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Le but poursuivi par Vincent Lemieux dans cet ouvrage paraît à première vue fort ambitieux. Il y est question d’énoncer un début de théorie politique universelle de la décentralisation par la formulation de vingt-deux hypothèses autour de quatre propositions de recherche. Compte tenu de la notoriété de l’auteur, de l’étendue de sa production intellectuelle et de la rigueur dont il fait habituellement preuve dans ses travaux, le lecteur acceptera volontiers de s’engager dans la démarche scientifique proposée.

Ce qui ressort, dès la lecture de la première partie du livre, c’est qu’il se présente comme un exercice de synthèse des nombreux travaux réalisés par l’auteur en cours de carrière, depuis les vingt dernières années en particulier. Les principales notions contenues dans ce texte (décentralisation, relations de pouvoir, politiques publiques, coalitions), les typologies et les modalités ont pour la plupart déjà fait l’objet d’études publiées par l’auteur. La méthode présentée en annexe en vue d’une formalisation des relations de pouvoir dans les politiques publiques résulte d’un cheminement initié, à notre connaissance, par des recherches menées au cours des années 1970 sur les réseaux sociaux, donnant lieu à la production d’un petit ouvrage intitulé Réseaux et appareil (1982) et se précisant dans un cahier intitulé Éléments d’une théorie politiques des voix (1992), pour aboutir à ce qui nous est ici proposé.

Ainsi, toute personne désirant s’initier à l’oeuvre de V. Lemieux trouvera dans ce texte non seulement l’essentiel des questions le préoccupant et des outils qu’il nous propose pour leur traitement mais également l’articulation des nombreux concepts que suppose une tentative de formalisation théorique des relations de pouvoir dans les politiques de décentralisation. L’intérêt de cette parution s’en trouve de ce fait assuré.

Fidèle à ses habitudes scientifiques, V. Lemieux se fait très systématique dans sa présentation. Partant du postulat selon lequel les acteurs cherchent à occuper les positions de pouvoir les plus avantageuses dans les politiques de décentralisation tenant compte des ressources qu’ils maîtrisent à un moment du processus, il développera quatre propositions de recherche.

La première porte sur les enjeux entourant les politiques de centra-décentralisation et propose que les chances de voir les transferts compris dans une politique de décentralisation s’accroissent à mesure que s’étend le pouvoir des acteurs non gouvernementaux. La seconde traite du rapport centre-périphérie et suggère que le pouvoir exercé par les acteurs de la périphérie dans le déroulement d’une politique de décentralisation variera selon la décentralisation existante. La troisième proposition énonce que plus une coalition comprendra d’acteurs en position de pouvoir favorable, plus elle aura de chances d’exercer un contrôle sur les enjeux. Enfin, l’auteur présume, dans une quatrième proposition, que la légitimation du pouvoir des acteurs responsables d’une politique de décentralisation est d’autant plus simple que leurs atouts se fondent sur des valeurs plausibles et peu contestables.

Ces propositions de recherche sont mises à l’épreuve dans douze cas différents de politiques de décentralisation réparties en quatre types : la décentralisation administrative (déconcentration), la décentralisation fonctionnelle (délégation), la décentralisation politique (dévolution) et la décentralisation structurelle (privatisation). Cet exercice aboutit à terme à la formulation de vingt-deux hypothèses constitutives de la théorie politique de la décentralisation que cherche à élaborer l’auteur.

Les hypothèses énoncées sont variables à la fois par la nature du domaine concerné et par leur importance. Nous relèverons, en guise d’exemple, quatre d’entre elles qui, à défaut d’être parfaitement représentatives de l’ensemble, ont pour mérite d’illustrer le type de propositions auxquelles en arrive l’auteur. Ainsi, deux hypothèses (la troisième et la quatrième) stipulent que les sources formelles du pouvoir des acteurs sont nécessaires mais insuffisantes. Elles doivent être complétées par des sources plus informelles (information, relations, etc.). D’ailleurs, ce sont surtout les dernières qui se trouveraient à la base du pouvoir des acteurs non gouvernementaux. Une troisième hypothèse (la neuvième) avance que l’efficacité des coalitions est accrue dans la mesure où elles comptent des acteurs non gouvernementaux à la base des deux paliers en position de pouvoir avantageuse par rapport aux acteurs gouvernementaux. Enfin, une quatrième hypothèse (la vingt-et-unième) suggère que l’intervention des acteurs non gouvernementaux est plus importante aux paliers régional et local qu’au palier national. Voilà quelques pistes qui devraient, selon nous, être mises à l’épreuve dans des recherches subséquentes.

