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Ce papier traite des micro-fondations de la capacité dynamique ou capacité de l’organisation à développer ses compétences, y compris dans des environnements modérément dynamiques (Einsenhardt et Martin, 2000). Depuis l’article fondateur de Teece, Pisano et Shuen (1997), la littérature s’est attachée à ouvrir la « boîte noire » des capacités dynamiques pour analyser leurs micro-fondations, c.à.d. ce qui les fonde et explique leur déploiement à un niveau très micro de l’organisation (Abell et al., 2008; Felin et Foss, 2011; Salvato et Rerup, 2011; Felin et al., 2012). Par niveau micro, les auteurs entendent un niveau d’analyse individuel (Barney et Felin, 2013; Winter, 2013) ou celui de petits collectifs, c.à.d. situé à une échelle plus locale que celle de l’organisation dont la capacité dynamique est étudiée (Felin et al., 2012). Dans une perspective pragmatique, il s’agit de comprendre comment, au niveau d’analyse retenu, les acteurs participent concrètement aux activités de sensing, seizing et transforming (Felin et Foss, 2005; Katkalo et al., 2010; Teece et al., 2014), dans un contexte organisationnel qui contraint et facilite leurs actions (Barney et Felin, 2013). Le sensing renvoie à l’identification ou création d’opportunités nouvelles, le seizing, au diagnostic des ressources à mobiliser et des investissements à opérer pour répondre aux opportunités et en capturer la valeur, et le transforming, à la reconfiguration continue des ressources pour soutenir la compétitivité à long terme (Teece, 2007).

Plusieurs travaux centrés sur les micro-fondations de la capacité dynamique ont porté sur le niveau individuel; ils se sont généralement centrés sur le rôle des managers (Katkalo et al. 2010; Rouleau et Balogun, 2011; Eriksson, 2013; Helfat et Peteraf, 2015; Teece, 2014; 2016). Peu ont traité celui des employés (Eriksson, 2013; Zollo et al., 2016; Strauss et al. 2017; Fallon-Byrne et Harney, 2017) pourtant souvent appelés à jouer un rôle actif dans les activités de sensing, seizing et transforming (Zollo et al., 2016). Ceux qui s’y sont intéressés (Randall et al., 2011; Salge et Vera, 2013; Zollo et al., 2016; Strauss et al., 2017) fournissent un premier niveau de résultats en reliant l’implication à des déterminants comportementaux et cognitifs, dont ils donnent une définition, et qu’ils proposent d’analyser en lien avec des variables organisationnelles et le rôle joué par les leaders. En ce sens, ils définissent un cadre général ou canevas qui identifie les principaux ressorts de l’implication. Ces ressorts et la façon dont ils s’articulent sont à étudier plus avant de manière empirique. Ils sont particulièrement intéressants à étudier dans des organisations où l’implication des personnels est attendue au niveau opérationnel mais aussi décisionnel (Zollo et al., 2016), comme celles qui développent des stratégies durables d’un point de vue social et/ou environnemental (Zollo et al., 2016, Strauss et al., 2017).

Ainsi, notre étude est menée dans un contexte d’entreprise communautaire ou community-based entreprise (CBE), forme émergente d’entrepreneuriat qui transforme des communautés locales en entreprises communautaires (Peredo et Chrisman, 2006; Soviana, 2015). Ces organisations à caractère communautaire, dont les capacités de transformation, d’adaptation et de résilience sont centrales (Ruiz-Ballesteros, 2011), privilégient l’implication de tous leurs membres dans la définition de la stratégie (Peredo et Chrisman, 2006). La question « Comment l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming s’opère-t-il ? » fait l’objet du présent papier.

L’étude empirique est menée au sein d’une CBE mexicaine engagée dans un processus de développement de son offre et de ses compétences. Elle développe une étude de cas exploratoire à visée explicative dans le paradigme réaliste critique (Bhaskar, 1978; Tsoukas, 1989; Wynn et Williams, 2012) ou étude exploratoire et abductive (Avenier et Thomas, 2015). Ses résultats restituent les phases qui ont structuré la création et la valorisation des compétences de la CBE dans le temps. Pour chacune d’elles, ils proposent une analyse détaillée de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming, en lien avec les contextes environnemental et organisationnel. Il est à noter que dans ce cas précis, le niveau d’analyse retenu pour rendre compte des micro-fondations de la capacité dynamique est celui des familles qui composent la CBE. En particulier, les résultats identifient les mécanismes générateurs qui, activés dans ces contextes, expliquent pourquoi l’engagement des familles s’opère. Sur cette base, le modèle émergent proposé fonde les principales contributions théoriques de l’étude : d’une part, il apporte un éclairage nouveau sur les déterminants comportementaux et cognitifs supports de l’engagement et leur orchestration; d’autre part, il précise comment cette orchestration s’opère selon le type de compétences à développer (technique, stratégique ou organisationnelle) en lien avec le type de structure organisationnelle, d’apprentissage et de leadership.

Revue de la littérature

Le niveau individuel comme micro-fondation de la capacité dynamique

Les travaux qui se sont attachés à « ouvrir la boîte noire » des capacités dynamiques ont tout d’abord porté sur les processus qui la composent (Eisenhardt et Martin, 2000; Zollo et Winter, 2002; Bowman et Ambrosini, 2003; Winter, 2003; Helfat, 2007; Schreyögg et Kliesch-Eberl, 2007; Romme et al, 2010; Eriksson, 2013) et que l’organisation doit apprendre à piloter. Différents processus (par exemple, de décision, de développement de nouveaux produits, ou encore d’apprentissage) sont identifiés comme essentiels à la définition et la mise en oeuvre du changement (Helfat, 2007), en d’autres termes aux activités de sensing (identification ou création d’opportunités nouvelles), seizing (diagnostic des ressources à mobiliser pour y répondre), et transforming (reconfiguration continue du portefeuille de ressources) (Teece, 2007). Très souvent, ils sont étudiés pour eux-mêmes c.à.d. sous l’angle de leurs caractéristiques clés susceptibles de garantir leur mise en oeuvre efficace (Einsenhardt et Martin, 2000). Cette lecture peut s’enrichir de nouveaux apports pour analyser non plus ce qui doit être fait mais « ce qui est concrètement fait en contexte » par les individus qui composent l’organisation (Felin et Foss, 2005; Katkalo et al., 2010; Teece et al., 2014). Il s’agit d’étudier comment l’implication des membres de l’organisation dans les activités de sensing, seizing et transforming s’opère. En d’autres termes, il s’agit de s’intéresser au comportement des individus et/ou des petits collectifs, entendu comme micro-fondation de la capacité dynamique (Felin et al., 2012; Barney et Felin, 2013). La capacité des individus à agir (Felin et al., 2012) est à analyser en lien avec le contexte organisationnel qui à la fois contraint et facilite leurs actions (Barney et Felin, 2013); elle est aussi à analyser dans son interaction avec les « processus » ou activités auxquels ils prennent part et la « structure » dans laquelle ils agissent (Gavetti et al., 2007; Felin et al., 2012; Eriksson, 2013). Elle peut être abordée sous l’angle d’aspects psychologiques, sociaux, émotionnels (Winter, 2013), des croyances (Felin et al., 2012; Zollo et al., 2016), et/ou d’aspects d’ordre cognitif (Pandza et Thorpe, 2009; Felin et Foss, 2011; Felin et al., 2012; Zollo et al., 2016).

