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1. Introduction

Dans la tradition scientifique occidentale, tout comme dans certaines traditions culturelles ou spirituelles, lorsque l’on considère le rapport entre les humains et les animaux, il est généralement admis que l’Homo sapiens fait partie du règne animal au même titre que de nombreuses autres espèces (Herrmann, Waxman et Medin, 2010). Cependant, dans une perspective judéo-chrétienne, l’être humain est plutôt considéré comme un être qui se distingue par sa supériorité (Müller, 2002). Dans une autre perspective, omniprésente dans les médias, surtout ceux qui sont destinés aux enfants, ce rapport entre les humains et les animaux peut se présenter encore d’une autre façon, soit par l’anthropomorphisme. En effet, l’anthropomorphisme, qui consiste à attribuer des caractéristiques humaines aux animaux ou à d’autres entités pour les représenter comme étant des êtres humains de substitution, est un procédé littéraire courant dans les albums destinés aux jeunes enfants (Marriott, 2002; Waxman, Herrmann, Woodring et Medin, 2014). Ainsi, étant donné que dès la petite enfance les enfants peuvent être exposés à diverses perspectives qui s’entrecroisent, on peut se demander comment ils parviennent à développer un raisonnement biologique, c’est-à-dire la capacité d’appréhender scientifiquement les faits biologiques qui caractérisent les divers représentants du règne animal.

Certains enfants acquièrent des connaissances au sujet des animaux en étant librement en contact avec ceux-ci. Mais pour d’autres, il est possible que ce ne soit que par l’entremise d’expériences proposées par les adultes (comme une visite au zoo), ou encore par l’exposition aux médias, notamment les albums de littérature de jeunesse. Ces expériences précoces, quelles qu’elles soient, ont des conséquences importantes sur les enfants en ce qui concerne non seulement l’acquisition des connaissances à propos des animaux, mais aussi le développement de leur raisonnement biologique (Geerdts, 2016). Par exemple, pour ce qui en est de la littérature de jeunesse, des recherches soutiennent que le fait d’octroyer des traits humains aux animaux risque d’interférer avec leur compréhension des propriétés biologiques réelles des animaux (Ganea, Canfield, Simons-Ghafari et Chou, 2014; Geerdts, Van de Walle et Lobue, 2016a). Dès lors, la question qui se pose est de savoir si les albums de littérature de jeunesse que l’on met à la disposition des enfants favorisent l’acquisition de connaissances à propos de la faune ainsi que le développement d’un raisonnement biologique ou s’ils ne favorisent pas plutôt une vision anthropocentrique du monde animal dans leur esprit en développement.

L’objectif de la présente recherche est d’apporter des éléments de réponse à cette question. Dans cette optique, nous avons réalisé une analyse de contenu portant sur 588 albums de littérature de jeunesse de langue française ayant été publiés au Canada sur une période de cinq ans, soit de 2013 à 2018. À notre connaissance, une seule autre recherche (Charbonneau-Hellot, 1984) a fait état de la diversité des animaux qui sont représentés dans les albums de langue française au Canada. Cette étude offre un panorama instructif décrivant les espèces animales représentées dans les albums publiés à l’orée des années 1980, mais elle n’aborde pas les éléments qui nous intéressent en ce qui concerne le développement du raisonnement biologique de l’enfant. Considérant ainsi que l’anthropomorphisme dans les albums de langue française est un sujet qui est peu exploré, il nous a semblé important de commencer cette étude en recensant les animaux représentés dans les albums de notre corpus, de même que l’environnement physique qui leur est attribué par les auteurs et les illustrateurs. Par ailleurs, en nous appuyant sur les travaux de Geerdts et al. (2016a, 2016b), nous avons analysé uniquement les 197 albums dans lesquels on retrouve des animaux afin de mettre en évidence leur niveau d’anthropomorphisme, car, selon ces auteurs, il s’agit d’un aspect ayant de l’influence sur les connaissances pouvant être acquises par les enfants. Enfin, pour déterminer si ces albums sont susceptibles de soutenir chez ces derniers le développement d’un raisonnement biologique, une attention particulière a été portée à la façon dont se révèlent les propriétés biologiques des animaux qui sont présentées dans ces oeuvres littéraires destinées à un jeune public.

Dans les pages qui suivent, nous présentons, dans le cadre théorique, des éléments concernant le développement du raisonnement biologique chez les enfants et l’influence que peuvent avoir les albums de littérature de jeunesse à cet égard. Après avoir précisé nos questions de recherche, nous exposons les aspects méthodologiques, lesquels sont suivis par la présentation des résultats, la discussion et la conclusion.

2. Cadre théorique

Les études dont il est question en première partie de notre cadre théorique portent sur des aspects fondamentaux relatifs au développement du raisonnement biologique de l’enfant. Celles qui sont réunies dans la deuxième partie s’intéressent à l’influence que pourrait avoir la littérature de jeunesse à cet égard.

2.1 Développement du raisonnement biologique

Des chercheurs dans le domaine des sciences cognitives ont étudié comment les enfants acquièrent une compréhension de concepts biologiques et un raisonnement biologique à l’égard du règne animal (Carey, 1985; Herrmann et al., 2010; Ross, Medin, Coley et Atran, 2003). Une idée ayant prévalu à ce sujet découle des travaux précurseurs de Carey (1985). Selon cette auteure, lorsque les jeunes enfants envisagent le monde vivant, ils adoptent un raisonnement nettement anthropocentrique selon lequel l’être humain constitue le prototype de base à partir duquel ils établissent des généralités. Ils attribuent ainsi des caractéristiques humaines aux animaux, que ce soit des propriétés biologiques, des états mentaux ou des façons de se comporter. Par l’entremise des expériences et de l’apprentissage dont ils bénéficient au cours de l’enfance, ils réorganisent peu à peu leurs connaissances selon un raisonnement distinctement biologique, ce qui les mène à considérer avec plus de justesse les propriétés qui sont spécifiquement humaines et celles qui peuvent être attribuées à divers animaux. Il s’agit là d’un changement conceptuel fondamental qui consiste à passer d’un raisonnement psychologique naïf à un raisonnement biologique. Selon Carey (1988), ce changement s’opère chez les enfants âgés de quatre à dix ans. Ainsi, par l’entremise d’un enseignement formel ou par l’influence du milieu, ils parviendraient graduellement à démontrer un raisonnement biologique, et ce, après avoir nécessairement laissé paraître un raisonnement anthropocentrique comme étape initiale de leur développement.

