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1. Introduction: présentation des enjeux posés par la formulation d’un droit à l’éducation aux droits de l’Homme

Le 19 décembre 2011, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait la Déclaration des Nations unies sur l’éducation et la formation aux droits de l’Homme, premier instrument au sein duquel sont officiellement proclamées des normes internationales pour l’éducation aux droits de l’Homme (EDH). Celle-ci est définie comme suit:

  1. L’éducation sur les droits de l’homme, qui consiste à faire connaître et comprendre les normes et les principes relatifs aux droits de l’homme, les valeurs qui les sous-tendent et les mécanismes qui les protègent;

  2. L’éducation par les droits de l’homme, notamment l’apprentissage et l’enseignement dans le respect des droits de ceux qui enseignent comme de ceux qui apprennent;

  3. L’éducation pour les droits de l’homme, qui consiste à donner aux personnes les moyens de jouir de leurs droits et de les exercer et de respecter et de défendre les droits d’autrui.

Certains auteurs dénoncent l’institutionnalisation de ce droit qui s’apparenterait davantage à un instrument essentiel de politique de plaidoyer des Nations unies pour promouvoir un discours officiel sur les droits humains plutôt que d’un droit effectivement vecteur d’émancipation (Coysh, 2017; Keet, 2017; Keet et Zembylas, 2019).

Les droits humains trouvent leurs fondements intellectuels dans une pensée philosophique jusnaturaliste considérant l’existence d’un droit naturel. Ils sont donc chargés axiologiquement d’une certaine conception de la nature humaine. Or, cette charge axiologique place le droit dans une situation complexe: s’il ne s’est jamais vu assigner la fonction d’affirmer des vérités sur le réel, il s’agit pourtant d’énoncer à l’échelle internationale un discours sur les rapports humains, et de mettre sur pied des mécanismes permettant de positiver ces droits inhérents à la «nature humaine». Partant, ils sont devenus un socle définitionnel pour l’humanité et forment ainsi un langage moral qui se voudrait «universel». Ils cristallisent donc en eux une certaine tension puisqu’ils tendent vers un certain essentialisme concernant la définition de la condition humaine. Cette tendance est d’autant plus problématique que les attributs essentiels de l’humain sont pourtant pensés de manière différente selon les cultures, d’où la pluralité des civilisations et des valeurs sur lesquelles s’appuient les règles du vivre ensemble (Dufourt, 2020).

Concrètement, les instances internationales ont oeuvré à la création de manuels pédagogiques de façon simplifiée de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948[1]. Ces manuels ont pour effet d’uniformiser tant le contenu des savoirs transmis sur les droits humains que les modalités pédagogiques souhaitées pour leur enseignement. Ils délimitent donc de facto la conception pédagogique souhaitée pour la transmission de ces droits. Or, les curricula pédagogiques, conçus de façon uniforme, semblent faire fi des contextes sociologiques et culturels des apprenants (Coysh, 2017).

Face à ce constat, nous nous interrogerons sur les autres solutions face à ce qu’André Keet nomme «l’épistémologie du consensus diplomatique», à savoir cette façon d’employer le droit à l’EDH pour justifier d’un unique régime de vérité sur les droits humains promu par les instances internationales (Keet, 2017). La critique d’un universalisme monologique en réalité situé pose la question de savoir comment élargir théoriquement le canon épistémique des droits humains à des conceptions alternatives. Ceci suppose d’engager une réflexion sur les conditions de possibilité de ce que l’on peut appeler une «justice cognitive» au sein de la mise en oeuvre d’un enseignement des droits humains. L’expression «justice cognitive» provient des travaux de l’anthropologue indien Shiv Visvanathan selon qui:

La justice cognitive reconnaît le droit des différentes formes de savoirs à coexister, mais ajoute que cette pluralité doit aller au-delà de la tolérance ou du libéralisme et prôner une reconnaissance active de la nécessité de la diversité. Elle exige la reconnaissance des savoirs non seulement comme méthodes, mais aussi comme modes de vie.

Visvanathan, 2016

Il s’agit de reconnaître les savoirs locaux, qui ne peuvent être détachés de la culture et du contexte qui leur donne place. Or, il n’est plus rare aujourd’hui de lire au sein d’articles universitaires des expressions comme celles d’«injustices épistémiques[2]», de «savoirs décoloniaux[3]», d’«épistémologie de la résistance» (Médina, 2012). Ces expressions sont nées sous la plume d’auteurs s’inscrivant au sein de théories critiques féministes, postcoloniales ou encore décoloniales. Les questions liées au genre, à l’épreuve raciale ou encore la question coloniale sont devenues de nouveaux défis pour la théorie critique en soulignant les liens qui peuvent exister entre la production des savoirs d’une part, et les inégalités sociales et matérielles des acteurs produisant ces savoirs d’autre part. Ces différentes expressions ont pour ambition de souligner l’invisibilité, l’absence voire l’exclusion d’épistémès alternatives. Des groupes socioculturels auraient été historiquement marginalisés dans la fabrique des connaissances et des savoirs, empêchant dès lors de reconnaître à juste titre que la spécificité de leur expérience vécue aurait pu orienter vers de nouveaux enjeux scientifiques, notamment au regard des inégalités sociales persistantes. Dès lors, pour ces courants, l’injustice dite «cognitive» est l’une des sources fondamentales du maintien des inégalités puisque celles-ci sont invisibilisées. C’est pourquoi, comme le formulait De Soussa Santos (2011), «il ne peut y avoir de justice sociale globale sans justice cognitive globale» (p. 1).

Oeuvrer à mettre en place les conditions de possibilité de cette justice cognitive dans l’enseignement des droits humains revient à considérer qu’il est possible de croire en une éducation aux droits humains qui serait donc garante du pluralisme épistémique, entendu comme la reconnaissance d’une pluralité de points de vue sur les droits humains. Toutefois, l’écueil d’une telle croyance serait de sombrer dans le relativisme moral. Comment dès lors penser les conditions d’une éducation aux droits humains pluraliste mais non relativiste? Est-ce seulement possible?

