Abstracts
Mots-clés :
- festival,
- Jamais Lu,
- dramaturgie,
- théâtre contemporain,
- France-Québec
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Il était de bon ton, avant les vols low cost et les pangolins prêteurs de microbes, que les voyageur⸳euses au long cours n’oublient pas d’envoyer de temps à autre à la famille et aux ami·es trois mots-de-rien-du-tout sur l’endos d’une photo cartonnée aux teintes de bleu surexposées : Je vais bien. Si tu voyais ce que je vois. Tu me manques. L’essentiel de leur affection sur un véhicule à bas coût. À 40 ans passés, je ne tiens pas toujours bien en place, mais je reste un garçon gentil, assez correctement élevé (des témoignages vous le certifieront). Habitude ou mauvais pli, je m’accroche où que j’aille à cette tradition désuète de griffonner des banalités contre une image à trois sous avant d’y apposer deux timbres, destination chez-nous. Les frigos des ami·es, des cousines et de ma mère sont ainsi devenus au fil du temps la vaste tapisserie de mes déplacements de par le monde : panoramas, animaux bizarres, mers à l’infini et montagnes en arrière-plan leur rappellent que je pense à eux et elles et que si j’avais pu, je les aurais emmené·es aussi loin que mes transports m’ont propulsé.
J’ai entamé il y a onze ans – de YUL jusqu’à CDG – un voyage qui dure encore aujourd’hui. Pour déplacer mon regard, j’ai voulu mettre dans un ordre inversé mes neurones et mon affect, et sentir si je captais le monde autrement, sinon mieux. Bien élevé, je l’ai dit, je n’oublie ni ma mère ni les camarades de théâtre qui m’ont vu faire mes premiers bonds à Montréal jusqu’à la grande culbute de mon exil. Le rituel est maintenu depuis le rivage de la Seine où j’aligne désormais mes pas : égrener mes nouvelles, raconter ce qui m’anime, donner à voir un bout du paysage. C’est toujours bref, toujours imagé, c’est même assez constant.
Je vais bien.
(Tu le sais peut-être, je codirige depuis 2015 l’antenne parisienne du Jamais Lu au ravissant Théâtre Ouvert, auprès de la fée Marcelle Dubois. Des auteur·trices de France et de Navarre me déposent donc sous le pif quelques bonnes centaines de manuscrits de théâtre archineufs à chaque saison. Ça contribue, je pense, à mon humeur solaire, même quand il bruine sur la tour Eiffel. Ajoute le Faugères, le maroilles, Berthillon, et voilà mon bonheur fait.)
Si tu voyais ce que je vois.
(Pour témoigner des paysages multiples qu’il m’est donné d’embrasser des yeux, je vais tâcher de te dire peu, mais beaucoup, histoire de tout faire entrer sur le petit rectangle cartonné. Des auteur·trices, j’en admire par bouquets, via les neurones et / ou l’affect. Je nommerai d’abord Guillaume Cayet l’adorable excité, Gwendoline Soublin qui déploie ses étoiles mûres, Clémence Weill et son sarcasme raffiné, l’empathie magnifiée de Guillaume Poix, la folie rugueuse de Solenn Denis, les spasmes contagieux de Baptiste Amann, les labyrinthes infaillibles d’Aurianne Abécassis, les fresques fragiles de Sonia Ristić, la foudre que fait fuser Sidney Ali Mehelleb, l’élégance de Kevin Keiss, Charlotte Lagrange la force tranquille… je te dirai quel grand orchestrateur est Hakim Bah, les mécaniques floutées de Lucie Depauw, l’entêtement mathématique de Pauline Peyrade, le chaos libre d’Estelle Savasta… et j’invoquerai encore dans les marges, avant que l’espace ne me manque, les augustes Ronan Mancec, Jérémie Fabre, Karin Serres, Frédéric Sonntag, Marine Bachelot, Sylvain Levey, Julie Ménard, Yann Verburgh, Pauline Haudepin, Valérian Guillaume… puis je te dirai en tout petit, en bout de ligne, que ne pas avoir lu Straight, ou Philoxenia, ou Les fondamentaux, ou Pourvu qu’il pleuve, ou Folkestone, ou Pig boy, ou Taïga, ou Dancefloor Memories, ou Poings, ou 1200 tours ou Nous dans le désordre est ta chance et ton étoile, parce que tu es, sache-le, à quelques clics de découvertes qui hanteront tes neurones pour une ère entière.)
Tu me manques.
