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Plume d’aigle. Territoire T’Souke, 2023.

Photographie de BJ Voth.

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Introduction

Cette étude de cas examine comment des personnes autochtones et non autochtones peuvent cocréer un atelier de théâtre appliqué sur la décolonisation à l’intention des gardien·nes de l’accès (gatekeepers). L’atelier a été spécialement conçu pour les juges de nomination fédérale de l’Alberta (de la Cour du Banc de la Reine). L’objectif de l’atelier était d’examiner l’impact des valeurs coloniales sur les décisions judiciaires en matière de garde d’enfants et de réfléchir à ce que signifie notre décolonisation et celle de notre système judiciaire. L’équipe de création était composée de :

  • Lauren Jerke (Métisse – Écossaise et Cree, Polonaise, Irlandaise, Française), professeure adjointe à la pratique en éducation autochtone à l’Université de Victoria (UVic) et praticienne du théâtre appliqué;

  • Rupert Arcand (Première Nation Alexander), directeur de la Yellowhead Tribal Community Corrections Society;

  • Rocky Ward (Métisse – Française et Cree), gestionnaire du programme Indian Residential Schools Health Support au sein des Native Counselling Services of Alberta;

  • Un autre représentant des Native Counselling Services of Alberta;

  • Roger, juge de la Cour du Banc de la Reine;

  • Dionne, conseillère juridique exécutive de la Cour du Banc de la Reine;

  • Dans le cadre d’un cours spécial, sept étudiant·es de premier cycle et deux candidat·es à la maîtrise de l’UVic ont également participé à la conception et à l’animation de l’atelier.

Ont participé à l’atelier :

  • Edgar (Aîné, Première Nation Alexander);

  • Neya (collègue de Rocky);

  • Jack (employé métis chargé de l’entretien des bâtiments du palais de justice);

  • Un juge autochtone à la retraite;

  • Dix-huit autres juges de la Cour du Banc de la Reine, du conseil exécutif et des juges de la Cour provinciale.

Outre les noms des auteurices, des pseudonymes ont été utilisés pour toustes les autres participant·es afin de préserver leur anonymat. Nous avons reçu l’approbation éthique de l’UVic pour partager ce travail. Dans cette étude de cas, nous soulignons les réflexions critiques que nous avons tirées de ce processus, notamment au sujet des politiques représentationnelles et de ce que « parler pour nous-mêmes » signifie à chaque étape du projet : nos partenariats, la création et le déroulement de l’atelier, et la réflexion post-projet.

Contexte : le colonialisme et le système judiciaire

Le colonialisme n’appartient pas au passé. Les politiques et les lois des États continuent leur oeuvre de colonisation. Par exemple, le droit canadien protège et encourage les familles nucléaires et la propriété privée. Ces systèmes sont en opposition directe avec les modes de vie autochtones. Outre le droit lui-même, le système judiciaire s’adresse spécifiquement aux non-Autochtones et est « structurellement raciste » (« structurally racist »; Monchalin, 2016 : 144). Les politiques établies ne sont pas nécessairement ouvertement racistes, mais elles privilégient les non-Autochtones.

En guise d’exemple, le procès de Gerald Stanley en 2018, concernant le meurtre de Colten Boushie[1] en 2016, a attiré l’attention de la population canadienne sur le manque de représentation autochtone au sein des jurys (Dhillon, 2018). Plusieurs obstacles systémiques évidents expliquent cette absence de représentation. L’un d’eux est que les juré·es sont souvent sélectionné·es à partir des listes électorales : selon Élections Canada (2018), les électeurices autochtones sont moins susceptibles de voter que les Canadien·nes non autochtones. Cette façon de faire réduit automatiquement le nombre d’Autochtones qui pourraient faire partie d’un jury. Un autre obstacle est la « récusation péremptoire » (« peremptory challenge »; Roach, 2020), c’est-à-dire le droit de la personne accusée de refuser un·e juré·e, et ce, sans explication. Lors de la sélection du jury pour le procès de Stanley, cinq Autochtones ont été écarté·es par Stanley lui-même en utilisant la récusation péremptoire. En conséquence, aucune personne s’identifiant comme Autochtone n’a fait partie du jury. Stanley a été acquitté des accusations de meurtre et d’homicide involontaire. Le film documentaire nîpawistamâsowin: We Will Stand Up (2019), réalisé par Tasha Hubbard en collaboration avec la famille de Colten Boushie, examine comment l’histoire du colonialisme a engendré un racisme structurel et individuel dans le système judiciaire. Il documente le parcours de la famille Boushie pour obtenir justice. Heureusement, deux mois après le verdict du procès Stanley, la ministre de la Justice et procureure générale du Canada Jody Wilson-Raybould, première femme autochtone à occuper cette fonction au Parlement, a présenté un projet de loi visant à abolir complètement la récusation péremptoire (idem). Le projet de loi a été adopté en septembre 2019.

En raison de l’impact dévastateur du génocide culturel et de la perpétuation de la colonisation, impact renforcé par la justice et le droit (entre autres systèmes), il y a une surreprésentation flagrante de personnes autochtones dans les systèmes de la justice pénale et de la protection de l’enfance (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015). En 2011, les Autochtones représentaient 4,3% de la population totale du Canada, mais « les adultes autochtones (de plus de 18 ans) représentaient 28% des admissions en détention après condamnation, 25% des admissions en détention provisoire et 21% des admissions en probation et en condamnation avec sursis[2] » (Monchalin, 2016 : 143-144).

Le système judiciaire fait quelques efforts pour tenir compte de l’histoire du colonialisme et de ses effets persistants sur les peuples autochtones. L’un des changements les plus importants concerne les rapports Gladue, qui ont vu le jour après l’arrêt R. c. Gladue (1999) et ont été réaffirmés dans l’arrêt R. c. Ipeelee (2012). Les rapports Gladue ne concernent que les contrevenant·es autochtones et contiennent des informations détaillées sur leur parcours de vie. Ces rapports font en sorte que les juges prennent en compte l’histoire coloniale et les traumatismes intergénérationnels dans la détermination de la peine, et s’alignent sur l’article 718.2(e) du code pénal, soit sur « l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité » (Gouvernement du Canada, 2023; nous soulignons). Les décisions fondées sur l’arrêt Gladue peuvent se traduire par une réduction de la durée de la peine d’emprisonnement ou par une condamnation avec sursis. Toutefois, selon Kent Roach et Jonathan Rudin (2000), des peines de substitution prononcées à la suite de décisions fondées sur l’arrêt Gladue remplacent parfois des mesures plus faibles ou moins intenses, telles que des amendes ou des ordonnances de probation. En conséquence, « certaines personnes qui ne seraient pas allées en prison s’y retrouvent[3] » (Monchalin, 2016 : 270). Pour ces raisons et d’autres encore, les rapports Gladue et l’article 718.2(e) n’ont pas permis à eux seuls de faire des progrès significatifs dans la réduction du nombre élevé d’Autochtones incarcéré·es.

