Article body

1. Introduction

Depuis de nombreuses années déjà, des observateurs remarquent que le monde de la traduction professionnelle se trouve à un tournant de son histoire. Dans son ouvrage Profession traducteur, Gouadec (2002/2009 : 206) écrivait ainsi que « l’informatisation a transformé la traduction, successivement, en artisanat lourd puis en processus de fabrication industrielle ». Aujourd’hui, la société Common Sense Advisory (2019) approfondit le diagnostic et insiste sur l’ampleur de ses conséquences : « We see a phenomenon in translation as it shifts from a cottage industry to a much more technology-dependent one […] The data leads us to believe we are approaching a turning point, at which the language services industry will need to reinvent itself ».

Comme pour bien d’autres secteurs, ce tournant est lié aux développements de l’informatique et d’Internet. Dans le cadre spécifique de la traduction, l’apparition des corpus électroniques peut être considérée comme un facteur déterminant de cette évolution. En témoigne la citation du linguiste Sinclair placée au centre de l’article de Baker considéré comme fondateur de la traductologie de corpus :

The new corpus resources are expected to have a profound effect on the translations of the future. Attempts at machine translation have consistently demonstrated to linguists that they do not know enough about the languages concerned to effect an acceptable translation. In principle, the corpora can provide the information.

Sinclair 1992, cité dans Baker 1993 : 242

La traduction automatique pourrait en effet constituer l’une des extrémités du spectre de l’utilisation massive de corpus électroniques en traduction : ses progrès récents donnent une idée de la richesse des informations contenues dans les corpus, mais aussi des faiblesses d’une exploitation qui reste linéaire et principalement basée sur la fréquence d’occurrence (cas des modèles statistiques). Par ailleurs, il a été noté que les traducteurs ont encore peu de connaissance en matière de corpus électroniques, probablement du fait que ces corpus ont d’abord été élaborés à des fins scientifiques ou universitaires (Verplaetse et Lambrechts 2019 : 4-5). Toutefois, les traducteurs utilisent quotidiennement des outils de linguistique de corpus quand bien même ils n’en seraient pas nécessairement toujours conscients (Froeliger 2013 : 93 ; Loock 2016 : 100) : la traductologie de corpus semble donc bien porter en elle, comme cela a pu être observé très tôt, la promesse d’un rapprochement entre la théorie et la pratique de la traduction (Tymoczko 1998 : 658).

Dans le cadre de cet article, nous voudrions ainsi réinterroger ce qu’il en est du rapport entre théorie et pratique en traductologie quand il s’agit de corpus. Nous reviendrons sur les présupposés de cette question avant d’aborder les principaux heurts de l’articulation complexe et difficile qui a souvent conduit à opposer théorie et pratique en traductologie. Enfin, nous adopterons un cadre méthodologique basé sur des techniques exploratoires dont la diffusion est encore récente en traductologie de corpus[1], et qui nous semble plus susceptible d’opérer le rapprochement attendu. Pour en expliciter les enjeux, notre étude de cas sera fondée sur un corpus parallèle constitué par les Summaries for Policy Makers du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Évolution du Climat (GIEC) et leurs traductions en français et en espagnol sur la période allant de 1990 à 2014.

2. La traductologie et ses corpus

2.1. L’articulation difficile de la théorie à la pratique en traductologie

Le rapport entre la théorie et la pratique a toujours fait l’objet de débats en traductologie. Reiss ouvre ainsi le premier chapitre de son ouvrage, Problématiques de la traductologie, en évoquant comment, pour certains, la question « Qu’est-ce au juste que la traductologie ? » constituerait « (encore et toujours) la question qui fâche » (Reiss 1995/2009 : 1, traduit par Bocquet). En effet, poursuit-elle :

Les praticiens ne sont pas rares qui réagissent avec humeur au seul énoncé du terme de traductologie : « Mais la traduction n’est pas une science ! », protestent-ils, « c’est un artisanat ! » (disent les traducteurs de textes spécialisés), ou bien « c’est un art ! » affirment les traducteurs littéraires. »

Reiss 1995/2009 : 1, traduit par Bocquet

Les termes du débat sont ainsi clairement posés : l’opposition entre, d’un côté, la science, le savoir et la théorie, et de l’autre, l’art(isanat), le savoir-faire et la pratique. Or ce constat de Reiss semble largement partagé, qu’il s’agisse du domaine de la traduction de textes littéraires ou « spécialisés ». Aux premières lignes de Traduire : Théorèmes pour la traduction, Ladmiral faisait ainsi observer : « En matière de traduction […] il existe un fossé entre théoriciens et praticiens » (Ladmiral 1994 : 7). De même, et quoiqu’en forte opposition sur de nombreux autres points avec ces auteurs, Meschonnic partage ce constat, évoquant pour sa part la « répugnance si remarquable des traducteurs artisans qui refusent, rejettent, dénient la théorie de la traduction. Refus de la théorie, refus de savoir, refus qu’on aille voir, refus qu’on voie » (Meschonnic 1999 : 161). Dans le cadre d’une réflexion sur la place de la traductologie au sein d’une didactique de la traduction professionnelle, Lavault-Olléon prend le même constat pour point de départ :

Soulignons en premier lieu que la traductologie n’est pas unanimement reconnue par les traducteurs comme le fondement ou l’auxiliaire indispensable de leur pratique. Nombreux sont les traducteurs qui ne veulent pas entendre parler de traductologie, n’ont eu aucune formation en ce sens (et la refuseraient) et qui néanmoins maîtrisent suffisamment leur métier pour parvenir à en vivre correctement, incarnant ainsi une professionnalisation réussie.

Lavault-Olléon 2006 : 237

Il est possible de considérer cette opposition entre la théorie et la pratique comme un lieu commun qui n’est pas propre à la traduction, traverse de nombreux autres domaines et serait susceptible de se résoudre de lui-même, comme le suggère Guidère dans son Introduction à la traductologie :

[L’opposition entre théorie et pratique] renvoie à des oppositions non moins tranchées entre abstrait et concret, fondamental et appliqué, inutile et utile […]. Chacun a ses raisons que la raison ignore parfois, mais les deux approches sont recevables car elles ne sont contradictoires qu’en apparence.

