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Restituer un historique des pratiques vidéographiques

Les débuts de la vidéo légère au Québec constituent un nouveau champ d’investigation dans l’histoire des dispositifs[1] des images en mouvement. L’appellation « vidéo légère » fait référence à une évolution technique basée sur un système d’enregistrement dit « plus léger » et sur l’utilisation « d’un matériel financièrement accessible aux amateurs ».[2] Cette histoire, de nature complexe, ouvre la voie à de nombreuses pistes de recherche. Au début des années 1970, la vidéo légère est considérée comme un « instrument », à la fois témoin et acteur d’une époque riche sur les plans historique, culturel et artistique. C’est un outil dont les utilisations sont particulièrement variées. À l’origine, ses usages oscillent « entre art et communication ».[3] L’hybridité de ces pratiques peut s’expliquer par la diversité des modes d’appropriation de cette technologie. Le statut de ces vidéos reste difficile à définir. Pour des raisons artistiques et politiques, certain.e.s vidéastes souhaitent s’émanciper de la sphère cinématographique, jugée condescendante à l’égard des praticienn.e.s et trop hiérarchisée. Il est donc essentiel de définir les termes employés dans cet article. Nous utiliserons l’appellation « une vidéo » pour parler des contenus produits sur support analogique et « un film » pour désigner une production argentique qui a potentiellement été pensée et conçue par l’artiste selon les codes cinématographiques[4]. Ces appellations n’ont pas pour objectif d’opérer une hiérarchie entre les supports, mais de refléter le contexte historique dans lequel se situe la vidéo légère. Nous ne nous intéresserons pas ici à des contenus tournés sur support numérique ; ceux-ci contribuent de toute façon à supprimer la dichotomie archaïque entre le cinéma et la vidéo.

Sur les traces de la vidéo féministe québécoise…

L’essor du cinéma direct dans les années 1960 au Québec a donné naissance à de nombreuses pratiques cinématographiques qu’il est aujourd’hui difficile de classifier, tant les approches esthétiques se confondent entre la fiction, le documentaire et l’essai. Parmi celles-ci, les débuts de la vidéo légère sont associés au programme « Challenge for Change/Société Nouvelle » de l’Office national du film, à Montréal. Une des premières réalisations, Opération boule de neige, en 1969, réunit deux réalisatrices, Dorothy Todd Hénaut et Bonnie Sherr Klein. Cette réalisation, annonciatrice du mouvement de la vidéo d’intervention sociale et politique[5] montre les luttes de la population du quartier Saint-Jacques afin d’avoir accès à des soins de santé. La vidéo est très rapidement utilisée par les collectifs montréalais engagés et accompagne de nombreuses luttes politiques de la Révolution tranquille.

Bien que ce corpus vidéographique féministe soit important, le monde de la recherche a très peu porté attention à ces objets, et il a surtout contribué à opérer une distinction entre la vidéo d’art et la vidéo engagée. Nous constatons que les éloges critiques et historiques sont attribués la plupart du temps aux œuvres produites dans le champ de l’art vidéo. Ce cloisonnement entre les genres perpétue l’invisibilisation de certaines pratiques hybrides. Cependant, dès les années 1980, deux événements culturels ont permis de valoriser cette collection marginalisée et s’imposent comme des ressources essentielles pour toute recherche portant sur l’histoire de la vidéo féministe québécoise.

Andrée Duchaîne organise en 1982 l’exposition[6]Vidéo du Québec, au Musée d’art contemporain de Montréal. Cette exposition collective a pour objectif de regrouper des structures variées dans lesquelles étaient produites de la vidéo entre 1967 et 1981. Le catalogue d’exposition nous donne des informations sur la démarche de la commissaire :

Notre historique évitera de reprendre le discours dichotomique dépassé et non pertinent qui oppose la vidéo documentaire à la vidéo d’art. Nous soulevons des interrogations sur la vidéo comme outil, mais nous ne remettons pas en question la place qu’occupent ces deux écoles dans le domaine des arts.