De nombreux efforts ont été déployés pour mettre en place des procédures judiciaires culturellement adaptées aux personnes autochtones dans les tribunaux provinciaux de l’Alberta. Par exemple, il existe des tribunaux des Premières Nations / Autochtones ou des tribunaux Gladue, qui « sont des tribunaux de condamnation pénale utilisant la justice réparatrice et les méthodes traditionnelles pour parvenir à l’équilibre et à la guérison[4] » (Aboriginal Legal Aid in BC, 2020). Une semaine avant notre atelier, des témoins ont pu choisir la plume d’aigle plutôt que la bible pour prêter serment devant les cours provinciales et les cours du Banc de la Reine. En Alberta, il existe également des programmes d’assistance judiciaire pour les Autochtones. Certains existent au sein des communautés autochtones, comme notre partenaire Yellowhead Tribal Community Corrections Society. Lorsque les programmes communautaires ne s’appliquent pas, les Native Counselling Services of Alberta, notre autre partenaire, fournissent aussi de tels services.

L’utilisation des rapports Gladue, l’embauche d’auxiliaires de justice autochtones et l’usage de plumes d’aigle (parmi de nombreux autres efforts d’autochtonisation du système judiciaire) sont des exemples d’approches réformistes visant à lutter contre le colonialisme et le racisme structurel dans le système judiciaire. Bien que ces initiatives rendent probablement plus tolérable l’expérience des Autochtones dans ce système, la structure et les intentions de celui-ci restent coloniales.

La décolonisation : démasquer l’idéologie

Outre les lois du système lui-même, les points de vue des avocat·es, des juges et des autres personnes impliquées dans le système judiciaire peuvent également être influencés par des valeurs coloniales, ce qui participe à la perpétuation de l’oppression des peuples autochtones et des traitements injustes ou insensibles qui leur sont réservés (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015).

Les valeurs coloniales sont une composante importante de la superstructure idéologique, et ces valeurs rationalisent et soutiennent les actions historiques et les systèmes actuels tels que ceux de la justice, de l’éducation et de la santé. Au coeur des valeurs coloniales se trouve la perception de la supériorité des colonisateurices et de l’infériorité des colonisé·es. Les connaissances et les systèmes d’éducation, les structures familiales, de justice, de gouvernance et de spiritualité européens sont imposés par la loi, tandis que les connaissances et les pratiques éducatives, la justice, la gouvernance, les systèmes familiaux et la spiritualité autochtones sont ignorés.

Pour soutenir les peuples autochtones, la résurgence des cultures autochtones et la revendication des droits autochtones au Canada, des rapports, des universitaires, des artistes et des militant·es appellent à la décolonisation. Lisa Monchalin définit la décolonisation comme « le désapprentissage et le démantèlement du colonialisme... un engagement conscient envers les structures, les idéologies et les discours coloniaux[5] » (Monchalin, 2016 : 293). Pour que le colonialisme soit désappris et défait, les Autochtones et les non-Autochtones doivent d’abord le reconnaître. Cela implique de comprendre comment les valeurs coloniales sont ancrées dans les politiques, les institutions, les lois, l’éducation, la culture et les valeurs personnelles au Canada. Désapprendre et démanteler le système existant et l’idéologie dominante, c’est planter les graines d’un changement révolutionnaire.

Comment le théâtre peut-il être lié au changement révolutionnaire?

Bertolt Brecht a popularisé le théâtre comme méthodologie pour exposer l’idéologie dominante et l’injustice sociale causée par le capitalisme (Snyder-Young, 2013). Dans ses pièces, les contradictions entre les réalités sociales et les programmes politiques et économiques sont démontrées à travers les fables, les actions et les personnages. Lorsqu’il est structuré de manière à mettre en évidence ces contradictions, le théâtre peut non seulement être un reflet de la vie humaine, mais aussi offrir la possibilité d’analyser la vie humaine. Les pièces de Brecht visaient à encourager les artistes de théâtre et le public à s’abstenir de supposer que les circonstances sont immuables, et à se demander plutôt à qui profitent des événements tels que la guerre, le terrorisme et les épidémies (Brecht, 1964). L’approche de Brecht pour structurer le théâtre nous permet d’interroger le pouvoir, l’autorité, la complicité, l’ignorance et la naïveté. Par son esthétique, elle remet en question les systèmes qui soutiennent l’injustice sociale.

En plus du contenu conçu pour éveiller la pensée critique, la forme dramatique peut également contribuer à soutenir le développement d’une conscience et d’une ontologie critiques. Une utilisation judicieuse de la forme théâtrale déclenche les réponses intuitives et affectives des participant·es et du public (Anderson, 2014). Ces réponses peuvent encourager la découverte et la recherche. Dans son essai « The State of Drama » (2010), Edward Bond soutient que la relation dialectique entre l’intellect et l’imagination, favorisée lorsque le contenu et la forme se soutiennent mutuellement, est la base du développement de la conscience de soi. De même, James Thompson affirme que l’« expérience et la pratique artistiques sont mieux comprises pour leur capacité à agiter au niveau de la sensation » et que « c’est cette force qui propulse la demande d’en savoir plus[6] » (Thompson, 2009 : 125). Joe Winston (2011) se fait l’écho de ces théoriciens et suggère que l’utilisation de l’esthétique pour montrer la beauté peut apporter de la joie et motiver l’apprentissage.

Négociation de l’approche et du contenu de l’atelier

En août 2019, Lauren s’est rendue à Edmonton pour rencontrer en personne Dionne, Roger et les représentant·es des Native Counselling Services of Alberta (y compris Rocky) et de la Yellowhead Tribal Community Corrections Society (Rupert). Lauren a précisé qu’elle n’en était qu’au stade de l’idéation, et qu’elle était flexible et honnête dans sa recherche de contributions et de partenaires. Rocky et Rupert ont parlé des difficultés qu’iels ont rencontrées avec le système judiciaire et le système de protection de l’enfance. Nous avons convenu qu’un atelier qui explorerait la sécurité et les meilleurs intérêts de l’enfant serait pertinent et au service des communautés locales des Premières Nations. Rupert nous a exhorté·es de nous demander quels intérêts sont servis par le système actuel, et une autre personne des Native Counselling Services of Alberta a déclaré que « certain·es juges semblent penser qu’il suffit de lire un rapport Gladue ou de suivre une formation sur la sensibilité culturelle, mais de tels gestes ne sont pas synonymes de savoir ». Le représentant des Native Counselling Services of Alberta a suggéré de commencer l’atelier en disant quelque chose comme : « Vous connaissez toustes Gladue. Aujourd’hui, nous irons plus loin ».

