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Un divorce s’est produit, un fossé se creuse entre les données de la sensibilité, qui n’ont plus pour nous de signification générale en dehors de celles, restreintes et rudimentaires, qu’elles nous fournissent sur l’état de notre organisme, et une pensée abstraite où se concentrent tous nos efforts pour connaître et pour comprendre l’univers.

Claude Lévi-Strauss[1]

Introduction

Comme son titre l’indique, cet essai constitue une modeste contribution à une problématique qui recouvre un vaste champ de recherche multidisciplinaire dont l’objet et l’enjeu se confondent à la limite avec l’histoire de la culture moderne, conçue comme celle de son déracinement progressif. Dans le cadre restreint de cette étude, axée sur les deux concepts étroitement liés de culture et de tradition, l’objectif consiste à tenter de mettre en lumière les composantes essentielles et les étapes décisives du mouvement de fond qui, depuis la fin du Moyen Âge et selon des rythmes variables, bouleversent l’équilibre de toutes les sociétés occidentales et par contamination, celui de l’humanité dans son ensemble. D’abord, il importera de préciser le point de vue à partir duquel la problématique du déracinement sera ici considérée, en justifiant l’importance que nous accorderons à Simone Weil, Hannah Arendt et Fernand Dumont, dont les arguments seront souvent invoqués tout au long de cet article. Ensuite, nous nous appliquerons à montrer en quoi le déracinement peut être interprété, selon le diagnostic de Weil, comme une « maladie » de la culture moderne, contre laquelle l’intellectuel lui-même est loin d’être immunisé — d’où le peu d’intérêt qu’a suscité le thème du déracinement dans la pensée contemporaine. Dans un troisième temps, nous nous attacherons à retracer la genèse de cette « maladie », en faisant du cartésianisme son symptôme savant, sa géniale mise en forme philosophique. Cet examen nous conduira à remonter loin en arrière, à retrouver les racines sociohistoriques du déracinement dans l’avènement, à la fin du Moyen Âge, d’un nouveau type d’homme : le bourgeois. Enfin, c’est sur le sens et la portée de ce qui constitue, au sens le plus fort du terme, la « révolution moderne », selon les interprétations convergentes qu’en ont données Fernand Dumont et Hannah Arendt, que s’achèvera notre étude, laquelle, qu’il soit bien entendu, ne revendique aucune prétention exégétique ni par rapport aux deux derniers ni par rapport à Simone Weil. Aussi faut-il considérer la présente réflexion, quelle que soit sa valeur heuristique, comme un essai, avec ce que le genre comporte de subjectivité et d’intrépidité herméneutique.

La problématique du déracinement

Au xxe siècle, nombre d’écrivains et de poètes, de Kafka à Ionesco en passant par Rilke, Camus et Beckett, ont su exprimer la tragédie de l’homme déraciné, traduire dans une forme expressive « l’absurdité » de sa condition, l’étrange sentiment de vivre en étranger dans un monde auquel pourtant il appartient. Dans le même temps, il est frappant que le thème du déracinement, à quelques remarquables exceptions près, ait suscité si peu d’intérêt chez les philosophes et les spécialistes des sciences de l’homme. Comment expliquer ce relatif désintérêt de la part de ceux et celles dont le travail consiste pourtant, en principe, à penser la condition de l’homme ? Parmi tous les facteurs en cause, il en est un qui me semble avoir joué un rôle déterminant, à savoir l’emprise que l’idée de progrès, malgré toutes les critiques dont elle a pu faire l’objet, n’a cessé d’exercer sur la pensée contemporaine. « Nous n’avons pas fini de défaire les phantasmes sans cesse renaissants du progrès », faisait remarquer naguère Fernand Dumont dans Le Sort de la culture[2]. Du point de vue du sociologue et philosophe québécois, la puissance de ces fantasmes, avec l’aveuglante fuite en avant qu’ils commandent, serait telle qu’ils formeraient « l’univers métasocial de notre époque », sa « métapolitique », sa « métathéorie », sa « métasociologie »[3], bref tout ce que Louis Dumont appelle de son côté l’Idéologie moderne[4], c’est-à-dire une configuration d’idées, de valeurs et de croyances qui s’est forgée il y a plus de deux siècles et qui tend aujourd’hui à s’imposer à l’échelle planétaire. Il n’est pas jusqu’à la doctrine qui s’était voulue, au xxe siècle, la plus subversive, la plus révolutionnaire, c’est-à-dire le marxisme, qui n’ait été prisonnière de cette Idéologie, concourant ainsi, avec le capitalisme qu’il prétendait pourtant combattre, non seulement au déracinement des sociétés et des cultures, mais à l’occultation du traumatisme de ce déracinement.

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux, ou plutôt celles, que nous considérerons ici, avec Fernand Dumont, comme les grands penseurs du déracinement de la culture moderne, Simone Weil et Hannah Arendt, ne furent, pas plus du reste que Dumont lui-même, marxistes ni ne songèrent à le devenir, sans pour autant rallier le camp des antimarxistes professionnels. Du marxisme, tous les trois se révélèrent plutôt des critiques pénétrants, à une époque où il fallait à l’intellectuel une bonne dose de lucidité et de courage pour marquer ses distances par rapport à une doctrine prétendument vouée à l’émancipation du genre humain[5]. Ce courage de penser sans le soutien d’un système ou d’une doctrine imposant ses idées toutes faites au réel — un courage plus rare qu’on ne le pense — n’est sans doute pas étranger à l’étonnement philosophique que chacun d’eux sut manifester à l’égard du déracinement, à leur commune aptitude à poser un regard neuf et à faire surgir des questions essentielles sur un phénomène à ce point constitutif de la modernité qu’il a pu passer inaperçu aux yeux de la plupart des penseurs modernes. En effet, quoi de plus familier que cette expérience du déracinement à laquelle les sociétés occidentales durent progressivement se soumettre sous l’irrésistible poussée du progrès scientifique, technique, économique et social ? De sorte que, s’étant accompli sur la longue durée et, comme je tenterai plus loin de le montrer, dans une civilisation (l’Europe médiévale) disposée à l’accueillir, le phénomène du déracinement en est venu à se confondre avec la marche naturelle de l’histoire depuis son commencement[6]. D’où, à l’inverse, le choc culturel et sociologique qu’a pu représenter le déracinement dans des sociétés qui, telle la société québécoise, furent contraintes d’assimiler en quelques décennies ce que les grands peuples européens mirent des siècles à digérer. L’histoire particulière de la société québécoise, son entrée tardive et précipitée dans la modernité, n’offrait-elle pas un terrain propice au questionnement radical de Fernand Dumont sur un lieu de l’homme de plus en plus incertain ?[7] Quant à Simone Weil et Hannah Arendt[8], on peut penser que leur commune judéité et l’émigration à laquelle elle les contraignit dans les années 1930 et 1940 les amenèrent, l’une et l’autre, à réfléchir en profondeur sur le phénomène du déracinement de la culture à l’époque moderne.