Les principaux leviers de l’implication dans les activités de sensing, seizing et transforming

Les travaux qui ont traité du niveau individuel comme micro-fondation de la capacité dynamique se sont généralement centrés sur les managers – ou top management team – identifiés comme les plus aptes à décider des opportunités à saisir, développer et promulguer des visions et stratégies cohérentes et orchestrer les ressources, en d’autres termes, à prendre une part active dans les activités de sensing, seizing et transforming (Teece, 2014; 2016; Katkalo et al. 2010; Eriksson, 2013; Helfat et Peteraf, 2015). Peu ont traité des autres personnels de l’organisation (Eriksson, 2013; Zollo et al., 2016; Strauss et al. 2017; Fallon-Byrne et Harney, 2017), en particulier des employés, pourtant appelés à participer au sensing, seizing et transforming (Zollo et al., 2016). Par exemple, ils sont envisagés comme co-producteurs du sensing et du seizing (ibid : 237) prenant part à des activités de priorisation, de recherche, d’expérimentation ou de sélection; plus généralement, ils sont vus comme jouant un rôle clé tout au long du processus de transformation, quand l’organisation s’engage dans des stratégies durables d’un point de vue social et environnemental (Zollo et al., 2016; Strauss et al., 2017).

Quelques travaux récents ont porté sur l’implication effective des personnels dans des stratégies adaptatives et proactives (Randall et al., 2011; Salge et Vera, 2013; Strauss et al., 2017) dans des environnements modérément ou hautement mouvants (Strauss et al., 2017). Ils identifient deux ressorts clés de l’implication : un déterminant comportemental et un déterminant cognitif. Le déterminant comportemental renvoie : a) aux caractéristiques individuelles ou qualités propres des individus comme leur sens des responsabilités ou celui du risque (Strauss et al., 2017); b) à la motivation posée comme condition sine qua none de l’engagement (Randall et al., 2011; Strauss et al., 2017) et vue comme liée à l’évaluation par les individus des retombées de leur implication à court et plus long terme (Strauss et al., 2017); et c) à l’adéquation entre les valeurs intrinsèques du projet et les croyances profondes des individus, en particulier quand le projet revêt une dimension sociétale forte (Zollo et al., 2016; Strauss et al., 2017). Ce déterminant est vu en lien avec le rôle facilitateur joué par l’organisation : un climat organisationnel positif et approprié (Salge et Vera, 2013; Zollo et al., 2016), l’implémentation d’un système incitatif (Zollo et al., 2016; Strauss et al., 2017) ou une communication claire sur les grandes dimensions du projet (Strauss et al., 2017), peuvent constituer des conditions favorables pour la motivation ou l’adéquation du projet aux croyances individuelles. Le déterminant cognitif est abordé sous l’angle des modèles mentaux ou structures de base de la cognition (Helfat et Peteraf, 2015) qui aident les individus à interpréter les situations et à s’engager dans des actions appropriées (Weick et al., 2005). Randall et al. (2011) identifient deux caractéristiques des modèles mentaux pour une implication effective des personnels dans des stratégies adaptatives ou proactives : leur degré de congruence ou similarité, qui fait référence au partage, et leur pertinence ou capacité à fournir aux individus une représentation suffisamment adéquate des priorités stratégiques et du domaine dans lequel la performance est attendue (ibid. : 529). Là encore, l’organisation joue un rôle facilitateur : la mise en place d’interactions sociales verticales et horizontales ou de processus dialectiques peuvent favoriser l’adaptation des cadres cognitifs (Zollo et al., 2016). Les leaders, externes notamment, jouent aussi un rôle clé dans les processus de construction et d’adaptation des modèles mentaux (Randall et al., 2011; Zollo et al., 2016). Via leur rôle dans le sensegiving – processus visant à influencer la construction de sens des autres à travers une redéfinition de la réalité organisationnelle (Gioia et Chittipeddi, 1991) –, ils contribuent à accroître la pertinence des modèles mentaux et à favoriser leur partage entre tous.

En définitive, ces travaux fournissent un premier niveau de résultats : ils relient l’implication à des déterminants comportementaux et cognitifs dont ils donnent une définition, et qu’ils proposent d’étudier en lien avec des variables organisationnelles et le rôle joué par les leaders. Ces résultats méritent d’être prolongés pour clarifier le lien entre l’évolution des cadres cognitifs et les comportements qu’ils affectent (Zollo et al., 2016) ou préciser la relation entre les déterminants cognitifs et le niveau organisationnel (Strauss et al., 2017). Plus généralement, parce qu’ils sont théoriques et illustratifs (Zollo et al., 2016; Strauss et al. 2017; Fallon-Byrne et Harney, 2017) ou s’ancrent dans une démarche de simulation (Randall et al. 2011), les travaux ne précisent pas comment l’orchestration entre les ressorts comportementaux et cognitifs de l’implication s’opère concrètement, ni comment elle s’opère en interaction avec la structure organisationnelle et le leadership. L’un des enjeux est alors de développer des études empiriques dans des environnements variés (Easterby-Smith et al., 2009; Pavlou et El Sawy, 2011; Salge et Vera, 2013) où les personnels sont précisément appelés à participer activement aux activités de sensing, seizing et transforming.

Contexte de la recherche

L’étude est menée au sein d’une CBE mexicaine, La Selva del Marinero, présente sur le secteur de l’écotourisme et localisée au coeur de la région des Tuxtlas. Elle porte sur l’engagement des membres de cette CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming, activités qui ont supporté la création, le développement et la valorisation des compétences de la CBE dans le temps.

Comme toute CBE, La Selva del Marinero présente la particularité de transformer une communauté locale, ici une communauté rurale composée de trente-quatre familles paysannes (Adolfo López Mateos), en entreprise communautaire. Située dans une zone économique émergente, la communauté Adolfo López Mateos a longtemps évolué dans un contexte socioéconomique marqué par des moyens financiers et matériels très limités. De plus, comme dans la plupart des communautés agraires mexicaines des années quatre-vingt, tout était à construire en matière d’écotourisme, depuis les compétences techniques nécessaires au lancement de l’activité écotouristique jusqu’aux compétences stratégiques à valoriser sur plusieurs marchés. Par ailleurs, comme toute CBE, La Selva del Marinero est construite sur un principe de fonctionnement communautaire et participatif visant à impliquer tous ses membres non seulement dans la mise en oeuvre stratégique (Transforming) mais aussi, ce qui est plus original, dans la prise de décision stratégique (Sensing / Seizing) (Peredo et Chrisman, 2006; Tosun, 2006). Plus particulièrement encore, conformément à la logique communautaire prédominante, il ne peut a priori pas exister de hiérarchie formelle entre ses membres – dit autrement, il n’y a pas de managers ou d’équipe managériale dans le sens traditionnel du terme –; en l’occurrence, c’est le comité exécutif de la CBE qui est chargé de définir la stratégie écotouristique et veiller à sa mise en oeuvre; ce comité est composé de représentants élus par l’ensemble des membres de la CBE et renouvelés tous les deux ans selon un système de roulement où les nouveaux responsables sont formés par les précédents. Toutes les décisions importantes doivent émerger de ce comité; elles doivent être discutées et validées par tous en assemblée générale. A ces deux égards, la CBE La Selva del Marinero est un cas extrême[1] au sens de Einsenhardt et Graebner (2007).

Par ailleurs, cette CBE compte parmi les CBE mexicaines qui ont réussi à pérenniser leur projet (benchmark réalisé lors de l’étude exploratoire – archives de l’association Echoway). En effet, dès les années quatre-vingt, la tendance a été au développement d’initiatives écotouristiques sur le territoire mexicain; de nombreuses CBE ont été créées. Toutefois, dans un environnement concurrentiel devenu de plus en plus rude au niveau régional, national puis international, peu d’entre elles ont été capables de faire vivre et évoluer leur projet écotouristique. Depuis le début des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, La Selva del Marinero a su faire preuve d’adaptation et de résilience face à une concurrence accrue, en développant son panel d’offres de services auprès de clients nationaux puis internationaux, en créant, développant et valorisant son portefeuille de compétences (documents internes et externes / analyse d’entretiens exploratoires). Elle compte aujourd’hui parmi les CBE pilotes de sa région bénéficiant d’une certification « qualité » à l’échelle du Mexique. Forte de ce succès, elle est aujourd’hui engagée dans une logique de valorisation partenariale de ses compétences en pilotant un réseau intercommunautaire (RECT - Red de Ecoturismo Comunitario de los Tuxtlas), ce qui lui permet avec d’autres CBE, de proposer une offre écotouristique étendue à l’ensemble de la région des Tuxtlas.