Guidère 2016 : 24

Il nous semble que l’ampleur de la perspective ouverte avec pertinence par cette remarque justifie un recours à la réflexion philosophique, comme le fait Ladmiral, pour qui la traductologie telle qu’il l’entend, c’est-à-dire en tant que « réflexion autant et plus que savoir proprement dit », conduit « à un mode de pensée d’ordre philosophique » (Ladmiral 1994 : VIII-IX). C’est ainsi qu’il évoque, avec Heidegger, la « clairvoyance » propre de la pratique[2] :

Dans son oeuvre maîtresse, Sein und Zeit, Heidegger indique qu’il y a un savoir coextensif à la pratique « outillère » : l’artisan compétent, qui a été bien formé, sait ce qu’il fait ; il n’attend pas que le philosophe, le scientifique ou l’ingénieur, ou même le contremaître, lui dise ce qu’il a à faire. Dans l’exercice du métier lui-même, il a une « clairvoyance » qui lui est propre. Autrement dit : dans savoir-faire, il y a (déjà) savoir !

Ladmiral 2015 : 167

En cohérence avec sa perspective « cibliste », Jean-René Ladmiral assimile donc ici le savoir-faire du traducteur et celui de l’artisan habitué à manier un outil en fonction d’un objectif.

Cette interrogation sur le rapport entre la théorie et la pratique en traductologie met donc en jeu le statut épistémologique de la traductologie et peut conduire à diverses esquisses définitoires de cette dernière dans une volonté de combler l’écart, qu’il soit simplement perçu ou avéré, entre théorie et pratique. Lavault-Olléon, s’inspirant de la théorie du Skopos, plaide ainsi pour une « traductologie fonctionnelle » visant « une application maximale » (Lavault-Olléon 2006 : 239, 244) là où Gouadec, s’inspirant pour sa part de la distinction entre terminologie et terminographie, propose de distinguer à leur tour la traductologie de la traductographie[3], qui serait une traductologie appliquée sans « interférences et amalgames » (Gouadec 2006 : 297) possibles avec une quelconque « traductidéologie » (Gouadec 2006 : 295).

2.2. La part linguistique de la traductologie

Dans le cadre de ce débat sur l’articulation entre théorie et pratique en traductologie et face aux difficultés exprimées par des traducteurs à se reconnaître dans le discours traductologique, comme en témoignent les citations ci-dessus, le rôle et les évolutions de la linguistique peuvent certainement constituer une clé.

En effet, comme l’affirme Pergnier, la traductologie est en partie née d’une volonté d’« émancipation » (Pergnier 2004 : 16) à l’égard de la linguistique, dans l’objectif précisément de mieux refléter et de mieux prendre en compte la pratique des traducteurs et leur approche de la traduction, c’est-à-dire d’arrimer la théorie à la pratique mieux que ne l’aurait fait l’une ou l’autre « théorie linguistique de la traduction » (Pergnier 2004 : 22).

Dès 1978, dans l’introduction de ses Fondements sociolinguistiques de la traduction, Pergnier revient ainsi sur les principaux textes et ouvrages de linguistique qui, à ce moment-là, étaient consacrés à la traduction. Cela lui donne l’occasion de passer en revue plusieurs types de « théories linguistiques de la traduction » qui ont alors certainement contribué à susciter un rejet de la linguistique chez certains traducteurs professionnels souhaitant réfléchir sur leur métier en partant de leur pratique. Le principal grief que l’on pourrait faire à ces approches, selon Pergnier (1978/2017 : 26), c’est qu’elles se fonderaient toutes « sur ce que Saussure a appelé la “linguistique de la langue” ». Cette remarque rejoint les critiques adressées à la linguistique par Seleskovitch, interprète professionnelle et traductologue[4].

Les critiques de la linguistique formulées par Danica Seleskovitch (Seleskovitch et Lederer 1984/2014 : 151) visaient ainsi principalement trois types de « théories linguistiques de la traduction » : la stylistique comparée selon le modèle de Vinay et Darbelnet (1958) appelée à une grande postérité et ayant donné lieu à une large diffusion, le structuralisme dont Jakobson (1959), Mounin (1963) et Catford (1965) seraient représentatifs et l’approche générativiste de Nida (1964) en particulier. Les premières théories de la traduction auraient ainsi découlé d’une projection de théories linguistiques plaquées sur l’objet-traduction (Pergnier 1981 : 255 ; 2004 : 21). Or les traducteurs professionnels, ces artisans évoqués par Ladmiral (2015 : 167), auraient très tôt perçu que ces théories de la traduction ne reflétaient pas leur pratique. La difficulté à articuler théorie et pratique en traductologie pourrait ainsi trouver l’une de ses sources, ou du moins de ses premières manifestations, dans ces tentatives désormais historiques de rendre compte du phénomène de la traduction par une « linguistique de la langue » (Pergnier 2004 : 17 ; 1978/2017 : 28).

Toutefois, dans ce contexte où la « linguistique de la langue » aurait brouillé la perception de la traduction et conduit au rejet par certains traducteurs de l’« impérialisme abusif » de la linguistique sur la traduction, Pergnier rappelle, d’une part, « les pratiques extrêmement diverses » du phénomène de la traduction (allant de la version et du thème jusqu’à l’interprétation simultanée), et d’autre part, « l’ambiguïté du terme linguistique » (Pergnier 1978/2017 : 28), qui suggère son rattachement à la seule « linguistique de la langue » au détriment de la prise en compte d’une « linguistique de la parole ». Maurice Pergnier rappelle également que Vinay et Darbelnet n’avaient pour leur part pas prétendu faire oeuvre de linguistes en proposant simplement une « méthode » dont les « mérites pédagogiques […] ne sont plus à démontrer » (Pergnier 2004 : 22). Il insiste ainsi non seulement sur « l’ambiguïté du terme linguistique », mais également sur sa « polyvalence » (Pergnier 2004 : 23). Dans le même esprit, Kenny (2001/2014 : 3) ou Keromnes (2016a : 40), deux chercheurs qui s’intéressent de près à la traduction à l’aide de méthodes linguistiques, rappellent combien le terme « linguistique » ne renvoie pas à une unique approche, que ce soit du point de vue de l’objet d’étude choisi ou des méthodes de recherche employées.

Les frontières entre la linguistique et la traductologie sont d’autant plus floues que certains chercheurs, tels que Meschonnic (1999 : 61), ont pu rejeter à la fois les termes de linguistique et de traductologie pour se réclamer d’un troisième terme, dans ce cas, la poétique. De même, Mounin peut être considéré, selon Pergnier (2004 : 18), tour à tour comme un linguiste ou un traductologue, suivant l’ouvrage de son oeuvre (Les Problèmes théoriques de la traduction ou Les Belles infidèles) auquel on veut bien faire référence. Pergnier lui-même, qui évoque dès 1978 le statut interdisciplinaire et donc au carrefour des territoires de la théorie de la traduction (Pergnier 1978/2017 : 22 et 25), a depuis longtemps cherché à jeter des ponts entre la traductologie et la linguistique, estimant qu’on ne peut « penser raisonnablement que des hypothèses théoriques émises dans l’un des domaines puissent être valables si elles ne satisfont pas aux exigences théoriques de l’autre » (Pergnier 2004 : 17). Tout en reconnaissant ainsi qu’« encore présentement […] linguistique et traductologie continuent de cheminer, pour l’essentiel, sur des sentiers parallèles » (Pergnier 2004 : 17), il ne cesse d’appeler à une « convergence des modes d’approche au bénéfice des deux » (Pergnier 2004 : 24), convergence qui lui semble devoir relever de l’évidence (Pergnier 1981 : 260).