Cela dit, le rapprochement entre Fernand Dumont, Simone Weil et Hannah Arendt ne s’impose pas d’emblée à l’esprit. Qu’est-ce qui peut le justifier ? Certainement pas la nostalgie d’une communauté traditionnelle imperméable aux vicissitudes de l’histoire, humanité fictive qui sert de repoussoir aux thuriféraires du progrès. Ce qu’une longue fréquentation de ces trois auteurs m’a appris, c’est qu’ils s’inscrivent au fond dans le même horizon de pensée, qu’ils s’intéressent, chacun à partir de son lieu propre, au même « drame de culture ». Qu’il me suffise pour le moment d’évoquer l’admiration que Dumont portait à Simone Weil, qu’il découvrit alors qu’il était encore étudiant et dont il fit plus tard l’un des témoins d’une foi partagée, au sens non confessionnel du terme, au sens du « partage avec les autres [d]es travaux et [d]es responsabilités du monde »[9]. Dans le cas de Hannah Arendt, s’il est vrai que Dumont ne la cite presque jamais[10], je ne puis cependant oublier de l’avoir entendu un jour me dire qu’il la considérait comme rien de moins que le plus grand penseur du XXe siècle ! Dont acte. L’admiration que Dumont vouait à Weil et à Arendt témoigne, à mon avis, de la proximité non seulement intellectuelle, mais éthico-politique entre l’émigré de Montmorency[11] et ces deux juives déracinées, avec lesquelles il partageait aussi bien « cet appétit du monde qui est aussi oubli de soi-même »[12] que le « rêve de la Cité : “un milieu humain dont on n’a pas plus conscience que de l’air qu’on respire” »[13]. À l’instar de Weil, Dumont croyait que « l’enracinement est autre chose que le social »[14] et que la participation des hommes à la culture ne se réduit pas au bon fonctionnement de la société, « forme sous laquelle, comme le soulignait de son côté Arendt, on donne une importance publique au fait que les hommes dépendent les uns des autres pour vivre et rien de plus »[15].

Tous les trois témoignent au fond de la même résistance au projet nihiliste de production d’un individu humain sans racines et à « l’idéologie économiste »[16] qui diffuse ce projet à l’échelle du monde. Pour le dire plus positivement, ce qui se perpétue et cherche à se transmettre à travers les hautes figures intellectuelles de Simone Weil, Hannah Arendt et Fernand Dumont, c’est l’interrogation sur ce que nous sommes, une certaine idée de l’homme comme « animal qui parle, qui profère son existence plutôt que de la décrire, et [comme] animal politique, qui imagine avec d’autres son monde plutôt que de s’inscrire dans un milieu »[17]. Pour le dire en termes arendtiens, c’est le désir de l’oeuvre et de l’action, de la culture et de la politique, ces deux activités qui, pour correspondre à la « non-naturalité » de l’homme, n’en supposent pas moins son appartenance au monde, son enracinement[18].

Reste toutefois à définir plus précisément le déracinement de la culture. Qu’est-ce qui en fait une « maladie » du corps social et de l’homme lui-même ? Et de quel enracinement, réel ou rêvé, serait-il la négation ?

La maladie du déracinement

Dans L’enracinement, son dernier livre qu’elle rédigea à Londres peu de temps avant sa mort, Simone Weil écrivait ceci :

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie[19].

Dans la terminologie dumontienne, ce dont les hommes ont le plus besoin, c’est d’une culture première, de la culture comme milieu. Et s’ils en ont besoin, ce n’est pas pour s’y enfermer, mais pour accéder, grâce à elle, à la culture seconde, à la culture comme horizon[20] — à ce que Weil appelle ici la « vie morale, intellectuelle, spirituelle ». Car ce sont les racines qui permettent à l’homme, comme à l’arbre, de s’élever : « Si la culture est un lieu, ce n’est pas comme une assise de la conscience, mais comme une distance qu’elle a pour fonction de créer. »[21]

Mais pourquoi l’enracinement, « peut-être le besoin le plus important […] de l’âme humaine », serait-il en même temps « l’un des plus difficiles à définir » ? C’est ce que Simone Weil explique négativement, en montrant l’ampleur des ravages causés par le phénomène du déracinement, qui porte atteinte aux « devoirs envers l’être humain » et qu’elle identifie à une véritable maladie du corps social, d’autant plus dangereuse qu’elle s’ignore comme telle :

Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie[22].

Apparue en Europe, au sein de la civilisation occidentale, la maladie du déracinement se serait ainsi propagée au fil des siècles à l’ensemble du monde, soit sous sa « forme active », comme au Japon ou aux États-Unis, soit sous sa « forme passive », dans les pays qui furent conquis et colonisés par les grandes puissances européennes. Pour Weil, les deux principaux agents de cette contagion sont, d’un côté, l’argent, « le pouvoir de l’argent et la domination économique », de l’autre, « l’instruction telle qu’elle est conçue aujourd’hui », en tant que support d’une culture « dénuée à la fois de contact avec cet univers-ci et d’ouverture vers l’autre monde »[23]. À l’oeuvre depuis longtemps, ces deux facteurs de déracinement, ces deux « poisons » comme elle les qualifie encore, ont eu pour effet de tarir en l’homme « les besoins de l’âme » et de lui faire perdre son « bien le plus précieux dans l’ordre temporel, c’est-à-dire la continuité dans le temps »[24].

Le déracinement ne serait donc pas uniquement à comprendre — ainsi que le mot le suggère trop peut-être — comme une aliénation de l’homme par rapport au monde. Ou plutôt cette aliénation-là, spatiale, en quelque sorte, serait coextensive à une autre « dans l’ordre temporel » et par laquelle l’homme en arrive à concevoir son avenir par opposition au passé. Or, écrit encore Weil :

C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme, il n’y en a pas de plus vital que le passé[25].

« Digérés, assimilés et recréés par nous », écrit bien Simone Weil, car elle demeure convaincue que « les trésors hérités du passé » ne peuvent être transposés tels quels dans le présent, autrement dit que la tradition ne peut être conservée sans examen critique, sans être purgée des éléments qui, en elle, altèrent l’âme humaine[26]. Quoi qu’il en soit, quel est précisément ce « besoin de l’âme », ce bien précieux entre tous que l’homme risquerait de perdre en perdant le passé ? Autrement dit, pourquoi la perte du passé serait-elle si tragique pour l’homme ? Et que signifie perdre le passé ? L’homme a-t-il même en lui la possibilité d’une telle perte ?

Fidèle à son style elliptique, qui « procède davantage par fulgurances, voire par provocations », et qui est « réfractaire à la convention qui régit la circulation intellectuelle »[27], Weil ne thématise pas ces questions que suscite pourtant sa réflexion sur le déracinement. C’est plutôt du côté d’Hannah Arendt qu’il faut en chercher l’approfondissement.

Dans Les Origines du totalitarisme, son premier livre paru en 1951, deux années seulement après la publication posthume de L’enracinement de Simone Weil, Arendt se montre aussi consciente que celle-ci des dangers du déracinement. Ainsi écrit-elle que

…la désolation [loneliness], fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire […] est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque […]. Être déraciné, ajoute-t-elle, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres…[28].

Toutefois, ce n’est que quelques années plus tard, dans Between Past and Future (La Crise de la culture), qu’Arendt s’attachera à définir avec plus de précision — et, comme on le verra un peu plus loin, dans un sens voisin de celui que lui attribue Fernand Dumont — l’enjeu capital du déracinement.