(Duchaîne, 1982, p. 5)

Cette approche avant-gardiste nous propose un historique précis des premiers collectifs du Québec. Pour autant, les informations relatées autour des vidéastes féministes demeurent partielles.

Nous retrouvons dans ce corpus quelques-uns des groupes féministes incontournables comme le Groupe Intervention Vidéo (GIV), fondé en 1975 par des réalisatrices et réalisateurs indépendant.e.s. La mission de ce groupe consiste à soutenir les luttes populaires et à assurer la distribution des productions. Dans les années 1980, la gestion du collectif est assurée uniquement par des femmes, telles qu’Albanie Morin, Diane Poitras, Nicole Hubert et Nancy Marcotte. Suite à cette réorganisation, celles-ci décident de produire et de distribuer des vidéos uniquement réalisées par des femmes. Une majorité des réalisations de ce collectif emprunte au genre documentaire, mais elles ne peuvent être simplement catégorisées comme tel. En effet, elles mélangent des formes différentes proches de l’essai et de l’expérimentation. Nous pouvons prendre par exemple Femmes de rêve de Louise Gendron (1979). Relevant de la technique du « found footage », cette vidéo de 9 minutes assemble un montage de publicités sexistes que la vidéaste dénonce avec humour. Actuellement, le catalogue de distribution du Groupe Intervention Vidéo comprend « 1460 œuvres regroupant le travail de 370 artistes ».[7]

La difficulté à restituer l’histoire de ces collectifs féministes provient du fait que la plupart des documents audiovisuels sont difficilement accessibles. S’ajoute une réelle absence de commentaires et d’analyses des œuvres. L’implication des réalisatrices dans la tentative d’historicisation est alors plus qu’importante. Grâce à la pratique des entretiens oraux,[8] nous pouvons désormais pallier le manque de ressources. Au-delà même de leur participation à ces entretiens, les réalisatrices ont depuis longtemps conservé leurs propres archives. Cette tradition de l’auto-archivage est à prendre en considération si l’on désire travailler sur l’histoire des femmes. De plus, la Cinémathèque québécoise, la Bibliothèque et Archives nationales du Québec et l’Office national du film travaillent depuis plusieurs années à rendre ces corpus accessibles et gratuits. Quand ils existent encore, les distributeurs des vidéos deviennent des acteurs de transmission essentiels. Ils possèdent encore des archives et données intéressantes pour documenter l’histoire de ces vidéos. Des plateformes ainsi que des services de vidéo à la demande sont proposés aux internautes afin de valoriser les contenus de leurs catalogues mais ceux-ci restent sur une base d’abonnement, ne permettant pas la circulation des données.[9] L’accès et la transmission de ces ressources constitueraient donc un point de départ pour commencer à documenter plus largement ces objets. Notons toutefois qu’un bon nombre de ces supports restent encore à numériser.[10]

Un autre évènement culturel reste incontournable pour contextualiser ces pratiques. Il s’agit de la «Semaine de la vidéo féministe québécoise», une programmation organisée en 1982 par Christine Ross au Musée d’art contemporain de Montréal, dans le cadre de l’exposition Art et féminisme.[11] La commissaire dit à ce propos :

Les recherches menées pendant l’été 1981 dans le cadre de l’exposition Art et féminisme, afin de retracer les réalisations féministes québécoises, nous ont permis de constater qu’un pourcentage élevé de femmes a choisi la vidéo comme moyen d’expression de leur vision féministe. Cette constatation nous a porté à conclure à la nécessité de tenir une « Semaine de la vidéo féministe québécoise ».