Or il semblerait que ce soit dans le domaine anglophone que la greffe de l’un des rameaux de la traductologie sur l’une des branches de la linguistique ait connu le plus de succès. S’il y a bien des linguistiques comme il y a des traductologies (Pergnier 1981 : 255 ; Keromnes 2016a : 40), il apparaît qu’une convergence entre les deux domaines ait pu voir le jour à l’intersection de la traductologie descriptive initiée par Toury à Tel-Aviv et de la linguistique descriptive et appliquée du Britannique Firth, moyennant de nombreux relais, d’un côté comme de l’autre, mais avec pour horizon partagé l’étude des corpus électroniques. Les propos suivants de Dorothy Kenny témoignent de cette convergence autour des corpus électroniques :

I remain convinced that their Firthian pedigree makes many ideas from contemporary corpus linguistics eminently suitable for application in translation studies, and I am greatly enthusiastic about the possibilities that computers open up for linguistic research.

Kenny 2001/2014 : 21

2.3. La traductologie de corpus à la croisée des chemins

La traductologie de corpus est ainsi née du croisement entre une certaine tradition traductologique et une certaine tradition linguistique. La connexion aurait été établie par Baker (1993), puis reconnue comme consubstantielle à la traductologie de corpus (Tymoczko 1998 : 652) avant d’être considérée comme « l’une des clés, si ce n’est la clé » (Laviosa 2004 : 8 ; notre traduction) du succès de la traductologie de corpus.

Or, dans ce cadre, une question demeure d’après nous déterminante pour envisager la portée actuelle de la traductologie de corpus et le lien qu’elle serait susceptible de reformuler entre théorie et pratique en traductologie : la relève technologique (ou plus globalement l’approche informatique), liée aux corpus électroniques et à la puissance de calcul des ordinateurs (Poibeau 2014), doit-elle être considérée ici comme un facteur de discontinuité, voire de rupture, ou simplement comme un nouveau paramètre induisant un changement d’échelle ?

En effet, comme Bocquet (2006 : 160) a pu notamment le rappeler en se fondant sur l’étude que Ballard (1996) a consacré à Gaspard de Tende, la démarche inductive fondée sur les corpus a toujours fait partie des modalités empruntées par quelques-uns pour réfléchir à l’activité de la traduction. Bien avant l’émergence et la structuration de la « discipline » traductologique dont se réclame la traductologie de corpus conformément à une lignée qui irait de Holmes[5] jusqu’à Baker et au-delà, en passant par Toury, la démarche inductive fondée sur corpus n’était certes pas absente des réflexions sur l’activité de la traduction.

Toutefois, nombreux sont ceux qui, comme Baker (1993 : 247 ; 1995 : 225), Laviosa (2011 : 80) ou Keromnes (2016b : 112), insistent sur le fait que les corpus en traductologie de corpus ne s’entendent pas au sens de corpus papier, mais bien de corpus électroniques. Par ailleurs, on le sait, le fait que les corpus ne soient plus compilés manuellement, mais soient devenus électroniques, et qu’ils puissent être consultés à l’aide de divers logiciels informatiques, a eu une incidence majeure en linguistique, au point que le lien entre « les innovations technologiques » (Léon 2011 : 69) et le développement de la linguistique descriptive et appliquée a pu être mis en avant.

Il est ainsi possible de se demander jusqu’à quel point il en serait de même en traductologie et notamment du point de vue du lien entre théorie et pratique. Certains travaux de traductologie de corpus (Loock 2016 ; Keromnes 2016b) pourraient par exemple conduire à se demander dans quelle mesure les critiques formulées par des traducteurs professionnels (Koutsivitis 1988 : 57) à l’encontre de la stylistique comparée sur le modèle de Vinay et Darbelnet sont encore d’actualité à l’époque de la traductologie de corpus. De même, Baker (1993 : 243-247) se propose de confirmer ou d’infirmer les hypothèses de Toury concernant l’existence d’universaux de traduction. Par rapport à la démarche introspective de la linguistique comparée du milieu du XXe siècle (Vinay et Darbelnet 1958 ; Catford 1965) ou aux corpus papier difficilement compilables et consultables, les corpus électroniques permettent effectivement de vérifier des hypothèses sur de grandes masses de données (qu’il s’agisse d’universaux ou, de manière plus circonscrite, de normes, voire simplement de « procédés de traduction »).

Néanmoins, il faut noter que, dans ce cadre, la traductologie de corpus semble rejoindre par bien des aspects les préoccupations de la linguistique formelle que la linguistique de corpus a précisément cherché à mettre en question (Mayaffre 2007). La recherche des normes et des universaux a bien constitué, d’une certaine façon, la matière première de la traductologie descriptive (Kenny 2001/2014 : 53), rejoignant de manière inattendue la quête des universaux en linguistique formelle. Certains auteurs ont ainsi mis en garde contre la dérive conservatrice et prescriptive de la traductologie de corpus (Tymoczko 1998 ; Kenny 2001/2014 : 69) et ont invité, au contraire, à se concentrer sur la recherche des particularités, des spécificités et des variations davantage que sur la quête de normes, lois ou universaux.

Or il semble en effet que la traductologie de corpus, envisagée selon l’inspiration motrice de la linguistique de corpus, contienne des possibles en réserve et que le lien entre théorie et pratique puisse alors se reformuler non seulement dans le sens d’un lissage de la pratique en fonction d’une relecture algorithmique (codifiante) des corpus, mais bien dans le sens d’un questionnement sur la variation, voire la créativité. Suivant cette impulsion, la traductologie de corpus chercherait à prêter attention aux spécificités et non plus seulement à renforcer la mise en place d’une boucle entre une pratique normalisée et une théorie normalisatrice dont, nous semble-t-il, la diffusion des corpus électroniques, conjuguée à l’intelligence artificielle, induit le risque.

3. Analyse exploratoire trilingue des rapports du GIEC

Les travaux développés par la « traductologie critique fondée sur corpus » (CCTS ; voir Hu et Li 2018), associant les corpus à l’analyse du discours, semblent offrir la possibilité de renouer avec l’une des promesses initiales de la traductologie de corpus. Ils pourraient notamment permettre de souligner les apports des corpus lorsqu’il s’agit de mettre en valeur certains problèmes spécifiques à une situation et à un contexte de traduction donnés.

