Article body

À quels moyens d’agir « éthiquement » l’éthique clinique fait-elle référence ? L’expression vient des États-Unis : nous disons, en français, l’équivalent de clinical ethics. Si la traduction semble évidente, l’interprétation nécessite quelques approfondissements.

Clinical ethics aux États-Unis

Définitions

Les acceptions de l’expression clinical ethics varient selon les approches des spécialistes américains. On lit par exemple, dans un document de l’American society for bioethics and humanities, que « La consultation d’éthique du soin est un service que pourvoit une personne ou un groupe de personnes dans le but d’aider les patients, les familles, les représentants légaux, les professionnels du soin, ou d’autres intervenants à aborder les incertitudes ou conflits concernant des questions de valeur qui surviennent dans la pratique du soin. La consultation d’éthique du soin a deux domaines connexes, l’éthique clinique et l’éthique organisationnelle » [1][1]. Cette définition de la consultation d’éthique du soin (health care ethics consultation) pose cette dernière comme un domaine distinct, mais proche, des domaines de l’éthique clinique et de l’éthique organisationnelle (enjeux éthiques liés à l’organisation des structures et des systèmes de soins). Edmund D. Pellegrino, de l’Université de Georgetown (Washington, DC), écrit : « L’éthique clinique, comme toute l’éthique, est une discipline pratique. Quelle que soit la théorie qu’elle met en oeuvre, toute sa finalité est une décision moralement défendable qui honore l’intérêt supérieur du patient » [2][2], ou encore : « […] distinguant dans l’éthique clinique : la recherche, l’enseignement, les comités et les activités de consultation » [3][3]. L’éthique y constitue dans la clinique un champ hétérogène d’activités à vocation pratique, concernant la morale médicale, autour de l’intérêt de la personne malade. La consultation d’éthique n’en représente qu’un élément, et non la totalité.

Chez d’autres auteurs, clinical ethics semble n’évoquer qu’une activité particulière mise en oeuvre lors de situations données. Pour J. Flechter [4][4] « l’éthique clinique est une activité interdisciplinaire qui identifie, analyse et résout les problèmes éthiques qui surviennent dans le soin d’un patient en particulier. L’idée directrice de l’éthique clinique est de travailler à des résultats qui servent l’intérêt et le bien-être des patients et de leurs familles ». Ce type de description fait envisager l’éthique clinique comme un instrument, c’est-à-dire comme un moyen pour arriver à une fin ; la finalité première de l’instrument est ici le bien-être des patients et de leur famille. Pour A.R. Jonsen et M. Siegler [5][5], chez qui « l’éthique clinique est une discipline pratique qui met à disposition une approche structurée à la prise de décision, en sorte d’aider les médecins à identifier, analyser et résoudre les questions éthiques en médecine clinique », la fin est différente et touche à la structuration d’une approche décisionnelle. Chez J. LaPuma [6][6], « l’éthique clinique est le processus d’identification, d’analyse et de résolution des problèmes moraux pour un patient en particulier. L’objectif principal de l’éthique clinique est l’amélioration du soin du patient grâce à une intervention au lit du malade. L’éthique clinique cherche à améliorer les relations entre le patient et le clinicien, ainsi que les relations entre le patient, la famille et l’hôpital ». Restant dans les mêmes champs de finalité d’un point de vue global, cette définition met l’accent sur l’intervention, ce qui diffère profondément de l’outil intellectuel que peut, par exemple, constituer l’approche structurée de la définition précédente. Par ailleurs, la mention de l’amélioration des relations entre les différents protagonistes de la situation de soin qui est considérée vient s’ajouter à l’identification et l’analyse, sur le plan éthique, des questions qui ont motivé l’intervention.

