopper sur une reprise en main éditoriale dès que les résultats financiers seront jugés insuffisants[78].

Qu’en est-il du discours de littérarisation de Ruy-Vidal? Il nous semble constituer aujourd’hui une parole toujours active (ou réactive, réactivante), car toujours contestée et problématique. Sans développer ici ce point, nous observons que, sur l’ensemble des entretiens, le discours qui lui est demandé, que l’on attend de lui, porte essentiellement sur la question de l’adaptation des oeuvres aux enfants, et rarement sur des analyses littéraires. Cette question est d’ailleurs encore en discussion au sein des chercheurs, en dehors même du seul cas de F. Ruy-Vidal[79]. La notion de « sortie interne » peut permettre de qualifier ce processus : l’éditeur tente de sortir d’un champ clos, mais est inlassablement ramené à une identité d’éditeur « pour » enfants[80].

Mais ce discours fonctionne aussi comme un pôle de théorisation structurant dans le champ éditorial, pôle d’attraction ou repoussoir. Ce discours éditorial a sans nul doute eu un rôle formateur pour les médiateurs du livre. Il a également résonné avec les attentes et évolutions des auteurs et illustrateurs. Plusieurs d’entre eux témoignent de son influence sur leur décision de créer pour les enfants[81]. Les positions ont également nourri des éditeurs contemporains qui les prolongent : Julien Magnani, ainsi, indique n’être pas spécialisé sur les enfants mais sur les auteurs, et propose, dans un même catalogue et sur le même plan, des titres qu’il se refuse, en tant qu’éditeur, à sérier comme « plutôt pour les enfants » ou « plutôt pour les adultes ». Enfin, le dépôt récent des archives Ruy-Vidal, alors que ces fonds sont particulièrement peu nombreux en édition pour la jeunesse, peut être considéré comme une autre manière de « faire discours » et de poursuivre, dans un geste éditorial à longue portée, la construction et structuration de ce champ éditorial[82].

Pourtant, nous semble-t-il, le discours éditorial peut aussi être risque. Risque d’être confronté à de violentes oppositions, nous l’avons vu. Mais aussi, risque de raidissement des positions : F. Ruy-Vidal cherche parfois à nuancer, rappelant son passé de pédagogue, mais le discours, pour être audible, requiert des simplifications, et ces nuances sont perdues. Risque, enfin, pour la mémoire éditoriale : les discours d’un F. Ruy-Vidal ont tant marqué qu’ils circulent, le plus souvent, déconnectés des oeuvres publiées, moins présentes malgré leur intérêt, comme recouvertes par le discours éditorial.

Finalement, le cas de F. Ruy-Vidal est-il exemplaire? Il serait illusoire d’imaginer que les ressorts et enjeux de ce parcours discursif seraient immédiatement transposables à un autre éditeur. Ils s’avèrent néanmoins, selon nous, significatifs : ils permettent, d’une part, de mettre au jour les tensions aiguës cristallisées autour du livre pour enfants de la période. D’autre part, comme la prise de parole d’un tel éditeur ne va pas de soi, son analyse permet de dégager quelques lieux d’interrogation spécifiques du discours éditorial.

Conclure, provisoirement, avec quelques propositions

Nous avons centré notre étude sur les lieux du discours, au travers de l’étude d’un matériau de saisie, les catalogues, et de l’analyse monographique d’un éditeur central de la période. Cette double approche permet de ne pas isoler le discours d’un seul éditeur, fût-il essentiel, mais de restituer le contexte éditorial et les enjeux stratégiques de cette prise de parole. Le parcours montre que si l’éditeur de livres pour enfants des années 1950 limitait le plus souvent ses interventions dans les catalogues au discours minimal du fabricant, à partir des années 1960 se développent des discours de projet, des déclarations d’intention. L’examen des catalogues d’éditeurs permet donc de situer précisément l’analyse en un moment révélateur. La restructuration du champ éditorial, la professionnalisation des médiateurs du livre, le renouvellement du regard sur l’enfance, mais aussi le potentiel économique de la littérature enfantine contribuent à rendre nécessaire l’expression éditoriale, tandis que de nouveaux éditeurs, mus par la volonté politique et/ou esthétique de transformer le livre pour enfants, tâchent de faire entendre leur voix. F. Ruy-Vidal est un de ces éditeurs novateurs de la période, pour lesquels les enjeux d’une stratégie discursive renouvelée sont centraux. L’analyse révèle combien l’éditeur, peu doté économiquement, cherche sans relâche à prendre position par le discours. Elle montre aussi les risques à la fin des années 1960 d’un discours d’émancipation et de littérarisation, confronté tant à ses impuissances dans les rapports de force économiques qu’aux oppositions idéologiques ressortissant, d’une part, aux fonctions différentes assignées au livre d’enfant (produit de consommation? outil éducatif? oeuvre? vecteur de transformations sociales?) et, d’autre part, à la place que l’on veut faire à l’enfant dans cet ordre social. Elle souligne également que la transformation des représentations autour de la littérature enfantine est toujours (et aujourd’hui encore) à reprendre, comme en témoignent pour les années 1960 la tentative de dépassement de la question de l’adaptation du livre à l’enfant et les enjeux politiques, économiques, liés à cette entreprise.