(Ross, 1982)

Ce précieux document d’archive recense une sélection intéressante de plusieurs bandes vidéo féministes. Des œuvres de la vidéaste Joyan Saunders y sont programmées. Cette réalisatrice représente une importante figure du mouvement de la vidéo expérimentale et de la cinématographie lesbienne en Amérique du nord et en Europe. Saunders explore avec la vidéo, un monde d’interactions ludiques avec le spectateur. Son expérience en photographie, lui permet de créer un nouveau cadre dans lequel elle s’amuse à déconstruire les images de la domination masculine. Ces productions se concentrent particulièrement sur la composition de l’image utilisant les formes et la couleur jusqu’à la production de peintures en temps réel. Avec beaucoup d’ironie, la vidéaste dénonce les stéréotypes véhiculés sur les femmes. La programmation propose également des productions du Vidéographe, du GIV, de Véhicule Art, et des groupes lesbiens comme Vidéo Amazone et Vidé-Elle. Ce support de programmation demeure un précieux outil de contextualisation concernant la diffusion de ces vidéos, notamment par rapport au positionnement politique des féministes lesbiennes dans les années 1970-1980. Lors de la diffusion du documentaire Amazones d’hier et lesbiennes d’aujourd’hui réalisé par le collectif Vidéo Amazone, une note jointe sous le titre indique : « Visionnement réservé principalement aux lesbiennes » (Vidéo Amazone, 1982). Il serait d’ailleurs intéressant d’observer les différents clivages politiques émergeant autour des collectifs vidéo. Les groupes lesbiens dénonceront le manque de solidarité à leur cause et préféreront garder leur distance des revendications hétérosexuelles.

Les recherches des années 1980 sur la production indépendante féministe au Québec sont souvent lacunaires quant à l’utilisation du matériel vidéo. Le texte de Christine Ross soutient que la vidéo légère représentait « un maniement relativement simple » qui « facilitait l’accès des femmes à la vidéo, elles qui, faute d’expérience et d’occasions possédaient peu ou pas de connaissances techniques » (Ross, 1982). Comme le soulignent plusieurs réalisatrices et autrices, comme Anne-Marie Duguet dans son ouvrage Vidéo, la mémoire au poing, la vidéo était un matériel très fragile qui nécessitait une prise de son à part et un montage fastidieux. La légèreté de l’appareil était discutable et une équipe était nécessaire à la fois pour les tournages et pour le financement, très coûteux à cette époque[12].

Avec la variété des techniques vidéographiques développée par les femmes dans un contexte économique parfois complexe, il est temps de reconnaître leur apport dans ce domaine. Bien que leurs noms soient cités et leurs œuvres exposées et conservées dans plusieurs musées au Canada, leur légitimité sur le plan des innovations techniques reste largement sous-estimée.

Même si ces lacunes persistent, cette programmation intègre un collectif très important de vidéastes et peu reconnu : Vidéo Femmes.

Les fondements du collectif Vidéo Femmes : une histoire à retranscrire

Il convient, dans un premier temps, de mobiliser les sources permettant d’écrire l’histoire de Vidéo Femmes. Rares sont les publications tentant de légitimer la place des vidéastes dans l’histoire des images en mouvement. Louise Carrière et Louise Beaudet ont amorcé un travail de recension des œuvres féministes dans l’ouvrage Femmes et cinéma québécois, publié en 1983. Cependant, la place accordée aux vidéastes demeure pratiquement inexistante et fait l’objet de simples allusions. Nous trouvons une seule référence à Vidéo Femmes, ce qui fait contraste avec l’attention accordée aux productions tournées en argentique.

Nous pouvons tout de même citer une référence universitaire intéressante. Il s’agit d’une monographie sur Vidéo Femmes, écrite par Gisèle Vachon en 1998 et publiée dans les Cahiers du CRISES. Cette revue fondée à l’Université du Québec à Montréal propose de publier des recherches sur les innovations sociales. Le travail de Gisèle Vachon propose ainsi d’analyser la situation économique du centre de production et de distribution Vidéo Femmes de 1973 à 1997. L’autrice divise l’histoire du collectif en deux périodes, la première, se situant de 1973 à 1980, elle est associée à sa création, et à son objectif d’améliorer la condition des femmes et d’offrir des services adaptés à leurs besoins. La deuxième, période de 1980 à 1990, montre la poursuite de ses activités de production et le développement d’un circuit de diffusion et de distribution plus diversifié.