Pour ce faire, nous souhaitons souligner les apports potentiels de la philosophie pour enfants (PPE) pour mettre en oeuvre un enseignement des droits humains qui reconnaîtrait la pluralité de manières d’interpréter et d’expliquer le monde. La PPE est une expérience de l’enfant sur sa propre capacité à raisonner de façon collaborative et peut se définir comme «une pratique de la réflexion sur l’expérience humaine visant l’exploration de concepts et questions universels, au sein d’une discussion collaborative mobilisant des habiletés de pensée» (Hawken, 2020, p. 4). Si les pratiques et les courants de la PPE sont aujourd’hui diversifiés, nous nous contenterons de nous intéresser ici au mouvement promu par les pionniers de cette nouvelle modalité pédagogique. En s’inspirant de la philosophie de l’éducation pragmatiste de John Dewey, Matthew Lipman et Ann-Margaret Sharp ont développé dans les années 1970 un modèle de développement d’une pensée critique et dialogique au travers de ce qu’ils nomment la «communauté de recherche philosophique» (CRP). En quoi la CRP, telle qu’elle a été théorisée par Lipman et Sharp, peut-elle prétendre à devenir un lieu d’un apprentissage expérientiel de la reconnaissance de la pluralité des points de vue sur les droits humains tout en ne favorisant pourtant pas le relativisme? Autrement dit, en quoi la façon dont Lipman et Sharp ont théorisé la CRP peut être considérée comme une réponse pratique aux enjeux posés par le projet de promouvoir une éducation pluraliste aux droits humains? Poser cette question revient, au fond, à éclairer certains enjeux politiques du projet pédagogique de Lipman et Sharp.

Cet article aura pour objet de démontrer qu’une réponse à ces questions est envisageable en portant un intérêt particulier pour les éthiques du care. En effet, en nous intéressant à ce courant, nous pourrons appréhender la relation existante entre les dispositions et attitudes éthiques qui sont induites par une modalité pédagogique de care et le rapport aux savoirs pragmatistes et non relativistes appréhendés par les destinataires de l’enseignement. Nous esquisserons donc les apports théoriques des éthiques du care sur les conditions de mise en oeuvre d’une EDH qui se voudrait être davantage garante du pluralisme culturel (Partie 1).

Puis, à partir de cette réflexion théorique, nous nous interrogerons sur le fait de savoir si la CRP, telle qu’elle a été théorisée par Lipman et Sharp, n’a pas prétention à répondre, au moins théoriquement, aux enjeux de mise en oeuvre d’une EDH pluraliste. Plus précisément, à la lumière des éthiques du care, nous exposerons les prétentions et les limites de la CRP comme modalité pédagogique de care, à la fois dialogique et non relativiste (Partie 2). Ce travail nous permettra ainsi de souligner la portée éthique et politique de la philosophie pour enfants telle qu’elle avait été théorisée par Lipman et Sharp à la lumière des éthiques du care.

Ainsi, en faisant converger le problème posé par le droit à l’EDH, les apports des éthiques du care et la CRP, nous proposons la problématique suivante: la CRP pourrait-elle s’apparenter à une modalité pédagogique de care, dialogique et non relativiste pouvant ainsi répondre aux enjeux d’une éducation aux droits humains pluraliste?

Rappelons au lecteur que les ambitions de cet article se limitent à une considération théorique. Le problème soulevé par la formalisation d’un droit à l’EDH est l’occasion de penser les conditions de possibilités d’une éducation à visée universaliste mais pluraliste. Notre intuition de départ était que l’analyse approfondie des postulats épistémologiques et politiques sous-jacents au projet de Sharp et Lipman pouvait nous éclairer sur ces conditions de possibilité. Or, les éthiques du care offrent des pistes de réflexion essentielles concernant les liens entre les dispositions éthiques induites par certaines modalités pédagogiques, notamment le dialogue, et les rapports aux savoirs des destinataires d’un enseignement. Par conséquent, il est opportun de souligner en quoi elles peuvent être un outil d’analyse à mobiliser pour interroger la capacité de la philosophie pour enfants à opérer un rapport pluraliste et pragmatiste aux savoirs sans sombrer dans le relativisme. Toutefois, les hypothèses et pistes de réflexion posées à la suite de ces lignes gagneraient à être confrontées à des analyses de terrain si l’on souhaitait conclure sur l’effectivité réelle de la philosophie pour enfants à être véritablement dialogique et non relativiste.

2. Partie 1 - Le raisonnement de care: fondement d’une éducation pluraliste aux droits humains

En 1982, C. Gilligan promeut dans son ouvrage In a different voice une approche renouvelée de la formation des jugements moraux que l’on nommera l’éthique du care. Pourquoi s’intéresser aux éthiques du care lorsque l’on s’intéresse aux conditions de possibilités d’une EDH pluraliste? Afin de le justifier, nous présenterons d’abord l’un des principaux apports des éthiques du care, à savoir celui de révéler l’existence d’une longue invisibilisation d’un raisonnement moral plus contextuel et relationnel par les théories du développement moral prédominantes à son époque (2.1). Puis nous soulignerons les implications qu’ont eues ces constats dans le domaine éducatif pour les éthiciennes du care et en quoi ils favorisent des modalités pédagogiques spécifiques, afin d’être à l’écoute de «voix différentes» pour éviter de reproduire ces injustices épistémiques potentielles (2.2). Enfin, nous montrerons en quoi les expériences d’écoute des «voix différentes» rendues possibles par les éthiques du care favorisent une posture épistémologique dialogique et relationnelle dans les rapports aux savoirs induits chez les élèves. En cela, nous vérifierons que les éthiques du care permettent de penser la relation entre attitude et disposition éthique et posture épistémologique, soulignant l’une des conditions d’une éducation aux droits humains qui se voudrait pluraliste sans pour autant sombrer dans le relativisme (2.3).