Notre étude de cas s’inscrit dans un contexte bien particulier, à savoir la traduction institutionnelle de textes relevant du domaine de l’environnement. Nos recherches portent en effet sur un corpus parallèle constitué par les Summaries for Policy Makers du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Évolution du Climat (GIEC) et leurs traductions en français et en espagnol, sur la période allant de 1990 à 2014. Le corpus ainsi constitué comporte 811 006 mots[6], répartis comme indiqué dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1

Composition du corpus de rapports du GIEC[7]

Composition du corpus de rapports du GIEC7

-> See the list of tables

Les rapports n’étant disponibles qu’au format PDF, nous avons procédé à un nettoyage des fichiers texte qui ont pu en être extraits : l’ensemble des fichiers utilisés pour les analyses présentées ici est librement accessible sur le site Outils et Ressources pour un Traitement Optimisé de la LANGue (ORTOLANG), à l’adresse pérenne suivante : https://hdl.handle.net/11403/corpus-giec.

3.1. Une démarche exploratoire fondée sur l’analyse des correspondances

L’analyse des correspondances (AC) est une méthode de regroupement des données qui peut être appliquée à des données textuelles. D’une manière générale, l’objectif des méthodes de regroupement est de produire une visualisation des similitudes en rapprochant les éléments qui se ressemblent. Il s’agit de méthodes que l’on qualifie généralement d’exploratoires, parce qu’elles sont utilisées sans qu’aucune hypothèse préalable n’ait été formulée : elles doivent au contraire permettre de faire des hypothèses (Desagulier 2017 : 239).

L’AC est une méthode mutifactorielle qui permet de rendre compte de grands tableaux de contingence. À la différence d’une simple présentation de données de fréquence, ces tableaux représentent les fréquences par document ou partition du corpus, et permettent de visualiser les proximités qui s’y illustrent, à l’issue d’un calcul relativement complexe qui produit une représentation des données du tableau dans un espace mathématique multidimensionnel, puis sa projection sur des axes dans un repère orthogonal. La source d’une AC n’est donc pas le corpus brut, mais un tableau réalisé à partir de celui-ci : ce tableau comporte autant de lignes que de mots pris en compte (il peut s’agir d’éléments lexicaux simples, de termes, d’expressions polylexicales, de collocations), et autant de colonnes que de variables d’intérêt. Dans le cas qui nous occupe, à chaque ligne correspond une observation qui concerne un élément lexical simple. Chaque observation est décrite par une variable (colonne), qui permet d’indiquer la répartition des éléments lexicaux dans les 5 rapports du GIEC qui constituent notre corpus.

Toutes les analyses ci-dessous ont été faites dans le logiciel R (en utilisant RStudio) avec le package R.Temis (Bouchet-Valat, Bastin et al. 2019). Le corpus n’a pas été lemmatisé et nous n’avons pas supprimé les mots outils. Nous avons procédé à une analyse des correspondances par langue (les scripts utilisés sont en annexe) avant de comparer les résultats obtenus. L’analyse des correspondances produit des résultats qui sont présentés de trois façons dans RStudio : la commande explor(resTLA) ouvre en effet une interface à trois onglets (basée sur le package Shiny, qui permet la construction d’applications interactives). Le premier onglet donne les valeurs propres, présentées sous forme d’histogramme et de tableau (on y lit la contribution de chacun des axes), le deuxième onglet contient une représentation graphique sur deux axes seulement (projection dans un espace à deux dimensions) et le troisième onglet permet de consulter l’ensemble des données, c’est-à-dire qu’il donne accès à la position exacte (coordonnées) de chacun des points.

3.2. Analyse des correspondances dans notre corpus

L’analyse des correspondances présentée ci-dessous se fonde sur des graphiques qui ne tiennent compte que des deux axes les plus contributifs (ils représentent au total plus de 60 % de la variation observée) et sur un affichage des étiquettes de données uniquement lorsque leur contribution est supérieure ou égale à 0,2. Comme le montrent les figures ci-dessous, ce premier tri a produit une visualisation facile et rapide des grandes tendances pour chaque langue, et nous avons utilisé l’onglet « Données » pour aller plus loin lorsque certaines étiquettes n’étaient pas affichées.

Figure 1

Représentation graphique de l’AC dans les rapports anglais

Représentation graphique de l’AC dans les rapports anglais

-> See the list of figures

Figure 2

Représentation graphique de l’AC dans les rapports français

Représentation graphique de l’AC dans les rapports français

-> See the list of figures

Figure 3

Représentation graphique de l’AC dans les rapports espagnols

Représentation graphique de l’AC dans les rapports espagnols

-> See the list of figures

La juxtaposition des trois figures ci-dessus fait immédiatement apparaître des ressemblances, mais aussi quelques différences. Considérons d’abord la situation de nos variables (les différents rapports) avant d’analyser les proximités et les écarts qui s’illustrent dans les observations représentées (mots ou termes). Sur l’axe horizontal, qui représente la plus grande partie de la variation (un peu plus de 35 %), on distingue dans les trois langues la configuration suivante : AR4 et AR5 se situent sur la partie gauche de l’axe, alors qu’AR1 se situe à droite, le deuxième et le troisième rapport se trouvant dans une position intermédiaire et presque centrale (sauf en français où AR3 se situe plus à gauche et donc se trouve plus proche des deux rapports suivants). Sur l’axe vertical, on observe de nouveau une proximité entre AR2 et AR3, qui se situent dans la partie inférieure alors que les trois autres rapports se situent dans la partie supérieure. Au total, les profils les plus différents sont donc ceux d’AR1 et d’AR5 si l’on considère l’axe horizontal, mais aussi ceux d’AR3 et d’AR5 en français et en anglais, l’espagnol faisant ressortir une plus grande distance entre AR3 et AR4.