Ensemble, nous avons négocié la logistique de l’événement. Nous avons décidé de fixer des frais d’inscription à l’atelier qui comprendraient le thé, le café et le repas. Le reste des frais serait reversé à une initiative de soutien aux familles de la Yellowhead Tribal Community Corrections Society dans leurs communautés. Nous avons également convenu que l’atelier devrait avoir lieu au palais de justice, car il serait ainsi accessible aux juges et encouragerait, nous l’espérions, leur participation.

Trois décisions très importantes

Lors de la réunion du mois d’août, le Yellowhead Tribal Community Corrections et les Native Counselling Services of Alberta ont discuté de trois sujets qui ont considérablement influencé la conception du projet. Il s’agissait de l’inclusion d’une reconnaissance territoriale, de la représentation des peuples autochtones dans la pièce et de l’intégration possible de la pièce No Stepping Back (2016), écrite par Warwick Dobson, Phil Duchene et Lauren Jerke.

(1) Reconnaissance territoriale

Lauren a préparé une reconnaissance territoriale à l’avance et, le jour de l’atelier, a demandé si Edgar et Rupert souhaitaient la présenter. Rupert a suggéré à Lauren d’essayer. La littérature récente sur l’autochtonisation encourage les facilitateurices à réfléchir à la manière d’aller au-delà d’une reconnaissance territoriale, pour s’assurer que la reconnaissance ne tombe pas dans une routine répétitive et dénuée de sens (Allan et al., 2018; Robinson, 2016). Comme notre atelier était « accueilli » par les Native Counselling Services of Alberta et la Yellowhead Tribal Community Corrections Society, nous étions des invité·es, dans le palais de justice et sur le territoire lui-même. La participation de Rocky, de Rupert, d’Edgar, de Neya et du juge autochtone à la retraite a été la clé de voûte du succès de l’atelier. En demandant à Lauren de prononcer la reconnaissance territoriale, il s’agissait aussi de donner aux participant·es l’exemple de l’apprentissage qui se déroule tout au long de la vie et de la façon dont une personne invitée peut reconnaître respectueusement la nation dont elle visite le territoire (Kouri, 2020). Nous espérons que les personnes ayant participé à l’atelier tenteront de faire leurs propres reconnaissances territoriales à l’avenir.

(2) Représentation des peuples autochtones

La représentation artistique des peuples autochtones peut être extrêmement préjudiciable, car l’art peut faire partie de la superstructure et renforcer son idéologie. Dans un essai fondamental, Performing a Moral Act (1985), Dwight Conquergood résume quatre pièges qu’un·e artiste / anthropologue peut rencontrer lorsqu’iel performe une « autre » culture; ces pièges, que nous examinerons plus en détail ci-dessous, sont l’exhibitionnisme des conservateurices, l’escroquerie des gardien·nes, l’engouement des enthousiastes et la lâcheté des sceptiques. Conquergood suggère que celleux qui font de l’art au sujet des « autres » devraient idéalement viser une performance dialogique, soit une performance qui établit elle-même un lien entre les artistes et l’« autre ». Une démarche dialogique est relationnelle et constitue une expérience d’apprentissage précieuse pour toustes les créateurices.

Au Canada, des artistes ayant réalisé des oeuvres sur les peuples autochtones sont tombé·es dans les quatre pièges identifiés par Conquergood. Selon Daniel Francis (1992), qui fournit un compte rendu détaillé de la déformation artistique des peuples autochtones par les colonisateurices canadien·nes depuis le XVIIIe siècle, cette vaste déformation a donné naissance à l’« Indien·ne » entièrement fictif·ve. Francis examine comment l’art a renforcé les mythes qui soutenaient le colonialisme, comme celui de l’« Indien·ne en voie de disparition », et la représentation des « Indien·nes » comme les méchant·es face à la juste et éthique Gendarmerie royale du Canada.

À l’époque où ces « Indien·nes fictif·ves » étaient créé·es de toutes pièces par l’art, paradoxalement, en vertu de la Loi sur les Indiens, il était illégal pour les peuples autochtones du Canada de pratiquer leur propre culture en se réunissant pour des potlatchs ou en participant à des cérémonies. Ce contexte historique fait en sorte qu’il est essentiel pour tout atelier de théâtre appliqué qui s’intéresse à l’histoire autochtone au Canada de représenter la culture et les cérémonies autochtones avec respect et après avoir obtenu la permission de le faire. Pour mettre en pratique la suggestion de Conquergood concernant la performance dialogique, la représentation artistique de l’histoire coloniale doit être créée avec les Autochtones, placé·es en position de créateurices à même de prendre des décisions.

Malheureusement, les écueils identifiés par Conquergood se produisent toujours, même dans un contexte professionnel. Par exemple, plusieurs artistes autochtones ont publiquement dénoncé la pièce Kanata[7], du célèbre auteur et metteur en scène Robert Lepage, parce que les artistes autochtones n’étaient pas inclus·es dans la représentation (Nestruck, 2018). Même si la pièce visait à mettre en lumière l’histoire des pensionnats et son lien avec les femmes autochtones disparues et assassinées, le critique de théâtre J. Kelly Nestruck a estimé que Kanata ne tentait pas de représenter respectueusement les peuples autochtones (par exemple, les acteurices portaient des perruques noires tressées), et que la pièce « n’a pas trouvé la bonne histoire à raconter – ou la bonne façon de la raconter avec cet ensemble d’artistes[8] » (idem). Dans le théâtre appliqué, étant donné qu’une grande partie du travail vise à lutter contre l’injustice sociale, il est essentiel de disposer de solides bases éthiques en matière de représentation : « nous avons la responsabilité de veiller à ce que les représentations soient produites dans un climat de sensibilité, de dialogue, de respect et de volonté de réciprocité[9] » (Prentki et Preston, 2008 : 65).

En plus de remédier à l’injustice sociale, le théâtre appliqué doit promouvoir la justice sociale. Tout en prenant conscience des pièges éthiques et de la responsabilité de Lauren, en tant que praticienne du théâtre appliqué, à travailler de manière dialogique, Lauren, Rocky et Rupert ont collaboré avec une attitude d’ouverture. Ensemble, nous avons sélectionné le contenu et discuté des dilemmes, et Lauren a adhéré aux décisions prises par Rocky et Rupert.

Nous avons discuté des personnes qui, en plus de Lauren, seraient impliquées en tant qu’acteurices et animateurices pour la réalisation de l’atelier. L’organisation dans le cadre d’un cours de théâtre de l’UVic garantirait la présence d’acteurices et d’animateurices qualifié·es, et permettrait à ces personnes d’obtenir des crédits universitaires pour les efforts déployés dans le cadre du projet. Cependant, il serait très difficile d’inclure des étudiant·es autochtones, car le Département de théâtre en compte très peu. Après réflexion, Rocky et Rupert ont décidé qu’il serait acceptable d’impliquer principalement des étudiant·es non autochtones, à condition que Lauren et les étudiant·es expliquent leurs intentions et leurs liens avec le contenu – surtout avant d’endosser le rôle de personnes autochtones dans la pièce.