Cependant, des travaux plus récents remettent en question l’universalité de cette trajectoire développementale proposée par Carey (1985, 1988). Partant de la prémisse que les enfants vivant dans des communautés rurales peuvent jouir d’une expérience considérable en étant en contact avec la faune domestique et la faune sauvage, Ross et al. (2003) soutiennent que comparativement aux enfants vivant en milieux urbains, ceux qui vivent dans les communautés rurales ont moins tendance à entretenir un raisonnement anthropocentrique lorsqu’ils considèrent les caractéristiques propres au règne animal. Ainsi, l’anthropomorphisme ne constituerait pas une étape universelle dans le raisonnement de tous les enfants, mais plutôt une perspective acquise dans certains contextes culturels. Les enfants des milieux urbains, par exemple, y seraient plus sensibles par le fait qu’ils ne bénéficient pas autant de la possibilité d’avoir des contacts directs avec les animaux, comme c’est peut-être le cas pour les enfants vivant dans des communautés rurales.

Les travaux de Herrmann et al. (2010) soutiennent aussi que le raisonnement anthropocentrique ne constitue pas nécessairement le point d’entrée initial dans la façon dont les enfants réfléchissent aux caractéristiques de différentes espèces animales. Comme Carey (1985), ces auteurs ont eux aussi observé que des enfants âgés de cinq ans, vivant en milieu urbain, entretiennent un raisonnement anthropocentrique pour expliquer pourquoi ils associent des propriétés aux animaux. Mais un élément particulièrement révélateur qu’ils ont pu établir est que les enfants de trois ans, vivant eux aussi en milieu urbain, ne démontrent pas un tel raisonnement. Ainsi, le raisonnement anthropocentrique ne serait pas le point d’entrée, mais bien une perspective acquise, possiblement dès l’âge de trois ans ou même avant, en ce qui a trait à l’organisation des connaissances relatives au règne animal. Aussi, comme l’ont démontré Prokop, Prokop et Tunnicliffe (2008), l’expérience directe avec les animaux varie d’un enfant à l’autre au sein d’un même contexte culturel. Selon leurs observations, les jeunes enfants qui ont des animaux de compagnie seraient eux aussi moins enclins que d’autres enfants à entretenir un raisonnement anthropocentrique à l’égard des propriétés biologiques des animaux.

Ces dernières avancées ont une importance considérable, car elles mettent en évidence le rôle que peut jouer le contexte socioculturel des enfants dans le maintien ou l’acquisition d’un raisonnement biologique ou d’un raisonnement anthropocentrique au cours de l’enfance. Cela nous incite à porter une attention particulière aux produits culturels qui sont à leur portée. En effet, si les perspectives que les enfants acquièrent sont façonnées par les expériences et les pratiques culturelles offertes par le milieu, il importe de s’intéresser aux représentations dont ils sont témoins. En outre, les albums de littérature de jeunesse, lesquels font désormais partie du paysage de l’enfance (Burke et Copenhaver, 2004; Gouvernement du Canada, 2011), pourraient bien contribuer, du moins en partie, à l’élaboration de leur raisonnement biologique concernant le règne animal avant même qu’ils ne bénéficient d’un enseignement scientifique formel. D’ailleurs, plusieurs chercheurs (p. ex., Ford, 2006; Lachance, 2011; Rice, 2002) incitent même les enseignants à intégrer dans leur enseignement des sciences des albums de littérature de jeunesse qui permettent d’aborder de façon ludique des informations relatives à l’étude des animaux. Il semble donc important de considérer comment ces albums peuvent influencer le raisonnement biologique des enfants.

2.2 Littérature de jeunesse et raisonnement de l’enfant à propos du règne animal

Des études soutiennent que les enfants d’âge préscolaire sont en mesure de faire des apprentissages complexes et d’acquérir des connaissances relatives aux propriétés biologiques des animaux en étant exposés aux albums de littérature de jeunesse (Ganea, Ma et DeLoache, 2011; McCrindle et Odendaal, 1994). En effet, pour les jeunes enfants, les albums représentent une source considérable d’informations relatives aux animaux, car, comme l’a constaté Marriott (2002), près de la moitié de ces livres mettent en vedette des animaux dans des rôles principaux. Cependant, les animaux que l’on retrouve dans les albums sont majoritairement anthropomorphisés. En effet, même lorsqu’ils sont représentés dans leur habitat naturel, par exemple, dans la forêt, l’océan ou la jungle, les auteurs et les illustrateurs leur attribuent souvent des prénoms, l’habileté de la parole, des comportements humains ou des tenues vestimentaires. Devant un tel constat, des chercheurs (Ganea et al., 2014; Ganea et al., 2011; Geerdts et al., 2016a, 2016b; Waxman et al., 2014) ont voulu savoir comment les albums présentant des animaux anthropomorphisés pouvaient influencer l’acquisition des connaissances relatives aux animaux ainsi que le développement du raisonnement biologique chez les enfants.