Même si la superposition des observations et des variables ne permet pas de constater directement des proximités (qui pourraient être faussées), les orientations que nous venons de définir peuvent éclairer la lecture des positions de nos étiquettes de mots et termes. Le quart supérieur droit de chacun des graphiques étant celui où se situe seulement le premier rapport, les éléments qui s’y trouvent également seront probablement distinctifs. Le premier élément remarquable concerne la présence de formes verbales et pronominales. Les auxiliaires modaux semblent constituer une caractéristique du premier rapport anglais, puisque should, could et will apparaissent dans cette partie du graphique (could se situant à la limite basse), au même titre que le pronom relatif which. Une requête supplémentaire faite dans l’onglet dédié indique que must se situe également dans cette partie du graphique, avec une contribution un peu moins importante. L’AC des rapports traduits montre bien qu’il n’existe pas de correspondance biunivoque ou même régulière entre ces éléments et leur traduction : ainsi, on trouve seulement faudra et pourrait en français, et les trois formes debería, deberían, podrían en espagnol[8]. D’autre part, le relatif qui apparaît en français seulement (l’espagnol faisant probablement un usage plus étendu du relatif que, qui est très polyvalent et ne serait pas distinctif ici, à la différence du qui français au sein du couple qui/que), aux côtés de pronoms personnels (ils et nous) qui ne ressortent pas sur les figures 1 et 3, les formes impersonnelles étant probablement préférées en anglais, alors que la tendance de l’espagnol à ne pas utiliser de pronom sujet (langue dite pro-drop) ne permet pas de juger immédiatement de l’utilisation de formes personnelles. Considérés ensemble, ces éléments suggèrent que des phrases plus complexes, et donc plus longues, distinguent aussi le premier rapport des autres. Pour essayer d’obtenir une première approximation de cette tendance, nous avons calculé le nombre moyen de mots par phrase dans chacun des rapports ainsi que dans les versions traduites. Les résultats sont présentés dans le tableau 2 ci-dessous.

Tableau 2

Ratios nombre de mots / nombre de phrases observés dans les rapports

Ratios nombre de mots / nombre de phrases observés dans les rapports

-> See the list of tables

Outre le foisonnement qui distingue les langues romanes des versions anglaises, on observe une différence assez marquée, dans les trois langues, entre les trois premiers rapports, qui comportent des phrases plus longues, et les deux derniers dans lesquels les phrases présentent des ratios sensiblement inférieurs (avec des écarts de plus de 10 mots d’un ratio à l’autre).

Le deuxième élément à comparer sur ces trois graphiques est le placement des étiquettes de mots correspondant à tout ou partie de termes. On peut notamment observer comment ils se situent en lien avec les trois zones repérées précédemment : la zone supérieure droite où se situe AR1, la zone supérieure gauche qui rassemble AR4 et AR5, avec des positions légèrement variables d’une langue à l’autre, et la zone inférieure médiane où se situent AR2 et AR3. En nous intéressant premièrement à la terminologie, nous pouvons essayer de repérer les termes spécialisés en anglais et leurs équivalents français et espagnols. Le tableau 3 ci-dessous présente les principaux termes dont le placement se situe dans la même zone dans les trois langues. Lorsque seulement une partie du terme apparaît sur le graphique, nous rétablissons la partie manquante entre parenthèses.

Tableau 3

Principaux termes dont le placement est équivalent dans les trois langues

Principaux termes dont le placement est équivalent dans les trois langues

-> See the list of tables

Notons que l’on trouve non seulement plus de termes équivalents mais aussi beaucoup plus d’acronymes dans la zone supérieure gauche où se situent AR4 et AR5, et ce dans les trois langues. On peut souligner que la multiplication des acronymes est un phénomène classique observable dans un discours qui atteint un haut degré de spécialisation (Gotti 2003). Si dans un premier temps, la forme développée des termes est privilégiée, la familiarisation d’une communauté de discours avec la terminologie de son domaine permet dans un deuxième temps d’utiliser des formes réduites telles que les acronymes. Il n’est donc pas surprenant d’observer ce phénomène dans les rapports du GIEC qui atteignent un plus haut degré de spécialisation sur la fin de la période étudiée.

L’observation des graphiques fait également apparaître des différences entre les langues qu’il convient de souligner. Alors qu’en anglais les éléments qui composent le terme climate change ne sont pas présents, ce qui suggère une utilisation équivalente dans l’ensemble des rapports, en espagnol cambios se situe dans la zone inférieure médiane (où se trouve AR3), et en français climat est dans la partie supérieure droite (proche d’AR1), alors que changements et climatiques se situent dans la zone inférieure gauche (où se trouve AR3) et le singulier changement et climatique est situé dans la zone supérieure gauche, proche d’AR5. Pour la formation de termes dans le domaine spécialisé représenté dans les rapports du GIEC, on peut souligner qu’en anglais l’adjectif environmental est essentiel. Celui-ci n’apparait pas dans le graphique anglais mais ses équivalent espagnols, ambientales, et français, environnementaux, sont présents en bas des graphiques, dans une zone médiane élargie, proche d’AR3. Dans la zone supérieure gauche, proche d’AR5, en anglais on trouve pathways et en espagnol l’équivalent trayectorias. Pourtant on ne trouve pas d’observation similaire en français. On peut donc se demander quel est le terme choisi pour la traduction de pathways dans les rapports français. Autre cas de termes équivalents observables en anglais et en espagnol mais pas en français : anthropogenic, antropógeno. En revanche, parade qui figure dans la zone où se trouve AR1 en français n’a pas d’équivalent sur les graphiques des autres langues, tout comme inlandsis, ou ancillary, tous deux situés dans la zone médiane basse, assez proche d’AR3.

Dans l’ensemble, ces observations sur les divergences entre graphiques convoquent une réflexion sur la variation terminologique, et nous invitent à nous interroger sur les différences de formulations d’une langue à l’autre. Permettent-elles d’identifier l’adoption d’une terminologie spécialisée à différents rythmes d’une langue à l’autre ? Soulignent-elles une difficulté spécifique de traduction liée aux différents systèmes linguistiques ? Pour répondre à cette question, nous avons procédé à une analyse de concordances dans le corpus aligné, qui est actuellement disponible dans le concordancier en ligne de la plate-forme ParCoLab (Marjanović, Stosic et al. 2018). À partir de l’observation contextualisée des occurrences d’un terme repéré dans l’AC et de leurs traductions dans les deux langues étudiées ici, nous essayons de mieux saisir et expliquer ces variations.

3.3. Exemple d’analyse des concordances dans le corpus aligné

À partir des graphiques nous avons pu identifier une discordance entre les langues concernant pathways, terme pour lequel aucune équivalence ne se profile en français alors que trayectoria est présent en espagnol. Cette unité lexicale nous semble présenter un problème de traduction intéressant du fait de sa situation dans un réseau de termes qui désignent des évolutions futures. En effet, les rapports du GIEC visent à établir des projections futures de climat susceptibles de servir de point d’appui à des politiques visant à limiter le changement climatique ou à s’y adapter. Dans ce contexte, de nombreux termes sont mobilisés pour décrire les évolutions possibles. Dans le tableau 4 (en annexe), nous considérons pour chaque rapport, en donnant le contexte immédiat de cette unité lexicale, quelles sont les propositions de traduction de pathways en français et en espagnol. Notons dès maintenant que nous ne trouvons aucune occurrence dans AR1, d’où son absence du tableau.