Au regard de ces trois définitions, il apparaît que l’éthique clinique entendue dans son acception réduite ou instrumentale ne peut se résumer à une modalité ou à une approche unique. La mise en oeuvre de l’instrument peut ne nécessiter que sa connaissance partagée au sein d’une équipe de soin. Dans ce cas, il s’agit pour les professionnels d’être formés à une approche structurée de l’analyse de situation d’un point de vue éthique. Dans d’autres lectures, l’intervention d’une tierce personne est partie intégrante de la méthode, ce qui introduit un saut notionnel important.

Quelles méthodes ?

Les méthodes de la clinical ethics comme instrument sont nombreuses et variées. Elles procèdent pour beaucoup d’entre elles d’une démarche clinique, au sens médical du terme, analogue à une séquence d’étapes. Les outils systématisés varient selon qu’ils font l’objet d’une approche théologique, d’une approche procédurale, normative voire légaliste, déontologique, ou bien autonomiste, autoritariste ou non, etc.

Si une intervention de personnes tierces a lieu, alors ce qui est examiné d’un point de vue éthique est la situation de soin telle qu’elle est devenue au moment de la consultation, et non la situation, abstraction faite de la consultation demandée. La modification de ce contexte est du reste souvent partie intégrante de la méthode elle-même. Dans tous les cas, la manière d’effectuer la consultation est loin d’être neutre : elle influence la situation et doit, dans l’idéal, lui permettre d’évoluer. Sans intervention de consultants, une méthode peut servir d’outil sur lequel les soignants s’appuient en commun.

Trois paradoxes de l’instrument

De très nombreuses questions existent concernant la clinical ethics sous l’aspect de son caractère instrumental et de ses méthodes. Nous n’en évoquons ici que trois, sous forme d’autant de paradoxes.

Dans le phénomène de la consultation d’éthique, l’instrument intellectuel est indissociable de l’intervention des consultants en tant que personnes. Quelle que soit la méthode envisagée, pour que la consultation existe, à moins qu’elle ne soit imposée, il faut qu’une autorité soit reconnue aux consultants. De même, si l’on envisage la clinical ethics comme l’outil méthodologique que l’on emploie sans faire appel à une intervention extérieure, c’est également que l’on admet que cet outil est valable, c’est-à-dire qu’on porte un crédit à la méthode à laquelle on adhère. La question du rapport à l’instrument ou aux personnes consultées fait apparaître un paradoxe, si l’on considère que ses « utilisateurs » sont des êtres moraux doués de capacité critique. En effet, sauf à considérer un usage totalement naïf de « l’instrument éthique », les professionnels sont à même de porter un jugement sur la manière dont ce dernier va influencer leurs actions. Cette capacité critique suppose donc celle de produire soi-même les résultats attendus de l’usage de l’instrument, ce qui rend paradoxale l’idée même de l’utiliser.

Pour des raisons évidentes, il est difficile d’observer dans quelles situations une consultation d’éthique n’est pas sollicitée. Quels facteurs entrent en jeu ? Il est possible que certaines équipes ne perçoivent pas la dimension éthique de situations, ne ressentent pas de dilemmes, soient indifférentes à l’émergence de conflits, ou encore que les relations d’autorité soient telles que la décision du responsable apparaisse comme non contestable. Le second paradoxe qui apparaît est celui de l’inutilité de l’éthique clinique comme instrument dans des situations où aucun acteur ne chercherait à en mobiliser les outils, du fait d’une absence de sensibilité et de formation elles-mêmes responsables du caractère discutable desdites situations.