Alors que certains albums de littérature de jeunesse dans lesquels évoluent les animaux présentent des histoires qui reflètent un univers réaliste, d’autres donnent accès à un monde imaginaire et fantaisiste dans lequel peuvent se retrouver des animaux anthropomorphisés. Au-delà de l’importance indéniable de ces albums comme soutien au développement de l’imagination ou des compétences socio-émotionnelles (Burke et Copenhaver, 2004), ceux-ci posent un défi aux enfants, car ils doivent alors discerner les éléments qui sont transférables ou non à la réalité (Corriveau, Chen et Harris, 2014; McCrindle et Odentaal, 1994). Cette habileté à distinguer l’univers fantaisiste du monde réel se développe progressivement chez les enfants entre l’âge de trois à cinq ans, tout comme l’habileté à discerner les événements possibles de ceux qui sont impossibles (Corriveau, Kim, Schwalen et Harris, 2009). Dans ce sens, Walker, Gopnik et Ganea (2015) soutiennent qu’après l’écoute d’une histoire, si on demande à des enfants de trois ans d’expliquer certaines propriétés biologiques se rapportant à des animaux, ils réussissent mieux à généraliser des relations causales au monde réel si celles-ci sont présentées par l’entremise d’histoires se rapprochant de la réalité, c’est-à-dire dans des albums où les animaux sont présentés de façon réaliste, sans qu’ils soient anthropomorphisés.

Les observations de Waxman et al. (2014) vont également en ce sens. Par une étude expérimentale portant sur la généralisation des propriétés biologiques à des animaux, des plantes ou des objets inanimés, ils ont démontré que des enfants de cinq ans qui ont écouté la lecture d’un album mettant en scène des ours anthropomorphisés démontraient par la suite un raisonnement anthropocentrique lors d’une tâche où ils devaient attribuer ou non une propriété biologique à d’autres entités. Quant aux enfants ayant écouté la lecture d’un récit réaliste portant également sur les ours, ils démontraient un raisonnement biologique reflétant une vision plus sophistiquée du monde vivant en attribuant avec plus d’exactitude la propriété biologique seulement à certains animaux et non pas à l’ensemble, ni aux plantes ou aux objets inanimés. Ainsi, ces auteurs soutiennent que pour favoriser un raisonnement biologique à propos du règne animal, mieux vaut exposer les enfants à des albums qui présentent de façon réaliste les propriétés biologiques qui les caractérisent; non pas des histoires fantaisistes, lesquelles ont pour effet de soutenir un raisonnement anthropocentrique.

Dans le même ordre d’idées, l’étude de Ganea et al. (2014) apporte des précisions quant à la façon dont les informations sont présentées dans les albums avec des animaux. Par une étude expérimentale réalisée auprès d’enfants d’âge préscolaire, ils ont mis en évidence que même lorsque des informations factuelles exactes sont présentées par l’entremise d’un album qui met en vedette un animal anthropomorphisé, les enfants sont moins susceptibles de généraliser ces nouvelles connaissances aux vrais animaux, ce qui n’est pas le cas lorsque celles-ci sont présentées par l’entremise d’albums qui présentent les animaux de façon réaliste. Par exemple, après avoir écouté une histoire fantastique dans laquelle un cochon d’Inde est habillé et assis à table pour manger de l’herbe, les enfants ont moins tendance à dire que les vrais cochons d’Inde mangent réellement de l’herbe. Toutefois, après avoir écouté une histoire présentée de façon réaliste montrant cet animal mangeant de l’herbe dans son habitat naturel, les enfants n’hésitent pas à généraliser cette information en affirmant que les vrais cochons d’Inde consomment de l’herbe comme nourriture. Par ailleurs, ces auteurs soutiennent également que les enfants acquièrent moins de connaissances par l’entremise des albums avec des animaux anthropomorphisés et qu’en plus, ceux-ci peuvent entraver les conceptions qu’ils acquièrent envers le règne animal. De ce fait, ils suggèrent que lorsque les albums sont utilisés dans le but d’enseigner aux enfants des faits relatifs aux animaux, il convient de choisir des albums dans lesquels le langage et les représentations visuelles offrent une représentation réaliste des animaux par opposition à des représentations fantastiques ou anthropomorphiques.

Les travaux de Geerdts et al. (2016a, 2016b) mènent toutefois à des observations plus nuancées. D’une part, ces auteures corroborent l’idée que pour favoriser le raisonnement biologique, les informations relatives aux animaux doivent être présentées de façon réaliste, sans que ceux-ci soient anthropomorphisés (Geerdts et al., 2016a). Mais, d’autre part, elles avancent que les jeunes enfants peuvent acquérir autant de connaissances biologiques à propos des animaux en étant exposés à des albums dans lesquels les illustrations et le texte dénotent un certain niveau d’anthropomorphisme. Par une étude expérimentale (Geerdts et al., 2016b), elles ont contrôlé les éléments réalistes et les éléments fantaisistes des illustrations et du texte de quatre albums ayant été lus à quatre groupes d’enfants d’âge préscolaire[1]. Elles ont observé que les enfants retenaient davantage de détails concernant les propriétés biologiques à partir des albums dans lesquels des illustrations fantaisistes montraient des animaux anthropomorphisés. De plus, les enfants ayant écouté les albums présentant un texte fantaisiste mettant en exergue des caractéristiques anthropomorphiques chez les animaux acquerraient autant de connaissances biologiques que les enfants ayant écouté les albums présentant un texte réaliste, exempts de tout élément anthropomorphique. Ainsi, selon ces auteures, l’anthropomorphisme, infusé de part et d’autre par les illustrations et le texte des albums, est un élément ayant un effet important sur les connaissances et le raisonnement biologique des enfants en ce qui concerne les animaux. D’ailleurs, dans une étude expérimentale similaire, Ganea et al. (2011) ont aussi démontré que les enfants peuvent acquérir autant de connaissances biologiques à partir des albums présentant des animaux anthropomorphisés que par l’entremise des albums présentant des informations réalistes au sujet de ces mêmes animaux.