D’abord, Arendt croit nécessaire d’établir une distinction entre passé et tradition. Ce que nous, modernes, avons perdu, souligne-t-elle, ce n’est pas le passé, mais la tradition, c’est-à-dire « notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé », fil qui « était aussi une chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé »[29]. Ce fil ne servait pas uniquement à s’orienter dans le passé. En les rattachant à un « aspect prédéterminé du passé », à une origine ayant valeur de modèle pour l’action, la tradition indiquait aussi aux hommes la marche à suivre, elle projetait devant eux un éclairage qui leur permettait d’avancer sans se perdre. Aussi ce qui se trouve compromis avec la rupture du fil de la tradition, c’est la possibilité pour l’homme de se donner un avenir. « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » À cette célèbre déclaration de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique font écho les paroles d’Hannah Arendt dans La Crise de la culture : « Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli — abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre — signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine. Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l’homme autrement que par le souvenir. »[30]

Sans doute ce danger n’est-il qu’un danger, non pas une fatalité. Car, s’il est vrai que la rupture du fil de la tradition met en péril « la profondeur de l’existence humaine », elle renferme aussi pour Arendt une possibilité positive : « Il se pourrait, admet-elle, qu’aujourd’hui seulement le passé s’ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n’a eu d’oreilles. »[31]

Dumont ne pense pas autrement. Dans L’Avenir de la mémoire, il souligne le potentiel de « libération » que recèle la perte de la tradition, dans la mesure où, n’étant plus déterminé par la tradition, le passé peut alors surgir « avec toute sa puissance d’interrogation »[32]. Autrement dit, aussi bien pour Arendt que pour Dumont, la détraditionalisation constitutive de la modernité a une portée ambiguë. Aussi inquiétantes qu’elles soient quant à l’avenir de la mémoire et de l’homme lui-même, les ténèbres qui entourent l’esprit moderne, pour évoquer la métaphore tocquevillienne, portent aussi en elles les lueurs indécises d’une aube nouvelle ; elles sont pour l’homme l’occasion de se rafraîchir la mémoire, de se souvenir de ce qu’il est en se réappropriant autrement, plus authentiquement peut-être, son héritage d’humanité. C’est là une possibilité que ni Arendt ni Dumont n’écartent complètement. Il n’en demeure pas moins que c’est l’inquiétude qui prédomine chez eux. Car ce ne sont pas seulement les « trésors hérités du passé » (selon l’expression de Weil) que l’homme risque de perdre avec la disparition d’une tradition « bien ancrée », mais « la dimension du passé » qui donne à l’existence humaine sa « profondeur », une profondeur qu’Arendt assimile, tout comme Dumont, à la mémoire et qu’elle met en opposition avec l’oubli tout court, sans génitif, un oubli dont on peut penser qu’il n’est pas très éloigné chez celle qui fut la plus brillante élève de Martin Heidegger, de l’oubli de l’être (Seinsvergessenheit). Oubli non pas de quelque chose, d’un étant en particulier ni même en général. Oubli non pas ontique, mais ontologique ; oubli de la profondeur des choses, de leur enracinement dans la « dimension du passé », de leur dévoilement comme prenant sa source dans l’Être lui-même. Oubli de ce que Dumont nommera pour sa part, dans Le Lieu de l’homme, « l’avènement ».

Ainsi, la maladie du déracinement qu’évoque Simone Weil est peut-être avant tout une maladie de la mémoire, et déjà si avancée chez l’homme contemporain, chez l’homme des « sociétés de changement »[33], que celui-ci en aurait pratiquement perdu la capacité de la diagnostiquer, la faculté de se voir comme un être déraciné.

Le déracinement et l’intellectuel

Mais nous n’en avons pas fini avec Simone Weil. C’est peu dire que celle-ci fût sensible au phénomène du déracinement ; elle en eut une conscience douloureuse. D’où la mission tout à la fois spirituelle, sociale et politique qu’elle s’était fixée et qu’elle assignait aux intellectuels, à ceux du moins qui, ne s’étant pas enfermés une fois pour toutes dans leur tour d’ivoire, n’avaient pas perdu tout contact avec la réalité de l’humiliation et du malheur engendrés par la maladie du déracinement, en particulier là où cette maladie « est la plus aiguë », dans le prolétariat, dont la condition « est définie avant tout par le déracinement »[34]. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’intellectuelle issue de la bourgeoisie qu’était Simone Weil se considérât elle-même comme moins déracinée que les ouvriers et ouvrières dont elle s’efforça tant bien que mal de partager la condition. Ce serait même le contraire. Évoquant dans une lettre à l’une de ses anciennes élèves l’expérience de travail en usine à laquelle elle avait décidé de s’astreindre par solidarité avec les ouvriers, elle confiait :

J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi des hommes réels — bons ou mauvais, mais d’une bonté ou d’une méchanceté véritable. La bonté surtout, dans une usine, est quelque chose de réel quand elle existe ; car le moindre acte de bienveillance, depuis un simple sourire jusqu’à un service rendu, exige qu’on triomphe de la fatigue, de l’obsession du salaire, de tout ce qui accable et incite à se replier sur soi. De même la pensée demande un effort presque miraculeux pour s’élever au-dessus des conditions dans lesquelles on vit. Car ce n’est pas là comme à l’université, où on est payé pour penser ou du moins pour faire semblant ; là, la tendance serait plutôt de payer pour ne pas penser ; alors, quand on aperçoit un éclair d’intelligence, on est sûr qu’il ne trompe pas.[35]

À travers ces lignes, Simone Weil n’exprimait pas seulement son propre drame, celui d’une agrégée de philosophie qui avait choisi de vivre authentiquement son engagement chrétien en se plaçant résolument du côté des faibles et des opprimés. Le dilemme apparemment insoluble qu’elle semble ici affronter, et devant lequel elle nous place en tant qu’intellectuels — à savoir : ou bien le « monde d’abstractions », ou bien le monde « des hommes réels » ; ou bien la pensée sans la réalité, ou bien la réalité sans la pensée —, ce dilemme-là n’est pas sans évoquer la disjonction entre culture première et culture seconde que Fernand Dumont décèle au coeur de la culture contemporaine et qui constitue l’enjeu capital de sa théorie de la culture comme distance et mémoire. Dans l’article de 1974 (auquel je me suis déjà référé), non seulement Dumont fait-il, à l’instar de Weil, remonter cette crise à « la destruction des enracinements particuliers », à la « désintégration des cultures », mais il éclaire le noeud du dilemme qui déchirait la philosophe française. Si l’intellectuel moderne se trouve prisonnier du « monde d’abstractions », c’est que, bien loin de pouvoir échapper à la crise de la culture en s’en faisant l’analyste, il est « le plus éclatant symbole » de cette crise, le plus pur produit du déracinement de la culture à l’époque moderne. Mais en même temps, paradoxalement, c’est dans le déracinement lui-même, dans le travail d’abstraction que la culture moderne opère sur elle-même, que réside la possibilité pour l’intellectuel de mettre celle-ci à distance pour l’étudier :

Car l’étude de cette mutation historique, de cette désintégration des cultures, est contaminée par l’objet de l’analyse. Les intellectuels sont des déracinés (des dé-culturés). Leur statut, leur existence ne sont intelligibles que comme production du déracinement. De leur premier mouvement, les intellectuels répètent cette abstraction de la culture. Comment seraient-ils compétents pour poser le problème de la déculturation, eux qui en profitent tout en constituant son plus éclatant symbole ? Justement, pour cette raison. Parce que leur spécialisation dans la parole leur fait mieux ressentir plus que d’autres la distance qui sépare de la culture, des théories inscrites dans la division sociale du travail.[36]

On le voit : pas plus que pour Simone Weil, l’aptitude de l’intellectuel à poser le problème du déracinement ne va de soi pour Dumont, tant il est vrai que « de leur premier mouvement, les intellectuels répètent cette abstraction de la culture ». Plus encore, ils « en profitent », matériellement et symboliquement, le métier d’intellectuel — le fait d’être « payé pour penser ou du moins pour faire semblant », comme le dit si bien Weil — ayant sa condition de possibilité dans le déracinement de la culture, dans ce que Dumont appelle, dans Le Lieu de l’homme, « l’érosion moderne des cultures concrètes ».[37] Aussi, « de leur premier mouvement », les intellectuels ont-ils tout intérêt à ce que soient maintenues les conditions du déracinement, puisque ce sont elles qui les font vivre, et en général plutôt bien, tout en leur permettant non seulement d’en tirer des avantages symboliques, de se distinguer de la masse, de la multitude de ceux qui ne savent pas, mais de prétendre les connaître objectivement, de connaître les hommes en leur « absence », par-delà ce qu’ils disent d’eux-mêmes.