Le nombre restreint d’étudiant·es autochtones inscrit·es aux programmes de théâtre est une tendance nationale, et révèle un problème structurel beaucoup plus important. Le « théâtre autochtone » (« Native theatre »; Greyeyes, 2016 : 98), comme l’appelle Carol Greyeyes, n’a pas été inclus dans le canon théâtral canadien jusqu’à tout récemment, malgré le fait que les peuples autochtones du Canada dansent, chantent et racontent des histoires depuis des centaines d’années. L’écrivain Drew Hayden Taylor se souvient que le théâtre était « essentiellement [composé d’]hommes blancs morts » (« essentially dead white men »; Hayden Taylor, 2016 : 159). Il a évité le théâtre jusqu’à ce que Tomson Highway lui demande de travailler pour Native Earth Performing Arts en 1994. Un cercle vicieux qui reflète encore l’expérience de Greyeyes à l’école de théâtre se poursuit : les pièces qui nécessitent une distribution entièrement autochtone ne peuvent être produites dans les départements en raison du manque d’acteurices autochtones, et les étudiant·es autochtones en théâtre convoitent rarement les programmes postsecondaires parce qu’iels ne sont pas représenté·es ou ne voient pas leur culture reflétée dans le corps professoral, le programme d’études ou la programmation proposée.

(3) Usage de la pièce

Lauren a demandé à Rocky et à Rupert de lire la pièce No Stepping Back et de lui faire part de leurs réflexions. Le sujet principal de la pièce est l’histoire des pensionnats, mais la pièce ne traite pas seulement des souffrances endurées par les peuples autochtones; elle traite également de l’importance de la culture et elle porte un message d’espoir. No Stepping Back entrelace quatre histoires :

  • The Frog Girl (1997) de Paul Owen Lewis, basée sur un thème partagé par les Haïdas, les Tlingits et de nombreuses autres nations de la côte nord-ouest du Pacifique canadien, et où une personne se retrouve dans un monde parallèle habité par des animaux de forme humaine. Cette histoire a été publiée en 1997 par un auteur non autochtone;

  • The Secret Path (2016) de l’artiste canadien non autochtone Gord Downie, projet inspiré par Chenie Wenjack et créé avec l’autorisation et la collaboration des parents de celui-ci;

  • The Pied Piper of Hamelin (1888 [1842]), une version de Robert Browning, poète anglais;

  • Des récits de survivant·es des pensionnats, des récits fictifs, mais qui s’inspirent des récits réels de survivant·es ayant témoigné pour la Commission de vérité et réconciliation du Canada.

No Stepping Back, écrite par Warwick Dobson, a été imaginée à l’UVic en 2016 par des étudiant·es en théâtre, dont Lauren. De 2016 à 2019, la pièce a été présentée en format atelier à plusieurs groupes d’Autochtones, y compris des jeunes de la Première Nation Ktunaxa, des détenu·es d’un établissement correctionnel fédéral, des Aîné·es de l’UVic et des professeur·es d’éducation autochtone de la même université. Lauren a participé à la plupart de ces ateliers. Chaque fois, la pièce a été bien accueillie et a suscité de l’émotion, de l’appréciation et des encouragements à poursuivre la production.

Rocky s’est inquiétée d’inclure la pièce dans l’atelier avant de l’avoir lue : par expérience, elle savait que certaines pièces sur les pensionnats autochtones étaient parfois trop didactiques, et elle pensait qu’il serait important de présenter l’histoire différemment pour ne pas s’adresser au public de façon simpliste ou unilatérale. Lauren était d’accord, et a envoyé le scénario à Rocky et Rupert. Elle attendait leurs commentaires avec impatience. Rocky et Rupert ont lu la pièce dans la semaine qui a suivi. Voici leurs réponses, envoyées par courriel :

C’est génial!! Wow, beaucoup de travail pour ce script. Vous méritez de grands applaudissements. Bien joué!! Je ne vois rien que je voudrais changer. Vous avez vraiment tout capturé, et si bien. Merci de m’avoir permis de lire le texte.

J’ai lu les informations que vous avez envoyées. J’ai beaucoup aimé la façon dont elles étaient présentées. Elles semblent pouvoir permettre au lectorat (au public) d’arriver à sa propre visualisation des événements tels qu’ils ont pu se dérouler pour elleux. C’était très bien.

Leur enthousiasme et leur soutien ont également marqué nos discussions téléphoniques au sujet de la pièce. Rupert a vraiment apprécié que la pièce se termine sur une note d’espoir. Nous avons donc décidé d’inclure No Stepping Back dans l’atelier.

Préparation de l’atelier avec les étudiant·es

Lauren et les étudiant·es en théâtre ont examiné les doctrines de la découverte et de la terra nullius, ces politiques britanniques et européennes du XVe siècle qui ont encouragé et soutenu le colonialisme, et nous avons discuté des idées de supériorité blanche qui les sous-tendent. En groupes de deux, les étudiant·es ont fait des recherches sur les principales politiques et actions coloniales qui ont eu lieu au Canada et les ont présentées. Les présentations ont porté sur la doctrine de la découverte, la Loi sur les Indiens, les pensionnats et le « Sixties Scoop ». Lauren et les étudiant·es ont ensuite discuté des manifestations actuelles des stéréotypes et du racisme.

Lors d’une rencontre téléphonique avec la classe, Rocky nous a aidé·es à faire le lien entre nos recherches et la réalité. Elle nous a parlé de son rôle au sein des Native Counselling Services of Alberta et du traumatisme intergénérationnel causé par les pensionnats indiens aux survivant·es, à leurs familles et à leurs communautés. Elle a expliqué comment les valeurs imposées dans les pensionnats autochtones sont parfois intériorisées. Elle a donné des exemples : plusieurs survivant·es vivent encore avec l’idée qu’iels n’ont pas de valeur, qu’iels ne sont pas assez intelligent·es, qu’iels sont de mauvaises personnes, des sauvages, des êtres plus sales que des cochons. Rocky a affirmé qu’on avait dit à des enfants que leurs parents adoraient le diable ou qu’ils pratiquaient le vaudou, et elle a expliqué comment les jeunes Autochtones continuent à livrer divers combats dans les écoles aujourd’hui. Les étudiant·es ont demandé à Rocky comment les survivant·es, les familles et les communautés font face aux traumatismes intergénérationnels. Rocky a expliqué qu’iels ont souvent recours à l’alcool et aux drogues, ce qui entraîne un taux élevé d’incarcération et de récidive, de sans-abrisme et de jeux d’argent. Elle a ajouté que certain·es reçoivent également du soutien en allant voir des Aîné·es ou des thérapeutes, ou en participant à des cérémonies culturelles telles que les tentes à suer (sweat lodges), les danses rondes et les potlatchs.

Rocky a expliqué aux étudiant·es que l’histoire du colonialisme a influencé le niveau de confiance accordé au système judiciaire actuel par les survivant·es. Plusieurs ont peur de parler aux juges. Une partie de son rôle consiste donc à s’assurer que sa clientèle ainsi que les juges, les avocat·es et les travailleureuses sociaux·ales « parlent la même langue ».

Lauren et les étudiant·es avaient conscience de leur responsabilité, en tant que praticien·nes du théâtre appliqué, de maintenir l’intégrité éthique dans la distribution des rôles et la représentation. Lauren a expliqué en détail les partenariats qui avaient déjà été formés, et le processus de prise de décision qui avait été utilisé. Elle a affirmé que notre partenariat se poursuivrait à l’avenir. Elle a organisé des réunions téléphoniques avec Rocky et Rupert afin que les étudiant·es puissent leur faire part de leurs préoccupations directement.

Prévenu que les étudiant·es étaient préoccupé·es par le fait d’endosser le rôle d’enfants autochtones et de raconter l’expérience des pensionnats, Rupert a consulté des Aîné·es de sa communauté et un groupe de soutien pour les survivant·es des pensionnats. Ces personnes ont apprécié l’inquiétude des étudiant·es. Elles ont dit qu’elles considéraient cette préoccupation comme un signe qu’iels prenaient ce travail très au sérieux. Avant d’aborder le point suivant, Rupert a souligné qu’il ne parlait qu’en son nom propre, et non au nom de tous les peuples autochtones. Rupert, les Aîné·es qu’il a consulté·es et Rocky ont encouragé la participation d’étudiant·es non autochtones à ce projet, car celui-ci pourrait leur offrir un apprentissage par l’expérience de l’histoire des pensionnats et les encourager à devenir des allié·es. Pour les aider à se sentir connecté·es aux rôles endossés, Rupert leur a suggéré d’identifier des liens universels plutôt que des différences. Il s’agissait de reconnaître les aspects de l’humanité que nous partageons toustes : « Pensez aux enfants que vous connaissez et qui ont cinq et six ans. Trouvez un lien personnel. Imaginez ce que ressentiraient des parents qui enverraient leurs enfants après avoir entendu parler des atrocités commises pendant des générations ».

En outre, les Aîné·es et les survivant·es espéraient que l’inclusion d’étudiant·es non autochtones soit à même de déclencher ce qu’iels ont appelé un « effet d’entraînement ». En parlant de leur malaise avant d’endosser ces rôles, iels pourraient montrer aux juges comment devenir des allié·es, en dépit de leur propre malaise. Iels espéraient qu’en jouant ces rôles, les étudiant·es apprendraient à expliquer leur travail à d’autres personnes, à leurs ami·es, à leurs familles, et à corriger celleux qui émettent des commentaires discriminatoires à l’endroit des peuples autochtones et de leur situation. Malgré leur peur d’offenser ou de faire du mal, les étudiant·es ont été encouragé·es à aborder ce sujet pour apprendre comment l’histoire et les réalités des peuples autochtones au Canada sont liées à leurs propres histoires, afin qu’à leur tour, iels puissent partager leurs apprentissages avec d’autres. Le modèle cyclique d’éducation expérientielle cultivé par Rocky, Rupert et les Aîné·es est un pilier de la pédagogie autochtone (Allan et al., 2018). Pendant que Lauren et les étudiant·es répétaient la pièce et élaboraient l’atelier, Lauren a souvent communiqué avec Rocky et Rupert par téléphone et par courriel. Les étudiant·es ont également eu plusieurs réunions par visioconférence avec Roger et Dionne pour comprendre quelles formes et quels sujets seraient pertinents et appropriés pour les juges.

Parmi les tâches logistiques importantes, figuraient la signature d’un accord de non-divulgation et la coordination pour autoriser le smudging. L’accord de non-divulgation, un document émis par la Cour du Banc de la Reine, garantissait que l’identité des juges participant à l’atelier resterait confidentielle. Pour que l’atelier puisse avoir lieu, nous avons informé les gestionnaires du bâtiment à l’avance afin que les extincteurs automatiques d’urgence ne soient pas déclenchés. La Cour du Banc de la Reine n’avait pratiqué le smudging qu’à quelques reprises dans le passé.

La veille de la présentation de notre atelier, le sénateur Murray Sinclair, ancien juge et ancien président de la Commission de vérité et réconciliation, a publié un article d’opinion dans le Globe and Mail intitulé « The Legal Industry Needs to Understand the Truth of Canada’s Indigenous History if We Truly Want to Move Forward » (2019). Le sous-titre était : « Lawmakers, Judges and Lawyers Are the Gatekeepers to the Justice System and Have a Key Role in Making Change ». Comme l’article reprenait exactement les termes utilisés par Lauren dans ses recherches, jusqu’au mot « gatekeepers », beaucoup d’enthousiasme s’est propagé sur les étages supérieurs du palais de justice, où se trouvent les bureaux. Dionne a même apporté une copie imprimée de l’article pour la partager avec nous pendant que nous répétions. Il était évident que notre travail était important, pertinent et opportun.

Les objectifs de l’atelier, qui ont été développés en collaboration avec toustes les partenaires, étaient d’initier une réflexion collective sur :

  • Ce que signifie se décoloniser et décoloniser le système judiciaire;

  • Ce que signifie de soutenir, en tant que juges, la résurgence des Autochtones;

  • Comment les valeurs peuvent différer d’une culture à l’autre;

  • Comment les valeurs coloniales façonnent les institutions;

  • Nos propres perspectives, en reconnaissant les stéréotypes et les préjugés;

  • Comment les traumatismes intergénérationnels se présentent et se ressentent;

  • Pourquoi les facteurs de Gladue sont importants;

  • Quelles idées de changement personnel ou systémique peuvent être imaginées et avancées.

S’interroger sur la fonction ultime du système judiciaire

Au cours de la dernière activité de l’atelier, les participant·es judiciaires sont devenu·es des chercheureuses pour examiner (à distance) la formation des juges, leurs priorités, leur objectivité, leur sensibilité culturelle et leur rôle en tant qu’agent·es de changement social. Cette partie a alimenté nos dernières réflexions et questionnaires post-atelier, où nous avons examiné le rôle des juges dans le système judiciaire et ce que signifierait la décolonisation de ce système. Voici quelques-unes de ces réflexions :

  • « Si nous continuons à appliquer la “loi” telle qu’elle a été élaborée à partir des valeurs coloniales, nous ne parviendrons pas à réparer les injustices du passé. Pour faire ce qui est juste, il faut aller au-delà des précédents et évaluer tous les facteurs, intérêts et droits à travers notre optique et notre compréhension actuelles ».

  • « Reconnaître que nous avons agi et continuons d’agir comme des colonisateurices, souvent avec les meilleures intentions du monde ».

  • « Décoloniser signifie qu’il faut d’abord reconnaître que le colonialisme est réel et toujours en cours. Ensuite, il s’agit d’utiliser tout privilège, pouvoir ou position que l’on peut avoir pour faire de la place à d’autres systèmes, valeurs et points de vue, et d’encourager les autres à faire de même ».