On constate que les études ne sont pas concluantes quant à l’influence des albums avec des animaux anthropomorphisés sur l’acquisition des connaissances et du développement du raisonnement biologique des enfants en lien avec les animaux. Néanmoins, les résultats des recherches qui viennent d’être citées font ressortir certaines caractéristiques qui peuvent être prises en compte pour favoriser un tel raisonnement. Par ailleurs, on note que dans ces études expérimentales, les auteurs (à l’exception de Waxman et al., 2014) manipulent sciemment le contenu des albums afin d’isoler les variables étudiées, que ce soit le texte ou les illustrations qu’ils souhaitent réalistes ou fantaisistes, selon le cas, pour mettre ou non l’accent sur le caractère anthropomorphique ou réaliste des albums. Ces albums, construits expressément pour établir des comparaisons entre un contenu anthropomorphisé et un contenu présenté de façon réaliste, sont avant tout des outils permettant de réaliser des interventions différenciées dans le cadre des recherches qui sont menées. Bien que ces albums, adaptés pour les besoins des chercheurs, puissent susciter l’intérêt des enfants, il est possible qu’ils soient plus ou moins représentatifs des albums de littérature de jeunesse qui sont à leur disposition dans le milieu familial ou dans le milieu scolaire. C’est pourquoi, en tenant compte de divers éléments qui ont été relevés dans ces études expérimentales, il importe de savoir si les albums avec des animaux anthropomorphisés qui sont publiés par les maisons d’édition présentent également des caractéristiques susceptibles de soutenir l’acquisition des connaissances et du raisonnement biologique des enfants par rapport aux animaux.

3. Questions de la recherche

Dans cette étude, nous voulons décrire et analyser certains aspects concernant la représentation des animaux dans les albums de littérature de jeunesse de langue française qui sont publiés au Canada. De prime abord, nous voulons recenser les animaux qui sont mis au premier plan, cela dans le but de connaitre la diversité des représentations animales. En outre, nous souhaitons évaluer le niveau d’anthropomorphisme de ces albums. Nous voulons également observer, le cas échéant, la façon dont les propriétés biologiques sont présentées. Ce faisant, nos questions de recherche s’énoncent comme suit:

  1. Dans les albums de littérature de jeunesse de langue française, quels sont les animaux qui sont représentés? Dans quels environnements évoluent-ils?

  2. En considérant le texte et les illustrations, quel niveau d’anthropomorphisme retrouve-t-on dans les albums où des animaux sont représentés?

  3. Lorsque des propriétés biologiques sont mises en évidence dans ces albums, sont-elles présentées de façon à soutenir un raisonnement biologique chez les enfants?

4. Méthodologie

Les considérations méthodologiques relatives à notre étude sont décrites ci-dessous, soit la sélection et la description du matériel, l’élaboration de la grille d’analyse et les procédures effectuées et, enfin, la méthode d’analyse des données.

4.1 Sélection et description du matériel

La sélection des albums qui constituent notre échantillon a été faite à partir de 588 albums de langue française ayant été publiés au Canada sur une période de cinq ans, soit de 2013 à 2018. Ces albums ont été recensés à partir de la revue Lurelu, la seule revue qui se consacre entièrement à la littérature de jeunesse de langue française publiée au Canada. Il est possible que d’autres albums canadiens de langue française aient été publiés pendant cette période, mais ceux qui sont recensés dans cette revue semblent constituer une part importante de ce segment de la production littéraire. Les albums qui sont répertoriés dans la revue sont présentés sous une rubrique intitulée «M’as-tu vu, m’as-tu lu?». En plus de présenter une photo couleur de la page couverture de chaque album, la rubrique présente un résumé détaillé décrivant les personnages, une appréciation de l’oeuvre ainsi que des informations bibliographiques. Ces notices sont rédigées par des spécialistes de la littérature de jeunesse. À partir de l’ensemble de ces informations visuelles et textuelles, il a été possible de découvrir 215 albums dans lesquels des animaux étaient représentés, soit 36,6 % des albums répertoriés dans la revue. De ces 215 albums, nous avons retenu uniquement ceux qui présentaient des récits. Ainsi, 18 albums ont été retirés de notre corpus, soit 9 imagiers, 3 abécédaires, 2 albums à compter, 2 chants de Noël et 2 comptines. En retirant ces albums, nous avons pu concentrer nos analyses sur les 197 albums présentant, à travers les illustrations et la trame narrative, des descriptions plus exhaustives vis-à-vis des animaux.

4.2 Grille de codage et procédures

Une grille de codage a été développée afin de recueillir les informations permettant de répondre aux deux premières questions de la recherche. À l’aide de cette grille, l’analyse des 197 albums a été effectuée de façon indépendante par deux assistantes à la recherche et par la chercheuse principale. Pour chaque album, les informations suivantes ont été notées: 1) les informations bibliographiques de l’album, 2) la catégorisation des animaux représentés selon leur espèce et l’environnement où ils évoluent et 3) le niveau d’anthropomorphisme de l’album.

Les informations bibliographiques ont été prises en note directement à partir des albums faisant partie de l’échantillon. En ce qui concerne la catégorisation des animaux représentés, nous avons pris en compte l’animal apparaissant comme étant le principal protagoniste de l’histoire ou celui ayant un rôle déterminant dans le cas où le rôle principal était attribué à un être humain. En plus de noter l’espèce à laquelle il appartient, nous avons noté sa classe phylogénétique ainsi que l’environnement dans lequel il se retrouve (par exemple, habitat naturel, zoo, ferme, maison, école, ou autre).

Pour déterminer le niveau d’anthropomorphisme des albums, en nous inspirant des travaux de Geerdts et al. (2016b), nous avons analysé les éléments fantaisistes et les éléments réalistes pouvant être observés dans les illustrations et dans le texte de l’album. Nous avons ainsi établi quatre niveaux d’anthropomorphisme correspondant à quatre possibilités, comme le montre le tableau 1.