Que les intellectuels en restent pour la plupart à ce « premier mouvement », c’est ce que Dumont suggère dans son article de 1974, mais qu’il explicitera plus tard, notamment dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme. Ce qui signifie que, pas plus pour lui que pour Simone Weil, la « raison » qui pousse l’intellectuel à actualiser sa compétence à penser le problème du déracinement, n’est à chercher — pour le dire en termes kantiens — dans la raison théorique, dans l’entendement et le savoir ; elle relève plutôt de la raison pratique, de l’éthique. Entre « le premier mouvement » par lequel, répétant l’abstraction ou l’autoabstraction de la culture, l’intellectuel entérine le déracinement de la culture dans un mode de vie abstrait qui se donne pour l’existence authentique, et le second mouvement, par lequel, éprouvant le déracinement, il problématise la distance entre la culture première et la culture seconde — entre ces deux mouvements, donc, intervient, chez Dumont comme chez Weil, une médiation éthique, commandée par le souci des raisons communes[38], par l’idée ou le projet d’une culture nouvelle où la distance ne serait pas abolie, mais « récapitulé[e], pour ainsi dire, dans une prise en charge de la pratique sociale totale ».[39]

Que Dumont ait jugé, à l’instar de Weil, que cette médiation éthique de l’intellectuel était indispensable à l’édification de cette culture nouvelle, cela ne va pas sans susciter une question cruciale quant au statut de l’intellectuel dans la culture contemporaine et son rapport avec le peuple. Si Weil considérait cette culture nouvelle comme une nouvelle culture ouvrière ayant « pour condition un mélange de ceux qu’on nomme les intellectuels — nom affreux, mais aujourd’hui ils n’en méritent pas un plus beau — avec les travailleurs », sa lucidité la forçait cependant à reconnaître qu’« il est difficile qu’un tel mélange soit réel »[40].

Cette difficulté-là, Dumont l’a bien vue et formulée sous la forme d’une « antinomie fondamentale » : « si on élabore une culture proprement ouvrière, on risque de confirmer le travailleur dans sa situation d’infériorité par rapport aux valeurs sociales privilégiées, c’est-à-dire à la vision explicite du monde propre à la culture bourgeoise ; si, au contraire, on initie l’ouvrier à l’humanisme officiel, on l’aliène de ses conditions concrètes d’existence, de cette vision explicite du monde où se meut sa conscience quotidienne ».[41]

Comment dépasser une telle « antinomie fondamentale » ?[42] Ce dépassement ne peut être qu’une tâche utopique, celle que Dumont assigne à la philosophie telle qu’il la concevait, à savoir de « s’installer carrément dans la distance créée par la culture […] et chercher inlassablement des réconciliations ».[43] Mais utopique ne veut pas dire ici chimérique. Car, pour Dumont, l’utopie est nécessaire à la pensée véritable, pour peu que l’on en fasse un « bon usage ».[44]

Jusqu’ici, je n’ai fait qu’effleurer l’histoire du déracinement, comme s’il s’était agi par-dessus tout de montrer l’intérêt théorique de procéder à une telle histoire. Mais il ne suffit pas de reconnaître formellement le caractère historique du déracinement ; encore faut-il retrouver les principales étapes de cette histoire, élaborer une sorte de phénoménologie du déracinement qui fasse un « retour aux choses elles-mêmes », c’est-à-dire aux événements qui ont marqué son développement. Il va sans dire que je ne saurais présenter ici qu’à grands traits cette histoire. J’espère néanmoins pouvoir dégager une dynamique d’ensemble.

Les assises historico-culturelles du cartésianisme

Depuis Heidegger surtout, il est d’usage, du moins en philosophie dite continentale, d’associer le phénomène de l’aliénation de l’homme par rapport au monde à l’avènement de l’humanisme cartésien ou à ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Ferdinand Alquié, la découverte métaphysique de l’homme chez Descartes[45]. De ce point de vue, la célèbre formule de la sixième partie du Discours de la méthode, d’après laquelle les hommes auraient désormais à se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », marquerait le commencement du désenchantement du monde à l’époque moderne, c’est-à-dire de ce processus par lequel l’homme occidental opère une rupture, épistémologique et métaphysique, entre, d’une part, ce qu’il est, à savoir essentiellement, pour Descartes, une substance pensante (res cogitans), et, d’autre part, la nature conçue comme une chose étendue (res extensa) dépourvue d’anima et tout entière offerte à la connaissance et à la domination scientifico-technique de l’homme, soumise à l’« arraisonnement » (Gestell), pour employer la terminologie heideggerienne.

Or, ce n’est rien enlever au génie de Descartes que de souligner que cette « découverte métaphysique de l’homme » ne s’est pas produite ex nihilo. L’homme cartésien, qui, après avoir tout remis en doute, non seulement la réalité du monde, mais l’aptitude de la raison à la vérité[46], s’appuie sur le doute lui-même, sur son indubitabilité, pour rétablir tant bien que mal le pont entre la conscience et le monde — cet homme-là, on peut dire d’une certaine façon qu’il existait bien avant que Descartes n’en fasse la découverte dans ses Méditations : c’est le bourgeois apparu des siècles auparavant et à qui la philosophie cartésienne conférait en quelque sorte ses lettres de noblesse. Régine Pernoud l’a bien vu dans le cas de la bourgeoisie française, en un diagnostic que l’on pourrait étendre à la bourgeoisie occidentale dans son ensemble :

En fournissant à la bourgeoisie française la base philosophique qui lui manquait encore, Descartes allait avoir une énorme influence sur son évolution. Elle tendait à se débarrasser de coutumes dont beaucoup étaient antérieures à sa propre existence : Descartes justifiait le rejet du passé, préconisait même d’en faire table rase si l’on voulait parvenir à la vérité ; elle ne se fiait, consciemment ou non, qu’à sa raison : Descartes enseignait une philosophie strictement rationnelle ; elle se méfiait instinctivement de tout ce qui ne pouvait pas se compter ou se formuler de manière évidente : Descartes appliquait une méthode mathématique à tout effort de connaissance. De sa doctrine, elle devait retirer l’habitude de juger tout acte d’après des principes déterminés à l’avance, de se conformer à la théorie plus qu’à l’expérience, ou plutôt de soumettre celle-ci à celle-là.[47]