Si plusieurs des propositions contenues dans ce livre ont le mérite de nous inciter à poursuivre la réflexion, les moyens y conduisant suscitent quelques réserves. En effet, l’auteur n’arrive pas à convaincre le lecteur de la justesse de ses choix dans le cas des politiques retenues pour l’analyse. Les douze cas étudiés sont extrêmement hétérogènes tant par les domaines qu’ils recouvrent (santé, éducation, information, logement, télécommunications, système carcéral…) que par les niveaux de gouvernements concernés (municipal, provincial, États unitaires, États fédérés…). Or, bien que V. Lemieux présente quelques mises en garde à ce propos, l’analyse qu’il fait ne relève pas suffisamment les importantes répercussions que peuvent avoir ces variations de statut sur les politiques de décentralisation et particulièrement les relations de pouvoir entourant leur production et leur implantation.

Une remarque similaire peut être avancée relativement aux différences culturelles caractérisant les sociétés où se négocient les politiques de décentralisation. Bien que l’auteur, en chercheur expérimenté, prenne en compte ces différences culturelles, il fait malheureusement l’économie d’une considération étendue de l’impact qu’elles peuvent avoir sur les relations de pouvoir entourant les politiques de décentralisation. Cette situation nous paraît ressortir clairement de l’usage fait du cas du Sénégal. Non seulement, comme le souligne V. Lemieux, l’intervention d’organisations internationales vient fausser les données mais il faudrait aussi prendre en compte la coexistence d’une structure politique et sociale traditionnelle en compétition avec la structure officielle. La problématique de la centra-décentralisation fait alors appel à une analyse plus complexe des croyances et valeurs véhiculées au sein de la société. D’ailleurs, le domaine de la santé (domaine de la politique de décentralisation étudiée par l’auteur) est l’un de ceux où les phénomènes de valeurs et croyances ont le plus d’influence.

L’évaluation globale des propositions contenues dans cet ouvrage de V. Lemieux pourrait, compte tenu de ce que nous constations au départ, s’appliquer à une part importante de son oeuvre. Elle variera aussi selon le parti pris théorique du lecteur. D’un point de vue objectiviste, V. Lemieux nous offre de précieux outils pour analyser les relations de pouvoir dans les politiques de décentralisation dont la formalisation assure la distance nécessaire entre le chercheur et son objet. D’un point de vue subjectiviste, le modèle qu’il nous propose apparaît limité lorsqu’il s’agit de rendre compte de la complexité des rapports entre les acteurs. Le graphe des rapports de pouvoir dans la politique de décentralisation à Baltimore présenté en annexe (p.180) illustre très bien notre propos. S’il permet grâce à un réseau complexe de traits et de symboles d’objectiver le rapport intervenant entre des sujets autour d’une politique donnée, il ne rendra jamais compte de la complexité de leurs rapports ponctués d’échanges, de négociations, de marchandages, de collaborations où des enjeux n’ayant parfois aucun rapport avec la politique en cause interviennent dans les jeux de pouvoir.

Pourtant, au-delà de ces importantes divergences de perspective, tous reconnaîtront la qualité de la contribution de ce chercheur dont l’étendue nous semble bien illustrée dans le présent ouvrage. La méthodologie qu’il propose, les typologies qu’il développe, les propositions et les hypothèses qu’il élabore sont autant d’outils susceptibles de favoriser la réflexion et d’encourager le développement de la connaissance. Que les convaincus poursuivent la démarche proposée en mettant à l’épreuve les hypothèses avancées ou que les sceptiques développent des contre-arguments pour étayer leur perspective, voilà, je crois, ce à quoi invite ici l’homme de science V. Lemieux.