Tableau 1

Niveau d’anthropomorphisme de l’album

Niveau d’anthropomorphisme de l’album

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Un texte est considéré comme étant réaliste lorsqu’il décrit ou explique de façon factuelle les péripéties, les propriétés biologiques ou les comportements des animaux sans leur attribuer d’états mentaux, de traits psychologiques ou de capacités spécifiquement humaines. En contrepartie, un texte est considéré comme étant fantaisiste (ou anthropomorphique) si un langage intentionnel[2] est utilisé pour décrire les comportements, les sentiments ou les états d’esprit des animaux, ou encore s’ils sont présentés comme étant des êtres doués de la parole, soit de façon explicite par le discours direct ou de façon implicite par l’entremise de la narration. En ce qui concerne les illustrations, elles sont considérées comme étant réalistes lorsqu’elles montrent des animaux qui se livrent à des comportements et à des actions propres à l’espèce à laquelle ils appartiennent et qu’ils ne font usage d’aucun artefact humain. Mais, elles sont considérées comme étant fantaisistes (ou anthropomorphiques) si les animaux sont représentés alors qu’ils exercent des actions spécifiquement humaines (par exemple, lire un journal, conduire une voiture, aller à l’école), qu’ils ont des expressions faciales ou des postures humanisées, qu’ils portent des vêtements, ou qu’ils utilisent de façon autonome des artefacts dont se servent les humains (par exemple, des ustensiles de cuisine, une brosse à dents, un camion).

Pour répondre à la troisième question de la recherche, laquelle porte sur la façon dont sont présentées les propriétés biologiques, nous avons d’abord déterminé si des éléments se rapportant: 1) au cycle de vie, 2) aux besoins essentiels, 3) aux comportements, 4) aux caractéristiques distinctes ou 5) à l’impact des activités humaines sur les espèces animales étaient perceptibles dans la trame narrative de l’histoire ou dans les illustrations. Le cas échéant, nous avons noté les propos ou les exemples visuels dénotant des informations factuelles de nature biologique qui s’y rapportaient[3]. Nous avons ciblé les cinq catégories mentionnées plus haut, car elles semblent prendre en compte plusieurs notions pouvant être étudiées lors de l’enseignement formel des sciences qui est offert aux élèves dès le début du cycle primaire (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2007).

Des accords interjuges ont été calculés à partir des données recueillies par les trois évaluatrices. Pour les variables concernant la catégorisation des animaux, les pourcentages d’accord se situent entre 97,8 % et 100 %. Pour le niveau d’anthropomorphisme des albums, ces pourcentages se trouvent entre 87,4 % et 91,8 %. Enfin, les pourcentages d’accord en ce qui a trait aux propriétés biologiques se situent entre 81,7 % et 89,8 %. Les fréquences et les pourcentages servant à rapporter les résultats ont été calculés à partir des observations de la chercheuse principale.

4.3 Méthode d’analyse des données

Pour répondre à la première question de la recherche, des données descriptives sont rapportées sous forme de fréquences et de pourcentages pour préciser quels sont les animaux que l’on retrouve dans les albums analysés. Nous indiquons également les environnements dans lesquels ils évoluent. Pour répondre à la deuxième question de la recherche, nous présentons aussi des fréquences et des pourcentages, mais cette fois dans le but de démontrer le classement des albums selon le niveau d’anthropomorphisme que nous avons observé dans chacun. En lien avec la troisième question de la recherche, pour rendre explicites les observations relatives aux propriétés biologiques que l’on a pu déceler, nous présentons un résumé de chaque album pour faire ressortir les éléments qui démontrent la présence de propriétés biologiques.

5. Résultats

Les résultats sont présentés en fonction des trois questions de la recherche.

5.1 Les espèces animales représentées dans les albums et leur environnement

La première question de la recherche avait pour but d’identifier les diverses espèces animales que l’on retrouve dans les albums ainsi que les environnements dans lesquels ils évoluent. En consultant le tableau 2, on peut voir que dans les 197 albums, on retrouve 46 espèces différentes qui apparaissent comme étant des personnages principaux. Alors que certaines espèces n’apparaissent que dans un seul album, on note que les chats et les lapins sont les deux espèces qui sont les plus souvent représentées.

Tableau 2

Répartition des albums selon la représentativité de diverses espèces animales

Répartition des albums selon la représentativité de diverses espèces animales

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Pour offrir une perspective concernant les environnements dans lesquels les animaux qui tiennent les rôles principaux sont représentés, nous avons effectué un classement qui montre que 33 % d’entre eux évoluent dans leur habitat naturel alors que d’autres (39,6 %) sont représentés dans un environnement anthropomorphisé. Il peut s’agir, par exemple, d’une coccinelle dont la maison ressemble en tout point à une habitation humaine. D’autres animaux (21,8 %) cohabitent avec les humains en tant qu’animal de compagnie, du moins pour la plupart. On retrouve quelques animaux de la ferme (4,1 %) qui, bien qu’étant domestiqués, ne sont pas représentés comme étant des animaux de compagnie. Enfin, quelques animaux (1,5 %) se retrouvent au zoo.

Tableau 3

Répartition des albums selon l’environnement dans lequel évoluent les animaux

Répartition des albums selon l’environnement dans lequel évoluent les animaux

*Trois animaux vivent auprès des humains sans pour autant être des animaux de compagnie. Il s’agit d’une mouche, d’une chauve-souris et d’une souris, chacune ayant élu domicile chez les humains sans y être invitée.

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5.2 Niveau d’anthropomorphisme des albums

Pour déterminer le niveau d’anthropomorphisme de chaque album, nous avons analysé le texte et les illustrations. En croisant ces deux variables, on remarque que près de 75 % des albums se retrouvent au niveau 4, ce qui dénote le plus haut niveau d’anthropomorphisme. En effet, dans ces albums, le texte et les illustrations présentent des éléments fantaisistes qui mettent en exergue le caractère anthropomorphique des animaux. La lecture du tableau 4 permet de voir que dans 13,7 % des albums de notre corpus, l’anthropomorphisme se manifeste uniquement par le texte (niveau 3) alors que dans 11,7 % des albums, les animaux sont présentés de façon réaliste, tant par le texte que par les illustrations (niveau 1). Aucun de nos albums ne présente un texte réaliste accompagné d’illustrations fantaisistes (niveau 2).