2.1 Les éthiques du care, révélatrices d’une invisibilisation d’une rationalité sensible dite de care

Dans son ouvrage In a different voice, C. Gilligan dénonce la prétendue neutralité des théories du développement moral dominantes de son temps en ce qu’elles disqualifiaient une forme de rationalité plus sensible, dite de care. Ce raisonnement est présenté par un idéal type: le raisonnement de la jeune Amy, qui priorisait la nécessité de comprendre le point de vue des autres avant d’émettre sa propre évaluation morale de la situation. Cette «voix différente» d’Amy consiste, pour Gilligan, à considérer en réalité que répondre à un problème moral suppose de se montrer attentif aux dynamiques relationnelles qui sont en jeu dans une situation concrète ordinaire, plutôt que de s’appuyer sur un raisonnement déductif abstrait, qui ne prendrait pas en compte les diverses données contextuelles en jeu. Or, d’après l’approche du paradigme dominant de L. Kohlberg[4], la façon de raisonner d’Amy était considérée comme moins mature d’un point de vue moral puisqu’elle n’était pas capable d’émettre des distinctions conceptuelles abstraites claires dans sa réponse pour la justifier (Digneffe, 1986). Ses hésitations étaient interprétées comme une impossibilité à s’élever au niveau d’une déduction logique. La dévaluation du vocabulaire affectif d’Amy – car empreint de subjectivité – explique également cette dépréciation.

Gilligan soulignait ainsi le manque de reconnaissance d’une certaine conception de la morale plus enracinée qui suppose un autre type d’usage de sa rationalité, laissant place à une certaine sensibilité relationnelle pour pouvoir émettre un jugement moral pertinent. Gilligan souligne l’apport d’un raisonnement attentif et soucieux de créer des connexions entre les diverses données contextuelles d’un problème. Elle souligne par ailleurs que ces liens se mettent en place à partir d’un certain point de vue empathique du problème moral, en se mettant à la place du sujet à qui il arrive le problème.

La thèse de In a different voice trouvera beaucoup d’échos avec les travaux des épistémologues féministes et postcoloniaux qui soulignaient l’invisibilisation structurelle de certaines manières de se représenter la connaissance, d’un point de vue plus expérientiel. Chez Gilligan, s’il ne s’agit pas de questionner la fabrique du savoir, mais bien de celle d’un jugement moral, le geste reste le même: reconnaître des usages de la rationalité autres, légitimes, et pourtant longtemps invisibilisés. Son travail est crucial car il présente une méthodologie différente pour inclure des points de vue moraux ordinaires invisibilisés (qui auraient par ailleurs été acquis structurellement davantage par des femmes) dans les conceptions majoritaires des théories du développement moral. Les éthiques du care permettent ainsi d’introduire «un principe de réalité sociale» (Dorlin, 2011, p. 118) au sein des controverses philosophiques contemporaines à propos des jugements moraux au sens où elles ancrent les réponses aux dilemmes moraux dans un réel socialement partagé et relationnel. En ce sens, «[s]’il y a une morale, elle se montre, non pas dans une réalité morale ou des règles préexistantes ou énumérables, mais dans l’immanence même des situations, des affects et des pratiques» (Laugier, 2010, p. 116). Le jugement moral est alors considéré comme un savoir pratique, une éthique enracinée, chargée d’affects et d’émotions, «inscrite dans la quotidienneté des relations sociales et interpersonnelles» (Terraz, 2016, p. 8).

Gilligan ajoute que les théories dominantes de la justice, en décrédibilisant cet usage plus sensible de notre rationalité étaient en réalité aveugles quant à la nature ontologiquement relationnelle des êtres humains. Les éthiques du care s’appuient dès lors sur un postulat anthropologique fort concernant le caractère vulnérable et interdépendant des êtres humains, postulat qui permet d’en appeler à une épistémologie alternative, que l’on peut aussi considérer comme étant une épistémologie du lien (Piron, 2018). En effet, en «privilégiant la pensée comme activité signifiante qui intègre l’expérience des rapports avec autrui», cette épistémologie «rejette l’idéal positiviste de la vérité qui [prend] la forme d’un modèle théorique général coïncidant avec la réalité telle qu’elle est en elle-même, hors de tout point de vue et de tout contexte». Il s’agit de reconsidérer les contextes d’où proviennent les savoirs et de considérer l’aspiration à la vérité comme oeuvrant à «construire des savoirs qui font sens dans des contextes locaux où ils peuvent aider les personnes qui y vivent à avancer, à créer, à penser, notamment dans les contextes subalternisés où sont vécues de grandes injustices cognitives» (Piron, 2018).

En quoi ces apports théoriques des éthiques du care peuvent-ils nous informer sur les conditions de mise en oeuvre d’une éducation pluraliste aux droits humains? Le travail de Gilligan et des théoriciennes du care nous semble intéressant car il souligne les potentialités d’une invisibilisation des «voix différentes». En dévoilant l’importance de renouveler de façon élargie notre conception de la rationalité, en reconnaissant l’importance d’un usage plus sensible et empathique, appuyant une épistémologie du lien, les éthiques du care semblent ainsi nous éclairer pour lutter contre la pérennisation des injustices épistémiques. Or, lorsqu’on s’intéresse aux processus éducatifs, l’éducation formelle et les curricula officiels peuvent devenir des lieux privilégiés de reproduction de ces injustices (Medina, 2012). Les manuels pour l’EDH proposés par les Nations unies peuvent donc être vecteurs d’une imposition d’une conception du droit et de l’humain et d’un comportement éthique. Comment, dès lors, les éthiques du care ont-elles tenté de donner un rôle nouveau à l’éducation, en instituant des modalités pédagogiques favorisant l’attention aux «voix différentes», et ainsi laisser place au pluralisme épistémique au sein du processus pédagogique? En quoi cet apport est-il dès lors crucial pour penser les conditions d’une éducation pluraliste aux droits humains?