Méthodologie de la recherche

Le travail développe une étude de cas unique exploratoire à visée explicative dans le paradigme réaliste critique (Bhaskar, 1978; Tsoukas, 1989; Wynn et Williams, 2012) ou étude de cas exploratoire et abductive (Avenier et Thomas, 2015) : elle vise, par abduction, à générer des connaissances sur « ce qui explique » le flux d’évènements observé et qui constitue le phénomène étudié, ici l’engagement des membres de la CBE dans le sensing, seizing et transforming.

Collecte des données

Elle s’est effectuée en juillet-août 2014 puis en août-septembre 2015. Une phase préalable d’immersion totale (douze jours) du premier auteur au sein de la communauté Adolfo López Mateos a été nécessaire. Elle a permis de nouer des relations de confiance avec les membres de la communauté et de repérer ceux jouant un rôle de leaders. Ces derniers ont notamment facilité l’organisation des entretiens. Les données ont été collectées via trois sources principales :

Les entretiens semi-directifs ont porté, conformément à l’approche réaliste critique (Bhaskar, 1978; Tsoukas, 1989), sur les évènements majeurs et les principales actions qui ont structuré le développement des compétences dans le temps, les contextes environnemental et organisationnel au sein desquels ils se sont déroulés, les résultats produits par ces évènements et actions, et les représentations des personnes interrogées sur « pourquoi » ces évènements et actions se sont produits. Ils ont été réalisés de manière individuelle et collective du fait de la culture communautaire prégnante. Quatorze entretiens (10h d’enregistrement) ont été conduits auprès de personnes directement impliquées dans la définition et mise en oeuvre des stratégies de valorisation des compétences. Certains l’ont été avec des personnes indirectement impliquées mais ayant une connaissance de la CBE et de son processus de développement dans le temps. Ils ont été menés et retranscrits en espagnol (langue officielle au Mexique) (180 pages), traduits en français et lorsque nécessaire soumis pour validation à une personne mexicaine native bilingue.

Les observations non-participantes complétées par des entretiens informels ont porté sur le déroulement des activités écotouristiques de la CBE au quotidien, ainsi que sur la manière dont ses membres s’organisent au sein des comités exécutif et administratif qui la composent. Elles ont particulièrement été utiles au recueil d’informations sur la nature des services proposés et sur le rôle joué par chacun dans la structure. En parallèle, des entretiens informels ont été menés. Ils ont notamment permis de recueillir des informations sur le « pourquoi » des actions observées ou des problèmes rencontrés, actuels ou passés. Les observations et les entretiens informels ont fait l’objet d’une prise de notes systématique.

La documentation. Plusieurs documents internes et externes à la CBE ont pu être consultés : en interne, principalement le rapport d’un diagnostic rural participatif réalisé par les chercheurs de l’Institut écologique Inecol en 2003, ainsi qu’un descriptif du projet fourni par le partenaire Centros Ecoturisticos en la Selva de los Tuxtlas, chargé de la promotion de l’offre et de l’éducation environnementale; en externe, principalement les archives de l’association Echoway chargée de la diffusion de projets de tourisme responsables dans le monde, les rapports du Secrétariat du tourisme mexicain (SECTUR), ainsi que ceux de la Commission nationale des aires naturelles protégées (CONANP). Ces documents constituent une source d’information complémentaire; ils renseignent notamment sur les éléments de contexte prégnants et codifient les étapes de développement de l’offre de la CBE, ce qui a permis de compléter les données recueillies lors des entretiens.

annexe 1

Table des données

Table des données

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Analyse des données

L’analyse des données a suivi le canevas en quatre étapes proposé par Wynn et Williams (2012) pour structurer l’analyse des données dans une étude de cas réaliste critique; ces étapes, qui sont une ligne directrice à suivre, ont été adaptées à notre étude (cf. Annexe 2).

Chaque étape a été réalisée en mobilisant des outils méthodologiques spécifiques. L’étape 1, qui vise à restituer la chronologie des évènements majeurs et résultats qui ont ponctué le développement des compétences de la CBE dans le temps, a été réalisée en mobilisant la stratégie dite « synthétique » (Langley, 1999). Elle a surtout mobilisé la documentation interne et externe et les entretiens semi-directifs. Elle a permis d’identifier trois phases dans le développement de la CBE, et pour chacune d’elle, les évènements clés et résultats liés aux activités de sensing, seizing et transforming auxquelles prennent part les membres de la CBE. Pour chaque phase, une fiche a été constituée; elle indique les moments clés, le contenu des activités mises en oeuvre et les résultats obtenus en termes de création et valorisation des compétences.

annexe 2

Etapes de l’analyse des données inspirées de Wynn et Williams (2012)

Etapes de l’analyse des données inspirées de Wynn et Williams (2012)

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L’étape 2 et l’étape 3 ont mobilisé la méthode de Gioia et al. (2012). Elles ont consisté en un codage ouvert des entretiens semi-directifs, des notes issues des observations et entretiens informels, et des documents internes et externes, puis en une montée progressive en abstraction : à partir de passages ou phrases pertinents, des codes de premier ordre, proches du langage des personnes interrogées ou du terrain, ont été construits; ces codes ont ensuite été regroupés en codes plus larges et abstraits ou codes de second ordre (Gioia et al., 2012), à leur tour regroupés en codes agrégés. Des allers et retours entre le matériau empirique et la littérature ont permis l’émergence des codes de second ordre et agrégés. Les codes de second ordre pour l’étape 2 décrivent les caractéristiques de l’environnement (pression positive ou négative) et du contexte organisationnel (type de configuration structurelle et de leadership) au sein desquels les activités de sensing, seizing et transforming se sont déroulées. Les codes de second ordre pour l’étape 3 identifient les mécanismes générateurs à l’oeuvre, lesquels renvoient aux principaux déterminants d’ordre motivationnel et cognitif et au type d’apprentissage.

Par un processus d’abduction, les codes de second ordre ont ensuite été mis en relation pour construire le modèle émergent de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming (cf. partie discussion). Il est à noter que ces relations conceptuelles définies par abduction trouvent parfois corps dans le matériau empirique. Les résultats de l’analyse des données sont présentés sous la forme de narratifs dans la partie résultats qui suit.

Résultats

Cette partie identifie les trois phases qui ont structuré la création et la valorisation des compétences de la CBE dans le temps. Ensuite, pour chacune de ces phases, une section décrit de façon détaillée les évènements clés liés au sensing, seizing et transforming ainsi que les contextes environnemental et organisationnel dans lesquels ils se déroulent, et identifie les mécanismes générateurs qui, activés dans ces contextes, expliquent l’engagement des familles membres de la CBE dans ces activités.

Evolution du portefeuille de compétences techniques et stratégiques : trois principales phases

La CBE La Selva del Marinero a progressivement créé et développé un portefeuille de compétences techniques et stratégiques. Trois principales phases ont structuré cette évolution.

