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Au cours des dernières décennies, on a vu le souci du passé occuper une place de plus en plus importante dans l’espace public. Commémorations, monuments, conférences, publications, expositions : les divers actes de mémoire qui se sont succédé récemment ont souvent donné lieu à d’intenses débats. Depuis la controverse entourant la Collaboration, en France [1], jusqu’à l’inauguration du musée juif de Berlin, en passant par la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud [2] et le débat sur les réparations dues aux victimes de l’esclavage aux États-Unis [3], la valeur du passé et l’importance qui devrait lui être accordée dans les choix du présent semblent au coeur de nos préoccupations.

Au Québec également, on assiste depuis quelques années à un renouvellement du questionnement sur les moments fondateurs de notre histoire. Abandonnant les certitudes figées du passé, de nombreux intellectuels se sont donné pour tâche de réévaluer le sens du devenir collectif québécois. La conquête anglaise, l’ère de Duplessis, la Révolution tranquille, la crise d’Octobre : la relecture critique de l’histoire n’a épargné aucun des moments symboliques du cheminement de la société québécoise vers la modernité.

Les nombreuses commémorations qui se sont multipliées ces dernières années — la « découverte » de l’Amérique, le 80e anniversaire de l’armistice, le débarquement de Normandie, la Libération, Hiroshima — paraissent traduire un désir d’ancrage, une volonté de décoder les événements qui articule la constitution de notre monde. Plus encore, en cherchant ainsi à nous approprier — ou à nous réapproprier — les significations du passé, nous manifestons le besoin de nous inscrire dans une communauté d’appartenance, dans le « lieu commun » d’une histoire collective.

Le souvenir des morts et l’individu moderne

Cette préoccupation accrue pour le passé n’entre-t-elle pas en contradiction avec l’un des principes fondamentaux de la modernité : la liberté de l’individu de choisir sa propre existence, de donner forme à sa vie, affranchi des obligations qui le lient à sa communauté, à son passé, à ses ancêtres ? Les devoirs que nous nous donnons envers le passé, les efforts que nous déployons pour commémorer les tragédies de notre siècle, pour perpétuer la mémoire des victimes de génocides, semblent incompatibles avec la vocation de liberté qui nous engage à remettre en question les certitudes du passé et à définir notre existence, en nous délestant du poids de l’histoire et de la tradition. D’un côté, nous cherchons à saisir dans la compréhension du devenir historique le ressort de notre vie collective, de l’autre, nous tentons de nous affranchir de l’héritage de valeurs, d’idées et de croyances qui nous détermine en partie et qui entame notre pouvoir d’autonomie.

À ce titre, le devoir envers les morts revêt un caractère particulièrement problématique : en effet, ne place-t-il pas l’homme sous l’autorité du passé et de la tradition [4] ? Le devoir de prendre soin des morts nous incombe davantage en vertu de notre relation avec le défunt et de la fonction que nous occupons au sein d’un groupe déterminé que d’un choix personnel qui demeurerait indépendant de l’héritage collectif auquel nous sommes attachés. L’exigence envers les morts entre ainsi en contradiction avec l’aspiration de l’homme à l’autodétermination. Si l’effort d’émancipation repose sur la mise en question des traditions, des croyances, des pratiques liées au rôle de l’individu au sein d’un groupe, il faut admettre que le devoir de souvenir des morts entraîne le sujet dans une dynamique inverse.

Il convient de noter ici qu’il existe une distinction entre le devoir de mémoire civique, d’une part, qui recouvre les commémorations publiques, le souvenir des victimes de guerres et de conflits, la mémoire des soldats, des héros ou des personnes illustres ayant marqué l’histoire d’une nation, et le devoir de mémoire familial, d’autre part, qui incombe à l’individu en vertu des liens qui l’unissent aux siens. C’est en vertu de ce devoir, par exemple, qu’Antigone, contre la volonté de Créon, et au péril de sa propre vie, veut donner une sépulture à son frère et lui rendre les hommages qui lui sont dus. Si Antigone sent qu’elle doit s’acquitter d’un tel devoir, ce n’est pas parce qu’elle est attachée à lui ni parce qu’il a été bon pour elle, mais simplement parce que Polynice est son frère, parce qu’elle est unie à lui par les liens du sang. Son acte lui est dicté, non par un choix ni par un sentiment de reconnaissance, mais par sa place au sein du groupe familial. Il ne s’agit pas d’un acte d’amour, mais d’un acte de piété.

On a souvent vu dans la tragédie d’Antigone une illustration de l’opposition entre le droit positif, incarné par Créon, et le droit naturel, invoqué par Antigone pour donner une sépulture à son frère. C’est peut-être la notion de droit naturel, qui permet le mieux de comprendre la nature du devoir familial envers les morts, que nous évoquons. Il ne s’agit pas d’un devoir civil, sanctionné par les lois de la Cité, ni avant tout d’un devoir religieux. Les rituels de deuil et de commémoration sont souvent encadrés par la religion, certes, mais le souvenir des morts dépasse le cadre du religieux. De plus, ce devoir n’est pas n’est pas non plus avant tout motivé par le désir de manifester notre attachement au défunt.