Au terme de ce parcours, il apparaît qu’il n’y a pas un lieu du discours de l’éditeur pour enfants mais de constants repositionnements. Nos recherches de doctorat sur le travail éditorial nous avaient amenée à proposer l’image du « mobile » pour réfléchir sur la fonction éditoriale et ses réajustements. Le « mobile » est cet objet, assemblage léger et souple dans les chambres d’enfants toujours en mouvement. Le discours éditorial constitue une pièce supplémentaire au sein de ce mobile, il cherche sans cesse voix et repositionnements, en fonction des contextes, discours, positions de ceux qui l’entourent : les archives de F. Ruy-Vidal, qui permettent de découvrir non pas seulement les discours aboutis, rendus publics, mais qui gardent trace d’un discours en recherche, sont à cet égard précieuses.

Quelles orientations ces premiers jalons ouvrent-ils? Que peuvent apporter ces recherches sur l’album pour la jeunesse à une réflexion sur le discours éditorial? Valent-elles uniquement pour ce champ clos? Nous proposons plutôt de considérer que la spécificité de l’album pour enfants invite à déplier autrement certains questionnements, ou encore que les décalages dans la construction du champ éditorial de la littérature pour enfants par rapport à la « littérature générale » constituent des possibilités heuristiques que nous souhaiterions ressaisir, prolonger, mettre à l’épreuve dans des recherches futures.

D’un point de vue méthodologique, il apparaît tout d’abord qu’étudier le discours éditorial, ce peut être aussi, dans une analyse par l’envers, étudier l’absence du discours. Ce peut être encore examiner les moments de passage à la prise de parole. Le discours des éditeurs de la fin des années 1960 est à la fois ce qui contribue à créer une communauté discursive et ce qui est agi par cette communauté et ses attentes de discours dans le domaine du livre pour enfants. Par sa position de « littérature minoritaire », théorisée par Jacques Dubois, l’album pour enfants ouvre bien sûr aussi, comme d’autres littératures, la question du discours à des problématiques de légitimation[83]. Mais la situation particulière de la production d’albums, en lisière de plusieurs champs, tels que la pédagogie, le graphisme, la « littérature générale », permet également de travailler sur les tentatives éditoriales de « sortie » du champ, ainsi que sur la circulation des discours. Elle souligne la porosité des différents discours, voire leur récupération possible, comme nous l’avons vu pour les discours de rupture.

La question des conditions de possibilité du discours se révèle également centrale. Il s’agit tout d’abord pour ces éditeurs de tenter de trouver des espaces de parole médiatiques ou de susciter de nouveaux espaces, essai de diffusion alternative pour certains d’entre eux, voire repli au sein même du livre pour enfants. Le statut de ce champ éditorial, placé sous une surveillance idéologique plus étroite dont témoigne la loi de juillet 1949, montre de plus la nécessité d’étudier les conditions du dicible éditorial, car l’éditeur de livres pour enfants, nous l’avons vu, ne peut parler de tout. L’attractivité potentielle de ce marché invite également à envisager le discours éditorial au sein d’un rapport de force économique. La stratégie offensive déployée par un éditeur comme F. Ruy-Vidal permet en effet de souligner une certaine impuissance du discours de l’editor. Sa tentative de formalisation discursive d’une responsabilité créatrice du directeur de collection achoppe constamment sur les exigences de rentabilité imposées par le publisher. L’obstacle est d’autant plus important que la littérature pour enfants est, plus souvent que la littérature dite générale, assimilée à un produit commercial soumis à une exigence de rentabilité pressante.

Par ailleurs, la situation des auteurs-illustrateurs de livres pour enfants, qui souffrent d’un fort manque de reconnaissance initial, mais aussi la situation spécifique de l’éditeur d’albums, particulièrement engagé dans la création du livre dans la mesure où la mise en livre, toujours essentielle, joue ici un rôle particulièrement prégnant et où la fonction éditoriale de coordination (entre l’auteur et l’illustrateur notamment) est déterminante, sont autant d’éléments qui invitent, plus encore que dans d’autres configurations, à analyser la manière dont la parole éditoriale prend position par rapport à la parole auctoriale. On découvre, au travers de F. Ruy-Vidal et de la notion de « concepteur » qu’il cherche à mettre en oeuvre, comment l’éditeur essaie de trouver une voix légitime pour parler des oeuvres, tout en valorisant l’auteur et l’illustrateur, dans une démarche de littérarisation.

Le champ critique de la littérature pour la jeunesse étant encore, au début des années 1960, en cours de constitution et le discours de l’éditeur de livres pour enfants étant globalement à construire, l’étude proposée permet également d’analyser l’apport de l’éditeur dans la constitution du champ éditorial, sa fonction théorisante, structurante, et son rôle essentiel d’« animateur » du champ éditorial[84].

Enfin, un éditeur comme F. Ruy-Vidal, particulièrement engagé dans cette tentative de construction discursive, nous conduit, s’agissant du discours éditorial, à poser la question du « trouver langue ». Si la recherche d’une langue est une des quêtes de l’auteur, qu’en est-il de l’éditeur? Brouillons et correspondances de F. Ruy-Vidal permettent de mettre au jour cette recherche progressive, nécessairement inaboutie, d’une langue éditoriale qui lui soit propre. Cette perspective peut, nous semble-t-il, constituer une autre voie possible pour réexaminer la question de l’éditeur créateur, le rapport de l’éditeur à la création.