La première (années quatre-vingt) ouvre la voie à une valorisation interne (i.e. hors marché) des ressources naturelles du territoire avec la création de la compétence technique « Préservation de la biodiversité » (gestion éco-systémique des ressources naturelles). Cette compétence sera reconnue avec la création officielle de la réserve naturelle protégée Reserva de la Biosfera Los Tuxtlas. La deuxième (années quatre-vingt-dix) se caractérise par l’évolution du portefeuille de compétences techniques avec la création puis le développement de la compétence « Accueil touristique » (hébergement, restauration, co-construction in situ des besoins avec les clients, sécurité, éco-hébergement) et de la compétence « Gestion écologique des ressources » (construction d’habitats écologiques, recyclage). Cette phase marque un tournant important : la création de la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire ». Cette compétence combine les savoir-faire techniques accumulés dans les domaines de la « Préservation de la biodiversité », de l’« Accueil touristique » et de la « Gestion écologique des ressources » et fonde le métier de base de la CBE (proposer des services écotouristiques). D’abord valorisée sur le secteur du tourisme durable national, elle le sera ensuite sur celui de la pédagogie environnementale. L’étendue et la qualité des services se renforcent au fil du temps comme en témoigne la certification « entreprise écotouristique de qualité » délivrée par le gouvernement mexicain. La troisième phase (années deux-mille) ouvre la voie à une gestion partenariale des compétences avec le développement d’une compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » à l’échelle d’un réseau. L’exploitation de cette compétence à l’échelle du réseau RECT (Red de Ecoturismo Comunitario de los Tuxtlas) permet à la CBE de proposer avec d’autres (Las Margaritas et El Lago Apompal) une offre élargie à des clients nationaux et internationaux, et qui se définit comme flexible et à la carte.

FIGURE 1

Structure des données

Structure des données

FIGURE 1 (continuation)

Structure des données

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FIGURE 2

Evolution du portefeuille de compétences techniques et stratégiques : trois principales phases

Evolution du portefeuille de compétences techniques et stratégiques : trois principales phases

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Création de la compétence technique « Préservation de la biodiversité » : les principaux ressorts

La création de cette compétence technique résulte de la mise en oeuvre de trois activités clés : identifier la préservation de la biodiversité locale comme une opportunité à saisir (Sensing), diagnostiquer les ressources naturelles à préserver (Seizing), et mettre en oeuvre de nouveaux processus et règles d’exploitation de ces ressources (Transforming), comme « une agriculture alternative moins polluante, l’introduction de la pisciculture comme alternative à la pêche » (MC5b) ou « la définition de nouvelles règles à appliquer pour la chasse, l’abattage du bois, la consommation d’eau » (MC1).

Le sensing est réalisé par des chercheurs biologistes mandatés par le gouvernement mexicain pour mener des études sur la biodiversité du territoire des Tuxtlas. Le gouvernement apporte un soutien logistique et financier important à la préservation des ressources (pression environnementale positive) (Documents externes); politiques et scientifiques perçoivent l’intérêt de valoriser le patrimoine naturel national. Les familles adhèrent facilement à ce sensing externe : « protéger notre nature, nos plantes, on était tous d’accord sur ça » (MC5b). Une fois l’opportunité reconnue, le seizing et le transforming des ressources se réalise au sein d’une structure informelle : nouage de relations informelles (échanges peu structurés, libres, spontanés, relations de confiance) entre elles et les biologistes qui les accompagnent en partageant avec elles leurs connaissances pratiques sur les écosystèmes de la région, jouant ainsi le rôle de leaders externes techniques :

Au départ on [les familles] les observait travailler [les biologistes] … nous avons commencé à leur poser des questions et à échanger avec eux de plus en plus. Ils nous donnaient des informations sur leurs recherches et sur leur travail sur la nature, ils nous expliquaient les plantes et nous montraient comment faire pour les protéger

MC5b

Une fois enclenché, le transforming se maintient au travers d’un dispositif organisationnel formel de contrôle, le comité écologique. Ce comité veille à ce que les ressources soient exploitées de façon conforme aux normes établies en termes de préservation de la biodiversité (Documents internes). Son objectif est de proposer des formations internes afin que les bonnes pratiques associées à la préservation de la biodiversité ne s’érodent pas dans le temps : « l’objectif du comité est de surveiller que les règles écologiques sont respectées et que chacun continue à bien faire ce qu’il faut faire pour notre environnement » (MC5b).

Durant cette phase, plusieurs mécanismes ont supporté l’engagement des familles dans le sensing, seizing et transforming. Le sens général donné à l’activité « Préserver la biodiversité » et la reconnaissance de sa légitimité ont facilité leur adhésion rapide au sensing initialement opéré par les acteurs externes, jouant ainsi positivement sur leur motivation à s’engager dans la préservation :

Protéger la nature chacun de nous sait ce que ça veut dire [capacité à donner un sens général à l’activité « préservation de la biodiversité »] (MC1) … on savait que c’était une bonne chose de protéger la nature pour nous mais aussi pour nos enfants demain [reconnaissance de la légitimité de l’activité] … alors on avait vraiment envie de le faire

MC5b

Toutefois, leur motivation à préserver les ressources naturelles n’a pas suffi. L’engagement actif dans le seizing et le transforming n’a été possible qu’une fois mis en oeuvre un apprentissage par la pratique via des échanges dialogiques peu structurés noués avec les biologistes. Cet apprentissage a été essentiel au développement de leur capacité à donner un sens concret à l’activité c.à.d. à opérationnaliser le concept de biodiversité : « Les biologistes nous guidaient … en les écoutant, en les regardant faire et en faisant avec eux, on a appris [apprentissage par la pratique] … on a peu à peu compris ce qu’est réellement la biodiversité … que ça signifie qu’il faut gérer les ressources ensemble [capacité à donner un sens concret à l’activité] » (MC5b). Une fois capables de donner un sens concret à la préservation de la biodiversité, les familles ont pu prendre des décisions sur les ressources naturelles à protéger et comment les protéger, et mettre effectivement en oeuvre ces décisions : « Une fois qu’on avait compris ce qu’était la biodiversité et comment faire, on a pris les choses en main » (MC9) « alors ensemble avec les biologistes, on a décidé quelles plantes et quels animaux protéger et on s’y est mis petit à petit » (MC5b), ce qui a permis de renforcer la légitimité de l’activité « préservation de la biodiversité » : « on a compris que c’est bien de gérer les ressources ensemble … que c’est bon pour tout le monde et pour les générations futures » (MC5b). Une fois le transforming des ressources impulsé, un apprentissage délibéré via le comité de contrôle a facilité son maintien et développement dans le temps par les familles : « il fallait que tout le monde continue à savoir ce qu’il faut faire … et à apprendre ce qu’il faut faire pour préserver les ressources » (MC6).

Création et valorisation de la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » : les principaux ressorts

La phase 2 est d’abord marquée par la création de compétences techniques et repose sur des éléments similaires à ceux identifiés lors de la phase 1.

Le sensing est réalisé par une anthropologue mandatée par le gouvernement mexicain qui encourage et soutient fortement les initiatives écotouristiques sur le territoire national (Documents externes) (pression environnementale positive). Les familles adhèrent facilement à ce sensing externe en donnant leur accord de principe. Mais une fois l’anthropologue partie, c’est le statu quo : elles ne prennent aucune décision ou action concrète en faveur de l’écotourisme : « on était d’accord avec elle pour dire que l’écotourisme c’était bien … mais finalement chacun est retourné à son travail et on n’a rien fait » (MC5a). Il faut attendre quatre années et le retour de l’anthropologue assistée d’un groupe d’universitaires pour que le diagnostic des ressources disponibles s’engage (Seizing), « on a vu qu’on pouvait construire des cabanes pour accueillir nos visiteurs, créer des sentiers pour leur faire découvrir la rivière du village, la cascade et la grotte aux chauves-souris » (MC5), et que des actions concrètes en vue de l’exploitation combinée de ces ressources soient réalisées (Transforming) : « on a commencé à construire des cabanes et à créer des sentiers de randonnées dans la forêt » (MC9). Comme en phase 1, seizing et transforming s’opèrent au sein d’une structure informelle, ici à l’occasion d’une pratique expérimentale (A), avec l’appui de leaders externes techniques : l’anthropologue et les universitaires jouant le rôle de clients fictifs, guident les familles au gré de leurs besoins en leur faisant des retours d’expérience au vu des propositions qui émergent et qu’ils expérimentent : « ils [les universitaires] nous ont donné leur impression sur ce que nous faisions pour les accueillir, sur ce qu’on inventait pour les servir et les guider, ils nous guidaient sur ce qu’il fallait faire » (MC6). En sus de la compétence technique « Préservation de la biodiversité », des compétences techniques « Accueil touristique » et « Gestion écologique des ressources » se développent. Reposant sur la combinaison effective de ces trois compétences, une compétence technique en écotourisme est créée.