L’étude détaillée des propositions de traduction de termes et expressions contenant l’unité lexicale pathways permet de faire le constat d’une instabilité dans les choix de traduction puisque selon les contextes, différents mots français et espagnols sont choisis. D’un point de vue diachronique, on peut constater une stabilisation à partir du rapport AR4. La stabilisation est notamment effective en espagnol où le choix de trayectorias prime, quel que soit le contexte. Dans la traduction d’expressions plus longues, l’espagnol reste très proche de la proposition anglaise dans la syntaxe adoptée, alors qu’en français on trouve davantage de reformulations. Pour mieux comprendre ces phénomènes de variations et la façon dont certains choix s’effectuent au fur et à mesure de l’écriture des différents rapports, il peut être intéressant de consulter le détail des glossaires. On peut ainsi s’intéresser aux manifestations non seulement de pathways, mais aussi des unités lexicales associées sémantiquement et notamment celles proposées comme traduction en espagnol et français : voie, profil, chemin, scénario, vía, pauta. Ces glossaires sont publiés à la fin des rapports à partir d’AR3 pour l’anglais et le français et à partir d’AR4 pour l’espagnol.

On peut noter que dans AR3, on ne trouve aucun terme formé avec pathways. Cependant on trouve le terme profile en anglais et profil en français, défini comme suit :

Ensemble de concentrations évoluant progressivement et représentant une voie possible vers la stabilisation. Le terme « profil » est utilisé pour distinguer ces voies des voies d’émissions, qui sont généralement dénommées « scénarios » [9].

Dans cette définition, voies traduit pathways présent dans la définition anglaise du glossaire. Pathways / voies serait donc l’hyperonyme à la fois de profile / profil désignant l’évolution des concentrations et de scenario / scénarios, désignant l’évolution des émissions. On voit qu’une tension se dessine entre la cause (les émissions) et le résultat (la concentration). Dans AR4, il n’y a plus d’entrée équivalente dans le glossaire. Les termes dont le sémantisme est similaire, avec l’idée d’un mouvement vers un but sont les suivants : Development path or pathway traduit respectivement par vía o recorrido de desarollo et mode de développement, Emission trajectory, traduit par trayectoria de emisión et trajectoire d’émissions, scenario (et termes composés contenant scenario) traduit par escenario et scénario. Remarquons cependant qu’à partir d’AR5, trajectory semble délaissé et pathways est utilisé dans de nombreux termes composés.

Les définitions de ce dernier glossaire nous éclairent sur les relations sémantiques entre les différentes unités lexicales évoquées dans le paragraphe précédent et révèlent une évolution terminologique. Ainsi apparaissent les termes overshoot pathways traduit par trayectorias de sobrepaso et profils d’évolution excessive, mais aussi transformation pathways traduit par trayectoria de transformación et profils d’évolution des transformations, et enfin Representative Concentration Pathways (RCP), traduit par Trayectorias de Concentraciones Representativas et profils représentatifs d’évolution de concentration. Il est à noter que l’acronyme anglais de ce terme est conservé tel quel en espagnol et en français et sa présence sur les graphiques, dans les trois langues, comme évoqué dans le tableau 3, atteste de son taux d’usage élevé dans le dernier rapport. D’après le glossaire, il désigne un type de scénario désignant à la fois l’évolution des concentrations et des émissions et reprenant donc les traits sémantiques de profile et de scénario en AR3. Une remarque de forme incluse dans la définition nous parait éclairante : « On parle de profil d’évolution pour souligner le fait qu’on ne s’intéresse pas seulement aux niveaux de concentration atteints à long terme, mais aussi à la trajectoire suivie pour parvenir à ce résultat »[10]. Il nous semble que cette remarque est une clé pour comprendre le choix de traduire pathways en français par le terme complexe profil d’évolution plutôt que par trajectoire. Avec trajectoire, l’idée de mouvement et de parcours apparaît bien mais l’idée de but, qui est bien sous-entendue avec pathways est moins bien rendue. Une autre possibilité aurait été de conserver voie, qui partage avec pathways des sèmes de but et ou d’arrivée. Voie est peut-être trop associé au concept économique de voie de développement. À l’appui de cette hypothèse, on constate que pour les termes adaptation pathways et mitigation pathways, trajectoire d’adaptation et trajectoire d’atténuation sont jugés pertinents. Il nous semble que le but étant déjà signifié par la deuxième partie du terme composé, la perte de ce sème dans trajectoire pose moins de problèmes dans la composition de ces termes. En choisissant trayectorias, les traducteurs espagnols laissent peut-être de côté cet aspect du signifiant. Cependant, du point de vue de l’économie de la langue, on peut dire qu’ils atteignent une plus grande simplicité. Ainsi, un terme comme climate-resilient pathways traduit par trayectorias resilientes al clima est remplacé par une expression beaucoup plus lourde et complexe en français : profil d’évolution favorable à la résilience.

Au terme de ces quelques éléments d’analyse, ce que l’étude des traductions de pathways dans le corpus aligné, complété par les glossaires, a permis de mettre en avant est la façon dont une terminologie spécialisée sur de nouveaux concepts relatifs au climat et à son évolution se met progressivement en place, avec des mécanismes d’influences entre les langues, un processus de stabilisation progressive et des choix propres à chaque langue.

4. Discussion

4.1. La dimension diachronique de la terminologie spécialisée

Si les études terminologiques se sont fondées sur une approche synchronique telle que recommandée par Wüster et la Théorie Générale de la Terminologie, l’intérêt d’une approche diachronique de la terminologie spécialisée a depuis été démontré par de nombreux travaux (voir par ex. Humbley 2011 ; Dury et Picton 2009 ; Resche 2013). Cette approche est d’autant plus pertinente dans un domaine spécialisé comme le changement climatique. En effet, sa terminologie est caractérisée par une certaine instabilité, du fait du caractère relativement récent des questions qu’elle décrit, mais aussi du fait qu’il s’agit d’un sujet clivant où les choix de termes peuvent être d’autant plus difficiles qu’ils portent en eux une dimension idéologique qui n’est pas consensuelle. L’étude des graphiques issus de l’analyse de concordances, suivie de l’analyse des unités lexicales ainsi repérées dans les textes alignés sur ParCoLab, nous a permis d’identifier deux catégories concernant la dimension diachronique de la terminologie utilisée dans les rapports du GIEC. Il existe tout d’abord une catégorie de termes pour laquelle on trouve dans les trois langues une étiquette sémantiquement proche à un emplacement proche. Cet emplacement nous renseigne sur la date d’apparition ou de disparition de certains termes, puisque selon leur emplacement on pourra déduire leur affinité avec les rapports également situés dans ces zones. De ce point de vue, on peut remarquer qu’il existe une certaine cohérence entre ce que nous observons sur les graphiques et ce que nous suggèrent les entrées des glossaires IPCC. Ainsi nous avons vu que stabilisation est proche d’AR3 dans les trois langues. Dans le glossaire d’AR3 il y a trois entrées comportant cette unité lexicale : stabilisation, analyse de stabilisation et scénario de stabilisation. En AR4, on ne trouve que le terme générique et en AR5 il a disparu des entrées. Il nous semble que cette disparition peut être due au fait qu’à mesure de l’avancée dans le temps, le scénario d’une stabilisation des émissions semble de moins en moins plausible et que les objectifs ont donc dû être révisés et faire place à des scénarios moins ambitieux. On peut aussi observer que mitigation, adaptation et acidification renvoient à des thèmes qui apparaissent comme des sujets de préoccupation plutôt sur la fin de la période étudiée.