Il ne s’agit pas non plus d’un devoir de reconnaissance. Ce n’est pas en vertu des bienfaits que nous ont prodigués nos parents ou nos ancêtres que nous avons un devoir de mémoire envers eux. Il est vrai que dans des cas extrêmes (lorsque des parents ont négligé, maltraité ou abandonné leurs enfants), les liens affectifs ont été si gravement altérés que parler d’un devoir de mémoire semble impossible. Mais l’on peut aussi imaginer sans contradiction qu’une personne ressente pour des parents qui l’ont négligée un devoir de souvenir, uniquement parce que ce sont ses parents et qu’ainsi s’affirme son lien — contradictoire, brisé, mais néanmoins nécessaire — avec l’histoire de sa famille, avec la trame narrative qui la relie à ses ancêtres.

Le devoir dont nous parlons n’incombe pas à l’homme en tant qu’individu, qui tente de définir sa vie et ses projets indépendamment du groupe auquel il appartient, mais parce que précisément il occupe une fonction définie au sein de sa communauté, que sa relation avec les siens, ses morts, contribue à déterminer son rôle dans le groupe. C’est cette dimension « particularisante » du devoir de mémoire à l’égard des morts qui le place en opposition avec la conception moderne du sujet.

En effet, l’individu moderne doit, pour être lui-même, inventer sa vie et mettre en question les traditions et les valeurs dont il a hérité. Dans un mouvement de pensée qui trouve l’une de ses expressions les plus radicales chez Heidegger, la destination de l’homme est définie, non pas en fonction de coordonnées sociales ou collectives préétablies, mais comme le résultat d’un effort d’autoréalisation. L’homme est son oeuvre propre : il choisit sa vie, c’est-à-dire qu’il donne lui-même sens à son existence, une direction et un contenu à sa vie, indépendamment des valeurs et des idées qui ont cours dans le « monde ». La généalogie de cette perspective peut être retracée jusqu’à Augustin, selon qui l’homme doit chercher son propre salut à travers une démarche intérieure, en revenant vers soi depuis sa dispersion dans le monde. On retrouve une thématique semblable dans le discours de la philosophie libérale sur la subjectivité. L’individu est autodéterminé dans la mesure où il choisit l’orientation de sa vie et développe une conception du bien sans être soumis aux conventions et aux normes extérieures qui l’entourent.

L’autonomie de l’individu selon John Rawls

Ainsi, dans le contexte de la pensée libérale anglo-saxonne contemporaine, le sujet est conçu comme étant autonome dans la mesure où il peut porter un jugement sur les facteurs culturels et sociaux qui sont susceptibles d’informer ses choix, sur l’horizon de valeurs et les références morales qui marquent son appartenance à un groupe particulier. Il doit se montrer capable non pas tant de s’affranchir de ces facteurs, mais de reconnaître leur influence et de les mettre en question.

Plus précisément, l’autonomie de l’individu est pensée comme la capacité « d’élaborer, de réviser et de poursuivre rationnellement des conceptions du bien [5] ». Cette conception, telle qu’elle est développée en particulier par John Rawls, renvoie tout d’abord à la capacité de décider de la forme et du sens que nous voulons conférer à notre vie. Notre but étant, de manière générale, de mener une bonne vie, nous délibérons avec nous-mêmes sur la signification que nous voulons donner à notre existence, des buts que nous désirons poursuivre. En d’autres termes, nous élaborons, à partir des valeurs et des formes de vie auxquelles nous sommes exposés, notre propre plan de vie, notre propre conception du bien. Mais nous pouvons aussi nous tromper sur l’orientation que nous avons donnée à notre existence. Il peut arriver que nous constations que les buts que nous avons poursuivis, les ambitions que nous avons nourries dans le passé ne correspondent plus à ce que nous considérons maintenant comme étant une existence « digne d’être vécue ». C’est pour cela que l’autodétermination signifie non seulement le pouvoir de choisir un plan de vie, mais aussi la liberté de réévaluer, de réviser la manière dont nous envisageons le sens et la raison d’être de notre existence [6]. Nous pouvons toujours « prendre un recul » par rapport à nos aspirations actuelles et questionner leur véritable valeur. Nous pouvons choisir de reconsidérer nos plans et notre parcours à la lumière de nouvelles expériences [7].

De plus, l’autodétermination est d’autant plus fondamentale qu’elle est, selon la doctrine libérale, une des conditions essentielles d’une vie qui a un sens ; seule une vie que j’ai moi-même choisie peut avoir une signification pour moi. Il ne suffit pas que je mène la vie qui est la meilleure pour moi, encore faut-il que j’en sois moi-même l’auteur. Il se pourrait fort bien, par exemple, que l’État, ou mon curé, ou mes parents sachent mieux que moi quel est mon bien. Je peux certes tenir compte de leurs conseils, mais m’en remettre entièrement à leur autorité retirerait à ma vie le sens véritable que je veux lui imprimer. Ma vie a plus de valeur si elle est vécue de l’intérieur, en accord avec mes croyances et mes convictions propres, que si elle est déterminée par des principes et des valeurs auxquels je n’adhère pas, ou tout au moins, que je n’ai pas moi-même assumés de manière critique.