En dehors du réseau universitaire, une publication importante voit le jour en 2015 aux Éditions du remue-ménage. Helen Doyle, cinéaste. La liberté de voir retrace, à l’aide d’entretiens, le parcours d’une des cofondatrices de Vidéo Femmes. Ces témoignages précieux sont les seules publications récentes que nous avons sur l’histoire du collectif. Accompagnant les récits autour du parcours de la cinéaste, quatre DVD intégrés dans l’ouvrage contiennent des productions de Vidéo Femmes et des entrevues avec la réalisatrice. Une série d’archives offre également un visuel important et contextualise la production des œuvres. Des entretiens oraux menés depuis 2016 avec Nicole Giguère, Helen Doyle, Hélène Roy et Johanne Fournier, et les archives retrouvées chez ces cinéastes complètent la documentation que nous avons citée dans cet article. Plusieurs photographies, documents et affiches ont permis de donner un éclairage sur les débuts de Vidéo Femmes. Les débuts de carrière de ces cinéastes sont plus difficiles à retracer. L’effervescence des pratiques et les nombreux changements de locaux ont laissé échapper une partie de cette mémoire. C’est sur ces sources que nous nous appuierons pour retranscrire les débuts du collectif.

Aux prémices de nouvelles formes cinématographiques engagées (1973-1980)

À l’automne 1972, à New York, le Museum of Modern Art organise un festival international de plus de 200 films réalisés par des femmes. Quelques réalisatrices de Toronto assistent à cet évènement et décident de créer une série de festivals dans onze villes du Canada au printemps 1973.

À partir de l’hiver 1973, à Toronto, une équipe de neuf femmes assure la recherche de financement de films et assure la coordination permanente dans les onze villes visées. Impliquée dans le milieu du théâtre et du cinéma à Montréal puis à Québec, Hélène Roy rencontre en février 1973 trois membres de l’équipe de Toronto qui, sur les recommandations de Rock Demers (Roy et Demers avaient déjà collaboré quelques années plus tôt), lui proposent de coordonner la manifestation de Québec. En quelques semaines, Hélène Roy et quelques amies bénévoles réussissent à louer gratuitement le Théâtre de la cité universitaire ainsi que le transport des films et des invité.es grâce à des subventions d’entreprises privées et d’organismes culturels. Suivent en mai 1973 trois jours de festival à l’Université Laval. Un article félicitant les organisatrices de leur succès paraît, à la suite de l’évènement, dans le journal Le Soleil.

Grâce à plusieurs sources de financement, notamment le Conseil des arts du Canada, et le programme du Secrétariat d’Etat « Promotion de la femme », des conférences ont lieu dans quelques villes, dont Québec. Elles rassemblent plusieurs professionnels du cinéma dans le domaine du montage, mais aussi dans la gestion de projets et la comptabilité. Hélène Roy participe aux réunions francophones et enrichit ses connaissances en gestion et programmation pour le festival.

À l’automne 1973, Helen Doyle, une jeune artiste inspirée par le festival, prend rendez-vous avec Hélène Roy en compagnie de son amie et complice Nicole Giguère qui travaille alors pour une radio communautaire. Cette réunion mène à la création du premier collectif de vidéastes féministes à Québec. Ce collectif se nomme dans un premier temps La Femme et le film. Les missions de l’association sont d’inventorier et de diffuser des films et autres documents produits par des femmes, mais aussi de réaliser, produire et diffuser de la vidéo féministe. Durant l’été 1974, Helen Doyle et Nicole Giguère mettent en place des ateliers de tournage pour les femmes durant la Superfrancofête. Cette initiative donnera lieu à trois productions pour une télévision communautaire.

