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À Kyoto, dans le majestueux temple Higashi-Honganji, se trouve une énorme corde de 20 mètres le long et de 40 cm de diamètre. On la montre aux touristes avec vénération car sans elle, le temple n’aurait pu être construit. Les pièces de la charpente étaient si lourdes que toutes les cordes utilisées pour tenter de les hisser s’étaient rompues. Les bâtisseurs étaient désespérés. Alors, pour apporter leur aide à l’édification de ce qui reste encore le plus grand toît du Japon, les femmes décidèrent d’offrir leur longue chevelure. La corde faite de leurs cheveux a tenu et le temple put être érigé en 1895 (Figure 1).

Figure 1

Le temple Higashi-Honganji (Kyoto, Japon).

Le temple Higashi-Honganji (Kyoto, Japon).

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En 2005, en Corée, c’est dans un autre temple bouddhiste que Hwang Woo-Suk alla se réfugier pour méditer, après avoir avoué publiquement qu’ « aveuglé par son désir de réussite, il avait commis des actes malhonnêtes » ((→) m/s 2006, n° 2 p. 218).

Mais au même moment, sur un site Internet appelé ilovehws (ce qui veut dire j’aime HWS), des centaines de Coréennes faisaient des promesses de dons, offrant leurs ovocytes, la totalité de leur stock s’il le fallait, afin que celui qui reste encore à leurs yeux un héros national puisse poursuivre ses recherches.

Dès la découverte de l’énorme potentialité des cellules souches (ES), et des sensationnelles perspectives thérapeutiques qu’elles laissent espérer, bien des scientifiques, des hommes et des femmes, dont de nombreuses chercheures, ont redouté ce moment où les ovocytes deviendraient objet de pressions et de convoitises, tentant de se convaincre qu’il n’arriverait jamais. Car, bien que d’autres moyens aient été proposés, le plus simple pour obtenir des cellules ES et des clones est de partir d’un ovocyte. Certes, jusqu’à présent il était exclus de demander des ovules à des femmes dans l’unique but de faire des recherches, celles-ci pouvant être réalisées à partir des produits de fécondation in vitro (FIV) « orphelins » existant dans tous les pays ayant pratiqué des FIV depuis des décennies.

Mais pour réaliser ses clonages humains, Hwang Woo-Suk avait besoin d’ovules et - la loi ne l’interdisant pas en Corée avant 2005 - il eut recours à des donneuses consentantes et rétribuées : à l’Hôpital des Femmes MizMedi de Séoul, le responsable, Sung Il Roh, proposait 1500 dollars pour ce type de prélèvement. Or, contrairement au don de sperme, le don d’ovocytes nécessite une procédure contraignante, comportant des risques pour l’équilibre et la santé des donneuses. Celles-ci doivent en effet se soumettre à un traitement hormonal pouvant entraîner des troubles, en particulier le syndrome d’hyperstimulation ovarienne. C’est pourquoi, malgré la réussite apparemment exemplaire du clonage humain par transfert nucléaire ovocytaire [1], les travaux coréens suscitèrent des réticences [2], qui se transformèrent en indignation générale quand on apprit, le 24 novembre 2005 que des collaboratrices (doctorantes et post-doctorantes) du laboratoire de Monsieur Hwang avaient été amenées à donner leurs ovules. Pour se justifier, tous les arguments ont été invoqués : s’indigner, alors qu’elles étaient volontaires ? Dans ce cas, pourquoi l’avoir caché ? Tout simplement pour protéger la vie privée de ces jeunes femmes, le don d’ovules aurait pu nuire à leur réputation. On le voit, malgré les différences de culture, nulle part au monde un don d’ovocytes ne peut sembler anodin.

Mais quand on apprit que Park Eul-Soon, une autre étudiante, venait d’avouer qu’en mars 2003, pour avoir renversé une boîte de Pétri contenant des cultures, elle avait été contrainte de donner ses ovocytes, l’indignation fut à son comble !

Pourtant que deviendra cette réprobation unanime ? Un voeu pieux ? Une recommandation dans l’un ou l’autre Parlement ? Car de la tête aux pieds, depuis toujours et encore aujourd’hui, sur Internet, dans la publicité, le corps des femmes est marchandise, butin, objet d’échange, de manipulation. Et comme les Japonaises et les Coréennes, de gré ou de force, à moitié complices, à moitié victimes, les femmes y contribuent. Le modèle archaïque qui régit le rapport des sexes n’a pas disparu, il est simplement devenu plus subtil. Relisons Pierre Bourdieu [3] :

« … j’ai toujours vu dans la domination masculine, et dans la manière dont elle est imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance - ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment ».