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1. Introduction

Dans un article intitulé «Philosophy for children and the development of ethical values[1]», Ann Margaret Sharp affirme que la conception de l’éthique «implicite» à la philosophie pour enfants «pourrait bien être appelée une éthique du care» (Gregory et Laverty, 2018, p. 188). Elle montre tout ce que la philosophie pour enfants partage avec cette éthique féministe[2], en particulier dans ses méthodes, et rappelle comment celle-ci a été peu à peu incorporée, sous son impulsion, dans les premiers travaux de Matthew Lipman.

Cette incorporation ouvre une question difficile, pour laquelle nous ne disposons aujourd’hui d’aucune carte d’orientation: qu’est-ce qu’éduquer filles et garçons dans l’esprit du féminisme, au sein de sociétés qui restent structurées de manière patriarcale par certains aspects (comme la sécurité physique et sexuelle, le pouvoir politique et financier), quand d’autres se sont considérablement assouplis (comme les droits civiques et le droit à l’éducation)?

Le plus souvent, Sharp associe philosophie pour enfants et éthique du care en parlant des enfants en général. Elle ne mentionne pas, ou très peu, la variable de genre quand elle décrit le fonctionnement des ateliers philosophiques. Or, si on suit les conclusions de Carol Gilligan dans Une voix différente, les attitudes morales des filles et des garçons ne sont en général pas les mêmes. À la différence des filles, les garçons tendent à être éduqués, dès leur petite enfance, dans des valeurs masculines marquées par l’étouffement (stifling) de la voix du care. Mon interrogation est alors la suivante: les réactions morales des enfants formant une part significative des ateliers philosophiques, l’affirmation de liens étroits entre philosophie pour enfants et éthique du care n’est-elle pas fragilisée par cette minoration de la variable de genre? Ne faut-il pas s’attendre à ce que de fortes résistances se soient déjà installées chez les enfants? Cette minoration est d’autant plus significative que Sharp connaît bien les travaux de Gilligan.

Pour explorer cette difficulté, je montre d’abord quels liens Sharp établit entre éthique du care et philosophie pour enfants, et comment cette pratique favorise, selon elle, le développement d’une société du care. Je rappelle ensuite les analyses de Gilligan pour montrer les dangers possibles d’une minoration de la variable de genre dans le fonctionnement des ateliers philosophiques. Enfin, j’explore quelques réponses à ces dangers, qui permettent de soutenir malgré tout la confiance de Sharp. Cette confiance implique une hypothèse d’ordre pratique et théorique qui ne va pas de soi, et qui suppose une conception de la philosophie comme transformation de soi et du monde social: le questionnement philosophique précoce aurait le pouvoir de contrecarrer la construction, durant l’enfance, des stéréotypes de genre.

2. Philosophie pour enfants et société du care

Dans «Philosophy for children and the development of ethical values», Sharp explicite le lien entre care et philosophie pour enfants en deux temps.

Elle explicite d’abord le lien entre l’éthique du care et les procédures mêmes de la communauté d’enquête, qu’elle a, tout au long de sa carrière, développées avec Lipman. Renvoyant à Nel Noddings (2013, 2015), elle souligne comment les procédures de la communauté d’enquête intègrent le care, à travers l’attention intellectuelle et morale aux autres qui y est demandée[3]. Ces procédures «enracinent l’action attentionnée (caring action) dans la capacité des enfants à percevoir et répondre aux besoins et intérêts apparaissant dans la communauté» (Gregory et Laverty, 2018, p. 188); ne pas les percevoir serait un obstacle majeur à une vie morale attentionnée[4] (caring moral life). Ce faisant, elle emploie le terme de procédure en un sens large. Il inclut l’ensemble des pratiques de la communauté d’enquête, y compris quand elles ne se laissent pas décrire en termes strictement procéduraux, c’est-à-dire comme une suite explicite d’actions obéissant à un ordre préétabli (ainsi des procédures d’une cour de justice). On n’apprend pas à répondre aux besoins d’un ou d’une camarade en suivant des procédures au sens étroit. L’éthique du care souligne l’importance ici de l’attention au particulier et au contexte, et dès lors de la perception morale.

Mais Sharp suggère ensuite davantage: pour développer cette attention, on peut[5] s’appuyer sur la pratique du dialogue philosophique en communauté d’enquête, autrement dit sur le «processus consistant à partager croyances, perspectives et engagements moraux et à chercher ensemble comment, selon nous, il faudrait vivre» (Gregory et Laverty, 2018, p. 188). La pratique du dialogue non seulement intégrerait ce type d’attention dans sa forme même, mais pourrait également aider à le développer.

Le lien entre éthiques du care et philosophie pour enfants apparaît donc comme doublement substantiel: en matière de procédures suivies d’un côté, et de l’autre en matière de moyen pour une éducation morale et intellectuelle dans les valeurs du care, et, par conséquent, pour le développement d’une société du care.

Damamme et al. (2019) donnent la caractérisation suivante d’une telle société, que nous pouvons faire nôtre ici:

L’éthique du care affirme que la reconnaissance de l’égalité des besoins des personnes est essentielle pour construire une société juste et que la réussite des un·e·s ne peut ni se fonder sur, ni se satisfaire de l’exploitation d’autres, réduit·e·s au silence et assigné·e·s à la honte d’eux et d’elles-mêmes. Notre autonomie en toutes circonstances dépend de la qualité de nos interdépendances.

Damamme et al., 2019, p. 155

À la question des conditions de réalisation d’une société du care ainsi comprise, Sharp suggère donc un nouvel élément de réponse avec la pratique de la philosophie pour enfants.

Rappelons qu’il existe deux tendances différentes dans les études de care, également importantes: d’un côté, une vaste réflexion politique, qui déploie ses objets à l’échelle nationale ou internationale[6]; de l’autre, une réflexion sur les pratiques concrètes de petits groupes, dans des contextes institutionnels ou privés variés (familiaux, professionnels, scolaires, associatifs, etc.), abordées selon les différentes méthodes des études de care (celles des sciences sociales, des sciences politiques, de l’anthropologie, de la philosophie, de l’économie, etc.), au niveau des relations interpersonnelles qui les constituent.

Les pratiques d’éducation alternative relèvent de cette échelle interpersonnelle des petits groupes. On pourrait croire leur efficacité mineure pour modifier nos sociétés, en soulignant les obstacles relevant de la politique mondiale. Peut-être ceux-ci devraient-ils être affrontés avant toute chose, pour que l’éducation alternative puisse elle-même avoir une réelle portée? Mais ce n’est pas l’esprit des études de care. Elles ont précisément commencé, historiquement, au niveau interpersonnel. Entre autres événements fondateurs, elles ont commencé avec l’analyse des arguments moraux d’une petite cohorte d’enfants chez Gilligan (1982/1993). L’argument selon lequel des changements globaux sont nécessaires avant de pouvoir prendre en compte les apports éventuels de la philosophie pour enfants heurte la persuasion suivante, inhérente aux études de care: sans le travail de care, un travail de proximité, effectué par des personnes assurant de petites tâches continuellement reprises, rien n’existe de ce qu’on peut appeler une vie humaine, digne d’être vécue. Si on peut dire d’une société ou d’institutions qu’elles respectent les valeurs du care, c’est de manière dérivée et seconde.

Les deux types de changements dépendent en réalité l’un de l’autre. Les changements institutionnels sont sans force si les pratiques concrètes ne sont pas en même temps modifiées en profondeur; les changements interpersonnels ont une incidence globale à condition qu’ils soient relayés par des organisations de grande échelle[7]. Moyennant ces remarques sur les conditions de réalisation d’une société du care, il est naturel de penser que les procédures de la philosophie pour enfants, en ce qu’elles intègrent les valeurs du care, puissent avoir un effet vertueux sur la sensibilité des enfants à l’égard des besoins et intérêts des autres et sur leur capacité à y répondre.

Mon interrogation est alors la suivante: la construction sociale du genre, en cours dans la vie des enfants, ne peut-elle porter préjudice à ce projet? Les valeurs du care à l’oeuvre dans ces ateliers pourraient être perçues par nombre d’enfants comme simplement «féminines», et inférieures à celles du pouvoir et de la compétition. Tout se passe dans l’argumentation de Sharp comme si on pouvait se fier au caractère vertueux de ces procédures, et qu’il était donc inutile de souligner comment filles et garçons arrivent dans les ateliers avec un bagage moral bien différent.

Cette question a des aspects empiriques et conceptuels. Je me limite dans cet article aux aspects conceptuels, en l’occurrence à l’examen des mots du care et de leurs usages. N’y a-t-il pas une ambiguïté possible dans la manière dont les enfants reçoivent les termes relevant des valeurs du care: «soin», «sensibilité», «attention aux autres», et même «dialogue»? Cette ambiguïté naîtrait des attitudes différentes que les enfants sont amenés à prendre vis-à-vis de ces valeurs, à mesure qu’ils se voient inculquer les différences de genre.

3. Le sens du particulier

Pour répondre à cette interrogation, revenons de manière plus précise sur ce que partagent éthique du care et philosophie pour enfants: toutes deux sont caractérisées, selon Sharp, par leur sens du particulier.

S’appuyant sur une famille de pensées qu’on peut appeler particularistes (notamment celles d’Aristote, Dewey, James, Wittgenstein, Nussbaum), Sharp y inclut l’éthique du care: c’est une éthique «du discernement et de l’appréciation» (Gregory et Laverty, 2018, p. 118) de situations concrètes, particulières, bien différentes dans leurs méthodes des éthiques principistes, qui travaillent à la construction de théories idéales, devant servir dans un second temps à l’évaluation des pratiques réelles. Les ateliers de philosophie développent chez les enfants, selon Sharp, une telle perception morale, affinée, des situations, en cohérence avec leur faible goût pour les éthiques théoriques comme celle de Kant, ou encore comme l’utilitarisme (Gregory et Laverty, 2018).

Le particularisme est également au coeur de l’enquête de Gilligan sur les réponses des enfants au fameux dilemme de Heinz (Gilligan, 1982/1993). Confronté à l’histoire d’un homme pauvre qui ne sait pas s’il doit voler ou non un médicament nécessaire à la santé de sa femme, mais trop cher pour les finances du couple, les garçons et filles de la cohorte étudiée par Gilligan répondent de manière différente. Alors que Jake voit le dilemme comme un problème de priorité entre la propriété et la vie, qu’il résout de manière générale, en posant que Heinz doit voler le médicament, Amy pose comme centrale la question des conséquences possibles, une fois Heinz en prison, sur la vie des époux séparés, sur la solitude, qui les rendra vulnérables et risquera (sans certitude cependant) de leur faire perdre les les gains mêmes du vol. Restant ainsi hésitante sur le bien-fondé du vol, elle semble embarrassée, dans la lecture de Gilligan (1982/1993), par l’idée même qu’on puisse répondre de manière ferme, et une fois pour toutes, à des dilemmes de ce genre:

Amy ne conçoit pas le dilemme comme un problème mathématique, mais plutôt comme une narration de rapports humains dont les effets se prolongent dans le temps.

p. 52

Un peu plus loin, Gilligan distingue encore ainsi les deux enfants, parlant d’Amy:

Sa vision du monde est constituée de relations humaines qui se tissent et dont la trame forme un tout cohérent, et non pas d’individus isolés et indépendants dont les rapports sont régis par des systèmes de règles.

p. 55

Sharp ne dit pas seulement que les enfants apprennent à percevoir les besoins et intérêts des autres: cela ne suffirait pas pour qu’il s’agisse de philosophie. Ils apprennent, en même temps, une manière de penser la vie morale qu’on peut décrire comme un sens réfléchi de l’importance du particulier. Ce sens caractérise la réflexion d’Amy, et la ferait paraître comme déficiente par rapport à Jake, si on adoptait le souci de l’universel comme critère fondamental de l’intelligence morale. Pour Sharp, ce sens réfléchi du particulier est, conceptuellement et empiriquement, en relation étroite avec la sensibilité aux autres.

Précisons, cependant, que le principisme en morale n’implique pas, pour autant, l’insensibilité aux besoins concrets d’autrui. Mais la sensibilité à autrui n’est pas conçue pour le principisme comme relevant du sens moral, pensé au contraire comme sens de l’universel, c’est-à-dire comme capacité à subsumer une situation sous un principe. Dans ce cadre, la sensibilité à autrui sera par exemple renvoyée à la simple nature (en particulier féminine), ou, pour un autre type de réponse, au caractère, pensé à partir des dispositions. Notons aussi que le particularisme moral n’implique pas non plus, à lui seul, le féminisme, loin s’en faut: pensons à l’éthique d’Aristote! Le sens du particulier, quand il prend une forme historique donnée, a toujours des angles morts. Mais, et c’est le point fondamental de distinction, c’est aussi le seul lieu à partir duquel le sens moral peut réellement s’affiner, selon la famille de pensée particulariste. L’expérience du particulier y est vue comme la pierre de touche du sens moral et, par conséquent, du progrès moral.

Le sens du particulier revêt une double dimension, sensible aussi bien qu’épistémique. Il décrit tout autant la sensibilité émotionnelle aux personnes et situations, qu’une réflexion sur les mots, les concepts et les raisonnements moraux, abordés dans leur contexte précis[8], et qu’on devra restituer avec les moyens idoines (d’où l’importance des procédés narratifs). Cette épistémologie du refus de la dichotomie raison/émotion, associée au refus de la dichotomie fait/valeur, est commune à la philosophie pour enfants et à l’éthique[9] du care. Sharp souligne ainsi l’importance des émotions dans la conduite même de l’intelligence. Elle reprend à Dewey l’expression d’intelligence passionnée (Gregory et Laverty, 2018) et raconte la grande joie (delight) que les enfants peuvent prendre à leurs explorations philosophiques, quand l’atelier marche bien, et que s’y développe le plaisir de jouer avec les mots et les concepts. Elle décrit ce plaisir avec la belle expression de speculative playfulness. Cette pensée de l’imbrication entre raison et émotion permet de retrouver l’idée de philosophie (pour enfants) comme amour de la sagesse: l’amour pleinement vécu se manifeste émotionnellement sous forme de joie. Sharp raconte encore le sentiment de magie, propre à l’enfance, qui naît d’un bon jeu (philosophique) partagé à plusieurs.

Notons bien que la délicatesse dont font preuve les membres de la communauté d’enquête les uns à l’égard des autres, qui a pour objet non seulement les personnes, mais aussi leurs idées (Gregory et Laverty, 2018), ne cède en rien sur la justesse et la cohérence. Il n’y a rien qui contrevienne à la bienveillance dans le fait de dire à quelqu’un que son affirmation est fausse, s’il s’agit de parler des choses mêmes, et non de le faire taire. Tout au contraire, bien penser requiert un contexte suffisamment bienveillant (Morehouse, 2018)[10]. L’absence, ou un degré moindre, de bienveillance sont considérés dans ce cadre comme diminuant la force rationnelle de la communauté d’enquête et son inventivité, bien loin de l’augmenter. Le dialogue n’y est ainsi pas une bataille d’arguments, dont l’un des protagonistes devrait sortir vainqueur et l’autre vaincu. Une telle conception agonistique de la philosophie déferait le groupe d’interlocuteurs.

Sharp met ainsi en avant le lien (bond), qui est au coeur de l’éthique du care: la communauté d’enquête renforce les liens entre les enfants, de telle sorte que «leur compréhension de la responsabilité morale s’en trouve clarifiée» (Gregory et Laverty, 2018, p. 114). Cette responsabilité est associée étroitement à la capacité à répondre aux autres par le coeur, l’action et la raison: «[A]n ethics of finer responsiveness to the concrete», écrit Sharp (Gregory et Laverty, 2018, p. 117). Je reprends l’anglais ici, car le français manque du terme de responsiveness, en sus de celui de responsabilité. Ce dernier terme peut avoir un usage abstrait ou concret, alors que la responsiveness est concrète et immédiate, à la racine de la conception de la responsabilité propre à l’éthique du care.

D’un point de vue politique, outre leur rejet de la dichotomie raison/émotion, leur sens du particulier et du lien, Sharp partage pleinement l’engagement féministe des études de care, fondamental dans son approche de la philosophie pour enfants. Elle défend un lien de causalité historique. Sans le féminisme, on ne serait pas sensible aujourd’hui à la voix philosophique des enfants (Gregory et Laverty, 2018). La philosophie pour enfants est pensée au sein d’une conception optimiste de l’histoire comme lieu possible d’une émancipation de l’humain grâce au travail des forces démocratiques, auxquelles elle vient précisément prêter main-forte. Le féminisme est conçu, tout comme chez Tronto et Gilligan, comme l’une de ces forces démocratiques, qui a justement ouvert la voie à la critique des préjugés adultistes. Dans «Education for liberation» (Gregory et Laverty, 2018), María Teresa de la Garza souligne comment l’idée de pensée attentive (caring thinking) est ainsi indissociable, chez Sharp, de son féminisme:

En raison de leur rapport traditionnel aux enfants, à la maternité et à l’éducation, la plupart des féministes ont été particulièrement sensibles à la place de l’émotion, de la sympathie, de l’imagination et du care, dans l’exercice du jugement éthique et politique [...]. Les féministes se sont donc consacrées au développement de cette dimension éthique multiforme chez les êtres humains, et cet engagement explique l’importance que le caring thinking a pu avoir dans les écrits et l’enseignement de Sharp.

p. 138

4. Le genre dans les ateliers philosophiques pour enfants

Considérons maintenant les résistances possibles depuis l’intérieur des communautés d’enfants à la réalisation de ces valeurs.

Au sein de sa confiance contagieuse accordée aux actions de care et à leur pouvoir de changer le monde, Sharp est indifférente, la plupart du temps, au développement moral différencié des filles et des garçons. Elle décrit rarement la manière dont les garçons s’expriment suivant une éducation qui les prépare peu, si on suit Gilligan, à adopter une éthique du care. Mais cela effleure parfois – par exemple, sous le mode de l’implicite, comme dans son article consacré à Weil, où, décrivant ce qu’être une personne signifie, elle rappelle, en passant, les privilèges sociaux dont bénéficient en général les individus masculins:

Pour Weil, être une personne, c’est négocier en permanence entre ce qui, dans la vie, relève de la nécessité et notre aptitude à faire le bien. Ce travail appartient de droit à toutes les personnes – aux femmes et aux filles, tout autant qu’aux hommes et aux garçons.

Gregory et Laverty, 2018, p. 150

Comment expliquer cette relative indifférence? Premièrement, la discrimination principale qui intéresse la philosophie pour enfants est celle de l’âge. L’adversaire principal est l’adultisme dans ce champ, et l’argument d’immaturité des enfants face à la philosophie.

Deuxièmement, il y a un risque à trop souligner les différences filles/garçons: celui d’avoir l’air de les essentialiser. Dans la seconde introduction à Une voix différente, écrite en réponse à ce type d’objection, Gilligan met les choses au point, en affirmant qu’il s’agit de différences historiques empiriquement constatées, qu’il ne faut précisément pas essentialiser: sinon l’idée même d’une société du care s’effondre, avec l’ambition politique du care. En faisant le choix stratégique de parler des enfants en général, Sharp évite ainsi de s’embourber dans des différences qui ne devraient pas, en un sens, nous paraître si importantes. Elle montre par l’exemple ce qu’est vivre et penser en se passant des vieilles obsessions patriarcales.

La stratégie de Sharp est à cet égard efficace. Racontant son enfance dans «Women, children and the evolution of philosophy for children» (2014), elle souligne à quel point sa propre scolarité non mixte était marquée par «les» différences filles/garçons, un point qu’on ne s’imagine plus aujourd’hui, et qui montre le chemin parcouru par ces pionnières. Pensons aussi à l’article de Marie-France Daniel (1994), «Women, philosophical community of inquiry and the liberation of the self», qui permet d’apprécier le fossé entre les éducations non mixtes et la liberté que nous avons aujourd’hui de parler des enfants en général. Ce point est essentiel: mon interrogation porte sur les résistances qui s’opposent à cette liberté, malgré l’application du principe de mixité, qui est en soi un premier triomphe[11].

Confronter ces résistances demande de mettre en lumière les sens différents que peuvent revêtir les mots du care quand ils sont utilisés ou entendus par les garçons et les filles. Pour voir ces différences, revenons d’abord aux enquêtes empiriques de Gilligan, puis nous prendrons deux exemples, celui du mot care lui-même (et ses différentes traductions en français), et, en lien avec la question de l’identité personnelle, celui du mot self (et ses différentes traductions).

Trente ans après Une voix différente, Gilligan entreprend, dans The birth of pleasure (2002), une histoire de l’apparition des attitudes morales différenciées entre garçons et filles, mises en évidence dans son premier livre. Cette généalogie, qui va de la petite enfance à l’adolescence, met en lumière un phénomène, plus ou moins fort selon les cas, qu’elle appelle l’étouffement de la voix du care chez le garçon. Il commence vers l’âge de 5 ou 6 ans, selon les études qu’elle a effectuées[12], c’est-à-dire au moment où les garçons terminent ou viennent de quitter ce qu’on appelle en France l’école maternelle. La voix du care, celle de la responsiveness aux intérêts et besoins des autres, du sens de l’importance des liens et de la manière dont ils se réalisent dans le détail des vies particulières, existe bien chez le petit garçon, mais elle est appelée à réduire son expression publique, surtout en présence de la gent masculine (des hommes de la famille en particulier) sous peine de ridicule et de rejet. Sous l’effet de cet étouffement, le garçon est appelé à comprendre que les pratiques de care conviennent peu, voire pas du tout, à un homme digne de ce nom.

Cet étouffement n’est cependant pas une pure et simple disparition: la voix du care trouve refuge dans une intériorité que le garçon est amené à cacher. Si les circonstances sont propices, cette intériorité peut refaire surface, dans un contexte suffisamment bienveillant (rarement le groupe des pairs masculins), et si, par exemple, le prix à payer pour être parfaitement masculin, à savoir une forme particulière d’isolement intérieur, selon Gilligan, est refusé dans certaines situations. Cette voix peut continuer son développement dans l’intimité, sotto voce, jusqu’à l’adolescence et l’âge adulte. Dans Une voix différente, elle décrit ainsi la possible redécouverte des valeurs du care dans l’âge mûr masculin.

Chez les filles, la distanciation à soi exigée par le système patriarcal a lieu en général plus tardivement. Elle commence plutôt au début de l’adolescence, et se manifeste par le développement d’une voix inauthentique. Cette voix ne dit plus ce que la jeune fille ressent, perçoit et comprend, mais ce qu’elle est tenue de dire, pour préserver l’ordre des choses. Gilligan commente ainsi les paroles d’une jeune fille de 17 ans, Iris, qui exprime son sentiment d’avoir perdu une partie de sa voix, d’avoir renoncé à dire ce qu’elle pense vraiment, par peur de se retrouver seule:

«Si je devais dire ce que je ressens et ce que je pense, personne ne voudrait de moi, ma voix occuperait trop de place.» […] Et puis, en me regardant droit dans les yeux, elle ajoute avec une pointe de défiance: «Mais il faut bien avoir des relations avec les gens.» […] «Mais si tu ne dis pas ce que tu penses et ressens, alors où es-tu dans ces relations?» C’est la question que j’adresse aux filles et aux femmes […] Iris perçoit l’aspect paradoxal de ses propos: elle a renoncé aux relations pour en avoir, en étouffant sa voix pour pouvoir être avec les autres.

Gilligan, 2002, p. 24

Filles et garçons n’en sont ainsi pas au même point avant l’adolescence par rapport aux valeurs du care: les filles peuvent encore s’y mouvoir avec un certain bonheur, alors qu’une rupture coûteuse entre le soi social acceptable et le soi intérieur, que Gilligan appelle du nom de dissociation, a déjà commencé chez les garçons. La définition du patriarcat avancée dans The birth of pleasure, mettant l’accent sur les conséquences sur les psychés masculine et féminine, souligne ainsi cette dissociation comme centrale:

Le patriarcat est un terme anthropologique qui décrit les familles et les cultures dirigées par des hommes. Il s’agit d’une hiérarchie ou d’un clergé dans lequel un père ou différentes figures paternelles contrôlent l’accès à la vérité, au pouvoir, à Dieu ou à la connaissance – au salut, quelle que soit sa forme. […] Mais en divisant les hommes entre eux, et en les divisant des femmes, en séparant les pères des mères, des filles et des fils, le patriarcat crée aussi une faille dans la psyché, séparant chacun d’une partie de lui-même.

Gilligan, 2002, p. 7

L’ouvrage de Gilligan, soulignons-le, est imprégné de compassion par rapport à ces reniements auxquels les garçons sont forcés (plus ou moins fortement, selon les contextes sociaux et familiaux). Ces reniements sont souvent les premiers d’une longue série à venir, requis pour parvenir (ou non, le parcours est plein d’obstacles) au sésame de la masculinité. Le point de vue ici n’est en aucun cas la condamnation, et une posture féministe dans un atelier de philosophie pour enfants, dans l’esprit des travaux de Gilligan, s’efforcerait de laisser s’exprimer cette partie vulnérable des garçons dans le contexte bienveillant de la communauté d’enquête.

Ces observations de Gilligan me semblent inquiétantes pour le fonctionnement harmonieux de la communauté d’enquête décrit par Sharp. Comment les valeurs du care pourraient-elles sereinement être portées par la philosophie pour enfants alors qu’à peu près la moitié des enfants concernés, les garçons, subissent une pression forte à étouffer cette voix en eux, et à se conformer aux canons de la masculinité, qui réclament au moins d’afficher (sinon de vivre effectivement) une certaine insensibilité à la douleur, la sienne («même pas mal») et celles d’autrui, une certaine hauteur à l’égard des expressions (publiques en tout cas, mais jusqu’où va le public?) venues du «coeur»?

Est-ce à dire que la philosophie pour enfants s’oppose à l’éducation traditionnelle des garçons? Si en effet (comme je le crois au bout du compte en suivant les arguments et la confiance toute pragmatiste et mélioriste[13] de Sharp) la philosophie pour enfants peut favoriser le développement de la sensibilité aux autres, alors comment exactement joue-t-elle ce rôle au sein des pratiques sociales qui reproduisent les normes de genre? Par quels chemins cela s’effectue-t-il, alors que le système patriarcal est là, en train de s’installer, au coeur du dispositif?

Concrétisons notre questionnement en examinant l’usage des mots du care. Un premier exemple où des différences entre garçons et filles risquent d’apparaître est l’usage même du mot care. Tronto (1993) a montré comment le care est caractérisé par des lieux d’inégal prestige[14]. Elle distingue quatre moments différents:

  1. caring about: on reconnaît l’existence d’un besoin et on s’en soucie; ce besoin nous importe;

  2. taking care of: au-delà de la prise de conscience, c’est le moment où on prend en charge le soin, une fois reconnus le besoin ainsi que le type de réponse approprié;

  3. care giving: c’est le travail de soin proprement dit, concret et suivi;

  4. care receiving: c’est le moment de la réception, où le retour fait par la personne concernée par le soin est déterminant pour qualifier les trois premières phases comme effectivement caring.

Selon Tronto, nos sociétés dévalorisent le travail de care giving, pour accorder valeur maximale aux deux premières phases: le care est fragmenté. Si une bonne direction d’hôpital est soucieuse de ses patients, ce souci relève des deux premiers moments, et non des soins concrets aux patients: les personnes aides-soignantes (à 90 % des femmes actuellement en contexte français[15]) sont en bas de l’échelle des salaires et de la considération sociale[16]. Le sens du terme de care qui se construit chez garçons et filles suit encore largement ces lignes de fragmentation, même si un peu moins, dans les pays démocratiques, qu’à la fin du siècle dernier. Des études empiriques différenciées selon les pays seraient intéressantes pour marquer les différences fines dans l’avancée, ou au contraire le piétinement, des valeurs du care chez les filles et les garçons.

Ma question quant aux ateliers philosophiques est alors la suivante: les valeurs de care qui y sont présentes ne risquent-elles pas d’être également fragmentées selon des lignes semblables à celles décrites par Tronto, à la différence près qu’il s’agit de comportements d’enfant? De telle sorte que, lorsqu’on apprend avec Sharp que garçons comme filles s’imbibent des valeurs du care dans les ateliers philosophiques, on peut se demander si ce sont réellement les mêmes valeurs, ou bien des valeurs déjà fragmentées: ce ne sont sans doute pas toutes les valeurs qui seront fragmentées, mais on trouvera probablement d’un côté, par exemple, des actions concrètes comme ranger ou nettoyer la classe, qui seront connotées de manière plus féminine; de l’autre, on verra, par exemple, des demandes de respect des procédures, comme ne pas chahuter, ne pas parler n’importe quand ou très fort, comme s’adressant plus particulièrement aux garçons.

Le second exemple est le mot self. Dans «Self-transformation in the community of inquiry» (Gregory et Laverty, 2018), Sharp décrit comment, comparés aux disciplines traditionnelles du cursus scolaire enfantin, seuls les ateliers philosophiques ouvrent la réflexion des enfants sur des concepts comme le soi (self) et l’identité. Son article conclut sur le caractère relationnel du soi, conception qu’elle rattache à l’éthique du care.