Tableau 4

Fréquence et pourcentage des albums pour les quatre niveaux d’anthropomorphisme

Fréquence et pourcentage des albums pour les quatre niveaux d’anthropomorphisme

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5.3 Les propriétés biologiques

Nous avons pu relever des informations factuelles se rapportant à des propriétés biologiques dans dix albums, soit dans 5,1 % de ceux présentant des animaux. Parmi ces albums, trois font allusion au cycle de vie des animaux en abordant le thème de la croissance ou celui de la mort. Les besoins essentiels des animaux sont soutenus par des informations factuelles dans deux albums, lesquels mettent en exergue l’importance de l’eau, de l’abri ou de la nourriture. Un seul album montre des informations factuelles se rapportant aux comportements des animaux. Quant aux caractéristiques distinctes de certaines espèces, elles sont mises en évidence dans deux albums. Enfin, dans deux autres albums, on peut déceler des informations factuelles relatives à l’impact des activités humaines sur les espèces animales. Le tableau 5 présente un résumé de ces dix albums afin de souligner les informations factuelles pouvant être en lien avec l’une ou l’autre des propriétés biologiques que nous avons ciblées.

Tableau 5

Albums présentant des informations factuelles relatives aux propriétés biologiques

Albums présentant des informations factuelles relatives aux propriétés biologiques

Tableau 5 (continuation)

Albums présentant des informations factuelles relatives aux propriétés biologiques

Tableau 5 (continuation)

Albums présentant des informations factuelles relatives aux propriétés biologiques

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6. Discussion

La présente recherche avait pour but de vérifier si les albums de littérature de jeunesse de langue française qui sont publiés au Canada favorisent chez les enfants les connaissances concernant les animaux ainsi que le développement d’un raisonnement biologique ou si, au contraire, ils ne soutiennent pas plutôt un raisonnement anthropocentrique. Il en ressort que dans l’ensemble les albums offrent souvent aux enfants une vision anthropomorphisée du règne animal. Les résultats de nos analyses sont discutés plus bas en fonction de nos trois questions de recherche.

6.1 La représentativité des animaux et leur environnement

Cette recherche permet de constater que les animaux ont une présence marquée dans les albums de littérature de jeunesse qui sont publiés en français au Canada. En effet, parmi les 588 albums répertoriés par la revue Lurelu au cours des années 2013 à 2018, plus du tiers (36,6 %) donnent à voir des animaux comme personnages principaux. Des auteurs (Burke et Copenhaver, 2004; McCrindle et Odendall, 1994) soutiennent que les enfants ont une préférence pour les histoires dans lesquelles se trouvent des animaux. Ainsi, la tendance pour les éditeurs à produire de tels albums est bien fondée, car elle répond aux goûts du jeune public. Néanmoins, en plus de solliciter l’intérêt des jeunes lecteurs, ces albums véhiculent aussi des informations subtiles, mais potentiellement marquantes sur la manière dont les animaux sont considérés dans la société. Par exemple, on constate que dans plus de la moitié des albums où l’on trouve des animaux, ce sont des mammifères qui sont représentés et que, dans la majorité des cas, ils sont anthropomorphisés. Un message implicite qui est ainsi transmis indique que les animaux de cet ordre phylogénétique seraient plus semblables aux êtres humains que les autres animaux, non seulement d’un point de vue biologique, mais aussi dans une perspective psychologique ou comportementale. D’ailleurs, ne sont-ils pas souvent représentés comme étant des personnages qui, en plus de se comporter comme des humains et d’avoir les mêmes préoccupations, ont la capacité de parler, de penser, de ressentir, d’aimer ou de souffrir? Quant aux autres animaux, représentés dans des proportions beaucoup moins importantes, il semble bien qu’ils soient moins dignes d’intérêt pour les auteurs et les illustrateurs. Selon Eddy, Gallup et Povinelli (1993), dans les sociétés modernes occidentales, les adultes ont tendance à maintenir des croyances assez rigides en ce qui concerne l’importance relative accordée aux différentes classes phylogénétiques d’animaux. En outre, dans ce système de croyances profondément enraciné, non seulement les mammifères seraient considérés comme étant plus importants, mais aussi plus sensibles à la souffrance que ne le sont les autres animaux. D’autres traditions culturelles ou philosophiques n’entretiennent pas de telles valeurs (Müller, 2002). Ainsi, on peut penser qu’initialement tous les enfants ne possèdent pas cette notion de hiérarchie des ordres phylogénétiques qui est fermement ancrée dans l’esprit des adultes du monde occidental. Si tel est le cas, nous pouvons également supposer que les albums de littérature de jeunesse, en tant que produit médiatique, contribuent à établir ou à entretenir les croyances de la société en ce qui concerne l’importance relative accordée aux animaux. Cela n’est pas anodin, car, comme le souligne Eddy et al. (1993), les enfants pourraient bien tirer la conclusion que, parce qu’ils sont plus importants, les mammifères méritent d’être protégés de toutes souffrances, alors que ce n’est pas nécessairement le cas pour les autres animaux.