FIGURE 3

Création de la compétence technique « Préservation de la biodiversité » : les principaux ressorts

Création de la compétence technique « Préservation de la biodiversité » : les principaux ressorts

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FIGURE 4

Création et valorisation d’une compétence stratégique en « Ecotourisme communautaire » : les principaux ressorts

Création et valorisation d’une compétence stratégique en « Ecotourisme communautaire » : les principaux ressorts

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Un tournant s’opère alors. De technique, cette compétence devient stratégique : les familles déposent légalement les statuts de la CBE; la compétence « Ecotourisme communautaire » devient son coeur de métier à valoriser sur le secteur du tourisme durable. L’ouverture à des clients réels sur le marché national (valorisation externe) s’opère et une première définition de l’offre se décline autour de l’hébergement en cabanes écologiques, la restauration chez l’habitant et la randonnée en milieu naturel (Documents internes). Dans un contexte où les offres écotouristiques se multiplient au niveau national (pression environnementale négative), le transforming des ressources continue à s’opérer. Il consiste dans l’internalisation de nouvelles ressources : « pour la sécurité de nos visiteurs on a mis en place un service ‘de vigilance’ spécialement dédié » (MC1) et la recombinaison de ressources existantes, par exemple : « on avait des gens qui connaissaient bien les propriétés des plantes et d’autres qui pouvaient héberger, alors on s’est entendu, on a trouvé que c’était bien de s’adresser aussi à des étudiants et des écoliers et pas seulement à des touristes » (MC6). Le transforming en continu se fait via une structure formelle; le comité exécutif de la CBE décide des formations à dispenser par des organismes partenaires et relatives aux compétences techniques à pérenniser et développer (ex. formations en interprétation environnementale, cuisine, sécurité, recyclage, communication) (Documents internes).

En marge de ce comité, des réunions ad hoc informelles auxquelles participent responsables et membres de la CBE s’organisent : « on se réunit de temps en temps pour discuter de ce qui va ou ne va pas, voir ce qu’il faut faire pour améliorer notre travail et voir vers où on peut aller et comment » (MC1). Conformément à la logique communautaire, la négociation, la recherche d’un compromis et la collaboration sont privilégiées : « tout le monde peut participer et nous cherchons toujours une manière ou une autre de parvenir à un compromis et à un accord satisfaisant pour chacun » (MC1). Pourtant, très tôt, les discussions vont être centralisées par des personnes qui ont émergées en tant que leaders internes : « José, Angel et Ausencio sont des hommes capables, ils sont devenus nos guides, ça s’est fait comme ça » (MC8). Qualifiés de leaders stratégiques, ils combinent les points de vue développés par chacun et mènent les débats en matière de seizing et de sensing :

Dans les réunions c’est eux qui orientent la discussion vers ce qu’il faudrait faire et pourquoi … en fonction de ce que l’on a … ils nous écoutent et puis ils nous expliquent que c’est bien que le projet aille dans telle ou telle nouvelle direction et on les suit

MC8

Progressivement, la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » s’enrichit de nouveaux savoir-faire en accueil touristique (ex : sécurité, éco-hébergement, analyse des besoins clients) et en gestion écologique des ressources (ex : recyclage) pour être valorisée sur d’autres marchés comme celui de la pédagogie environnementale.

Durant cette deuxième phase plusieurs mécanismes ont facilité l’engagement des membres de la CBE dans le sensing, seizing et transforming. Le sens général donné à l’activité « Ecotourisme » et la reconnaissance de sa légitimité ont facilité l’adhésion au sensing opéré par l’acteur externe : « Elle nous parlait d’écotourisme … elle nous disait que ça voulait dire accueillir des touristes chez nous [sens général à l’activité] … elle disait que c’était bien alors on la croyait [reconnaissance de la légitimité de l’activité] » (MC5b). Toutefois, le seizing et le transforming effectifs des ressources n’ont pu s’opérer qu’une fois les membres de la CBE en capacité de donner un sens concret à l’activité, ce qui a nécessité un point de passage obligé à savoir, un apprentissage par la pratique ici fondé sur une démarche par essais-erreurs et tâtonnements progressifs : « Grâce à la pratique expérimentale on a finalement compris [apprentissage par la pratique] ce que c’était vraiment faire de l’écotourisme [capacité à opérationnaliser le concept] » (MC1) « à la fin ils n’ont pas hésité à dire ‘oui, là on est d’accord, faire de l’écotourisme comme ça, ça nous va bien, on veut bien s’en occuper’ » (A). La capacité à donner un sens concret à l’écotourisme a permis de renforcer sa légitimité : « on a finalement vu qu’on pouvait proposer des choses intéressantes pour les visiteurs et que c’était positif pour les familles du village » (MC6). Une fois enclenché, le transforming s’est développé par un apprentissage délibéré soutenu par le comité exécutif et portant sur les grands domaines de compétences techniques qui fondent la compétence « Ecotourisme communautaire ». Dès lors que la compétence devient stratégique sur un marché de plus en plus ouvert à la concurrence régionale (Documents externes), le transforming a dû être pensé et organisé de manière à soutenir l’avantage concurrentiel de la CBE dans le temps. Il a dû être réalisé en lien avec l’identification de nouvelles opportunités de marché (Sensing), elle-même liée au diagnostic des ressources disponibles ou potentielles (Seizing). Ici, la capacité des leaders internes stratégiques à donner un sens concret à l’environnement (c.à.d. à opérationnaliser le secteur écotouristique) a été essentielle. Sans eux les débats sur le lien « ressources / opportunités nouvelles » n’auraient pu être efficacement menés : « Eux [les leaders stratégiques] ils savaient que l’écotourisme c’est exigeant, qu’il faut faire des choses nouvelles … ce sont eux qui ont fait en sorte que les discussions ne partent pas dans tous les sens » (MC8). Grâce à eux, la prise de conscience des autres membres de la CBE quant aux caractéristiques de l’environnement dans lequel la CBE évolue a pu se réaliser, ce qui a renforcé leur implication dans le transforming des ressources : « Avec eux [les leaders internes] on a compris que quand on fait de l’écotourisme, il faut pouvoir offrir des services de qualité aux clients pour les satisfaire et avoir leur confiance » (MC7) « Alors on est parti sur la certification, c’était dur mais on a travaillé et on y est arrivé » (MC6). Cette prise de conscience s’est opérée grâce à un apprentissage informel porté par les leaders internes stratégiques : « c’est dans les réunions avec eux [les leaders internes] qu’on a compris que faire de l’écotourisme pour les clients c’est exigeant » (MC7).

Développement de la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » à l’échelle du réseau RECT : les principaux ressorts

La phase 3 est d’abord marquée par la création préalable de compétences techniques au sein des communautés partenaires, avec des éléments similaires à certains identifiés en phases 1 et 2.