(Je sais bien, quand je dépose mon bout de carton dans la boîte, que tu le recevras corné entre deux factures, en souriant un peu bêtement, en jalousant peut-être un moment mon aventure, puis que tu oublieras mon mot sur un coin de table, à moins de vouloir t’en faire un signet. Mais je t’écris quand même, avant d’apposer mon nom au-dessus de deux becs : Tu me manques. Pour tisonner l’envie. Pour la possibilité d’une pulsion. Pour l’espoir que tu oses un jour me répliquer : tu m’intrigues, raconte-m’en plus encore. Si tu as cette clairvoyance-là, je te dirai que je suis souvent parti, mais toujours joignable. Que les écritures contemporaines du pays aux six côtés, loin de faire de l’ombre aux voix de ton ici-maintenant, viendraient les embraser comme une réponse. Et qu’au temps des pangolins mutants, il est quand même permis de lire et même d’imaginer les spectacles fabuleux que tu pourrais faire bientôt de tant de joyaux.)
Je t’embrasse (et des bises à ma mère si tu la croises),
Marc-Antoine
xx
Le Jamais Lu Paris, une chronologie
2000
Derrière le comptoir du petit café l’Aparté, situé juste en face de l’École Nationale de Théâtre du Canada, rue St-Denis à Montréal, oeuvre une jeune serveuse fort avenante et curieuse de ses client·es. Elle s’appelle Marcelle. En secret, elle écrit du théâtre. En déposant devant leurs tronches des cafés allongés, elle entend les futur·es diplomé·es du programme Écriture dramatique de l’École s’inquiéter de leur entrée prochaine dans le grand monde. Spontanément, elle leur propose cette clé : lisons déjà vos textes ici. Maintenant. On invitera qui veut bien venir. On appellera ça : le festival du Jamais Lu. Êtes-vous partant⸳es? Elle ne se doute pas alors qu’elle vient d’allumer le brasier d’une génération entière de nouvelles voix qui tisonnera encore vingt ans plus tard sur plusieurs continents. Parmi la première fournée, certain·es feront bientôt leur grand bond de comète (Fanny Britt, François Létourneau, Evelyne de la Chenelière). Le plus timide de la bande s’appelle Marc-Antoine Cyr.
2000-2015
Des textes fusent, la rumeur enfle. D’une année à l’autre, le Jamais Lu récidive. Il grandit telle une plante vivace, étend ses racines en tous sens, fleurit de cent bourgeons, explose de son propre terreau. Marcelle quitte son boulot de serveuse et prend les rênes du festival à temps plein. Elle s’entoure d’une équipe qui fera davantage qu’organiser des lectures : elle accompagnera des parcours, arrangera des séminaires, des impromptus, des cabarets, des résidences. Portée par un bon vent d’ouest, une première semence du festival éclot vite à Québec. À Montréal, le café l’Aparté déborde de gens, on doit en trouver un autre plus vaste. L’autre sur l’avenue du Mont-Royal déborde vite à son tour, on doit maintenant sortir les pelles et fonder un lieu pour accueillir tout ce fier monde. Les Écuries inaugurent une ère nouvelle pour la création théâtrale montréalaise. Sept jeunes compagnies s’en partagent les manettes et font de l’endroit un vivier de création. Le Jamais Lu s’ajoute naturellement à la programmation chaque année. Les soirs de lectures, on doit jouer du coude pour pouvoir se frayer une place. L’espace craque et grésille comme une allumette. S’entendre raconter le présent par des fictions nouvelles devient une sorte de nécessité. Tout le paysage théâtral s’en trouve éclairé, modifié, chauffé. Les textes propulsés au festival sont ensuite relus ailleurs, joués là, puis ici, puis là, puis partout. Ils sont produits, repris, publiés, adaptés, traduits. Un répertoire commence à se constituer à chaque printemps, multiple et imparable.
2015
L’auteur timide susmentionné vit désormais dans un étroit deux-pièces de Paris. Il ne s’attend pas, par un matin d’hiver, à l’appel inopiné de la flamboyante Marie-Ève Perron. En exil passager, elle émet l’idée folle de fonder un Jamais Lu dans les parages, là, maintenant, histoire de secouer les puces des décideur⸳euses et d’injecter un brin d’urgence et de sucre d’érable dans les processus éternels de la production théâtrale hexagonale. Elle cite Marcelle et clame qu’un texte à peine écrit doit être proféré tout de suite, et joyeusement. Elle serait même prête à prendre elle-même la parole, sur le plateau ou dans la rue, à s’enfiler quelques tirades d’un vif éclat de voix, pour la promesse d’être entendue. Son envie palpite si fort qu’elle séduit le timide, qui trouve lui aussi que de la page jusqu’à la scène, l’intervalle est fort long. Le duo en discute en mars quand de premiers rendez-vous s’organisent. Étonné, il ne reçoit à chaque nouvelle rencontre que des oui. Théâtre Ouvert lui offre ses bras longs dont il se laisse enlacer. Un premier appel à textes lancé conjointement avec Artcena fait pleuvoir sur lui une centaine de manuscrits incandescents de nouveauté. Ça écrit, ça fuse, ça dit oui, oh oui! Il y a urgence, c’est patent. Un tel festival devait manquer par ici. Le premier se fera dès octobre. Le principe sera chaque fois le même : quatre auteur⸳rices français·es rencontreront quatre metteur·es en scène québécois·es autour de textes fraîchement imprimés. Les Poissant, Faucher, Bürger et David disent oui, un grand oui! La première édition fait salle archicomble. On trompette déjà qu’on brûle de récidiver. Bien nommé, décidément, Théâtre Ouvert élargit encore plus ses beaux grands bras.