Par ailleurs, on observe que dans les albums le tiers des animaux sont présentés dans leur habitat naturel. De prime abord, on pourrait penser qu’il s’agit là d’un aspect permettant aux enfants d’acquérir des connaissances sur la façon de vivre de certains animaux. Cependant, une mise en garde s’impose, car on peut observer que la majorité des animaux qui sont représentés dans leur habitat naturel ne sont pas exempts de caractéristiques anthropomorphiques. Même s’ils n’évoluent pas dans un environnement anthropomorphisé, la majorité ont tout de même un prénom, le don de la parole et des comportements similaires à ceux des humains. Or, comme l’ont démontré Ganea et al. (2014), des informations factuelles exactes présentées par l’entremise d’animaux anthropomorphisés n’incitent pas les enfants à généraliser de nouvelles connaissances aux animaux réels. Si, lors de la lecture d’un album aux enfants, on souhaite favoriser leurs connaissances, il convient de tenir compte de ce fait important.

6.2 Degré d’anthropomorphisme des albums

Nos analyses mènent au constat que l’anthropomorphisme se manifeste sans ambigüité dans la majorité des albums en étant présent à la fois dans les textes et dans les illustrations. Dans la plupart des albums analysés, les animaux ressemblent davantage à des humains de substitution qu’à des animaux. Selon Burke et Copenhaver (2004), de tels albums offrent souvent des récits qui décrivent avec fantaisie le monde de l’enfance en abordant des sujets tels que les responsabilités sociales, les principes moraux, les relations interpersonnelles, le respect des différences, etc. Les jeux de rôles parfois sensibles, tenus par des animaux et non pas par des humains, procurent aux enfants la distance intellectuelle et émotionnelle qui leur est nécessaire pour être réflexifs et critiques en regard de diverses problématiques, ce qui soutient leur développement socio-émotionnel. Mais, il n’en demeure pas moins que ces albums peuvent en même temps avoir de l’influence sur leur raisonnement biologique en induisant de fausses croyances scientifiques. En effet, selon Waxman et al. (2014), l’exposition fréquente à des représentations anthropomorphiques à travers les albums et les autres médias tels que la télévision, les jeux vidéo ou l’Internet ont une influence insidieuse sur les conceptions que les enfants acquièrent de façon informelle en ce qui concerne le règne animal.

Dans une moindre mesure, l’anthropomorphisme ne se manifeste que par l’entremise du texte dans certains albums que nous avons analysés[4]. Ainsi, nous constatons que dans les albums qui sont publiés par les maisons d’édition il semble peu fréquent de dissocier le caractère anthropomorphique du texte et des illustrations, comme c’est le cas dans des études expérimentales (p. ex., Geerdts et al., 2016b; Waxman et al., 2014) visant à mesurer l’influence de l’un ou l’autre de ces éléments. Néanmoins, lorsqu’un tel cas de figure se présente dans notre corpus, on retrouve des textes qui anthropomorphisent les animaux qui sont accompagnés d’illustrations réalistes; et non le contraire. Legare, Lane et Evans (2013) remarquent qu’il n’est pas rare pour la communauté scientifique de recourir à un langage anthropomorphique pour décrire des faits scientifiques. Toutefois, cette pratique a pour effet d’engendrer ou de maintenir des conceptions erronées et une compréhension inadéquate, même chez des adultes ayant atteint un niveau d’éducation avancé. Par ailleurs, s’intéressant au langage anthropomorphique utilisé dans les albums de littérature de jeunesse, ces auteurs ont démontré que lorsque les auteurs infusent dans leur texte des propos relatifs aux états mentaux des animaux pour expliquer des propriétés biologiques, ils induisent par inadvertance des conceptions qui entravent la compréhension des enfants. Dans les albums de notre corpus, on relève de nombreux exemples qui montrent que par l’entremise du texte les auteurs attribuent des états mentaux aux animaux, et ce, même lorsqu’il s’agit de fournir une explication qui soit en lien avec une propriété biologique. Par exemple, dans Norbert le petit chevreuil (J. Dubé et A. Dubois), on peut lire qu’avant de s’endormir madame Chevreuil fait un souhait au passage d’une étoile filante et qu’ensuite elle donne naissance à un bébé chevreuil. Au petit matin, elle «[…] se sentit fondre d’amour pour ce petit qui lui arrivait comme un cadeau du ciel» (n.p.).

Dans notre corpus se trouvent également 23 albums dans lesquels les animaux ne sont nullement anthropomorphisés, car les textes et les illustrations sont présentés de façon réaliste[5]. En portant une attention accrue à ce sous-ensemble, on remarque que dans ces albums les rôles principaux sont attribués à des êtres humains. Les animaux de ces albums sont des animaux de compagnie, ou encore des animaux non domestiqués qui, selon les diverses trames narratives, sont mis en présence des humains lorsque ceux-ci se promènent en forêt ou au bord de la mer, par exemple. Le fait que ces albums soient exempts d’éléments anthropomorphiques pourrait constituer un avantage en ce qui concerne la présentation de propriétés biologiques des animaux. En effet, selon Geerdts et al. (2016b), lorsque des enfants écoutent la lecture d’un album qui allie un texte réaliste à des illustrations réalistes, ils ont tendance à recourir davantage à un vocabulaire juste lorsqu’on leur demande de relater les explications biologiques qui soutiennent les propriétés biologiques présentées dans l’album. Cependant, dans les 23 albums dont il est question, l’accent est mis sur les relations émotionnelles des humains qui côtoient les animaux; non pas sur les propriétés biologiques de ces derniers. Il serait intéressant de voir si des albums publiés par les éditeurs, dans lesquels les textes et des illustrations seraient présentés de façon réaliste, mèneraient également les enfants à recourir à un vocabulaire exact lors du rappel de récit, comme c’est le cas dans cette étude expérimentale.

6.3 Propriétés biologiques dans les albums

On constate que très peu d’albums de notre corpus présentent des informations factuelles en lien avec les propriétés biologiques. En effet, ce n’est que dans une dizaine d’albums que l’on a pu relever des exemples. Ainsi, nos observations corroborent les résultats de Marriott (2002) qui soutient que dans les albums de littérature de jeunesse le recours aux animaux anthropomorphisés sert surtout à faire passer des messages visant à soutenir le développement socio-émotionnel des enfants. Dans la présente recherche, on constate que les albums avec des animaux anthropomorphisés peuvent rarement servir à transmettre aux enfants des notions relatives aux propriétés biologiques des animaux que ce soit en lien avec le cycle de vie, les besoins essentiels, les comportements, les caractéristiques distinctes ou l’impact des activités humaines sur les espèces animales.