Le gouvernement mexicain incite à la création de projets écotouristiques d’envergure (Pression gouvernementale positive) (Documents externes) et les leaders stratégiques de la CBE La Selva del Marinero (CBE pilote c.à.d. à l’initiative du réseau) voient dans les communautés voisines et la constitution d’un réseau intercommunautaire (Seizing) un moyen de saisir de nouvelles opportunités dans le tourisme durable (Sensing), secteur devenu de plus en plus concurrentiel (Pression environnementale négative) (documents externes). Huit communautés de la région sont invitées à participer au réseau; certaines ont déjà l’expérience de l’écotourisme et d’autres non. Elles adhèrent très vite au projet et donnent leur accord de principe (MC10). Pourtant, le réseau peine à s’organiser : « nous avons rapidement répondu que oui ça nous intéressait, que nous allions entrer dans le réseau pour faire des choses mais ça a pris du temps, on a eu du mal » (MC11). Il faut attendre trois ans pour qu’à l’initiative de la CBE pilote, le diagnostic précis des ressources disponibles soit relancé avec les familles des différentes communautés (seizing) : « on a vu qu’on avait le lac, qu’on pouvait proposer des excursions en barques, eux ils avaient les cabanes écologiques, les plantes ou la grotte aux chauves-souris, les autres avaient le volcan et ils le connaissaient » (MC11), et que des actions concrètes en vue de l’exploitation combinée des ressources soient réalisées (Transforming) : création de nouveaux sentiers de randonnées, construction de nouvelles infrastructures d’accueil, organisation de nouveaux circuits d’excursion (Documents internes). Le seizing et transforming s’enclenchent via une structure informelle (visites et réunions informelles) et l’accompagnement proposé par les membres de la CBE pilote qui jouent le rôle de leaders internes techniques :

Les compagnons de Lopez Mateos [membres de la CBE pilote] venaient régulièrement chez nous pour partager leurs expériences et pour nous aider à mettre en place l’écotourisme chez nous … ils nous donnaient des explications et nous guidaient pour voir ce que chacun de nous pouvait faire et comment on pouvait s’y prendre

MC10

Une fois enclenché, le transforming se maintient et se développe dans une structure formelle : le réseau RECT est créé et, construit sur le même modèle que celui de la CBE pilote, son comité exécutif définit les formations à dispenser dans les domaines opérationnels identifiés comme clés (cf. phase 2). Ayant développés des savoir-faire techniques spécifiques dans les domaines de « l’accueil touristique » et de la « gestion écologique des ressources », deux communautés du réseau, Las Margaritas et El Lago Apompal, vont rapidement, comme La Selva del Marinero avant elles, se constituer en CBE. Comme le veut la structuration communautaire mexicaine traditionnelle, les membres du réseau ne sont pas reliés entre eux par des relations contractuelles. C’est le comité exécutif, composé de deux représentants de chaque communauté élus pour deux ans, qui est chargé d’organiser des réunions régulières auxquelles tous les représentants des communautés doivent assister pour une définition collégiale des plans d’actions futurs (Documents internes). Toutefois, très tôt, une hiérarchie tacite s’instaure. La CBE pilote via ses leaders internes stratégiques prend le leadership du réseau en instaurant un système de contrôle assorti de sanctions : les membres des communautés partenaires doivent exposer les actions entreprises sur leurs ressources en lien avec le projet collectif; celles qui ne satisfont pas aux exigences du réseau sont incitées ou contraintes de le quitter :

Notre communauté a été la première dans cette zone à avoir travaillé au montage d’un projet d’écotourisme communautaire, nous avons l’habitude, nous, nous savons ce qu’il faut faire alors on a pris la main (MC1) … les communautés qui ne jouent pas le jeu et ne font pas les efforts nécessaires, celles qui ne suivent pas les lignes directives pour que le réseau fonctionne bien, on leur donne un ultimatum : soit tu accomplis tes tâches, tu fais ce pour quoi tu es dans le réseau, soit tu continues comme ça et nous allons t’éliminer du réseau … tu sors, c’est simple

MC5a

Au gré des contrôles et des sanctions, le périmètre du réseau se redéfinit pour aujourd’hui ne compter plus que trois des huit partenaires de départ. Il offre des services écotouristiques flexibles et à la carte sur le marché international du tourisme durable (tour en barque sur le lac, repas chez l’habitant, randonnée interprétative, observation des oiseaux, visite des grottes, éco-hébergement).

Durant cette troisième phase, plusieurs mécanismes ont facilité l’engagement des membres du réseau, principalement ici dans le seizing et transforming. Partant du sensing opéré par les leaders internes stratégiques de la CBE pilote, le seizing et le transforming des ressources à l’échelle du réseau n’ont été effectifs qu’une fois tous les partenaires en capacité de donner un sens concret à l’activité (c.à.d. d’opérationnaliser le concept d’écotourisme) : « Une fois qu’on avait compris [ce que l’écotourisme signifie concrètement], alors on a vu ce qu’on avait chez nous et ce qu’on pouvait adapter pour faire de l’écotourisme chez nous » (MC10). Cette capacité à donner un sens concret à l’activité écotouristique a pu se développer grâce à un apprentissage par la pratique fondé sur un partage d’expériences porté en interne par les membres de la CBE pilote : « On [certains membres de la CBE pilote] leur a montré ce que c’était que faire de l’écotourisme et comment s’y prendre pour faire de l’écotourisme chez eux, on les a aidés car nous on savait faire » (MC6). Le maintien du transforming des ressources dans le temps a été soutenu par un apprentissage délibéré via le comité exécutif du réseau RECT (structure formelle). Toutefois, dans la perspective d’une valorisation partenariale des ressources, l’engagement à long terme des membres du réseau dans le transforming efficace de leurs ressources a été nécessaire : il a pu être effectif chez ceux en capacité de donner un sens concret à l’organisation en réseau (c.à.d. à comprendre son mode de fonctionnement et ses modalités concrètes d’application) : « tout le monde doit comprendre ce que fonctionner en réseau signifie et ce que ça implique concrètement - c.à.d. travailler en lien étroit avec les autres, modifier ses pratiques en fonction des autres [capacité à donner un sens concret à l’organisation en réseau] - ceux qui n’ont pas compris ne se sont pas investis comme il fallait » (MC5b). Ceux incapables de s’approprier les exigences du fonctionnement en réseau sont sanctionnés (incitation à se désengager, exclusion) par les leaders internes de la CBE pilote devenus leaders internes du réseau et qui décident de la répartition des ressources au sein du réseau. L’apprentissage des modalités de fonctionnement en réseau est donc porté par un apprentissage délibéré (par la sanction) visant à définir les places, rôles et responsabilités de chacun dans le réseau. Pour ceux qui sont sanctionnés, l’activité « faire de l’écotourisme au sein d’un réseau » perd de sa légitimité.

FIGURE 5

Développement de la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » à l’échelle du réseau RECT : les principaux ressorts

Développement de la compétence stratégique « Ecotourisme communautaire » à l’échelle du réseau RECT : les principaux ressorts

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Discussion et conclusion

Cette partie présente le modèle émergent de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming. Sur cette base, elle discute les principales contributions théoriques et managériales de la recherche, ainsi que ses limites et perspectives.

Un modèle émergent de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming

Le modèle est fondé sur la comparaison des trois phases présentées précédemment. Il constitue une abstraction et mise en relation des points clés présentés sous la forme de narratifs dans la partie résultats et synthétisés dans les figures 3, 4 et 5.

Le développement stratégique de la CBE se caractérise par la création d’un portefeuille de compétences techniques (CT : encadré 1), stratégiques (CS : encadré 2) et organisationnelles (CO : encadré 3) : à partir des ressources disponibles au sein de la communauté qui fonde la CBE, des CT sont construites; elles sont combinées entre elles en vue de leur valorisation externe (flèche 1) sur un ou plusieurs marchés pour fonder les CS et le métier de base de la CBE; une valorisation partenariale des CS peut être envisagée (flèche 2); les CS sont exploitées et développées à l’échelle d’un réseau de partenaires qui détiennent des CT et/ou CS similaires ou complémentaires; elles ont de la valeur dans ce réseau et sur les marchés visés par ce réseau; les CBE partenaires doivent développer une CO de type « fonctionner en réseau »; en particulier, elles doivent être capables de penser et mettre en oeuvre le développement de leur propre portefeuille de CT et/ou CS en lien étroit avec celui des autres et leur potentiel d’évolution.