Le deuxième type d’élément repéré grâce aux graphiques est une instabilité terminologique qui est propre à une langue. Dans une étude précédente (Talbot, Biros et al. 2021) nous avions montré une évolution dans les termes choisis pour traduire climate change en français à partir du même corpus de rapports du GIEC : le terme évolution du climat était utilisé principalement au début, et laissait place à changements climatiques pour être finalement remplacé par changement climatique. L’analyse des correspondances faite ici aurait permis de mettre au jour ce phénomène bien plus rapidement que nous n’avions pu le faire lors de ce premier travail, puisqu’évolution et climat sont proches d’AR1, changements et climatiques sont proches d’AR3 et changement et climatique sont proches d’AR5. Il nous semble intéressant de noter que différentes voies d’approches du corpus, que l’on pourrait désigner schématiquement par voie de type qualitative (sélection de termes à étudier en fonction de nos connaissances du domaine spécialisé) et voie de type quantitative (analyse exploratoire dans R), permettent de repérer le même phénomène. L’analyse des correspondances permet de multiplier et de croiser rapidement des observations qui se construisent de façon plus ponctuelle dans l’analyse qualitative.

D’autres repérages ont ainsi pu être faits, qui suggèrent également une évolution terminologique dans les rapports français : par exemple, la présence de parade dans le quart supérieur droit, proche d’AR1 en français. L’utilisation de ce mot est spécifique à ce rapport (77 occurrences contre 3 dans l’ensemble des autres rapports), il y est utilisé à de nombreuses reprises dans les expressions stratégies de parade ou mesures de parades. Il traduit les termes et expressions anglaises response strategies, response measures, policy responses, response options, et des variations autour de ces expressions. En espagnol les traductions choisies – estrategias de respuesta, medidas de respuesta et opciones de respuesta – demeurent beaucoup plus proches de la langue source. Les mots qui composent les termes et expressions anglaises et espagnoles équivalentes sont moins rares, ils peuvent apparaître dans tout le corpus pour composer d’autres expressions. Dans la langue source, les expressions générales sont progressivement remplacées par adaptation strategies et mitigation strategies, qui précisent le type de réponse apportée et sont simplement traduites par stratégies d’adaptation et stratégie de mitigation en français. S’intéresser à la présence de ce mot dans le graphique français permet de révéler cette évolution diachronique. L’hypothèse d’une stabilisation progressive des termes avec des choix morphologiquement proches de la langue source se confirme dans les deux exemples cités ici. On observe des phénomènes similaires pour environmental, dont la traduction par environnemental et ambiental devient plus fréquente dans les derniers rapports.

Soulignons pourtant que la présence d’un terme dans un graphique, sans équivalent dans les autres langues, ne suffit pas à conclure à une instabilité terminologique propre à cette langue. Ainsi, la présence d’inlandsis dans le graphique français et de ancillary dans le graphique anglais, sans équivalent dans les autres langues, peut s’expliquer par la spécificité de ces unités lexicales. Celles-ci sont traduites dans les deux cas par des expressions comportant des mots plus communs. Ainsi inlandsis a pour équivalent ice sheet ou ice shelve en anglais et manto de hielo et placa de hielo en espagnol. Ancillary en anglais est utilisé dans les expressions ancillary benefits et ancillary impacts traduits par bénéfices accessoires et effets secondaires en français et par beneficios secundarios et impactos secundarios en espagnol. Inlandsis et ancillary ressortent donc dans les graphiques parce que leur distribution semble spécifique, mais la variation que l’on observe dans les versions traduites infirme cette hypothèse : l’usage du terme inlandsis dans les rapports français recouvre en effet plusieurs réalités, et ancillary s’insère dans des termes composés de signification distincte. La constitution de tableaux de contingence qui intègrent les termes composés et complexes aurait permis d’éviter cet écueil.

En définitive, si la recherche de termes équivalents nous donne une première indication sur nos données, c’est bien le deuxième type de repérage que permet l’AC qui nous renseigne le plus. En effet, l’analyse des correspondances permet de considérer les différents aspects de la variation terminologique et de faire ressortir des tendances, au même titre qu’elle nous éclaire sur la variation lexicale, ou sur certaines caractéristiques syntaxiques des textes étudiés (l’usage du relatif which a ainsi constitué un indice important). Soulignons également que dans une étude de corpus basée sur la fréquence, la plupart des unités dont nous avons proposé ici une analyse contrastive ne seraient pas ressorties car elles sont peu fréquentes. C’est bien parce que l’analyse des correspondances est basée sur l’analyse statistique de données multivariées que des observations comme celles-ci sont possibles.

4.2. Les statistiques : variation et prescription

Dans les exemples présentés, l’utilisation des statistiques en traductologie de corpus permet de faire apparaître des variations et pas seulement des régularités fondées sur les observables les plus fréquents.

Comme nous l’évoquions ci-dessus, la traductologie de corpus a souvent eu à mettre en garde contre les dangers d’une dérive conservatrice et prescriptive. Cette dérive pourrait la conduire à trahir son impulsion initiale, se mettant en quête de normes, de lois ou d’universaux alors qu’elle découle d’une tentative de croiser une traductologie descriptive et une linguistique fondée sur des corpus qui « à la Loi linguistique, […] opposent des jurisprudences », « à l’unicité, […] l’hétérogénéité », « à la synchronie, des variations multiples (variations temporelles, sociales, individuelles) » (Mayaffre 2007 : 62).