Néanmoins, on remarque que parmi les dix albums qui abordent l’une ou l’autre propriété biologique, il s’en trouve cinq dans lesquels l’anthropomorphisme se manifeste seulement par le texte. Dans trois autres albums, il se manifeste à la fois par le texte et les illustrations. Ces observations nous mènent au constat que même dans des albums qui dénotent de toute évidence des caractéristiques anthropomorphiques pour décrire les animaux, il est tout de même possible pour les auteurs et les illustrateurs de présenter des informations factuelles qui soient en lien avec des propriétés biologiques relatives aux diverses espèces. Mais dans l’état actuel il semble bien que les créateurs d’albums profitent très peu de cette stratégie pour offrir des albums qui pourraient soutenir les connaissances et le raisonnement biologique des enfants vis-à-vis des animaux. Les dix albums que nous avons pu repérer à travers notre corpus (voir le tableau 5) seraient des exemples à prendre en compte par les éditeurs qui souhaiteraient proposer au jeune public des albums qui leur permettraient de faire des apprentissages signifiants à l’égard du règne animal.

7. Conclusion

La littérature de jeunesse comme soutien aux activités d’enseignement des sciences est une idée qui est de plus en plus admise, du moins dans les classes du préscolaire et de l’élémentaire (Ford, 2006; Lachance, 2011; Rice, 2002). Dans cette optique, il nous semble primordial que la qualité du contenu scientifique que proposent les oeuvres qui sont destinées aux enfants soit considérée, tant par les enseignants que par les chercheurs. Dans la présente recherche, nous avons démontré que bien peu d’albums publiés par les maisons d’édition sont susceptibles de soutenir les connaissances et le raisonnement biologique des enfants concernant le règne animal. Bien que diverses espèces animales soient représentées dans ces albums, force est de constater que les mammifères occupent une place prépondérante, ce qui en laisse bien peu pour les animaux faisant partie d’autres classes phylogénétiques. Par ailleurs, nous avons démontré, par l’analyse des illustrations et des textes, que la majorité des albums dans lesquels apparaissent des animaux témoignent d’un niveau d’anthropomorphisme élevé. Enfin, on ne peut que déplorer le fait que si peu d’albums présentent, par des informations factuelles, les propriétés biologiques relatives aux animaux que nous avons pu déceler. Bref, ces résultats nous forcent à admettre que les albums de littérature de jeunesse qui mettent en vedette des animaux anthropomorphisés doivent faire l’objet d’une analyse rigoureuse si l’usage qu’on compte en faire vise à soutenir chez les enfants les connaissances et le raisonnement biologique vis-à-vis des animaux. À cet égard, il pourrait être plus adéquat, comme le suggère Lachance (2011), de recourir à des albums de fiction documentaire, lesquels semblent plus prometteurs dans l’atteinte de cet objectif. Néanmoins, même avec ces albums dont le contenu documentaire est plus affirmé, il importe de faire preuve de prudence concernant l’exactitude des propos et l’influence qu’ils peuvent avoir sur l’acquisition des concepts scientifiques des enfants (Rice, 2002).

Cette recherche doit être considérée à la lumière de certaines limites découlant des choix méthodologiques qui ont été faits. En effet, nous tirons nos conclusions à partir de l’analyse d’un nombre limité d’albums ayant été publiés en français au Canada de 2013 à 2018. Or, des albums ayant été publiés pendant les années précédentes ou bien provenant d’autres pays de la francophonie sont également accessibles aux jeunes Canadiens, mais nous ne les avons pas considérés dans cette recherche. Aussi, en ce qui concerne la grille d’analyse servant à évaluer le niveau d’anthropomorphisme des albums, nous nous sommes inspirées d’une recherche expérimentale (Geerdts et al., 2016b), ce qui nous a menées à analyser le texte et les illustrations. Il est possible que cette grille ne parvienne pas à saisir tous les aspects qui permettraient de porter un jugement plus éclairé concernant le niveau d’anthropomorphisme des albums, en outre la trame narrative des récits. Enfin, nos propres connaissances en ce qui concerne les propriétés biologiques des animaux constituent une autre limite de la recherche. Nous reconnaissons que notre interprétation concernant les propriétés biologiques des animaux présentées dans les albums puisse être fautive, ou encore que certains détails de nature scientifique aient pu nous échapper.

Néanmoins, il faut souligner que cette recherche est l’une des premières à avoir analysé de façon systématique quelques aspects relatifs à l’anthropomorphisme dans les albums de littérature de jeunesse publiés en français au Canada. En effet, un seul article faisant état de la diversité des animaux dans les albums de langue française a pu être répertorié (Charbonneau-Hellot, 1984). Aussi, la seule recherche de langue anglaise qui partage quelques similitudes avec la présente recherche est cette de Marriott (2002). Nous espérons ainsi avoir apporté une modeste contribution scientifique à un sujet de recherche qui est encore peu exploré. Les retombées d’une telle recherche doivent permettre de sensibiliser les parents et les éducateurs au fait que les albums de littérature de jeunesse peuvent avoir un impact important sur les connaissances et le raisonnement biologique qui permettent aux enfants d’appréhender le monde naturel. En outre, il nous semble qu’il pourrait être intéressant d’établir un dispositif didactique dans lequel les élèves seraient appelés à comparer les façons dont les propriétés biologiques d’un même animal sont présentées dans divers albums. En les guidant dans une telle démarche, l’enseignant pourrait les amener à déceler des aspects à prendre en compte pour juger de la crédibilité des informations présentées par l’entremise des textes et des illustrations des albums.