Elles s’installent à l’automne, rue Saint-Jean, dans le sous-sol d’une mercerie pour hommes[13] et gagnent leur vie en travaillant dans d’autres domaines, comme la télévision communautaire. À partir de 1974, les projets et les équipements vidéo du groupe sont subventionnés par le Projet d’Initiatives Locales (PIL), qui a pour objectif de documenter le mouvement coopératif du quartier. Afin de s’équiper et d’apprendre la manipulation du matériel, les cinéastes reçoivent du financement du gouvernement fédéral et pigent à même leur salaire. Dans le prolongement de ce projet, elles collaborent avec le groupe communautaire Ciné-Vidéobec pour l’élaboration de formations. Cette collaboration leur permet de recruter plus de membres :

Nous nous faisions la main durant le jour et le soir. Nicole et Helen recevaient une dizaine d’élèves. Cette activité nous a permis de recruter des membres et de structurer le fonctionnement du centre. Nous étions « un collectif » pur et dur : chacune était tour à tour productrice, réceptionniste, réalisatrice, comptable, apprentie technicienne et rédactrice de projets. Nous avons fonctionné sur ce mode collectif durant près de quinze ans.

(Hélène Roy, 2015, p. 24)

En parallèle, le projet Ciné-Vidéobus, organisé par Hélène Roy et son équipe, permet de faire connaître la cinématographie des femmes grâce à des interventions dans de nombreuses villes du Québec. L’objectif de ce projet est de « travailler sur place avec les femmes et de leur permettre d’exprimer, elles-mêmes, leurs besoins et leurs attentes […] à l’aide d’ateliers de sensibilisation et de projections de films ».[14] Ces vidéos et films sont référencés aujourd’hui dans les inventaires du collectif.

La Femme et le film tourne sa première réalisation durant le Salon de la femme à Québec en 1975. Nicole Giguère et Johanne Giguère sont responsables de poser des questions aux visiteur.se.s. Helen Doyle assure la réalisation et le montage avec Nicole et donne, par la même occasion, ses directions au caméraman, Jean Fiset. Enfin le rôle de script est confié à Thérèse Yaccarini. L’Année internationale de la femme décrétée par l’Organisation des Nations Unies marque le lancement officiel du collectif[15].

Cette vidéo documentaire est construite autour d’une série de témoignages des visiteurs et des représentants des kiosques à propos de « leur vision » du salon. Les vidéastes posent ainsi un premier geste féministe, dans la mesure où elles incitent les visiteurs à réfléchir aux techniques marketing des organisateurs de l’évènement. Les images filmées reflètent les stéréotypes féminins véhiculés dans les années 1970. Toutefois, la vidéo transmet aussi des témoignages s’opposant à ces messages archaïques. Pensons notamment au témoignage d’une représentante du Réseau d’action et d’information pour les femmes (RAIF) dénonçant les techniques de manipulation abusives contribuant à transmettre une image réductrice des femmes.

Jusqu’en 1976, les vidéastes de Vidéo Femmes s’impliquent dans des projets bénévoles et continuent leur mission de diffusion à travers la préparation du festival. Celui-ci se nomme dans un premier temps le Festival de films et vidéos de femmes puis devient Des filles et des vues de 1978 à 1988. C’est cette même année qu’Hélène Roy annonce un tout nouveau projet pour le collectif : la création du film Une Nef et ses sorcières. Hélène Roy exprime à ce propos[16] :