Le point de vue de Pernoud ne revient pas à soutenir, à l’instar des marxistes d’autrefois, que la philosophie cartésienne ne serait que le produit ou le « reflet » de quelque infrastructure économique. De même serait-il simpliste de ne voir en Descartes que le porte-parole d’une classe montante, le représentant des intérêts « objectifs » de la bourgeoisie. Reste que les idées ne tombent pas du ciel et que celles d’un philosophe, quel qu’il soit, ne sont jamais indifférentes à l’époque et au milieu où il a vécu. Pareil jugement risque cependant de confiner au truisme, aussi longtemps que l’on n’a pas précisé la nature du rapport qu’en l’occurrence la philosophie cartésienne entretient avec la société et la culture de son temps. Là-dessus, une formule de Fernand Dumont paraît éclairante : « La philosophie emprunte à la culture pour faire voir en celle-ci le mouvement de transcendance qu’elle comporte déjà. » Et Dumont de prendre soin d’ajouter qu’« il ne s’agit pas d’un conditionnement par la culture, mais de la question où le philosophe thématise, comme question de culture, ce qui devient pour lui question de l’Être ».[48]

Quelle serait donc la « question de culture » que thématise Descartes ? De quel « mouvement de transcendance » propre à la culture, le cartésianisme serait-il l’expression philosophique ? Que « la science naissante et les embarras de la foi alimentent l’itinéraire cartésien », comme Dumont le souligne au même endroit, cela est indéniable. Mais, plus profondément encore, me semble-t-il, la « question de culture » que Descartes transpose sur le plan de l’être, c’est celle du déracinement de la culture à l’époque moderne, c’est-à-dire, en termes dumontiens, « l’élargissement du fossé entre culture première et culture seconde »,[49] entre la culture comme milieu et la culture comme horizon. De cet élargissement témoigne exemplairement la philosophie cartésienne, fondée comme on le sait sur le dualisme du corps et de l’esprit, sur une dissociation déjà à l’oeuvre dans la société où Descartes évolue et qu’il transpose philosophiquement, c’est-à-dire — ainsi que Pernoud le fait observer dans le texte précité — qu’il la justifie sans jamais l’interroger. Bref, comme le dit encore Dumont, l’intellectuel René Descartes refait métaphysiquement le monde des valeurs comme le bourgeois de son temps refait empiriquement le monde du pouvoir, le statut des deux mondes « n’étant [plus] appuyé sur un ordre social intangible ».[50]

Encore une fois, il n’entre pas dans le projet de cet article de rappeler en détail la longue histoire de cet élargissement, de ce déracinement progressif de la culture. Je me bornerai ici à en souligner les principales étapes à partir de son foyer d’origine médiéval.

La société féodale et la terre

Il faut, en effet, remonter loin en arrière pour saisir l’origine de notre conception moderne du monde.

À la fin du premier millénaire, après des siècles de bouleversements sociaux consécutifs aux invasions barbares puis musulmanes, l’Europe occidentale semble avoir atteint un état de stabilité et d’équilibre dans un nouveau type d’organisation sociale et politique : le régime féodal. Apparu dans le royaume franc dès le ixe siècle, le système féodal, avec sa structure d’autorité hiérarchique (de l’empereur au suzerain, du suzerain au vassal, du vassal au serf) et sa division du travail en trois ordres (le seigneur qui gouverne et protège son domaine, le clergé qui prie et instruit et le paysan et l’artisan qui assurent les nécessités de la vie matérielle)[51], imposera peu à peu son modèle — susceptible de connaître diverses variantes — à la majeure partie de l’Europe, créant des domaines plus ou moins étendus peuplés par des populations essentiellement rurales. Entre ces différents domaines, ou fiefs, qui forment, selon le mot de Régine Pernoud, une sorte de « marqueterie », les échanges sont peu nombreux, la vie économique se déroulant dans le monde quasiment autarcique du domaine seigneurial, où la « richesse » — s’il convient d’utiliser ce mot (j’y reviendrai) — réside dans la terre, et non dans l’argent.

C’est la terre qui constitue leur richesse ; elle est l’unique source de subsistance et, partant, chacun exerce sur elle des droits propres à lui assurer cette subsistance : droits différents, répartis selon une hiérarchie bien déterminée, en des termes fixés par la coutume du lieu. Or ce qui caractérise avant tout ces droits, aussi bien que leur interdépendance, c’est leur lien avec la terre, avec le fief qui a donné son nom à la féodalité. Aux deux échelons extrêmes de la hiérarchie, une même obligation : ne pas quitter la terre ; le serf n’a pas le droit de la déserter, le seigneur n’a pas le droit de la vendre. Entre les deux, une foule de conditions différentes, qui toutes présentent pourtant ce trait commun de maintenir des rapports plus ou moins étroits entre l’homme et la terre.[52]

Le serf qui donne au seigneur, en échange de sa protection, une quote-part de sa récolte et des journées de travail est-il le propriétaire de la terre qu’il cultive ? Tout dépend de ce que l’on entend ici par propriété. Si l’on prend le terme dans son acception moderne, en identifiant la propriété avec la fortune privée et l’accumulation individuelle des richesses, il est évident que le serf, qui ne peut ni vendre ni échanger sa terre, n’en est pas le propriétaire. Mais le seigneur ne l’est pas non plus, tenu « à la fois par la coutume qui lui impose des obligations précises vis-à-vis de ses subordonnés, et par l’autorité de son suzerain auquel il doit rendre compte de ses actes ».[53] Plutôt que son propriétaire, le seigneur est une sorte de « fiduciaire » de la terre, administrant un domaine dont il n’a pas la libre disposition, qu’il ne peut ni vendre ni échanger, et n’est donc pas susceptible de se transformer en un bien mobilier. Comme le souligne Pernoud, « le régime de la terre à l’époque féodale, ce n’est pas la propriété, mais l’usage ».[54]

Il est manifeste que Pernoud tient à réserver le terme de « propriété » à ce que celle-ci est devenue à l’époque moderne, à savoir une valeur d’échange, un bien que l’on achète et que l’on vend, autrement dit un moyen d’enrichissement. De la propriété ainsi entendue, et qui correspond à ce que Hannah Arendt appelle « l’équation moderne » qui pose la propriété comme identique à la richesse[55], Pernoud se veut soucieuse de distinguer la possession, comme le fait du reste le dictionnaire qui du verbe « posséder » donne la définition suivante : « Avoir quelque chose à sa disposition de façon effective et généralement exclusive (qu’on en soit ou non propriétaire) » (Le Petit Robert).

Ici, le sens commun s’insurge : posséder quelque chose, n’est-ce pas en avoir la propriété ? La définition du dictionnaire évoque peut-être, implicitement, la persistance d’une conception prémoderne de la propriété en tant que place concrète dans le monde, une conception à laquelle ferait écho l’attachement du paysan à sa terre, ce besoin « archaïque » d’enracinement qu’il arrive encore aux citadins que nous sommes d’éprouver… « Le besoin d’enracinement, chez les paysans, a d’abord la forme de la soif de propriété. C’est vraiment une soif chez eux, et une soif saine et naturelle »,[56] osait écrire Simone Weil, consciente que sa défense de la propriété allait à l’encontre tant du marxisme que du capitalisme. Car, contrairement à une opinion encore assez largement répandue, le capitalisme ne se distingue pas du marxisme en ce qu’il serait le gardien de la propriété. « Ce que les temps modernes ont défendu avec tant d’ardeur, ce n’est pas la propriété en soi, remarque à juste titre Arendt, c’est l’accroissement effréné de la propriété, ou de l’appropriation ; contre tous les organes qui eussent maintenu la permanence “morte” d’un monde commun, ils ont lutté au nom de la vie, de la vie de la société. »[57]

Or, c’est précisément avec cette « permanente “morte” » que voudra rompre le bourgeois médiéval, ce nouveau type d’homme né au sein même de la société féodale et qui, peu à peu, au fil des siècles, en minera les fondements. Mais comment la bourgeoisie est-elle née ? D’où vient le bourgeois, ce personnage appelé à une si longue et si brillante carrière ? Et comment, de simple figurant qu’il était au commencement, est-il parvenu, au xviie siècle, à décrocher le premier rôle, celui du gentilhomme dans une pièce de Molière, avant de devenir un siècle et demi plus tard l’acteur principal de l’histoire moderne ?