Le développement des CT, CS et CO repose sur la mise en oeuvre d’activités de sensing (S1), seizing (S2) et transforming (T) : identification d’opportunités à développer des savoir-faire techniques (S1) en lien avec les ressources disponibles (S2) et reconfiguration du portefeuille de ressources à mobiliser (T) pour asseoir le développement des CT; identification des opportunités de valorisation des CT sur un ou plusieurs marchés existants ou nouveaux (S1) en lien avec le portefeuille de CT et son potentiel d’évolution (S2) et reconfiguration de ce portefeuille pour asseoir la valorisation des CS (T); identification de nouvelles opportunités de valorisation des CS (S1) en lien avec le diagnostic de celles détenues par des partenaires potentiels (S2) et reconfiguration du portefeuille de CS pour asseoir sa valorisation et développement à l’échelle du réseau (T).

L’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming nécessite l’activation de mécanismes spécifiques selon le type de compétences à développer. S’agissant des CT, les membres de la CBE doivent pouvoir donner un sens général à l’activité mais aussi reconnaître cette activité comme légitime (A). La légitimité est soit donnée par l’environnement lorsque celui-ci exerce une pression positive (environnement incitatif) soit construite par les acteurs eux-mêmes lorsque l’activité est en cohérence avec leur propre système de valeurs ou de croyances. Sens général et légitimité de l’activité sont des dimensions clés de la motivation à s’engager, notamment dans le sensing. Toutefois, elle ne suffit pas à l’implication active dans le seizing et le transforming. En effet, celle-ci nécessite que le sens général s’enrichisse d’un sens concret : les acteurs doivent être en capacité de donner un sens concret à l’activité en opérationnalisant le concept générique abstrait qui la définit en connaissances actionnables (c.à.d. qui les aident à agir) (B). Cela est rendu possible par un apprentissage par la pratique c.à.d. direct et par le faire, mis en oeuvre au sein d’une structure informelle qui privilégie une approche sociale de l’apprentissage. Cet apprentissage est porté par des leaders externes qui détiennent des connaissances pratiques sur l’activité, ont avec les apprenants un intérêt commun pour ce champ de connaissances et sont animés par vouloir partager des expériences, des problèmes, des pratiques. Plus les acteurs sont capables d’opérationnaliser l’activité, plus sa légitimité se renforce (flèche 3). Un apprentissage délibéré au sein d’une structure formelle garantira ensuite une implication durable des acteurs dans le transforming des ressources.

Le passage CT à CS nécessite l’activation d’un mécanisme supplémentaire. Quand les CT sont valorisées sur un marché, qui plus est concurrentiel (pression négative de l’environnement), s’y positionner de façon durable et profitable requiert d’être capable de donner un sens concret à cet environnement (description de ses caractéristiques, de la nature de la compétition et des moyens pour y faire face) (C). Cette capacité est essentielle aux leaders internes qui jouent un rôle de leaders stratégiques en établissant un lien opérationnel entre les ressources de la CBE et leur potentiel d’évolution (seizing) et les opportunités de marché (sensing). Elle est aussi nécessaire à tous les membres de la CBE afin qu’ils s’engagent dans un transforming durable et profitable des ressources à leur niveau. Elle se développe parce qu’ils bénéficient d’un apprentissage informel délivré par les leaders internes qui adaptent l’apprentissage en répondant à des situations particulières (comme par exemple, les propositions ou questionnements concrets des autres membres). Les leaders internes émergent en tant que leaders stratégiques car ils sont reconnus par les autres ou s’imposent d’eux-mêmes comme tels. Lorsque la valorisation des CS s’effectue à l’échelle d’un réseau, l’activation du mécanisme D - capacité des membres des CBE qui composent le réseau à donner un sens concret à l’organisation - devient indispensable. Elle l’est pour les leaders internes de chaque CBE partenaire qui mettent en oeuvre les activités de sensing et seizing. Elle l’est aussi pour les membres de chaque CBE qui doivent comprendre et appliquer les modalités concrètes et règles du fonctionnement en réseau pour effectuer le transforming des ressources de sorte à ce qu’il ne nuise pas à la compétitivité de l’ensemble. Y compris dans un contexte communautaire, un apprentissage délibéré au sein d’une structure formelle contraignante (introduction de sanctions) et porté par des leaders internes ayant instauré une hiérarchie tacite, s’impose. Moins les acteurs sont capables d’appliquer les règles du fonctionnement en réseau, plus ils sont sanctionnés et moins l’activité devient légitime à réaliser pour eux.

FIGURE 6

Modèle émergent de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming

Modèle émergent de l’engagement des membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming

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Les développements des CT, CS et CO sont étroitement imbriqués : la combinaison des CT fonde les CS, dont le transforming continu appelle en retour celui des CT qui les fondent (flèche à double sens 4); par ailleurs, le transforming des CS à l’échelle du réseau repose sur le transforming cohérent des CS à l’échelle de chaque CBE (flèche 5) et donc des CT qui les constituent (flèche 6). Comme montré dans le cas étudié et symbolisé par la flèche 2 bis, il est à noter que dans le cas d’une valorisation partenariale, les leaders internes de la CBE pilote du réseau peuvent jouer un rôle clé en aidant les CBE partenaires à développer leurs CT : leaders externes à ces CBE, ils développent un apprentissage par la pratique au sein d’une structure informelle afin d’aider les membres de ces CBE à donner un sens concret à l’activité (B) qui est à développer.

Contributions théoriques

Notre étude répond à l’appel de plusieurs auteurs réclamant des travaux empiriques dans des contextes variés (Easterby-Smith et al., 2009; Pavlou et El Sawy, 2011; Salge et Vera, 2013), en particulier dans lesquels les personnels sont spécifiquement appelés à jouer un rôle clé dans le développement stratégique de l’organisation (Zollo et al., 2016; Strauss et al., 2017). Réalisée dans le contexte spécifique de la CBE, elle identifie les mécanismes générateurs de l’engagement des familles membres de la CBE dans les activités de sensing, seizing et transforming, en lien avec les structures organisationnelles et les formes de leadership associées. Dans ce contexte précis, bien que le niveau d’analyse ne soit pas individuel au sens stricto sensu du terme, ses résultats s’inscrivent dans la continuité de la littérature traitant du niveau individuel (autre que celui des managers) comme micro-fondation de la capacité dynamique. Ils l’enrichissent à un double niveau.

Sur les déterminants comportemental et cognitif. Nos résultats montrent que la motivation à s’engager, posée comme un déterminant comportemental de l’engagement des personnels par cette littérature, repose sur l’activation de deux mécanismes clés : donner un sens général à l’activité et la reconnaître comme légitime. La légitimité est définie sous l’angle des retombées attendues de l’activité et de son adéquation au système de valeurs et de croyances des individus. En ce sens, nos résultats renforcent les conclusions de Randall et al. (2011) et Strauss et al. (2017) mais apportent une précision : si la motivation est une condition sine qua none de l’engagement, elle ne suffit pas à ce que s’opère un engagement durable dans le seizing et le transforming des ressources. En effet, nos résultats montrent que l’engagement effectif dépend de la capacité des acteurs à donner un sens concret à l’activité, c.à.d. à enrichir le sens général d’un sens concret. La capacité à donner un sens concret à l’activité renforce également la légitimité; au fur et à mesure que les modalités concrètes de mise en oeuvre de l’activité se précisent, le lien avec les ressources à mobiliser se clarifie, ce qui facilite l’évaluation des coûts et bénéfices espérés, et donc renforce la motivation à s’engager. Ainsi, en complément de ce que suggèrent Randall et al. (2011) et Salge et Vera (2013), nous posons les déterminants motivationnel et cognitif comme deux mécanismes clés de l’engagement à analyser dans leur interaction.