  • « Pourquoi l’amour et l’acceptation ne suffisent-ils pas? C’est un problème générationnel qui se perpétue, et vous ne pouvez pas vous en débarrasser que par l’amour. C’est bien plus que cela. On ne peut pas régler le problème parce qu’on aime et qu’on soutient, et il y a encore beaucoup de travail à faire ».

À la fin de l’atelier, les participant·es et les animateurices ont longuement discuté des contradictions entre le système judiciaire actuel et ce qui pourrait, dans le système judiciaire, favoriser la résurgence des peuples autochtones. Le tableau ci-dessous résume notre discussion.

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Les participant·es ont examiné comment le système empêche les juges d’avoir une vue d’ensemble en limitant la communication avec la personne accusée, les témoins et les enfants qui peuvent être impliqués indirectement. Cette distance intentionnelle rend très difficile la prise de décisions centrées sur l’enfant ou l’examen détaillé de la manière dont les ressources des communautés autochtones pourraient soutenir les personnes impliquées dans le système judiciaire.

Qu’est-ce qui subsiste? Les moments d’affect

« En mettant les politicien·nes en contact direct avec le matériau brut, très brut, des histoires réelles, les cas sont transformés en personnes et la force théâtrale de l’empathie est libérée sur celleux qui ont le pouvoir de faire et de défaire le cadre juridique[10] » (Prentki et Preston, 2008 : 183). Comme le projet auquel Tim Prentki et Sheila Preston se refèrent ici, notre atelier de théâtre appliqué a fait appel aux facultés cognitives et affectives. Il a permis de cultiver une « compréhension ressentie » (« felt understanding »; Clark et al., 1997 : 23). La « compréhension ressentie » est difficile à quantifier, mais reste incroyablement importante, car c’est ce qui peut « subsister » (« linger »; Thompson, 2009 : 157) après l’atelier. La « compréhension ressentie » et l’affect imprègnent lentement les perspectives humaines et s’étendent sur de vastes périodes et espaces. C’est l’impact qui touche notre esprit et traverse de nombreux aspects de nous-mêmes. Il s’agit d’un élément important pour aborder sincèrement les questions de justice sociale par le biais du théâtre. Voici quatre moments, bien qu’il y en ait eu beaucoup d’autres, qui ont produit une « compréhension ressentie » évidente chez les participant·es de notre atelier :

  1. Lorsque les étudiant·es ont présenté No Stepping Back dans la salle d’audience, iels ont occupé le podium du juge, le box des témoins et se sont placé·es sous le blason de la province de l’Alberta. Il s’agissait d’une décolonisation évidente de l’espace. Certain·es ont versé de subtiles larmes tout au long de la représentation et, immédiatement après, Edgar a serré Lauren dans ses bras. Elle n’oubliera jamais les émotions que cette pièce a suscitées dans notre public de juges, ni l’accolade instantanée d’Edgar en signe d’appréciation de notre travail.

  2. Les participant·es ont créé des images fixes de la conformité et de la défiance des élèves des pensionnats. Iels ont ensuite incarné le pouvoir et l’oppression. Par exemple, un participant se tenait debout, le dos cambré et son propre poing enfoncé dans la bouche.

  3. Il a été demandé aux participant·es de montrer, dans la salle d’audience, le degré de confiance que Lisa Four Feathers, un personnage de la pièce ayant survécu aux pensionnats, pourrait avoir vis-à-vis du système judiciaire. Le côté gauche de la salle d’audience représentait la « confiance »; le côté droit, la « non-confiance ». Les participant·es ont été invité·es à réfléchir à la position du personnage, puis à se situer elleux-mêmes dans le spectre. La salle d’audience est devenue presque totalement unilatérale. Le sentiment écrasant de méfiance incarné par des participant·es qui, en réalité, font partie du système, a été une importante démonstration de contradiction.

  4. Vers la fin de l’atelier, Mela, la petite-fille de Lisa Four Feathers, quitte la maison de sa grand-mère pour aller vivre dans une famille d’accueil. Les participant·es ont été invité·es à lui écrire un message. Tour à tour, iels se sont approché·es de Mela (incarnée par une étudiante) pour partager leur message avec elle. À ce moment, les juges ont pu partager leurs réponses personnelles et sincères à des jeunes personnes affectées par notre histoire collective de colonialisme, et ont vu leurs collègues faire de même. Le ton dans la salle était sérieux et concentré.

À la fin de l’atelier, un participant a déclaré qu’il se sentait « frustré, parce qu’il espérait quitter l’atelier avec des réponses claires, mais au lieu de cela, il s’est retrouvé avec encore plus de questions ». La décolonisation n’est pas simple, et il n’y a certainement pas de réponses claires! L’examen complexe de la vaste influence des valeurs coloniales sur les services de garde d’enfants au Canada et ses répercussions sur le système judiciaire a pu susciter chez plusieurs un sentiment de frustration, de tristesse ou d’empathie profonde. Nous espérons que ces émotions fortes et le sentiment de compréhension collective cultivé au cours de l’atelier pourront inciter les juges à soutenir courageusement la résurgence autochtone. Notre atelier s’est terminé sur une note d’espoir. Des groupes qui n’étaient pas reliés auparavant, notamment des étudiant·es, des Aîné·es et des travailleureuses judiciaires autochtones, des juges et des conseillerères juridiques ont exprimé leur compréhension commune de la complexité et de l’urgence de la décolonisation des services de garde d’enfants et du système judiciaire.

Réponse des partenaires autochtones

Rocky, Rupert, plusieurs autres personnes des Native Counselling Services of Alberta, Jack, Edgar et le juge à la retraite ont participé à l’atelier. Leur présence et les perspectives partagées ont constitué un élément inestimable de cet atelier. Voici les retours de Rocky et de Rupert :

Je dois répéter que j’ai vraiment apprécié l’atelier de théâtre appliqué. Vous avez toustes fait un excellent travail en présentant les informations d’une manière non menaçante. C’était très approprié et respectueux. C’est un travail formidable.

Merci de m’avoir permis de participer à cet atelier.

Respectueusement,

Rocky

 

Ce que vous avez fait et ce que vous faites, c’est trouver un moyen pour que les gens entendent la vérité. Même si on essaie de la nier, on ne peut pas le faire. La vérité est magique. Elle traverse tout. Elle transforme : on n’est pas seulement témoin, on est présent·e.

De mon point de vue, votre atelier a eu un impact à plusieurs niveaux. Il a vivement suscité la réflexion et l’émotion. J’ai notamment été transporté à l’époque des pensionnats. Je pense que les autres participant·es et moi-même sommes devenu·es l’un de ces enfants qui ont vécu la même expérience. La différence, c’est que nous avions notre expérience de vie actuelle et que nous savions que nous étions en sécurité. C’était très éprouvant sur le plan émotionnel.