Un nouveau type d’homme : le bourgeois

L’apparition du bourgeois, sous les traits du mercator, du marchand, s’inscrit dans le cadre de la renaissance du commerce dont l’Europe fut le théâtre au xie siècle. Plusieurs facteurs concourent à ce réveil du commerce, notamment le progrès des techniques agricoles et l’amélioration du rendement des terres cultivées, lesquels entraîneront un essor démographique tel que beaucoup n’auront d’autre choix que de renoncer aux métiers de la terre pour se consacrer au travail artisanal et au commerce.

Ainsi, pour le dire de façon trop sommaire, va se former, à la fin du Moyen Âge, une nouvelle catégorie d’hommes dont le besoin essentiel n’est plus la stabilité, mais la mobilité[58] ; des hommes qui tirent leur subsistance non plus des produits de leur travail, mais de l’échange de biens qu’ils n’ont pas eux-mêmes produits et du maniement de l’argent. Dans une société dominée par la doctrine morale de l’Église, qui éprouve pour le commerce et, plus encore, pour l’usure, une véritable répulsion, c’était là, à n’en point douter, une grande nouveauté. Aussi était-il inévitable qu’avec l’augmentation de leur nombre et de leur fortune ces hommes se heurtassent, parfois violemment, à l’autorité de l’Église ainsi qu’au pouvoir seigneurial, qui voit d’un mauvais oeil la montée en puissance de ces marchands que, dès le milieu du xie siècle, l’on commence peu à peu à appeler burgenses, en référence au lieu, au burg, où ils se fixent à la mauvaise saison, quand les routes deviennent impraticables. Bientôt, non seulement ces « bourgeois » n’auront plus besoin de la protection du seigneur pour assurer leur subsistance, mais ils s’accommoderont de plus en plus difficilement des limitations sociales et juridiques que leur impose le cadre féodal des Trois Ordres. Aussi chercheront-ils à s’en affranchir en se procurant une nouvelle sécurité, en s’unissant par des serments communs, que l’on appellera communes.

Ainsi peut-on expliquer, très sommairement, la naissance des communes aux xie et xiie siècles, ce régime urbain adapté aux besoins d’hommes qui vivent essentiellement de la transformation, de l’échange et de la circulation des produits. Le mouvement communal amorce une logique nouvelle de l’action, une dynamique économico-sociale qui définit « l’esprit » même de l’Occident moderne et de la classe qui s’en voudra l’incarnation : la bourgeoisie. Quitte à me répéter, celle-ci n’est pas sortie tout armée de l’histoire : elle s’est faite elle-même pour ainsi dire, mais lentement, progressivement, au fil des siècles, en parasitant, selon le mot de Braudel, la noblesse, en réduisant peu à peu son aire d’action sociale et politique. Avec les communes, des hommes qui étaient pour ainsi dire des voyageurs de commerce, des marchands itinérants, vont se donner un cadre social correspondant à leurs besoins et à l’esprit protocapitaliste qui les anime :

Une mentalité nouvelle se met en place, celle, en gros, du premier capitalisme encore hésitant d’Occident, ensemble de règles, de possibilités, de calculs, art à la fois de s’enrichir et de vivre. Jeu aussi et risque : les mots clefs de la langue marchande, fortuna, ventura, ragione, prudenza, sicurtà, délimitent les risques contre lesquels il faut se prémunir. Bien sûr, il n’est plus question de vivre au jour le jour à la façon des nobles, en haussant ses recettes tant bien que mal au niveau de ses dépenses, celles-ci menant le bal. Ensuite, advienne que pourra ! Le marchand sera économe de son argent, calculera ses dépenses selon ses revenus, ses investissements d’après leur rapport. Le sablier est renversé dans le bon sens. Il économisera aussi son temps : déjà un marchand de dire chi tempo ha e tempo aspetta, tempo perde. Traduisons abusivement, mais logiquement : Time is money.[59]

Pour abusive qu’elle soit peut-être, cette traduction n’en a pas moins le mérite d’attirer l’attention sur ce qui constitue, comme je l’ai évoqué précédemment, l’un des aspects primordiaux du déracinement en train de s’opérer, à savoir le nouvel intérêt porté au temps. « Le capitalisme, écrit Benedict Anderson, déracinait également les gens dans une dimension : celle du temps. Dès le dernier quart du xviiie siècle, l’Europe produisait des horloges par centaines de milliers, et au cours du siècle suivant ce temps mécanique et artificiel devait rapidement évincer tous les anciens systèmes de calcul, à travers les mécanismes du travail coordonné en usine, les horaires de chemin de fer et l’incessante production en série des journaux ».[60] À première vue, cette préoccupation pour le temps tranche avec ce que Marc Bloch décrit comme la « vaste indifférence au temps » qui était l’attitude des hommes du Moyen Âge[61]. Mais l’homme médiéval n’était pas à proprement parler indifférent au temps ; il subordonnait plutôt les événements temporels à un autre temps, à ce que Fernand Dumont appelle le temps de l’avènement.

En somme, le temps devient, à l’époque moderne, l’objet d’une nouvelle appréhension. Citant au premier chapitre de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme un texte de Benjamin Franklin qui débute par « Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent », Max Weber y voit un « document de cet “esprit”, dans sa pureté presque classique », et qu’il rattache à l’« éthique particulière » du protestantisme ascétique d’obédience calviniste, lui-même issu de l’ascétisme monastique médiéval[62]. Cette explication, Marcel Gauchet la juge un peu courte, « l’esprit du capitalisme » résultant à son avis d’un « immense mouvement souterrain »[63] dont l’éthique protestante ne représente elle-même que la « fraction émergée ». « C’est, soutient-il, sur fond d’un système de civilisation déjà lui-même profondément original du point de vue de l’espace et du temps que s’enlève la grande valorisation moderne de l’activité. »

La révolution moderne et la perte du monde

Quelle est la condition sine qua non de cet « immense mouvement souterrain », de ce lent surgissement d’un « système de civilisation profondément original du point de vue de l’espace et du temps » ? Selon Dumont, ce mouvement irrépressible suppose « la destruction d’un système où le sujet trouvait auparavant sa place et sa vocation », de sorte que, ajoute-t-il, « les querelles bien connues sur l’influence du calvinisme sur le capitalisme apparaissent un peu vaines. Rien à chercher ici [précise-t-il à l’instar de Gauchet] d’une causalité où puisse se marquer nettement une priorité d’un secteur de l’action sur l’autre ».[64] Dans les mêmes pages des Idéologies auxquelles je me réfère ici, Dumont souligne que la décomposition du système médiéval, de la vision médiévale du monde, impliquait une dissociation progressive du sujet et de son espace, de la conscience et du milieu, lesquels, dans les sociétés anciennes, « tiraient leur consistance respective de leurs empiètements mutuels ». Bref : « L’ancien milieu était tout ensemble, travail et signification. Une fois détruit ce syncrétisme, ce sont des figures distinctes, et même antinomiques, qui se prêtent à la rationalité du travail et à la quête du sens ».[65]