Étant donné que les recherches en terminologie et en traduction automatique ont été les premiers domaines traductologiques à intégrer les corpus électroniques, comme le rappelle Baker (1995 : 224), la traductologie de corpus a eu très tôt le souci de se distinguer d’une utilisation conservatrice des corpus. Toutefois, il serait possible de se demander, avec d’autres traductologues, si cette dérive n’est pas intrinsèque à « l’objectivisme » que Ladmiral (2019 : 330) critique dans l’approche traductologique descriptive dans la mesure où celle-ci serait « en deçà de la pratique traduisante » (Ladmiral 2019 : 330). Force est de reconnaître que certains potentiels universaux de traduction, tels que l’explicitation ou la normalisation, auxquels la traductologie de corpus consacre de nombreuses recherches, relèvent parfois de l’évidence pour un traducteur professionnel et n’apportent pas nécessairement beaucoup d’eau au moulin de sa pratique. De même, Berman (1995 : 59) s’opposait vigoureusement à Toury et au « caractère « réactionnaire » imprévu de ses thèses initiales » dans la mesure où ses analyses l’auraient conduit « à privilégier la traduction « réelle », c’est-à-dire statistiquement la plus fréquente ».

Dans ce contexte, selon un registre qui fait appel à une pensée de la traduction ancrée non pas dans le domaine anglophone, mais germanophone, Berman (1995 : 60) opposait aux lois probabilistes de Toury une « Loi au sens le plus fort du terme », une « loi de traduction » qui ne pourrait « pas être formulée de manière thétique et absolue », mais qui serait diffractée à travers l’histoire et dont chacun des mots « intraduisibles » pour désigner la traduction porterait la trace (translation, Übersetzung, traduction). Aux « lois probabilistes » conduisant in fine à entériner des résultats en fonction de leur acceptabilité dans la culture cible et faisant surgir ce que Ladmiral (2019 : 334) appelle de son côté le « spectre d’une phraséologisation généralisée de la langue », Berman suggère ainsi d’opposer une « loi de traduction » ancrée dans une notion complexe de fidélité et garante d’une sauvegarde des jurisprudences, en sorte que le phénomène statistiquement le plus fréquent n’emporterait pas l’ensemble.

Il ne serait dès lors pas question de nier que « le langage a une dimension statistique fondamentale » (Poibeau 2014 : 10), mais d’opposer la pratique au « réel » et d’avancer qu’une traductologie de corpus attentive à la pratique n’est pas une traductologie de corpus conduite par les fréquences au risque autrement de faire des traductologues, comme des linguistes, des « analystes de données » (Stiegler 2017 : 122-123). Dans le prolongement de ces réflexions, les différentes conceptions de la notion de « loi » qui s’opposent ici pourraient être étudiées pour en tirer les conséquences du point de vue d’une idée de la traduction (Ost 2009) de même que les différentes métaphores objectivistes liées à la traductologie de corpus (Kenny 2001/2014 : 12, 31, 68).

Enfin, s’il est vrai que l’utilisation quotidienne des corpus par les traducteurs professionnels n’est pas nécessairement consciente, comme nous l’indiquions dans notre introduction, il ne fait aucun doute que la formation initiale ou continue des traducteurs pourrait, à cet égard, jouer un rôle, comme elle le fait souvent déjà et parfois depuis longtemps (voir, par exemple, Kübler, Loock et al. 2018 : 739-825). Dans ce cadre, l’insistance sur des phénomènes autres que la fréquence, en relevant notamment les variations diachroniques, pourrait contribuer à rappeler que les corpus gardent la trace d’une pratique constituée de tâtonnements, de réussites quelquefois peu exploitées, mais aussi de tentatives ratées, induisant la possibilité de conjuguer un savoir-faire actuel avec les virtualités auxquelles donnent accès les technologies les plus récentes, selon une représentation du travail du traducteur que Cronin (2017 : 119) invite à prendre comme horizon. Cela permettrait de mettre en valeur une pratique qui, dans la durée, est nécessairement faite de réussites et d’échecs, au lieu de se contenter de considérer cette pratique comme fournissant des ressources cumulées à exploiter, conformément au modèle extractiviste dont la soutenabilité peut être mise en cause (Moorkens 2020). Cette proposition pourrait permettre, par ailleurs, de sensibiliser les traducteurs professionnels à des méthodes statistiques auxquelles la traduction automatique a recours, ainsi qu’aux dérives qui y sont éventuellement associées.

5. Conclusion

Au terme de cette étude, nous pensons avoir montré que l’analyse de correspondances entre langues et la comparaison des graphiques produits par R ont permis de mettre au jour des phénomènes intéressants pour saisir la spécificité des approches des traducteurs des rapports du GIEC en espagnol et en français. La méthodologie consistant à utiliser le Package R.Temis pour révéler les spécificités d’un corpus de rapports traduits, grâce à des graphiques qui permettent une visualisation des traits saillants, nous semble offrir de nombreuses applications pour des études traductologiques critiques fondées sur corpus. Les variables que nous avons utilisées dans l’étude présente sont seulement d’ordre chronologique mais des partitions de corpus pourraient s’effectuer selon d’autres variables, en prenant en compte des éléments génériques, sociolinguistiques, de typologies textuelles, d’identité auctoriale, etc. Dans tous les cas, il s’agit de considérer des corpus parallèles assortis de métadonnées textuelles pour faire ressortir des spécificités qui peuvent dans un deuxième temps être explorées dans le détail des textes alignés afin d’éclairer la démarche de traduction à l’oeuvre. Il nous semble, de ce point de vue, que l’apport principal des analyses présentées ici est de nature méthodologique et théorique, et nous espérons avoir contribué au développement que Keromnes évoquait en ces termes : « la linguistique de corpus est une méthode, et non une théorie : les résultats d’une étude de corpus peuvent être analysés dans différents cadres théoriques. C’est donc à la traductologie qu’il revient d’en développer un pour ses propres besoins. » (Keromnes 2016b : 113).

Ce faisant, nous avons proposé une caractérisation de l’instabilité terminologique qui se manifeste dans les trois langues, et de la tendance observable dans les versions espagnoles et françaises des rapports, à l’adoption progressive de termes plus proches morphologiquement de la langue source. Nous avons également montré qu’il existait une différence entre ces deux langues traduites. En effet, en espagnol, l’adoption de termes morphologiquement proches se fait de façon plus rapide (dès les premiers rapports) et de façon plus systématique pour les exemples que nous avons pu observer. Parfois, nous avons le sentiment qu’elle peut se faire au détriment de certaines qualités d’expression dans le texte traduit. Le français semble s’autoriser un peu plus d’éloignement par rapport à la langue source, comme l’exemple de pathways a notamment permis de le démontrer. On peut cependant remarquer qu’en français aussi, la tendance est vers l’uniformisation au plus près des choix terminologiques anglais. Ce constat est source d’interrogations qui pourraient nourrir des travaux à venir. Il nous semble notamment que la question de savoir si les évolutions observées ici se poursuivront a un enjeu sociétal, tant les rapports du GIEC influencent le débat public sur le changement climatique et tant la terminologie qui y est employée tend à être reprise au-delà de la sphère institutionnelle où elle est établie.