J’espère que d’autres personnes qui étaient présentes comprennent mieux ce que ce type de traumatisme répété fait à la psyché d’un enfant : perte de l’innocence, dommages causés à l’esprit. Cela donne une meilleure idée des conséquences de ce traumatisme sur plusieurs générations de familles. Cela donne un nouveau sens à la question, souvent posée, « pourquoi ne s’en remettent-iels pas? »

Le travail que vous et votre merveilleux groupe accomplissez doit être poursuivi.

Rupert

Et ce n’est pas fini...

Lorsque Lauren et les étudiant·es ont présenté l’atelier aux étudiant·es et aux professeur·es du Département de théâtre de l’Université de Victoria, Rocky et Rupert n’ont pas pu y assister, se trouvant à Edmonton. Cette fois, certain·es participant·es (non autochtones) ont critiqué la distribution des rôles et l’utilisation d’histoires dans la pièce, en particulier The Frog Girl. On nous a mis en garde contre le recours aux Aîné·es pour justifier un travail contraire à l’éthique. Prentki et Preston soulignent à ce propos :

La pratique éthique ne peut cependant pas être séparée de la conscience que les représentations, même si elles sont traitées avec sensibilité et précaution, auront leur propre signification politique et leur propre résonance dans la sphère sociopolitique plus large et seront constamment vulnérables à l’appropriation et à la redéfinition[11]

(Prentki et Preston, 2008 : 65).

Malgré nos explications sur le processus de développement de l’atelier, sur nos propres positions identitaires ainsi que sur les contributions et le soutien de nos partenaires autochtones, des participant·es ont suggéré que nous avions franchi certaines limites éthiques. Afin d’approfondir notre réflexion sur les commentaires reçus, nous avons effectué un retour sur les quatre pièges contraires à l’éthique identifiés par Conquergood et les avons examinés en détail dans le cadre de notre atelier.

(1) L’exhibitionnisme des conservateurices : sensationnalisme / regard de touristes

Au cours de notre pièce et de notre atelier, nous n’avons jamais joué des « Indien·nes » imaginaires. Les acteurices et animateurices portaient des vêtements noirs et modernes. Nous n’avons pas ajouté de tresses, de perruques ou d’autres signifiants « indiens » imaginaires, comme des perles, des plumes, des mocassins, etc. Avant d’endosser un rôle, les acteurices se sont adressé·es au public et ont fait part des apprentissages réalisés en participant à la création de l’atelier et de l’impact que cela avait eu sur l’évolution de leur position identitaire.

Nous avons mis l’accent sur la nature des valeurs coloniales et, en tant que groupe, nous avons cherché à comprendre comment elles se traduisent par des préjugés et des discriminations dans les décisions judiciaires actuelles concernant les enfants autochtones. Pour éviter toute simplification ou exagération, l’atelier a été élaboré avec des partenaires (Rocky, Rupert, Roger et Dionne) qui connaissent bien les situations auxquelles sont véritablement confronté·es les Autochtones qui font face au système judiciaire. Nous avons élaboré une histoire fictive qui était crédible et non stéréotypée.

(2) L’escroquerie des gardien·nes : égoïsme / plagiat

À l’avenir, nous aurions à repenser l’usage de la pièce No Stepping Back en raison de la présence de The Frog Girl. L’auteur l’a écrite en s’inspirant de certaines cultures du Nord-Ouest Pacifique pour qui il existe des mondes parallèles, peuplés d’animaux. Rien n’indique qu’un partenariat ou une collaboration avec une nation autochtone du Nord-Ouest Pacifique ait eu lieu lors de la rédaction ou de l’illustration de cette histoire. Bien que nous pensions qu’elle représentait la culture autochtone avec respect, sans stéréotypes, nous sommes mal à l’aise avec le fait que l’auteur n’ait pas reçu l’autorisation de la partager. Le guide Pulling Together: A Guide for Teachers and Instructors (Allan et al., 2018) propose plusieurs ressources authentiques pour les enseignant·es de récits des nations autochtones. Pulling Together cite également le First Nations Education Steering Committee de la Colombie-Britannique et la First Nations Schools Association, qui énumèrent les qualités composant un texte autochtone authentique. Il s’agit de textes qui :

  • présentent des voix authentiques des Premiers Peuples (c’est-à-dire créées par les Premiers Peuples ou grâce à leurs contributions substantielles);

  • dépeignent des thèmes et des questions qui sont importantes dans les cultures des Premiers Peuples, par exemple la perte d’identité, la tradition, la guérison, le rôle de la famille, l’importance des Aîné·es, le lien avec le territoire, la nature et la place de la spiritualité en tant qu’aspect de la sagesse, les relations entre l’individu et la communauté, l’importance de la tradition orale, l’expérience de la colonisation et de la décolonisation;

  • incorporent les techniques et les caractéristiques des contes et récits des Premiers Peuples, par exemple la structure circulaire, la répétition, l’intégration de la spiritualité, l’humour (First Nations Education Steering Committee et First Nations Schools Association, 2016).

The Frog Girl remplit chacun de ces critères, à l’exception du premier. Ces critères et cette longue liste de ressources ont été publiés après la conception et l’écriture de No Stepping Back; nous n’y avons donc pas eu accès. Lors de la sélection de la pièce comme composante de l’atelier, nous pensions que c’était une histoire de la Première Nation Haïda, et nous n’avons pas fait de recherches plus approfondies. Nous avons supposé, à tort, que puisque nous connaissions la Première Nation d’où provenait l’histoire, celle-ci avait donné son accord pour la publier. C’était notre erreur, et nous pensons qu’étant donné qu’elle remplissait tous les autres critères, les parties de l’histoire utilisées dans la pièce n’ont pas déclenché de signaux d’alarme lors de sa sélection. La pratique critique continue et l’humilité sont vitales pour tout·e enseignant·e ou praticien·ne, et nous poursuivrons notre apprentissage dans notre pratique actuelle et future.

(3) L’engouement des enthousiastes : superficialité / flirt dans les bars pour célibataires

Nous avons déjà abordé ce point dans la section précédente, mais il vaut la peine de le répéter ici. Nous n’avons pas simplifié les modes de vie autochtones, les approches en matière de garde d’enfants ou les défis qui peuvent se poser dans les contextes autochtones. Notre représentation d’une famille était, selon nos partenaires, crédible et fidèle à la réalité. Nous n’avons pas essayé de montrer toute la complexité des défis qui existent dans de nombreuses communautés autochtones, comme l’ensemble des troubles du spectre de l’alcoolisation foetale, l’accès à l’eau potable, les logements surpeuplés et inadéquats, l’alcoolisme, la toxicomanie, etc. En nous penchant sur l’histoire d’une famille singulière, nous avons tenté d’attirer l’attention des participant·es sur certaines injustices universelles auxquelles les peuples autochtones sont confrontés en raison du colonialisme.