Dans un article de 1996 [7], Ellen Fox[7], après avoir fait observer qu’aucune évaluation des résultats et produits de l’activité polymorphe de consultation d’éthique clinique aux États-Unis n’a jamais été faite, pose de redoutables interrogations : « Qui va effectuer ces recherches sur les consultations d’éthique ? Qui va en donner les bases ? […] Certains pourraient avancer l’argument, par exemple, que les bénéfices de l’éthique clinique sont si évidents que leur évaluation formelle constituerait une perte de temps. D’autres pourraient s’opposer à une évaluation sur le terrain au motif que les résultats de l’éthique clinique ne peuvent être raisonnablement quantifiés […]. Peut-être les pièges les plus dangereux résident-ils dans la possibilité qu’une recherche sur les consultations d’éthique mette en valeur des découvertes péjoratives. Par exemple, la recherche pourrait montrer que le bénéfice des consultations d’éthique est minime, voire même, dans certaines circonstances, s’avérer délétère. Ou bien encore, la recherche pourrait montrer que les consultations d’éthique sont effectives de certains points de vue, mais ne correspondant pas à ceux que les non-consultants considèrent spécialement importants. […] ». La grande variabilité des modèles et des pratiques n’a encore, à ce jour, conduit à aucune évaluation rigoureuse de ces différents modèles. Le troisième paradoxe est ainsi celui de l’utilisation massive de méthodes non évaluées, dans un domaine où il est justement question de prendre de la distance avec ce qui semble aller de soi.

Éthique clinique en France

En France, les activités qui répondent à l’idée de clinical ethics dans son acception la plus vaste existent dans les hôpitaux depuis de nombreuses années. On assiste aujourd’hui à un certain phénomène de structuration de l’activité de consultation d’éthique visant à l’aide décisionnelle.

Éthique clinique, éthique du soin, éthique hospitalière

Les activités d’éthique clinique en tant qu’enseignement, recherche et comités existent en France. L’enseignement de l’éthique ne doit pas être confondu avec l’enseignement de l’éthique clinique comme méthode. L’apprentissage d’une méthode décisionnelle ne représente en effet qu’une surface, dont la compréhension implique que l’on connaisse ses fondements. Ce sont précisément ces fondements qui représentent une bonne part de ce qu’est l’enseignement de l’éthique utile dans le champ de la santé. Le second volet fait référence à l’activité de recherche en éthique. Elle existe en France à de nombreux niveaux, à commencer par le niveau national. Les travaux que poursuit le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) depuis 20 ans en sont un exemple. Il peut sembler étrange de les qualifier de travaux d’éthique clinique… Pourtant, à y regarder de plus près, les références mises à disposition par le CCNE touchent pour beaucoup résolument à l’activité clinique, et s’adressent en des termes très concrets aux professionnels du soin. Plusieurs autres structures effectuent des travaux de recherche en éthique à l’échelon hospitalier ou hospitalo-universitaire.

Activités de consultation d’éthique en France

Que représente en France l’activité de consultation d’éthique ? La réponse exacte à cette question n’est pas connue. L’enquête nationale Ethique et soins hospitaliers[8], qui a permis de constituer le répertoire du même nom, a mis en évidence des activités de participation aux processus décisionnels dans de nombreuses structures ; elle a également révélé qu’il ne s’agit pas d’une activité, mais d’un ensemble polymorphe d’interventions plus ou moins formelles perçues comme autant d’aides dans des situations de dilemmes ou de difficultés décisionnelles.

Par ailleurs, si l’on envisage la logique de la consultation d’éthique, il apparaît que la démarche de consultation, au sens de prendre un avis dans l’horizon d’un questionnement éthique, peut tout aussi bien exister en dehors de l’intervention de consultants agissant sous l’étiquette d’éthique clinique entendue dans l’acception instrumentale décrite ici. Les personnes consultées directement ou indirectement sont nombreuses, tant du côté des professionnels que de l’entourage des personnes malades. Cela relève d’un savoir-faire dans la mise en oeuvre du partage de la décision. Nombre de professionnels ont le plus grand souci du respect de la personne, de son autonomie et de sa dignité, au sein d’équipes ayant une véritable culture de la délibération. Dans certaines circonstances, la position particulière de certains les place en situation de consultants ou de facilitateurs, voire de médiateurs. Il peut s’agir de psychologues, d’infirmières, de membres de l’équipe mobile de soins palliatifs, d’un membre de la famille ou de tierces personnes cooptées ponctuellement dans la confiance pour prendre une place dans la relation de soin ou comme ressource dans le processus de décision. Cette notion de consultation s’oppose à une approche où une autorité détiendrait le potentiel de désigner ce qu’il est bon de faire. Elle se distingue ainsi de la consultation d’éthique entendue sur le versant instrumental de l’éthique clinique, effectuée selon la désignation anticipée de personnes consultantes fournissant un service.