L’année de la femme a permis le financement de collectifs comme le nôtre et a suscité la création de nombreux événements. Une grande plénière eut lieu en mai à l’Université Laval pour faire le point sur les résultats de cette année. Luce Guilbeault et Nicole Brossard ont été invitées à témoigner. Luce m’a proposé de me joindre à elles. En discutant avec elle, j’ai appris qu’elles travaillaient sur la préparation d’une pièce de théâtre (La nef des sorcières) au Théâtre du Nouveau Monde pour le printemps 76. Il n’y avait pas de scénario, uniquement des monologues de sept écrivaines féministes interprétés par Luce Guilbeault, cinq autres comédiennes et le décor par Marcelle Ferron. Le directeur du Théâtre du Nouveau Monde avait accepté le projet, mais ça ne passait pas très bien au C.A. La pièce était très révolutionnaire pour l’époque. Pour revenir à notre trio, Luce Guilbeault, Nicole Brossard et moi, avions convenu très rapidement que je présenterais ce projet de film au Conseil des arts de Montréal (et ailleurs) pour suivre le processus de création de la pièce, cela a duré plus d’un an. Mon équipe (Helen Doyle, Nicole Giguère et Hélène Bourgault) a été d’accord pour me suivre. Nous avons reçu 5 000$ du Conseil des arts de Montréal, assez pour couvrir les nombreux déplacements à Montréal. Je n’avais jamais réalisé de documentaire et encore moins fait d’études en cinéma. Helen Doyle, Nicole Giguère et Hélène Bourgault étaient à la caméra, j’avais le chronomètre au cou comme une vraie réalisatrice et plus tard, pendant un an et demi, le montage des 52 bobines de 30 minutes. J’avais reçu une initiation au montage par Pierre Falardeau qui était technicien au Vidéographe.

(Entretien avec Hélène Roy, 2017)

Il est important de préciser que peu d’images de la pièce ont été retrouvées. En effet, il était en réalité, très compliqué à cette époque de réaliser des captations de certaines pièces, surtout si leurs contenus étaient subversifs. Seuls, le réseau Vidé-elle et le collectif Vidéo Femmes ont réussi à obtenir des images volées de la pièce. Comme le mentionne Hélène Roy, l’étape du tournage de la captation fut une mission très délicate pour les réalisatrices.

La captation de la Nef des sorcières s’est faite dans des conditions déplorables, c’est pourquoi il manque 15 minutes de texte. Le syndicat des machinistes du T.N.M. s’opposait à cette captation. Avec la complicité de la régisseuse, Hélène Bourgault et moi avons tourné la pièce durant une représentation, cachées dans une ancienne loge.

(Entretien avec Hélène Roy, 2017)

Le montage final du film comporte des séquences alternées entre la captation de la pièce et des entretiens avec les autrices et comédiennes. Luce Guilbeault ponctue le film de ses interventions et nous offre une fin des plus marquante. Elle improvise un texte d’environ sept minutes dans lequel elle nous livre son ressenti de comédienne féministe. Ce geste poétique, filmé par La Femme et le film, confirme les engagements artistiques du collectif, notamment la volonté d’explorer des formes nouvelles et d’assurer la mémoire des œuvres féministes.

À partir de 1978, grâce à l’Office franco-québécois pour la jeunesse, la réalisatrice Michèle Pérusse fait un stage sur les liens entre féminisme et communication dans plusieurs villes de France, telles qu’Aix-en-Provence et Paris. Ce voyage offre plusieurs membres du collectif, la possibilité de tisser des liens avec Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder, les fondatrices du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, et Jacky Buet, co-fondatrice du Festival de films de femmes de Créteil.

La fin des années 1970 prend une tournure plus médiatique avec la sortie de la vidéo Chaperons rouges. Cette coproduction réalisée avec le Groupe Intervention Vidéo confirme les liens d’amitié avec la vidéaste Hélène Bourgault. Autrice de plusieurs vidéos au GIV, Hélène Bourgault s’associe de nouveau avec Helen Doyle, qui lui propose très rapidement un projet. L’intention des deux cinéastes est, au départ, de parler des femmes et de la tendresse. Après le témoignage du viol d’une proche, les deux vidéastes changent le sujet de leur film pour dénoncer les nombreux viols souvent occultés par les autorités à cette époque. La vidéo a un tel retentissement que le circuit cinématographique propose une nouvelle sortie de ce moyen métrage sur un support 16mm. De nouveau, le groupe inscrit cette réalisation dans une démarche politique, par la volonté de représenter le vécu des femmes. Les cinéastes ajoutent dans cet essai vidéo une performance dansée de Christiane Vien, qui accompagne les témoignages des femmes violées[17]. En 1979, le collectif change de nom pour Vidéo Femmes et assure, par la même occasion, la succession d’une œuvre conséquente.