2.2 Les éthiques du care: révélatrices d’une relation nécessaire entre postures éthiques dialogiques et reconnaissance du pluralisme épistémique en éducation

Les éthiques du care s’appuient sur le constat ontologique de vulnérabilité et d’interdépendance des êtres humains (Tronto, 1993). Soumis aux aléas de la temporalité et du devenir, dépendant d’autrui pour subsister, et ayant des identités non figées en perpétuelle évolution, nous serions des êtres particulièrement vulnérables. Nous le serions également par notre sensibilité, étant capables d’être émus, touchés, affectés. Cette vulnérabilité reconnue comme fondamentale nous enjoint de reconsidérer les exigences d’une éducation qui se voudrait émancipatrice, en critiquant une conception de l’éducation qui serait seulement fondée sur un paradigme compétitif et individualiste: «[Q]u’est-ce qu’apprendre à devenir libre pour un être fondamentalement dépendant et qui ne pourra jamais s’extraire de sa condition d’être vulnérable?» (Charbonnier, 2016, par. 1).

Nel Noddings esquisse une réponse en considérant comme essentielle la part de sensibilité des sujets moraux. L’être humain étant organisé par des affects, des émotions, des sentiments, Noddings tente de recentrer l’éducation morale autour de la rationalité dite de care, traduite ici par sollicitude. Pour Noddings (1995), l’éducation morale doit «accroître les compétences en sollicitude» (p. 247), qui sont, pour elles, des compétences sensibles, empathiques. Concrètement, comment accroître ces compétences? Elle promeut la mise en oeuvre d’une pédagogie horizontale qui serait davantage susceptible de laisser place à l’écoute des «voix différentes». Cette posture est encouragée par la pratique du dialogue, qui suppose une certaine attention, écoute, et reconnaissance de la parole de ses pairs: «[T]out dialogue est, au sens le plus profond, moral parce qu’il est une reconnaissance de notre désir existentiel d’entendre et d’être entendu» (Noddings, 1995, p. 6).

En cherchant à développer des compétences en sollicitude et une rationalité de care, l’éducation morale prônée par Noddings semble détenir une forte implication politique. Il s’agit de favoriser le pluralisme des points de vue dans un processus éducatif par la mise en oeuvre de certaines modalités pédagogiques favorisant l’expérimentation d’espaces de dialogue susceptible de favoriser l’émergence de «voix différentes». Ainsi, les éthiques du care justifient le rôle de modalités pédagogiques plus horizontales favorisant l’écoute et l’attention de chacun, permettant la tenue d’un débat vivant ouvert à la polyphonie des voix. Elles créent donc un lien nécessaire entre d’une part, les dispositions éthiques sous-jacentes à certaines modalités pédagogiques, d’autre part, les rapports aux savoirs que ces dispositions pédagogiques induisent. Elles font donc un lien entre l’éthique et l’épistémologie (ici entendu comme le rapport aux savoirs induit dans la transmission) en éducation. Or, ce lien donne du sens à favoriser des pédagogies horizontales concernant l’EDH. Noddings associera d’ailleurs les compétences de sollicitude aux habiletés nécessaires à la formation d’une citoyenneté mondiale (Noddings, 2005, 2010). Selon elle, le sentiment d’appartenance à cette citoyenneté mondiale peut être développé par l’usage de différentes capacités de l’esprit parmi lesquelles la capacité réflexive de s’observer et d’observer le monde qui nous entoure, la capacité de faire des comparaisons et situer des contrastes, la capacité de voir la réalité selon plusieurs points de vue, de comprendre que la «réalité» que nous avons du monde et notre langage sont des «versions» de cette réalité du monde, ou encore la capacité de voir et comprendre les relations de pouvoir existantes de façon systémique (Noddings, 2005).

Or, pour mettre en oeuvre cette polyphonie des voix différentes, encore faut-il que ces voix se sentent en sécurité et confiance, se sentent reconnues, légitimes et autorisées. Cela suppose de mettre en place un lieu où s’expérimente un sentiment capacitaire, c’est-à-dire, cette possibilité des sujets à se sentir capable, à conscientiser leur pouvoir de penser, de dire et d’agir, et donc à s’éprouver sujets moraux également dignes les uns des autres. Ce sentiment capacitaire n’est rendu possible que si les modalités pédagogiques permettent de mettre en oeuvre des conditions de réciprocité entre les personnes participantes. Ainsi, lorsqu’est promue une certaine bienveillance dans le processus pédagogique, il ne s’agit pas tant d’une affaire de moeurs que d’un choix politique: celui de mettre en oeuvre des conditions pédagogiques favorisant l’émergence du pluralisme.

Toutefois, cultiver une rationalité dite de care ne serait-il pas synonyme de relativisme? Finalement, est-ce que toutes les voix différentes se valent? Comment traiter pédagogiquement les voix différentes qui expriment ouvertement des opinions complotistes, négationnistes, racistes, etc.? Peut-on vraiment considérer une éducation aux droits humains ouverte à la polyphonie des voix différentes qui ne sombrent pas dans le relativisme?

2.3 Les pédagogies du care: révélatrices de la nécessité d’une conception relationnelle et dialogique de la connaissance pour une éducation ouverte au pluralisme épistémique et non relativiste