La destruction de ce syncrétisme va en effet ouvrir peu à peu un espace de questions qui vont elles-mêmes, au fil des siècles, susciter de nouvelles réponses, lesquelles impliquent selon Dumont une reconstruction de la culture :

Cela apparaît d’abord, dès le Moyen Âge, dans les procédés de destruction des frontières et des obligations consacrées par la culture traditionnelle. Le bourgeois obtient la liberté de circuler, l’exemption des corvées et des octrois. Il exige des tribunaux de commerce différents des tribunaux civils et ecclésiastiques plus lents et forcément inspirés par les coutumes et les statuts anciens. Dans le même sens, il contribue à restaurer le droit romain, rationnel, abstrait au détriment du droit coutumier plus concret et plus près des genres de vie particuliers. Plus avant, le bourgeois libère progressivement les forces latentes de la production et de l’économie, ce domaine par excellence du calcul et de l’empirisme. La propriété est déliée des devoirs attachés traditionnellement aux fonctions sociales. De cette dénudation de la réalité empirique peut surgir l’individu rendu à sa liberté d’initiative et à sa volonté de puissance. Les coordonnées de l’action deviennent plus mobiles : l’intérêt se déplace de la terre aux biens meubles et à l’argent ; un marché des valeurs, avec la possibilité d’une transmutation infinie des biens, remplace lentement les anciennes qualifications concrètes des hommes et des choses.[66]

Trouvant sa condition de possibilité dans (pour prendre encore une fois les mots d’Hannah Arendt) « la distance que l’homme met entre lui et le monde, autrement dit l’aliénation par rapport au monde »[67], la « dénudation de la réalité empirique » qu’évoque ici Dumont, voilà ce que la technique traditionnelle rend, elle, impossible. Car, si « la tradition n’est pas synonyme de répétition mécanique », si elle est même « en mouvance continuelle », il n’en demeure pas moins que l’homme traditionnel « est un empiriste à court terme » et que « l’horizon de l’action, le long terme, est laissé à la tradition », « la technique, le travail, la lutte contre la rareté n’[ayant] pas assez de portée pour contester la tradition et rendre l’homme à la nudité de sa conscience, d’une conscience qui serait aux prises avec les dures nécessités d’instaurer le sens ».[68]

Cette contestation de la tradition s’est bien sûr étalée sur plusieurs siècles, se consolidant au fur et à mesure de ses empiètements[69]. Ce qui n’empêche pas Dumont de la qualifier de véritable « révolution par laquelle la société empirique a pris la première place par rapport à la société idéale ». Celle-ci, « au lieu d’être accueillie comme un avènement », deviendra « une tâche à poursuivre ».[70]

Aussitôt une question surgit : en quoi cette « dénudation de la réalité empirique » constitue-t-elle un déracinement ? Ne devrait-on pas, au contraire, y voir la découverte ou la reconnaissance par l’homme de ses racines terrestres, sa réconciliation, si longtemps différée par « l’aliénation religieuse », avec sa condition d’habitant de la terre ? Si, comme Dumont lui-même insiste, les valeurs du bourgeois n’ont plus « la forme concrète et stable d’une société superposée à celle de la vie empirique », si « la bourgeoisie dépouille les comportements du revêtement des coutumes », si, avec elle, « les situations empiriques », au lieu « d’être ramenées à des fonctions déterminées par un foyer collectif de modèles et d’idéaux », « reprennent leur autonomie », alors ne devrait-on pas en conclure, en toute logique, que, bien loin d’amorcer un processus de déracinement, le bourgeois médiéval est celui qui, en s’affranchissant de la tutelle religieuse et en s’engageant résolument dans le monde, s’enracine plus qu’aucun autre type d’homme ne l’avait fait avant lui ?

S’enraciner : il est vraisemblable que ce fut là l’intention plus ou moins consciente du bourgeois médiéval, cet ancêtre de l’homme moderne. Mais pour dénuder la réalité empirique, pour en dégager la logique immanente, pour en décomposer et en recomposer les éléments, il a d’abord fallu la soustraire aux coutumes et aux traditions qui la recouvraient et lui conféraient a priori une signification. « À l’homme, la signification de l’univers vient de l’extérieur, de l’enchantement des symboles naturels et de ce prodigieux stock social de savoir que sont les coutumes […] la technique n’a pu donner lieu à une extension prodigieuse de la connaissance analytique qu’en se dissociant de cette autre connaissance spontanée, symbolique surtout celle-là, par laquelle le monde a d’emblée un sens pour l’homme. »[71]

C’est à cette dissociation que va s’employer au fil des siècles, lentement et opiniâtrement, le bourgeois, qui, loin de se réconcilier avec le monde tel qu’il lui est donné, avec un monde qui « a d’emblée un sens », en sera plutôt le grand désenchanteur ; et, s’il le désenchante, s’il en conteste le sens premier, c’est pour en faire un projet[72] — ce que Hannah Arendt appelle un « processus », qui « ne peut continuer qu’à condition de ne laisser intervenir ni durabilité ni stabilité de ce monde, et d’y réintroduire de plus en plus vite toutes les choses de ce monde, tous les produits du processus de production ».[73]Bref, selon Dumont :

L’histoire de la bourgeoisie occidentale fut d’abord, en effet, la délimitation progressivement élargie d’une aire historique où, plutôt que d’être accueillie comme un avènement, la culture seconde devenait une tâche à poursuivre […]. Progressivement, le monde cesse d’être un donné ; il n’est plus suspendu à quelque double de lui-même où les situations et les actions prenaient auparavant leur sens. Le monde est chose à faire et, les valeurs étant devenues évanescentes, le pouvoir peut s’exercer à partir de sa seule initiative.[74]

Autrement dit, « la dénudation de la réalité empirique », qui est la condition fondamentale du développement de la science et de la technique modernes, n’est possible, comme l’a si fortement souligné Hannah Arendt, qu’à la condition que « l’homme sacrifie son monde et son appartenance-au-monde »,[75] autrement dit la culture telle qu’il l’a reçue. « En s’émancipant, c’est de la culture que la technique s’éloigne », affirme Dumont.[76]

L’invention du télescope et la découverte du point d’appui d’Archimède

Quand cette émancipation s’est-elle réalisée ? Quand l’homme a-t-il sacrifié son monde et son appartenance-au-monde ? Quand est-il devenu à proprement parler moderne ? Les pages qui précèdent tendent à montrer que le devenir moderne de l’homme s’est accompli sur une très longue durée, que le déracinement de la culture remonte loin en arrière, aussi loin que dans le mouvement communal des xie et xiie siècles. Néanmoins, il est difficile d’admettre que tout était joué dès cette époque lointaine et que la tendance que l’on peut déceler, aussi lourde qu’elle nous paraisse rétrospectivement, fut dès lors irréversible. C’est sans doute en partie pourquoi Hannah Arendt — convaincue par ailleurs que « ce ne sont pas les idées [mais] les événements qui changent le monde »[77] — invoque trois événements survenus au seuil de l’époque moderne et qui en auraient fixé le caractère définitif, à savoir 1) la découverte de l’Amérique et l’exploration du globe qui s’ensuivit ; 2) la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, amorça le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale ; 3) l’invention du télescope et la science nouvelle qu’elle inaugure et selon laquelle la nature terrestre est appréhendée du point de vue de l’univers[78].