Il serait difficile d’établir un répertoire exhaustif des productions de Vidéo Femmes. Nous pouvons mettre en avant, malgré tout, quelques œuvres comme Manifestation pour l’avortement libre et gratuit réalisé en 1979, Histoire des luttes féministes au Québec, qui regroupent des entretiens inédits avec la romancière Marie Cardinal et l’historienne Michèle Jean. Vidéo Femmes continue de s’engager par la suite à documenter les luttes féministes. Nous pouvons penser à Reprenons la nuit! réalisé en 1980. Elles filment à cette occasion une manifestation organisée par des femmes, pour réclamer leur droit de circuler dans la rue la nuit, sans harcèlement ni agression.

Les thèmes de l’aliénation et de la folie sont aussi souvent représentés dans la vidéographie des vidéastes. Des recherches à la fois esthétiques et formelles prennent une place importante dans leurs œuvres. On peut les retrouver notamment dans le film C’est pas le pays des merveilles, réalisé par Helen Doyle et Nicole Giguère en 1981, en 16mm. Entre documentaire et fiction, cette œuvre cherche à identifier les facteurs culturels qui engendrent et nourrissent les malaises et la colère des femmes. Juste pour me calmer, une vidéo de 1981, dénonce les prescriptions abusives de psychotropes. À travers ce corpus, nous sommes témoins des nombreuses expérimentations développées au sein de Vidéo Femmes, aussi bien du point de vue formel que de la diversité des contenus.

Les premières années de Vidéo Femmes assurent une base solide aux générations de vidéastes suivantes. Dans les années 1980, l’équipe s’agrandit et intègre entre autres Johanne Fournier, Louise Giguère, Lynda Roy, Françoise Dugré, Nathalie Roy et Lise Bonenfant. Celles-ci proposent, dans leur vidéographie, différentes thématiques comme la violence, les femmes en prison (C’est pas parce que c’est un château qu’on est des princesses, Lise Bonenfant et Louise Giguère, 1983), l’art des femmes (On fait toutes du show business, Nicole Giguère, 1984), le sida (Le sida au féminin, Lise Bonenfant et Marie Fortin, 1989) et les femmes autochtones (Montagnaises de parole, Johanne Fournier, 1992).[18]

Écrire l’histoire de ces collectifs reste une démarche essentielle dans notre tentative de leur donner une légitimité. Il faut aussi sauvegarder ces collections devenues fragiles pour assurer la mémoire des œuvres. La Cinémathèque québécoise a entrepris depuis quelques mois la création d’un projet sur les données ouvertes et le web sémantique, « Savoirs Communs du Cinéma ». Il s’agit pour l’institution de mettre à la disposition des chercheurs et citoyens les données (archives, films et vidéos) qu’elle conserve dans les formats que propose le web sémantique. Dans le cadre de mes recherches soutenues par le Département de communication de l’Université de Montréal, je travaille en partenariat avec la Cinémathèque afin de répertorier les collections audiovisuelles des femmes, de documenter ces œuvres à l’aide d’archives et enfin de valoriser la structuration de ces données par des publications scientifiques, des ateliers citoyens avec Wikipédia afin d’inspirer la création de réseaux entre ces données dans le cadre de projets scientifiques mobilisant le web. Grâce à cette collaboration, nous mettrons en lumière les sources disponibles autour de Vidéo Femmes, ceci pour insuffler l’élaboration de nouvelles recherches sur ce corpus.