Selon Noddings, le care, en tant que capacité de l’esprit, serait rendu accessible par l’acquisition progressive de compétences de sollicitude (Noddings, 2013). Ces compétences conduiraient à développer une «perception» d’une situation éthique, subjectivement partagée: «[O]n apprend à voir en éthique» (Laugier, 2011, p. 376). Il ne s’agit donc pas tant simplement de mettre en place un dialogue bienveillant dans lequel chacun exprime son point de vue, mais bien plutôt d’accroître par cette pratique dialogique une rationalité du care chez les élèves qui repose avant tout sur une appréhension de ce qui se joue au sein des relations interpersonnelles: «Cette compréhension et cette connaissance sont inhérentes aux expériences des différents protagonistes, et c’est de leur confrontation que peut surgir ou émerger une connaissance construite et validée de façon dialogique» (Paperman, 2015, p. 41). Si le dialogue peut être de portée éducative pour les éthiques du care, c’est avant tout parce qu’il est considéré comme une méthode d’enquête collaborative ou dialogique «à partir de laquelle la connaissance et la compréhension résultent d’une confrontation entre une diversité de sujets également concernés» (p. 41). Il s’agit dès lors que ce dialogue horizontal soit l’espace d’un apprentissage expérientiel du décentrement, pour être plus empathique. Cela revient à adopter ce que certains chercheurs en sciences de l’éducation appellent «une épistémologie herméneutique et relationnelle» (Al-Daraweesh et Snauwaert, 2013. p. 389) dans l’enseignement. Il s’agirait de favoriser des pratiques dialogiques cherchant à faire émerger une connaissance intersubjective entre les personnes participantes. Or, cette proposition repose sur la croyance – très exigeante – en la capacité de l’être humain à transcender sa positionnalité pour parvenir à comprendre la construction de la pensée d’autrui et de faire converger un raisonnement intersubjectif. Or, cette possibilité de se décentrer suppose d’acquérir certes des compétences en sollicitude, mais également une capacité réflexive, une capacité d’abstraction et de généralisation, ainsi qu’une certaine empathie cognitive. En outre, s’il n’y a pas de contenu moral attendu, il semble que les compétences en sollicitude et l’usage de sa rationalité dans une conception dite de care renvoient à une certaine conception éthique, qui rejette l’intolérance et suppose donc une appropriation de certaines valeurs éthiques. Il ne s’agit donc pas de relativiser toutes les postures existentielles face à autrui. Ainsi, il semblerait qu’une éducation ouverte au pluralisme des points de vue ne puisse pas être considérée comme synonyme d’une éducation promouvant le relativisme.

À l’aune de cette réflexion, nous souhaitons désormais interroger les prétentions d’une modalité pédagogique particulière, la philosophie avec les enfants, comme pouvant relever d’une pédagogie du care au caractère dialogique et inclusif et non relativiste. Ce sera l’objet de notre deuxième partie, dont l’enjeu sera in fine de mettre en évidence la façon dont la PPE pourrait répondre aux enjeux d’une EDH pluraliste.

3. Partie 2 - Les prétentions de la communauté de recherche philosophique comme potentielle modalité pédagogique de care pour une éducation aux droits humains pluraliste

Quels éléments de la CRP semblent relever d’une pratique pédagogique de care, faisant d’elle une perspective pédagogique potentiellement attrayante pour la mise en oeuvre d’une EDH pluraliste? Pour y répondre, nous verrons d’abord en quoi le projet de faire de la philosophie avec les enfants peut être qualifié par lui-même de geste politique de care promouvant les droits de l’enfant et une conception délibérative de la démocratie (3.1). Puis nous verrons en quoi le caring thinking, conceptualisé par Lipman et Sharp, peut s’assimiler à la rationalité sensible des éthiques du care et devenir ainsi l’une des conditions pour la mise en oeuvre d’une éducation pluraliste en CRP (3.2). Enfin, nous analyserons en quoi la CRP favorise un rapport pragmatiste des savoirs essentiel pour une EDH pluraliste (3.3)

3.1 La philosophie pour enfants: un geste politique de care pour la reconnaissance des droits de l’enfant

En soutenant que les enfants sont capables de faire de la philosophie au sein d’une communauté de recherche collaborative, les pionniers de la PPE ont finalement reconnu que le raisonnement des enfants devait être écouté. Théoriquement, cet objectif visant à reconnaître les voix différentes de chaque enfant peut renvoyer aux perspectives des éthiques du care, car il s’agit de reconnaître les enfants capables de dialogue, de raisonnements et de réflexivité sur leurs propres jugements. Ce projet pédagogique, au-delà de la question de ses potentialités concrètes, détient par ce simple geste des implications politiques: comme le souligne David Kennedy, «pratiquer une communauté d’enquête philosophique avec les enfants est l’une des méthodologies clés pour reconstruire notre philosophie de l’enfance» (Kennedy, 2017, p. 134; voir aussi Kennedy, 2006). L’auteur souligne en effet que reconnaître les voix des enfants revient à les considérer comme des sujets. Pour Lipman, si nous n’acceptons pas que les enfants soient considérés dès le départ comme des sujets moraux, c’est-à-dire capables de discernement et de jugement moral, et ce, même s’il leur manquerait un développement complet de certaines compétences cognitives ou affectives, alors il n’est pas possible de prétendre les éduquer à devenir autonomes (Lipman, 2003). Tout au plus, on ne pourrait que les endoctriner ou les entraîner à intérioriser certaines dispositions qui ne seront certainement pas le fruit d’une autonomie morale. La CRP apparaît donc comme un espace où les enfants pourraient[5] se sentir reconnus et autorisés à s’exprimer et penser le monde tel qu’il pourrait/devrait être.

En ce sens, si la philosophie pour enfants peut être considérée comme utile pour penser une pratique d’éducation aux droits, ce n’est pas tant par l’instrumentalisation de la philosophie à des fins politiques, oeuvrant à promouvoir une éducation ayant un contenu moral déterminé que parce qu’elle est une pratique pédagogique qui n’est pas neutre vis-à-vis du statut des enfants. Son geste politique consiste à rendre visibles leurs voix différentes et leur capacité à penser au travers d’un dialogue collaboratif d’enquête. Par cette revalorisation de la conception de l’enfance, Lipman et Sharp développent une modalité pédagogique qui permet aux enfants d’expérimenter certains de leurs droits, tels que la liberté de penser et la liberté d’expression. Et ce, dans un cadre horizontal leur permettant de soumettre aux jugements de toutes et tous leurs propres convictions, pensées, analyses ou opinions. Comme le souligne Johanna Hawken (2016):

La liberté d’expression n’a rien à voir avec l’expression libre et spontanée d’idées qui traversent l’esprit, c’est le droit reconnu à chacun de pouvoir communiquer ses pensées afin de les soumettre au jugement d’autrui et inversement.

p. 483

Dès lors, au sein d’une CRP, les enfants pourraient expérimenter leur liberté d’expression tout en réalisant qu’ils ont besoin les uns des autres pour développer leurs réflexions philosophiques. Il est évident qu’une analyse empirique permettrait davantage d’étayer cette affirmation. Toutefois, il semblerait que ce soit l’une des implications politiques du projet de Lipman et Sharp. C’est d’ailleurs pourquoi l’UNESCO, dès les années 1990, s’est mise à promouvoir la PPE, reconnaissant que cette pratique protège la liberté de pensée des enfants (UNESCO, 2007).