S’agissant spécifiquement du ressort cognitif de l’engagement, point particulier qui était à développer (Felin et Foss, 2011; Randall et al., 2011; Felin et al. 2012; Salge et Vera, 2013), nos résultats apportent deux éclairages nouveaux. La littérature aborde le déterminant cognitif sous l’angle des modèles mentaux (Randall et al., 2011; Zollo et al., 2016) et identifie quelles doivent être leurs caractéristiques : le partage et la pertinence. Randall et al. (2011) donnent une définition générique de la pertinence que nos résultats précisent en identifiant trois niveaux de pertinence selon que l’engagement individuel est attendu pour construire des compétences techniques, stratégiques ou organisationnelles (quand les compétences techniques et stratégiques sont par exemple à valoriser dans le cadre d’un partenariat) : dans tous les cas, le modèle doit fournir une représentation de l’activité (modèle d’activité); lorsque la compétence devient stratégique, il doit inclure un volet supplémentaire sur l’environnement (modèle d’environnement); enfin, si les compétences sont valorisées à une autre échelle que celle de l’organisation, un volet sur le mode organisationnel retenu pour valoriser l’activité doit être intégré (modèle d’organisation). Mais surtout, nos résultats introduisent une précision importante. En général, les travaux préconisent la construction de modèles mentaux abstraits (par exemple Zhang, 2007; Schlemmer et Webb, 2008; Pandza et Thorpe, 2009). Nos résultats montrent que l’appropriation d’un modèle abstrait par les individus ne peut suffire : si donner un sens général suffit à motiver, cela ne suffit pas à ce que les individus s’impliquent. Quand le modèle est abstrait, son appropriation par les individus n’est pas évidente à opérer (Echajari et Thomas, 2015). Or, l’implication suppose que le modèle abstrait puisse être approprié pour être effectivement énacté dans les pratiques de sensing, seizing ou transforming, autrement dit que les individus soient capables de le mobiliser et de l’opérationnaliser par et dans leurs pratiques (Pentland and Feldman, 2005). En d’autres termes, le modèle doit devenir actionnable (c.à.d. doit aider les individus à réfléchir et surtout à agir en situation) (Avenier et Schmitt, 2007). Ainsi, le modèle abstrait doit être complété par son mode opératoire (sur comment mener l’activité et/ou comment se positionner sur un environnement et/ou encore comment travailler dans une organisation donnée). Aux caractéristiques de partage et de pertinence des modèles préalablement identifiées dans la littérature (Randall et al., 2011), s’ajoute donc une caractéristique nouvelle et essentielle : son opérationnalisation. Sachant que les modèles sont plus ou moins faciles à opérationnaliser, introduire cette caractéristique souligne l’importance d’un mécanisme clé, la capacité à opérationnaliser. Cela permet de clarifier le lien entre les cadres cognitifs et les comportements (Zollo et al., 2016) ou l’interdépendance entre les déterminants cognitifs et comportementaux.

Sur l’orchestration « déterminant cognitif / structure organisationnelle / leadership ». Dans la littérature, l’organisation joue un rôle clé dans les processus d’adaptation et d’évolution des cadres cognitifs (Strauss et al., 2017) et les leaders, qui exercent un rôle de sensegiving, également (Randall et al. 2011; Zollo et al. 2016). Toutefois, peu est dit sur comment s’orchestrent l’évolution des cadres cognitifs, la dimension organisationnelle et le leadership (Zollo et al., 2016). Nos résultats suggèrent une première piste pour rendre compte de cette orchestration dans le temps. Ils précisent le type d’apprentissage à réaliser au sein de la structure organisationnelle et le type de leader à impliquer selon que le résultat attendu est la création de compétences techniques, stratégiques ou organisationnelles. Ainsi, ils montrent que lorsque l’objectif est la diffusion d’un modèle opératoire de l’activité (première étape), peu importe que les leaders soient externes ou internes; l’important est qu’ils soient motivés à partager leurs connaissances pratiques sur l’activité et ses modalités de mise en oeuvre. L’apprentissage s’opère par le faire et doit donc être supporté par des interactions sociales à la fois étroites et directes. Ainsi, l’organisation doit veiller à ce qu’il prenne corps au sein d’une structure informelle pour que puisse s’implémenter une approche sociale de l’apprentissage (Nonaka, 1994). En complément, nos résultats montrent que l’apprentissage revêt une dimension particulière : il ne s’agit pas simplement d’apprendre à faire; l’apprentissage a également pour objectif de donner du sens à l’activité via le développement de savoir-faire et de bonnes pratiques. Lorsque l’objectif est la diffusion de modèles opératoires de l’environnement et/ou de l’organisation, par définition moins techniques et plus éloignés des pratiques quotidiennes de travail que ne l’est le modèle d’activité, l’apprentissage par le faire est beaucoup plus difficile à opérer. D’autres formes d’apprentissage sont donc à implémenter, portées par des acteurs nécessairement internes qui émergent, sont reconnus ou s’imposent en tant que leaders stratégiques. Y compris dans un contexte communautaire, qu’il soit informel ou plus délibéré, l’apprentissage s’opère via l’instauration de relations hiérarchiques tacites ou formelles. Il est mis en oeuvre dans une structure organisationnelle qui de facilitatrice devient plus contraignante. En identifiant les types d’orchestration possibles, notre travail montre quelles sont les micro-fondations pour chaque type d’activité : l’implication dans le sensing repose sur le sens général donné à l’activité et la reconnaissance de sa légitimité; l’implication dans le seizing et le transforming nécessite un élément supplémentaire à savoir la capacité à donner un sens concret à l’activité, à l’environnement voire même à l’organisation, selon que les compétences à créer sont techniques, stratégiques ou organisationnelles. En ce sens, notre étude apporte une précision supplémentaire par rapport à la littérature qui traite des déterminants comportementaux et cognitifs indistinctement dans les activités de sensing, seizing et transforming.

Contributions managériales

Notre étude ouvre la réflexion sur les leviers opérationnels du déploiement de la capacité dynamique au sein d’une CBE. En particulier, en rendant compte de l’orchestration « déterminant cognitif / structure organisationnelle / leadership » en fonction des étapes qui ponctuent le développement d’une CBE dans le temps, elle organise la réflexion à mener autour de quatre points clés : a) ce sur quoi doit porter l’apprentissage (modèle de l’activité - modèle de l’environnement - modèle de l’organisation) en fonction du stade de développement de la CBE; b) le type d’acteurs qui doivent être en charge de l’apprentissage de ces modèles et de leur mode opératoire; c) les modalités concrètes de l’apprentissage; et d) les dispositifs organisationnels à mettre en place pour soutenir l’apprentissage.

Limites et perspectives de la recherche

Ce travail présente des limites qui peuvent ouvrir la voie à de nouvelles pistes de recherche. Tout d’abord, s’agissant d’une étude de cas unique, la généralisation des résultats est limitée. La généralisation analytique des résultats pourrait être améliorée en étudiant comment les connaissances élaborées dans cette étude pourraient s’appliquer : 1) à d’autres CBE; 2) à des organisations dont les principes de fonctionnement sont proches (dimensions participative et collaborative fortes, auto-organisation pour renouer avec la motivation des salariés, importance des leaders vs. managers) comme les coopératives ou les entreprises qualifiées de libérées (Getz, 2009; Carney et Getz, 2009); 3) à d’autres types d’organisations à condition qu’elles soient confrontées, comme celle étudiée, à devoir saisir des opportunités très éloignées de leur coeur de métier initial dans des environnements évolutifs. L’analyse comparative visera à mieux comprendre comment les mécanismes générateurs identifiés ici s’actualisent et s’activent : sont-ils les mêmes ? S’activent-ils différemment ? Se combinent-ils différemment ? D’autre part, il serait intéressant d’investiguer plus avant le rôle des leaders externes et internes, techniques et stratégiques, en termes de leadership dans la prise de décision et le transfert de connaissances, d’un univers à l’autre, d’une communauté à une autre, mais aussi au sein d’une même communauté. Ce rôle pourrait également être vu en liant activité de sensegiving au type d’apprentissage (par la pratique, informel ou délibéré).