Article body

L’ouvrage collectif réalisé sous la direction de Lucile Davier et Kyle Conway comporte huit chapitres qui explorent les faits de la traduction dans la pratique journalistique un peu partout dans le monde à l’ère de la convergence. Le lecteur qui s’attend à une définition programmatique bien établie de la convergence sera déçu, puisque celle-ci est comparée à un caméléon d’entrée de jeu (p. 1). Cependant, c’est davantage l’image de la pieuvre qu’il conviendrait d’évoquer, car la convergence en journalisme se manifeste par la diffusion tentaculaire des nouvelles : à l’édition papier traditionnelle viennent s’ajouter les contenus destinés au site web des organes de presse et à leurs comptes sur les médias sociaux, qui sont autant de plateformes déployées pour attirer les lecteurs. Pour les médias d’information à l’ère de la consommation fragmentée des nouvelles sur le marché de la libre concurrence, la convergence consiste effectivement à rassembler un public aussi large que possible à une même enseigne. La traduction règne dans ce journalisme au contenu multiplateforme, qu’il s’agisse de rédiger des brèves de 280 caractères sur Twitter, de rendre les nouvelles en différentes langues ou encore de publier des photos et des vidéos. Roman Jakobson (1959 : 233) l’avait dit : la traduction est intralinguale, interlinguale et intersémiotique. Le livre Journalism and Translation in the Era of Convergence propose une série de cas qui étudient la traduction sous toutes ses formes.

C’est dans les salles de nouvelles télévisées suisses que Lauri Haapanen et Daniel Perrin nous emmènent à l’amorce du livre. Forts de leur idée selon laquelle étudier la traduction en train de se faire permet de poser des hypothèses solides, ils analysent les activités mentales et matérielles des journalistes occupés à traduire des citations d’une langue étrangère (translingual quoting, p. 20). Ils découvrent que la tâche est complexe et non linéaire (p. 26) et qu’un journaliste s’estime capable de traduire à partir d’une langue étrangère même s’il commet un flagrant contresens.

Nous nous rendons ensuite en Italie à travers l’étude de Maria Cristina Caimotto, qui a observé la couverture journalistique de l’investiture du président américain Donald Trump, traduite en temps réel sur les sites web de quatre organes de presse italiens. Après analyse du reportage en direct dont le contenu évolue constamment tout au long de l’événement, la chercheuse remarque que les textes produits en temps réel présentent les caractéristiques de la communication orale lorsqu’on les compare aux informations parues le lendemain. Elle ne semble pas surprise par ce constat ni d’ailleurs par l’ensemble des stratégies de traduction relevées, qui oscillent entre les versions littérales et les versions plus ou moins exactes au gré des permutations, des omissions et des ajouts (p. 58). Cependant, l’auteure souligne l’importance méthodologique de ces traductions en direct archivées en ligne, lesquelles permettent aux chercheurs sans accès à une salle de nouvelles d’observer le processus de traduction d’événements internationaux (p. 59).

Deux études nous emmènent au Canada. La première, réalisée par Philippe Gendron, Kyle Conway et Lucile Davier, porte sur la production des nouvelles par le diffuseur public Radio-Canada et son vis-vis anglophone Canadian Broadcasting Corporation. Les chercheurs analysent 322 nouvelles en français et en anglais – y compris le contenu textuel, visuel et sonore – produites par les journalistes de la région d’Ottawa, la capitale du pays. Après avoir comparé les contenus et mené des entrevues auprès de journalistes, les chercheurs en arrivent à la conclusion que les disparités qui existent depuis longtemps entre les couvertures médiatiques francophone et anglophone à la société d’État sont toujours présentes, notamment le fait que les journalistes francophones traduisent davantage que leurs collègues anglophones parce que les événements couverts se déroulent surtout en anglais. La deuxième étude sur le journalisme canadien est réalisée par Lucile Davier, qui a mené 14 entrevues semi-dirigées auprès de journalistes du quotidien Le Droit, basé dans la province de l’Ontario, majoritairement anglophone[1]. Dans cette région marquée par le bilinguisme, elle constate non seulement que les journalistes francophones tendent à cacher les traces de la traduction de l’anglais dans les nouvelles écrites, mais aussi qu’ils accordent une attention particulière à l’éradication des anglicismes. Quant au contenu audiovisuel, la traduction est évitée d’emblée par la sélection de voix francophones pour un auditoire francophone.

Au Japon, Kayo Matsushita s’intéresse à la sélection de textes à traduire en japonais ainsi qu’au travail collaboratif entre les producteurs de contenu multiplateforme à BuzzFeed Japan, succursale de la multinationale américaine BuzzFeed. Dans cette étude de terrain, la chercheuse rapporte que seuls 44 % des rédacteurs ont une formation en journalisme et qu’à peine 12 % ont une formation en traduction (p. 152). En Afrique du Sud, Marlie van Rooyen nous ouvre les portes de deux radiodiffuseurs communautaires pour nous montrer l’interaction entre l’humain et les technologies dans la production et la traduction des bulletins d’information livrés en afrikaans et en sesotho. La chercheuse nous offre un rare aperçu de la pratique journalistique en contexte de fracture numérique, c’est-à-dire où il existe une disparité d’accès aux technologies.

Kasper Welbers et Michaël Opgenhaffen étudient le thème de l’immigration dans un grand corpus de nouvelles tirées de cinq journaux néerlandais en 2015 et en 2016. Les chercheurs comparent les articles que les organes de presse ont publiés sur leur site web aux versions diffusées dans leur vitrine Facebook. Aucune « distorsion » n’est observée dans le cadrage des nouvelles médiatisées sur le média social (p. 101). L’autre étude de cadrage, réalisée par Rayya Roumanos et Arnaud Noblet porte sur un petit corpus d’articles parus dans les éditions américaine, française et arabe de HuffPost couvrant l’attentat survenu dans une discothèque d’Istanbul le 1er janvier 2017. Hormis de légères différences, la couverture de l’événement est assez uniforme, selon les chercheurs, malgré la distance culturelle et géographique des trois salles de rédaction (p. 126).

En conclusion, l’ouvrage en traductologie journalistique propose un riche ensemble de méthodologies empruntées aux études médiatiques, à la linguistique, à la sociologie et à l’ethnographie, notamment l’analyse du contenu et du cadrage de la couverture médiatique, la comparaison de textes, l’étude de l’acteur-réseau, la linguistique computationnelle, l’analyse conversationnelle en milieu de travail ainsi que les entrevues et les sondages auprès de journalistes. L’étude de la traduction sur le terrain a l’avantage de nuancer les idées préconçues sur le journalisme à l’ère de la mondialisation technologique, à commencer par l’hégémonie de l’anglais. Il semble, au contraire, que la diffusion multiplateforme nourrisse le multilinguisme (p. 4). Dans l’évolution de la discipline en pleine effervescence qu’est la traduction des nouvelles, nous espérons voir se développer l’étude de grands corpus et l’analyse assistée par ordinateur tout en espérant que les corpus demeureront variés et ne finiront pas par se limiter au seul contenu gratuit.