En outre, la PPE, telle qu’elle a été théorisée par Lipman et Sharp, semble également relever d’un geste politique de care en ce que l’expérience des droits qu’elle permet est intrinsèquement couplée à l’expérience de vulnérabilité et d’interdépendance au sein de la CRP. En effet, le doute est essentiel dans l’activité philosophique et indique une faille de notre pensée face aux questionnements philosophiques. Éprouver ce caractère faillible de notre condition permet aux enfants d’acquérir une forme d’humilité sur certaines questions. Cette vulnérabilité communément partagée entre les adultes et les enfants pendant la CRP peut aussi résider dans le bouleversement existentiel que peuvent provoquer certaines thématiques ou réflexions philosophiques. Les adultes, eux aussi, peuvent afficher, sans le vouloir, leur propension à être affectés voire déboussolés par les dimensions existentielles ou la profondeur du dialogue. Il s’agit donc d’une posture subversive en éducation, qui permet de considérer l’autorité éducative selon un modèle «d’autorité partagée» (Michaud et Välitalo, 2017, p. 27) où l’adulte maintient un rôle à jouer en tant que figure d’autorité dans la classe, mais l’autorité et l’ordre moral qui structurent la classe découlent surtout de l’activité dans laquelle ses membres sont engagés. Cette subversion concernant l’autorité enseignante rejoint les propos de Noddings et des éthiques du care concernant les enjeux de réciprocité nécessaire entre le care giver (enseignant) et le care receiver. L’enseignant se met également dans la position du receveur pour favoriser le sentiment de réciprocité chez l’autre, et ainsi favoriser ce sentiment de dignité capacitaire. Pour rependre les propos de Charbonnier en les adaptant à la PPE: «De manière performative, l’éducateur attentionné [en PPE] fait donc de l’éduqué un care giver en se positionnant comme désirant recevoir» (Charbonnier, 2016, par. 12). Il y a donc création d’une communauté de sujets égaux dans leur vulnérabilité face à des problèmes philosophiques sans réponse toute faite. Dans une CRP, les enfants s’adressent donc les uns aux autres en se considérant non pas comme des adversaires, mais comme des collaborateurs dans la recherche de la vérité et du sens. Pour Lipman (2003), elle est «une communauté dans laquelle l’amitié et la coopération seraient accueillies comme des contributions positives à une atmosphère d’apprentissage, au lieu des conditions semi-adversaires et compétitives qui prévalent dans trop de salles de classe de la petite enfance» (p. 94). L’objectif de la CRP serait de permettre aux enfants d’apprendre à philosopher par eux-mêmes en pensant avec les autres: donc d’éprouver leurs habiletés de penser de concert avec les autres personnes participantes. Leurs camarades, considérés sur un pied d’égalité, peuvent leur permettre d’avoir un nouveau regard, plus large, sur une réalité partagée. En ce sens, l’apprentissage de l’autonomie pensé par Lipman s’inscrit dans l’ontologie relationnelle prônée par les éthiques du care, où les enfants sont susceptibles d’éprouver leur interdépendance pour résoudre les problèmes soulevés par la pratique du dialogue philosophique. Dès lors, la construction de sa propre pensée suppose de reconnaître l’agentivité épistémique de toutes les personnes participantes afin d’assurer une éthique de la délibération plus juste. Cela renvoie aux théories d’Habermas, selon qui, tout énoncé normatif doit faire l’objet d’une discussion («éthique de la discussion») de façon à être acceptable ou non, a posteriori, c’est-à-dire, à l’issue de la discussion. Comme le souligne J.‑C. Pettier (2008), «une éducation philosophique doit alors, pour développer la normativité individuelle, permettre l’organisation des normativités entre elles […]» (p. 61). Autrement dit, l’éducation aux droits humains pourrait évidemment être approchée dans cette optique: discuter dans une CRP la prétention à la validité des droits humains de façon libre, égalitaire, sincère et publique (au sens où personne n’est exclu de la discussion). Toutefois, il nous semble que l’apport de Lipman et Sharp réside surtout dans leur conceptualisation du caring thinking, comme dimension essentielle de la pensée.

3.2 La philosophie pour enfants: un apprentissage de la rationalité dite du care favorisant l’émergence des voix différentes par le caring thinking

Ce n’est qu’en 1994, lors de la 6e Conférence internationale sur la pensée de Boston, que Lipman présente ce qu’il considérera comme la troisième composante de la pensée d’excellence avec la pensée créative et la pensée critique: le caring thinking. Comme l’écrit Richard E. Morehouse (2018):

Ce qui manquait, pour Lipman, c’était un type de pensée qui implique le discernement et la culture de la valeur dans l’expérience humaine. Ainsi, Lipman a présenté le care et le caring thinking comme épistémologiques, contingents et contextuels: quelque chose dans lequel nous nous engageons lorsque des questions ou des problèmes se posent sur ce que nous devrions valoriser et comment.