Parmi ces trois événements, c’est le dernier qui, selon elle, aurait été de loin le plus décisif. « Comme la naissance dans la crèche, qui ne signifiait pas la fin de l’Antiquité, mais le commencement d’une chose si parfaitement nouvelle que rien ni peur ni espérance, ne pouvait la faire prévoir, ces premiers regards jetés sur l’univers au moyen d’un instrument à la fois adapté au sens de l’homme et destiné à leur dévoiler ce qui aurait dû à jamais leur échapper, allaient créer un monde entièrement neuf et déterminer le cours d’autres événements qui, avec plus de bruit, donneraient naissance à l’époque moderne. »[79] Cette primauté qu’Arendt accorde à la découverte du télescope semble d’ailleurs corroborée par Alexandre Koyré. En effet, ce dernier, dans l’avant-propos de son célèbre ouvrage sur le passage du « monde clos à l’univers infini » (From the Closed World to the Infinite Universe), fait observer que, par-delà tous les jugements que l’on a pu porter pour caractériser la révolution ou la crise du xviie siècle en Europe, celle-ci procède d’« un processus plus profond et plus grave, en vertu duquel l’homme […] a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales, mais jusqu’aux structures mêmes de sa pensée ».[80]

Mais comment l’homme est-il arrivé à faire le deuil de sa place dans le monde ? Comment a-t-il pu échapper au désespoir où risquait de le plonger le « silence éternel de ces espaces infinis » qui soulevait l’effroi de Blaise Pascal ? Comment fut résolu — si tant est qu’il le fut vraiment — le problème lié à la découverte du point d’Archimède, à savoir que « ce point hors de la Terre fut trouvé par une créature terrestre, qui s’aperçoit qu’elle vit dans un monde non seulement différent, mais sens dessus dessous (topsy-turvy) dès qu’elle essaie d’appliquer aux réalités de son environnement sa conception universelle du monde » ?[81] Bref, comment, et par quoi, l’homme a-t-il remplacé ses conceptions fondamentales du monde et les structures mêmes de sa pensée, pour devenir, pour le meilleur et pour le pire, un homme moderne ? Selon Arendt, c’est Descartes qui trouva la solution au problème posé par la découverte du point d’Archimède, en transportant celui-ci dans l’homme lui-même, en choisissant « comme repère suprême le schéma de l’esprit humain qui se donne réalité et certitude à l’intérieur d’un cadre de formules mathématiques qu’il produit lui-même ».[82] Ainsi, sans changer de place, tout en demeurant une créature terrestre, l’homme moderne de Descartes en vient à occuper un point d’appui universel, un point qui n’est pas un point réel dans l’espace, mais un lieu idéal qui lui permet de se dédoubler et de se voir, de s’abstraire en esprit de son lieu naturel et d’intervenir sur lui et sur sa propre condition d’existence terrestre.

Pourtant, un siècle avant Galilée et Descartes, donc avant même la révolution scientifique moderne, Nicolas Machiavel n’avait-il pas adopté, par rapport à la Cité politique, une semblable distanciation aliénante, cette position épistémologique spécifiquement moderne ?[83]. Et qu’est-ce qui a déterminé Machiavel lui-même à adopter une telle position ? « Au début des temps modernes, il a fallu, selon Dumont, que s’instaurent des attitudes particulières envers le monde pour qu’un nouvel univers d’intelligibilité, un nouveau sujet épistémique prennent place et légitimité. Par la suite, les grandes révolutions scientifiques ont été des révolutions de cultures. »[84]

Ces « attitudes particulières » ne cachent-elles pas, avant la science moderne et la suscitant, un « ressentiment existentiel »[85] lui-même indissociable d’un désir de vérité dont Dumont ira jusqu’à dire qu’il « tire sa pureté de notre secret désir de nous libérer de nous-mêmes ? »[86]

Tenons-nous-en à une perspective plus modeste ou plus prudente, à ces attitudes particulières décrites précédemment et qui toutes renvoient à une prise de distance de l’homme par rapport au monde. Mais à une prise de distance au sens où l’entendait Heidegger dans un passage que cite d’ailleurs Dumont : « Le monde en tant qu’image conçue ne devient pas de médiéval, moderne ; mais que le monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des Temps modernes […]. Ici commence cette manière d’être homme qui consiste à occuper la sphère des pouvoirs humains en tant qu’espace de mesure et d’accomplissement pour la possession et la maîtrise de l’étant dans sa totalité. »[87]

Ce qui commence, c’est le problème du déracinement de la culture, qui fait à la fois la grandeur et le tourment de l’homme moderne.

Conclusion

Aussi nombreux et importants que soient les concepts et les thèmes qu’elle fait intervenir, cette réflexion n’est, comme son titre l’indique, qu’une contribution qui n’avait d’autre objectif que de proposer un certain point de vue, parmi d’autres possibles, sur la problématique du déracinement de la culture à l’époque moderne. Nous estimons toutefois être parvenu, en croisant les perspectives d’Hannah Arendt, de Fernand Dumont et de Simone Weil, à faire ressortir certains aspects décisifs de ce que nous avons osé appeler avec cette dernière une « maladie », dont nous sommes tous aujourd’hui, les intellectuels y compris, affligés, le plus souvent inconsciemment. À l’origine de cette maladie, nous avons cru voir apparaître, à la fin du Moyen Âge, un nouveau type d’homme : le bourgeois, auquel « la découverte métaphysique de l’homme » par Descartes au xviie siècle est venue donner en quelque sorte ses lettres de noblesse, en traduisant philosophiquement la vision du monde qu’il incarnait. Dès lors, le développement de la modernité se fera sous le signe du déracinement de la culture, c’est-à-dire d’une dissociation progressive de l’homme et du monde, dont Hannah Arendt et Fernand Dumont nous auront permis de mieux saisir l’impitoyable logique, ainsi que le « ressentiment existentiel » qui la sous-tend.

Qu’est-ce qui, en définitive, se joue à travers le déracinement de la culture ? Rien de moins, croyons-nous, que (selon le titre du chef-d’oeuvre d’Hannah Arendt) « the human condition », c’est-à-dire la place de l’homme dans un monde dont la réalité se révèle de plus en plus soumise à un perpétuel processus de changement qui met en péril ce que Simone Weil identifiait comme le bien humain « le plus précieux dans l’ordre temporel », à savoir « la continuité dans le temps ». En d’autres termes, ceux de Fernand Dumont, ce processus s’attaque à « la situation de l’homme dans la durée, c’est-à-dire l’essence de la culture comme lieu de l’homme ».[88]

Qu’adviendra-t-il de l’homme déraciné ? Où le conduira sa marche aussi résolue qu’aveugle vers un avenir que, déjà au milieu du xixe siècle, Alexis de Tocqueville disait plongé dans les « ténèbres » ? Ne recevant plus son sens du monde, un tel homme ne risque-t-il pas de disparaître sous le poids de sa propre subjectivité ? Si nul ne peut prétendre apporter une réponse définitive à de telles questions, nous aurons du moins cherché ici à montrer qu’il n’est rien de plus urgent aujourd’hui que de les garder philosophiquement vivantes.