2016-2020
D’une année à l’autre, l’envie s’affine et se précise. L’auteur timide va d’étonnements en vertiges qui lui ébrouent les plumes. Il comprend que du pont Jacques-Cartier jusqu’au Pont-Neuf, on parle la même langue, mais non. Pas tout à fait. Il remarque à quel point le savoir-faire des metteur⸳es en scène de son pays natal chamboule les codes près du Moulin Rouge, qu’il y perce des trouées qui font entrer l’air et les rayons par brassées. Avec eux et elles, les textes se meuvent en contredanse, en saillies démultipliées. De ces élans parfois contraires naît une chorégraphie qui incarne exactement ce que l’auteur timide ressent lui-même à l’intérieur : s’exiler permet de se voir autre. Tout devient affaire de déplacement. Il souhaite aux auteur⸳trices qu’il programme cette sensation utile, à agripper comme un viatique. Le festival permet, le temps d’une semaine, l’union magnétique de cousin·es antonymes. L’engouement général pour le festival grandit : on se bouscule pour entrer dans le passage Véron. De dix, on passe à plus de trois-cent manuscrits reçus par an, qu’on décortique dans une joie vigilante. On en programme quatre à chaque fois. Les textes de chacune des éditions sont ensuite relus ailleurs, puis publiés, joués, traduits. Chaque soir de festival ressemble à un Noël d’ancien·nes ami·es : accolades, verres levés, rires sans fatigue et cadeaux échangés. On veut dès le lendemain recommencer. On fait promettre aux metteur⸳es en scène québécois⸳es de garder les textes au chaud dans leur valise et, pourquoi pas, de les montrer là-bas aux vaillant⸳es décideur⸳euses. Il·elles répondent à chaque fois oui oui, bien sûr, mais on sait bien qu’une fois rentré·es, il·elles iront reprendre le tourbillon de leur vie. Quand on se dit au revoir les pupilles pleines de promesses, les coeurs dans les doigts, on se jure qu’on va se manquer.
2020-2021
On se manque, justement. Fichue pandémie. Quatre textes d’une folle acuité, choisis avec tact durant l’année, devront attendre un autre automne pour être proférés. Tant pis, on piaffe. Pendant ce temps, Théâtre Ouvert se refait une beauté dans un autre arrondissement, vers Gambetta. Pour tromper l’impatience, on met en ligne un cabaret sonore qui réunit des voix du Québec, de la France, de la Suisse, du Bénin, du Liban, des Caraïbes. On ne manque jamais d’envie. L’entreprise est toujours vivace, rien ne ralentit son essor poétique. On manque juste terriblement d’ensemble. Alors on n’en pense pas moins, on se Zoom et on s’attend. On se retrouvera. Paraît qu’aux Caraïbes, un autre Jamais Lu germe déjà. Des virus comme ceux-là, on les attraperait volontiers.
2022
Le mauvais microbe s’est éteint dans une giclée de vaccins. Plus personne ne mange de pangolin. À Paris, on a reçu plus de quatre-cent textes inédits. On organise l’édition de l’automne dans l’immense faim de se retrouver. La joie est intacte, rien ne l’aura grugée. On apprend que trois théâtres montréalais et un autre à Québec produiront enfin, alléluia, des textes contemporains de jeunes auteur⸳trices français·es, et que cette perspective enchante déjà programmateur·trices, critiques et public, avides de se faire raconter le monde par un biais qu’il·elles n’attendent pas. (Bon, ici, on suppute nos chances, ça n’est pas encore advenu. On rêve, on verra.)
Appendices
Note biographique
Auteur et voyageur, Marc-Antoine Cyr écrit (comme il peut) et lit (profusément) du théâtre. Quand il ne le fait pas, il fabrique des festivals, travaille comme scénariste pour la jeunesse, enseigne l’écriture dramatique aux sympathiques apprenti·es de l’École de Nord ou envoie de longs courriels aux âmes chères. On retrouve la plupart de ses pièces publiées chez Quartett.