p. 197

C’est en dénonçant la croyance en une rationalité austère, logique, purement technicienne que Lipman développe son attrait pour le caring thinking. Il n’hésite pas à affirmer que «[l]es schémas visant à améliorer la pensée peuvent difficilement prospérer tant que la seule pensée digne de ce nom est la pensée déductive ou une autre forme austère de rationalité» (Lipman, 2003, p. 266). Il critique également «le dualisme presque manichéen du rationalisme/irrationalisme» (p. 270) auquel beaucoup de philosophes sont attachés, et considère qu’une réorientation du rationnel vers le raisonnable est essentielle pour l’apprentissage du penser. La capacité à savoir ce qui est important ou non suppose d’être capable de «discernement prudent» (p. 263) concernant la valeur des choses. Éduquer au bon jugement ne peut se réduire à une simple technique. S’il y a bien des règles, elles ne forment pas un système où seules des personnes expérimentées ayant acquis une certaine habileté au raisonnement logique pourraient les appliquer. Si apprendre à philosopher nécessite de savoir exercer son jugement, Lipman rejoint donc Gilligan: la pensée et le jugement ne sont pas simplement composés d’«actes nettement discernables comme la déduction et la définition» (Lipman, 2003, p. 270). Plutôt, il s’agit d’une rationalité contextuelle semblable à celle décrite par les éthiques du care. Lipman en vient donc à prendre en compte la dimension émotionnelle des jugements. Ainsi, sans notre capacité d’attention et notre capacité à nous soucier, la pensée serait susceptible d’apathie et le caring thinking, en tant qu’il peut être considéré comme la reconnaissance par Lipman d’une rationalité du care, implique donc une éducation des émotions[6]. Lipman présente ainsi un inventaire d’un certain nombre de variétés de caring thinking dans la deuxième édition de Thinking in education, sans prétendre à l’exhaustivité et reconnaissant que ces catégories peuvent se chevaucher: la pensée appréciative, affective, active, normative et la pensée empathique (Lipman, 2003). Pour Lipman, le caring thinking «implique un double sens, car d’une part cela signifie penser avec sollicitude à ce qui est l’objet de notre pensée, et d’autre part cela signifie se préoccuper de sa manière de penser» (Lipman, 2003, p. 262). Dès lors, avec cette définition, l’attention est portée sur le contenu des échanges et le raisonnement.

Plus tard, Sharp affirmera que le caring thinking ne peut se réduire à une dimension épistémique et repose également sur «la communication, la traduction, l’empathie, la compassion, la compréhension et le dialogue» (Sharp, 2007, p. 248), soit des habiletés qui sont en direction des membres de la CRP. Selon elle, la recherche à propos de ce qui est important ne peut se réaliser pleinement sans un espace pédagogique qui relèverait du care: sa nouvelle conception du caring thinking le suppose comme n’étant pas qu’une attention aux idées, mais aussi aux membres de la communauté de recherche (Sharp, 2014). Le caring thinking «se concentre sur la construction de la solidarité et la préservation des valeurs et des relations. Il permet à l’enfant d’aborder «la relation de soi à l’autre, en apprenant comment mettre son ego en perspective à la lumière des points de vue, des intérêts et des préoccupations de l’autre» (Sharp, 2007, p. 248). La CRP n’a donc pas seulement pour objet de développer directement les compétences cognitives des enfants, mais de leur donner l’opportunité de faire l’expérience de l’empathie et du respect. Dès lors, le caring thinking suppose de développer des habiletés éthiques relationnelles pour prendre soin de ses interlocuteurs (de leurs valeurs, de la relation existant) et assurer de mettre en place un espace sécurisant. Sharp va dès lors considérer le caring thinking comme une capacité à développer une conscience relationnelle. Selon elle,

la conscience relationnelle, c’est se connaître et se sentir intimement lié à tout ce qui est et en faire partie, et agir et se rapporter à partir de cette conscience. C’est s’expérimenter non pas comme un moi atomiste, mais comme un moi en relation avec l’autre.

Sharp, 2007, p. 251

Le parallèle avec la rationalité du care promue par les éthiques du care est frappant. Sharp le reconnaît lorsqu’elle affirme que

la vision de l’éthique implicite dans la philosophie pour enfants pourrait bien être appelée une éthique du care, c’est-à-dire une éthique du discernement et de l’appréciation. Les procédures de la communauté d’enquête ancrent la pratique du care dans la capacité des enfants à percevoir et à répondre aux besoins et aux intérêts qui surgissent dans la communauté.

Sharp, 2007, p. 254

Or, cette promotion d’une conscience relationnelle est essentielle pour essayer d’éviter les rapports de domination potentiels au sein d’une CRP. Ces écueils peuvent provenir tant des dynamiques de pouvoir au sein des interactions du groupe d’enfants qui compose la CRP que de la part de la personne animatrice qui s’enfermerait dans sa propre conception d’un problème philosophique, favorisant dès lors les enfants qui auraient le même raisonnement que lui. En considérant que l’animateur lui aussi devrait favoriser l’émergence d’une conscience relationnelle, alors on lui donne un tout autre rôle: celui de s’assurer que la CRP, malgré sa fragilité, puisse devenir un foyer de «soin» (Sharp, 2014), c’est-à-dire un espace bienveillant de sécurité permettant à chacun de faire entendre sa voix. C’est donc en favorisant le caring thinking chez les enfants mais aussi chez l’animateur de la CRP qu’une pensée critique et créative qui peut être collaborative pourrait émerger.

En faisant ce rapprochement entre caring thinking et rationalité du care, nous pouvons considérer que le caring thinking détient une place essentielle en PPE et ne peut se résumer à une dimension de la pensée. Au contraire, il semble être une condition essentielle pour considérer la PPE comme un geste politique de care consistant à assurer le pluralisme épistémique.

Notons pourtant les dérives d’une conception du caring thinking comme étant exclusivement portée sur la personne, oubliant les exigences de l’attention épistémique. Un excès de bienveillance pourrait contribuer à freiner l’émergence d’une pensée critique libre, en cherchant à éviter de mettre en porte à faux, ou de mettre mal à l’aise les membres de l’enquête (Brenifier, 2008). Sharp, bien consciente de ces écueils, insistait sur le fait que la sollicitude n’est pas que portée sur les membres mais également sur le raisonnement collaboratif. Et en ce sens, est toujours compatible avec une enquête philosophique rigoureuse qui implique le doute, l’interrogation mutuelle, voire le désaccord (Sharp, 2014).