(4) La lâcheté des sceptiques : cynisme / silence de pierre

La peur d’offenser ou de commettre une erreur peut être débilitante. Cependant, pour construire un avenir juste, il est essentiel que les non-Autochtones et les Autochtones travaillent ensemble, en tant qu’allié·es, et abordent ensemble les questions du racisme, du colonialisme, de l’autochtonisation et de la résurgence autochtone. La Commission de vérité et réconciliation a encouragé à plusieurs reprises toustes les Canadien·nes à agir de la sorte. Les non-Autochtones qui racontent des histoires sur l’expérience autochtone au Canada peuvent rencontrer des dangers éthiques et des controverses. Cela dit, si les praticien·nes non autochtones du théâtre appliqué évitent complètement ces sujets parce qu’ils sont controversés, iels évitent aussi le travail requis pour la décolonisation, soutenant simplement le statu quo et la continuation des attitudes, des politiques et des systèmes racistes. En faisant du théâtre pour exposer et examiner l’idéologie avec les personnes qu’elle désavantage, nous remettons en question nos statuts de « spécialistes ». Cependant, nous ne pouvons pas apprendre de nos propres erreurs si nous n’essayons pas.

Tous les aspects de notre vie sont liés au colonialisme : les lois qui régissent notre pays, le système judiciaire, la protection de l’enfance, les territoires où sont situés les tribunaux, les universités. Le colonialisme a indéniablement compliqué et influencé cet atelier. Les personnes autochtones et non autochtones doivent faire preuve de courage pour aborder des sujets difficiles et controversés, et pour développer des méthodes de travail éthiques tout au long du processus.

Au cours du projet, les étudiant·es nous ont expliqué comment iels donnaient un sens à leurs propres histoires en relation avec les peuples autochtones du Canada, et comment iels comprenaient ces histoires d’une manière jamais envisagée auparavant. Certain·es se sont interrogé·es sur la manière dont leurs terres familiales avaient été acquises, et d’autres ont laissé tomber la culpabilité et la honte éprouvées à l’égard de leurs ancêtres, sachant que leurs actions pouvaient désormais contribuer à remédier au colonialisme. Dans l’atelier, avant d’endosser des rôles autochtones, les étudiant·es ont parlé de ce que cela signifiait pour elleux; iels ont discuté de leurs relations existantes avec les peuples autochtones, des représentations et des récits respectueux et de l’évolution de leurs récits de localisation personnelle. Vers la fin du projet, plusieurs ont déclaré qu’iels commençaient à parler du colonialisme, des droits des Autochtones au Canada et de leurs relations à ces sujets avec leur entourage. Il s’agit là de l’« effet d’entraînement » que les Aîné·es et les survivant·es avaient espéré.

Nous avons appris à résister à une approche pan-autochtone de la création théâtrale avec / sur les personnes autochtones. Le théâtre autochtone n’a pas une seule apparence ni un seul son (Lachance, 2018). Il ne comprend pas toujours des tambours, des chants ou des danses, et il n’exige pas nécessairement que toustes les interprètes soient autochtones. Le théâtre autochtone et le théâtre appliqué sont incroyablement spécifiques au contexte et à la communauté dans lesquels ils s’inscrivent : ils dépendent du territoire sur lequel ils ont été créés, de celleux pour qui ils sont créés, de celleux qui créent, etc. Soutenir la représentation et les voix autochtones au théâtre est une composante essentielle de la résurgence culturelle; cependant, la présence d’acteurices autochtones sur scène ne doit pas être le seul signe d’un projet sain et éthique. La distribution des rôles n’est pas aussi tranchée que plusieurs (Autochtones et non-Autochtones) le prétendent. Par exemple, dans la production de Native Earth de The Unplugging (écrite par Yvette Nolan et mise en scène par Nina Lee Aquino en 2015), le directeur artistique actuel, Ryan Cunningham, a expliqué la situation complexe dans laquelle iels se sont trouvé·es : « Nous n’avions pas le budget nécessaire pour sortir de Toronto, et les acteurices autochtones avec qui nous aurions aimé travailler n’étaient pas disponibles. Nous avons donc réuni ce que nous pensions être une distribution solide et talentueuse, qui avait une grande alchimie[12] » (Cunningham, cité dans Wheeler, 2015). On peut soutenir que le théâtre autochtone canadien se concentre sur le partenariat responsable, le processus et l’alliance (Alvis, 2016).

***

Les valeurs coloniales subsistent à tous les niveaux au Canada. Elles apparaissent dans des conversations entre ami·es (« Pourquoi ne se préoccupent-iels pas des déchets dans leur jardin? »), en famille (« Les employé·es qui travaillent dans les réserves n’ont pas la même éthique de travail que le reste d’entre nous »), et avec des personnes que nous rencontrons dans des situations ponctuelles (« Pourquoi ne s’en remettent-iels pas? »). Lauren a partagé à Rocky et Rupert les échos que nous avons reçus lorsque nous avons montré notre travail à l’université. Voici la réponse de Rupert :

Je me dis : « Zut! J’avais prévu de prendre l’avion lundi et d’assister à l’événement ».

Il y a une population non autochtone qui a de fortes convictions. J’honore le fait qu’iels se sentent concerné·es à ce point, qu’iels soient passionné·es.

Cependant, nous pouvons parler pour nous-mêmes. Nous avons la capacité, la vigilance et l’aptitude de nous exprimer clairement quand quelque chose est acceptable. Si nous soutenons quelque chose, il est insultant de nous dire ensuite, ainsi qu’aux Aîné·es que nous avons consulté·es, que nous avons tort.

Pour les Aîné·es à qui j’ai parlé, il est clair que les habitant·es de ce pays doivent parfois se mettre à notre place s’iels veulent mieux nous comprendre. En faisant ce que vous faites. Et l’émotion qui se dégage de ces rôles est significative. Votre atelier fait ressortir des émotions très fortes et a manifestement eu un impact sur ces personnes d’une manière qui touche à tout un tas de choses; ce sont leurs choses. Il a manifestement touché une corde sensible. Et c’est ce qui va se passer.

Vous êtes une équipe extraordinaire. Je vous soutiens à 150%. Je suis très fier de vous.

La question que je poserais à ces personnes est la suivante : quel type de travail faites-vous pour soutenir nos nations?

« Nous pouvons parler pour nous-mêmes » est une phrase qui ne nous quittera plus et qui restera un guide constant dans notre travail de recherche et de pratique théâtrale au sein de la communauté. S’il est primordial de s’attaquer à l’idéologie dominante, il est également essentiel d’apprendre de ses erreurs et de faire preuve d’humilité lorsqu’on le fait. Il est de notre responsabilité, comme de celle de toustes les Canadien·nes, de nous engager activement dans l’histoire de la colonisation et du génocide culturel au Canada et de comprendre de manière plus approfondie comment elle maintient l’oppression actuelle et les disparités excessives.