Mais l’identité personnelle, selon Gilligan, n’est pas construite de la même manière, si on est un garçon ou une fille[17]. Si on suit les analyses de Gilligan, les garçons sont incités, par l’action de différents facteurs (comme la primo-éducation souvent donnée par des femmes, en particulier les mères, par les modèles masculins à disposition, par certains renforcements scolaires des normes de la masculinité, etc.) à construire à partir d’eux-mêmes quelque chose comme un être autonome et indépendant: l’indépendance est un idéal illusoire, impossible à atteindre, affirme Gilligan, et qui suppose une rupture entre soi intérieur et soi social; et l’autonomie doit être pensée autrement, en lien avec une dépendance bien comprise.

Gilligan défend en l’occurrence le point de vue d’une psychologue et non d’une philosophe. Rappelons que plusieurs philosophes féministes, notamment Beauvoir, ont critiqué l’image atomiste du soi comme être autonome et indépendant[18], une image qui s’est développée sous différentes formes tout au long de l’histoire de la philosophie (par exemple, très différemment, chez Kant et Nietzsche), et présentées comme ce que les hommes devaient s’efforcer d’atteindre, et que les femmes ne pouvaient atteindre du fait de leur nature: du point de vue de l’éthique du care, il s’agit ni plus ni moins que d’une chimère dont les femmes sont heureusement protégées par leur forme de vie.

Le risque serait, en discutant du soi avec les enfants sans prendre en compte ces différences de construction, soit de minorer le point de vue des filles, soit à l’inverse de ne pas assez entendre celui des garçons, selon la manière dont l’atelier est guidé, ou encore de ne pas entendre comment les unes et les autres se débattent pour que leurs voix propres survivent au processus de modelage genré.

Dans la pratique, un guidage fin de ces ateliers sera sensible à ces différences. On peut faire confiance à une pratique de la philosophie pour enfants sensible au care pour (chercher à) entendre les voix différentes des garçons et filles. Mais cela mérite d’être problématisé explicitement dès le lien posé entre éthique du care et philosophie pour enfants, car le sens des mots du care et des mots de l’identité personnelle est en jeu à chaque ligne. Dans ma propre réception des travaux de Sharp, quand je lis dans une même phrase les mots «care» et «enfant», je me demande à chaque fois de quel sens du mot care il s’agit dans cet éventail de possibilités.

5. Pixie ou les pouvoirs de la fiction

Pour expliquer cette minoration, on peut aussi la comprendre tout bonnement comme une forme de savoir-vivre, qui se tient délicatement à distance de toute discrimination, quand bien même les enfants seraient en train de vivre et répéter des modèles genrés. Suivant ce savoir-vivre, il s’agirait, en accord avec les valeurs des éthiques du care, d’opter pour la délicatesse, en cultivant justement un sens du particulier, qui nous amène à voir tel enfant comme il est, plutôt que de rechercher par où les enfants imitent et reproduisent des comportements de genre. Chercher à voir autre chose (que des distinctions de genre à l’oeuvre) chez quelqu’un contribue à donner de l’importance à cette autre chose, et, chez les enfants, contribue à en soutenir la croissance. Il serait évidemment indélicat, voire parfois violent, de demander tout de go aux filles de ne pas faire les filles, et aux garçons de ne pas faire les garçons. Aussi ne s’agit-il pas de cela ici. Deuxième point, il s’agit aussi d’être prudent par rapport aux effets de ressac, par exemple un retour à la non-mixité que personne ne souhaite dans les rangs ni du féminisme du care, ni de la philosophie pour enfants.

C’est peut-être pour ces raisons, et ce besoin de délicatesse en la matière (il s’agit d’enfants!) qu’une forme de réponse aux interrogations ci-dessus apparaît, chez Sharp et Lipman, dans le champ de la fiction – comme si la fiction nous sauvait précisément de toute indélicatesse par rapport à des enfants réels, le but n’étant pas de les juger. Si on ne trouve pas les différences entre filles et garçons évoquées souvent quand il s’agit de décrire le fonctionnement d’un atelier, c’est en revanche dans un article consacré au roman de Lipman intitulé Pixie, «Silence and speech in Pixie», que Sharp prend à bras-le-corps la question. Tout se passe comme si la fiction se chargeait de penser de manière approfondie le problème des stéréotypes de genre chez les enfants[19]. Dans ses commentaires sur Pixie, Sharp envisage, les unes à la suite des autres, différentes interprétations, également défendables, du silence de Brian, un garçon taciturne, intervenant peu, qu’elle contraste avec l’habileté verbale de Pixie, la philosophe. Brian apparaît, écrit Sharp, comme un enfant du silence. Le livre raconte la façon dont il surmonte peu à peu ce silence.