Autres voies de l’éthique clinique

Le discours analytique de l’éthique se distingue de l’éthique telle qu’elle se vit en actes. C’est pourquoi la consultation décisionnelle ponctuelle, en tant qu’instrument se voulant capable de déployer les questions éthiques se posant dans une situation donnée, ne peut toucher réellement à la dimension éthique dont le soin est investi. Ainsi, l’éthique clinique, pour être réellement utile et à l’oeuvre, doit-elle d’abord exister en dehors de ce qui relève de consultations d’expertises lors de la survenue de ce qui est perçu comme un problème tant par des soignants que par les personnes hospitalisées.

C’est pourquoi les sources et les voies de l’éthique clinique doivent exister directement sur le terrain avant, c’est-à-dire en dehors de toute mise à disposition de dispositifs de consultation ou de résolution de conflits ponctuels. La sensibilisation des professionnels aux questions éthiques liées à leurs pratiques les conduit à repérer de plus en plus fréquemment, et avec plus d’acuité, les enjeux éthiques, tout en pouvant fréquemment les désigner, si ce n’est les nommer. Très souvent démunis, notamment faute de formation, ils sont amenés à se tourner vers ce qui leur est lisible, ou donné à voir. C’est dire l’importance de mettre à la disposition des professionnels plus que l’appui ponctuel des équipes de consultants, sauf à les considérer incapables d’accéder eux-mêmes à la connaissance des méthodes utilisées et des principes éthiques qui les fondent. Les ressources dont il peut s’agir sont pour beaucoup encore à inventer, en concertation avec les professionnels qui effectuent ces demandes. Il s’agit certainement de faciliter les démarches d’approfondissement spécifiques qui s’imposent, dont les thématiques et les méthodes sont à déterminer au sein des services. L’implication de ces derniers dans des actions de recherche et de réflexion qu’ils pilotent eux-mêmes doit pouvoir bénéficier de soutiens méthodologiques et logistiques appropriés. Pour les acteurs impliqués comme intervenants dans l’éthique clinique entendue dans son sens large, cela signifie une démarche de disponibilité prudente dont la vocation première dépasse l’aide en situation en visant avant tout à une pédagogie. L’essentiel de l’éthique clinique réside dans sa compréhension et son appropriation par les acteurs de terrain.

Conclusion

En France, les débats souvent équivoques ou approximatifs sur l’éthique clinique partent de la confusion entre éthique pour la clinique et consultations d’éthique dans les situations cliniques. Ils peuvent tenir aussi à l’affirmation selon laquelle l’éthique clinique se réduit à son activité de consultation ou d’aide décisionnelle, ou encore de prétendues différences entre l’éthique clinique (au sens large), l’éthique hospitalière ou l’éthique du soin. Revendiquer dans ce contexte telle ou telle « part de l’éthique » séparée en activités distinctes, complémentaires ou opposées, n’a pas de sens.

Dès lors, les vrais débats touchent notamment à la compétence : que signifie revendiquer une compétence pour les questions d’éthique touchant au soin ? Ils relèvent également des modalités d’accompagnement in situ dont les soignants et les personnes malades pourraient tirer de véritables bénéfices. Des travaux d’évaluation objectifs concernant les demandes spécifiques des soignants, ainsi que l’observation des nombreuses formes d’initiatives à l’oeuvre aujourd’hui et des résultats qu’elles produisent peuvent s’avérer de précieux outils à cet égard.

Dans ce contexte, la réflexion sur l’activité de consultation d’éthique à visée décisionnelle ou de résolution de conflit, nommée souvent par raccourci de langage « éthique clinique », n’a de sens que si elle s’inscrit dans une démarche, qui la précède, prenant en considération la réflexion sur la présence de l’éthique dans la clinique.