La portée du caring thinking doit alors être entendue d’un point de vue politique: il s’agit de favoriser le pluralisme des «voix différentes» en CRP sans pour autant sombrer dans le relativisme puisqu’il s’agit tout de même de faire attention aux idées. Comme le souligne Anne Lalanne (2009), «[r]especter par principe le point de vue d’autrui, comme s’il équivalait à sa personne, c’est permettre à chacun de camper sur ses positions dans un subjectivisme irrationnel et tyrannique» (p. 47). Cette exigence est ainsi partagée avec une EDH pluraliste qui n’a pas pour objet d’assurer que tout se vaut, malgré une ouverture épistémique à des conceptions alternatives des droits humains.

3.3 La CRP, un «foyer de soin» favorisant une conception pragmatiste du savoir

Le problème de savoir si la CRP favorise des postures relativistes dans les rapports aux savoirs développés par les enfants est en soi un problème qui relève du care en ce qu’une telle posture semble aller à l’encontre du vivre ensemble et peut favoriser tant le nihilisme que le dogmatisme. Comment faire si la pluralité des voix nous mène à l’écoute de conceptions complotistes ou racistes? Si la CRP peut être considérée comme un espace public ouvert à l’altérité, il s’agit donc de s’assurer que cette ouverture reste exigeante et soumise à des critères. Sharp et Lipman affirmaient que la pensée bienveillante implique nécessairement de prendre soin des procédures d’enquête et des problèmes analysés. Il existe donc une attention aux procédures d’enquête essentielle dans le caring thinking; celui-ci est bien à la fois éthique (attention des membres de la CRP et de la CRP elle-même) et épistémique (attention aux idées retenues et à leurs significations, conséquences). En ce sens, la CRP a été fortement influencée par les idées épistémologiques du pragmatisme:

Pour le pragmatisme, comme le relativisme, il n’y a pas de normes impartiales et universelles auxquelles nous pouvons faire appel, seulement des normes relatives à une perspective ou à une autre. Mais également pour le pragmatisme, comme le rationalisme, certaines perspectives sont meilleures que d’autres.

Goldin, 2017, p. 103

L’un des fondateurs du courant pragmatiste, Charles. S. Peirce considérait que la science devait être une pratique effectuée en communauté par un groupe de personnes explorant conjointement et délibérant de façon permanente (Peirce, 1879). En soumettant de façon continue les revendications de nos connaissances à l’espace public (compris d’une communauté d’enquêteurs), il y a cette croyance selon laquelle nous pouvons tendrevers l’impartialité. Chaque membre est invité à exprimer son point de vue rigoureux et argumenté, tout en acceptant que ce propos puisse être remis en question. Cela demande la possibilité de défendre ses idées même minoritaires et de développer une capacité de décentrement puisque la science cherche à se référer à un monde qui ne dépend pas de nous et qui pourrait être objectivé. La certitude scientifique n’est jamais garantie, et le faillibilisme est inhérent à la procédure d’enquête, ce qui renvoie dès lors à une forme d’humilité de la part des personnes participantes. La CRP semble ainsi s’inscrire dans une conception pragmatique du savoir qui s’oppose aux versions extrêmes du relativisme où toutes les réponses sont aussi bonnes les unes que les autres, et aux versions extrêmes du rationalisme où il existe une seule vérité extérieure que nous pouvons appréhender avec certitude.

Or, en éclairant ce point, une précision est révélée concernant la portée politique de la PPE. Car, si elle a pu être considérée comme une éducation démocratique, et non comme une éducation à la démocratie (Echeverria et Hannam, 2017), la PPE semble être, plus précisément, une occasion d’expérimenter une certaine conception de la démocratie: la démocratie comme procédure d’enquête propre à Dewey (1916). Lipman s’est inspiré de Dewey pour qui la démocratie est plus qu’une forme de gouvernement et bien davantage une expérience réflexive partagée. En effet, «l’enjeu philosophico-citoyen est d’instaurer un lieu de rencontre des altérités sur fond de rationalité» (Hawken, 2016, p. 480). Nous rejoignons ici les postulats du pragmatisme qui fondent tant les éthiques du care que la philosophie pour enfants et qui semblent donc être les postulats politiques de la croyance en la faisabilité d’une EDH qui se voudrait être pluraliste.

4. Conclusion

Au fil de cet article, nous avons tenté de montrer en quoi le projet pédagogique pensé par Lipman et Sharp, et leur conception de la communauté de recherche philosophique semblait proposer – du moins théoriquement – les conditions de possibilité d’une pratique éducative de care permettant de laisser place aux «voix différentes», tout en prenant soin d’éviter de sombrer dans le relativisme. Une «éducation à la raison» (Simard, 2017) développant une pensée critique, créative mais aussi un caring thinking permettrait de reconnaître la part d’interdépendance et de vulnérabilité des enfants, sujets de droit. La CRP peut dès lors être l’occasion d’une éducation expérientielle de certains droits de l’enfant en laissant place à la liberté de penser et d’expression des enfants ainsi qu’à la reconnaissance des «voix différentes». Mais l’originalité de cette modalité pédagogique est qu’elle nous permet de penser l’exercice des droits civils et politiques (ici la liberté de pensée et d’expression) comme nécessairement couplé à une interdépendance des personnes participantes faisant communauté. En effet, la vulnérabilité et le faillibilisme communs des enfants face aux questions philosophiques nous obligent à promouvoir une autonomie de pensée relationnelle, c’est-à-dire qui soit interdépendante de la pensée d’autrui. Dès lors, cette modalité pédagogique nous enjoindrait-elle à reconsidérer l’ontologie même des droits humains? En effet, en cherchant à promouvoir une conception relationnelle de l’autonomie des sujets pensants, la CRP peut être l’occasion d’une éducation expérientielle des droits de l’enfant qui suivrait les prémisses d’une théorie relationnelle du droit (Nedelsky, 1993). Dès lors, sans vouloir instrumentaliser la philosophie pour enfants à devenir une éducation morale, nous comprenons comment cette pratique pourrait être l’occasion d’une mise en pratique d’une éducation démocratique délibérative et pluraliste s’inscrivant dans le sillage de la pensée politique de Dewey.