Parmi les différentes interprétations envisagées, Sharp souligne comment le roman de Lipman prend à rebours les préjugés de genre en inversant les caractères attendus:

Dans le roman de Lipman, [...] Brian remet en cause le stéréotype de l’homme sans attention ni souci pour autrui, tout à fait détaché de la contemplation, de la réflexion, de la prière et de toute réaction sensible vis-à-vis des besoins des créatures naturelles, tandis que Pixie, elle, remet en cause le stéréotype du philosophe âgé et masculin.

Gregory et Laverty, 2018, p. 183

J’aimerais ajouter une autre interprétation à partir de la psychologie de Gilligan, qui, sans contredire celle de Sharp, apporte une nuance supplémentaire. Sharp souligne qu’on peut comprendre le silence de Brian comme la marque d’une grande sensibilité, qui a une dimension morale, mais aussi peut-être une dimension spirituelle. On peut aussi le comprendre, explique-t-elle, négativement, comme le silence d’un enfant brimé par des adultes qui, occupant l’essentiel du temps de parole à l’école ou à la maison, ne l’ont laissé s’exprimer que de manière restreinte.

Mais ne peut-on ajouter à cette source d’oppression, celle des normes de genre, de telle sorte que le personnage de Brian ne serait pas tant un défi aux stéréotypes que leur résultat, celui d’une jeune voix en train d’étouffer, parce qu’elle ne ressemble pas à celle qu’on attend? Si Brian est effectivement cet être sensible, peut-être s’est-il réfugié dans le silence non pas seulement du fait de l’oppression verbale venue des adultes, mais également de ce qu’il est ridicule pour un garçon, devant les autres, de montrer sa vulnérabilité, par exemple sa grande sensibilité morale et spirituelle. Le silence de Brian ressemble à celui d’un enfant qui ne correspond pas en effet aux stéréotypes de genre, comme l’écrit Sharp commentant les choix narratifs de Lipman. Mais cela correspond bien à ces stéréotypes qu’il soit devenu silencieux pour éviter la sanction du ridicule (il ne pouvait ou ne voulait pas renoncer à sa sensibilité). Le silence alors serait un refuge. C’est ce genre d’événements que Gilligan appelle l’étouffement de la voix du care chez le garçon, qu’elle soit recouverte par des paroles qui jouent le jeu de la masculinité, ou bien comme chez Brian qu’elle tente de survivre dans le retrait silencieux.

Dans le silence de Brian, l’éthique du care de Gilligan nous ferait voir le combat d’un jeune garçon contre la dissociation, un combat qui utilise le bouclier du silence. Au moins en ne disant rien, on ne se trahit pas. Si la fiction permet à ce garçon sensible, en position difficile dans son groupe, de trouver une place pour sa voix différente, une fin plus cruelle pourrait entraîner Brian vers le retrait de la conversation, vers une place de raté du patriarcat, d’inférieur dans le champ des relations masculines.

6. Conclusion

À travers la fiction de Pixie, c’est bien la socialisation de genre que la philosophie pour enfants de Sharp et Lipman combat. Mon interrogation à partir de Gilligan trouve dès lors sa réponse.

Mais un adversaire aussi massif demande une puissance redoutable. Contrecarrer les normes de genre: ce n’est pas un mince pouvoir que Sharp attribue à la philosophie! Il pourrait même sembler, eu égard à l’histoire massivement masculine de la philosophie, invraisemblable. Pourquoi cette pratique de la philosophie aurait-elle un tel pouvoir, qu’elle n’a pas eu chez les adultes, les femmes ayant été largement interdites de philosophie avant le xxe siècle, mis à part quelques rares héroïnes?

La réponse passe par le très jeune âge des philosophes ici. C’est précisément la plasticité[20] (Vidal et Benoit-Browaeys, 2005) des enfants qui laisse penser que la philosophie peut avoir une telle influence. La puissance du genre, pour le dire autrement, est directement corrélée à la plasticité des enfants; elle n’est rien de plus, ni rien de moins. Voilà le fondement du méliorisme de Sharp. Les ateliers oeuvrent précisément pendant les années d’installation des normes de genre dans l’enfance, c’est-à-dire avant que celles-ci ne se soient consolidées et agrégées en profondeur à l’identité personnelle.

Les enfants continuent d’être plastiques durant l’adolescence. Notons, comme le montre Gilligan, dans des pages d’Une voix différente moins commentées que celles sur les enfants, que les adultes, hommes et femmes, voient leurs frontières morales se modifier également tout au long de leur vie. Gilligan observe certains hommes, une fois leur carrière construite, redéfinir vers les valeurs du care ce qui compte vraiment, pendant que certaines femmes se mettent à davantage penser en matière de droits individuels en lieu et place d’un «souci des autres» qui ne leur a pas donné toutes les satisfactions promises, loin de là.

La transformation de soi, un soi malléable appelé à se remodeler au fil des âges de la vie, est centrale dans la description par Sharp de ce que peut la philosophie pour enfants:

La philosophie pour enfants vise à transformer les personnes en individus plus raisonnables et plus attentionnés, engagés dans la création d’un monde juste et écologiquement équilibré.

Gregory et Laverty, 2018, p. 117