Cette conception de l’autonomie, au fondement de la Théorie de la justice de J. Rawls, ne signifie pas que l’individu doive, lorsqu’il choisit son plan de vie, se concevoir indépendamment de toute appartenance collective, de toute valeur qui l’attacherait à des pratiques sociales. Elle implique simplement que les êtres humains se caractérisent par leur capacité de mettre en question et de réévaluer leurs attachements. Cela ne veut pas dire que les individus doivent faire abstraction de tous leurs attachements en même temps. Nous ne pouvons pas nous détacher de toutes nos valeurs simultanément, car alors nous ne disposerions d’aucune base sur laquelle fonder nos jugements. Nous n’examinons nos engagements que selon un point de vue qui relève lui-même d’un engagement. Je ne peux mettre en question mon identité de juif qu’en la mettant en rapport avec la perspective d’une autre confession, ou bien en me faisant agnostique ou athée, mais je ne peux jamais adopter un point de vue de neutralité absolue, qui ne repose sur aucune représentation du bien particulière.

Ainsi, dans la pensée de J. Rawls, le choix, l’évaluation ou le rejet d’une conception déterminée du bien s’opèrent toujours sur le fond d’une autre conception du bien. L’autodétermination n’est pas garantie par l’exclusion de toute forme de vie héritée, de tout choix d’existence fondé sur une appartenance collective, mais bien plutôt par la capacité du sujet à évaluer et à remettre en question ces choix de vie [8].

Il n’est pas nécessaire, par exemple, que l’individu rejette tout devoir envers les siens, toute pratique qui le lie à la vie de son groupe pour qu’il soit possible de reconnaître au souvenir des morts une valeur au sein d’un projet de vie authentique. Il suffit qu’il soit en mesure, s’il le désire, de réexaminer et de mettre en question la pratique de la commémoration des morts. Cette remise en question ne peut se faire qu’à partir d’une position qui elle-même relève d’un ancrage dans une conception du bien particulière : ainsi, c’est en vertu d’une vision purement matérialiste de la vie humaine, par exemple, que l’on peut nier toute valeur au souvenir des morts. Et l’individu peut aussi bien reconnaître que la commémoration des morts fait partie d’une vie qui a un sens pour lui, et accepter les devoirs que lui impose son appartenance à un groupe familial et social sans qu’une telle position mette en question sa capacité à se choisir lui-même. Car c’est uniquement en examinant ses projets de vie d’un point de vue toujours ancré dans une conception particulière du bien que l’individu peut être en mesure d’exercer sa liberté. Cela ne suppose pas le rejet unilatéral de toute forme de vie collective, mais simplement la possibilité d’évaluer, toujours à partir d’un horizon de valeurs particulier, les projets qui orientent notre existence.

Il semble ainsi que la conception rawlsienne du sujet permette de faire place à la reconnaissance d’un devoir de souvenir des morts. Mais quel est alors le statut d’un tel devoir ? Choisir de lui reconnaître une place au sein d’une vie dotée de sens constitue un exercice de liberté, certes, mais est-ce bien avant tout du « choix d’une vie dotée de sens » qu’il s’agit ici ? Le devoir de souvenir des morts résulte-t-il d’un choix véritable ? Ne suppose-t-il pas plutôt la reconnaissance d’une identité — identité de fils, de fille, de frère ou de soeur — que nous n’avons pas choisie, et que nous ne pouvons jamais totalement nier ou rejeter ? Reconnaître un devoir envers nos morts relève-t-il vraiment d’une capacité à élaborer, à évaluer et à poursuivre rationnellement une conception du bien ? Ne s’agit-il pas là moins d’un choix véritable que de la simple reconnaissance d’une exigence attachée à une appartenance familiale qui constitue une part inaliénable de notre identité ?

« Attachements constitutifs » et souvenir des morts

Nous chercherons tout d’abord à examiner quelle place pourrait occuper le souvenir des morts dans le contexte de la Théorie de la justice [9] et, à la lumière des critiques communautariennes, à montrer les difficultés qu’impose à la conception rawlsienne de l’individu la prise en compte de devoirs constitutifs, tel le devoir de souvenir des morts. En un second temps, nous explorerons dans quelle mesure les écrits de J. Rawls qui ont suivi la Théorie de la justice permettent une perspective différente sur la nature de l’individu et nous nous demanderons si la pensée du « second Rawls » est mieux à même d’accueillir un devoir envers les morts.

La conception rawlsienne de l’individu exclut la possibilité d’« attachements constitutifs ». Le privilège accordé à l’autonomie de l’individu signifie que toute forme d’appartenance et tout engagement dans une existence collective peuvent, potentiellement, être mis en question. Une telle conception de l’individu ne permet pas de reconnaître une légitimité à la possibilité de liens familiaux ou sociaux qui ne pourraient être mis en question, tant ils seraient constitutifs de l’identité même de l’individu. C’est là le sens de la critique communautarienne à l’endroit de la conception rawlsienne du sujet.

À cet égard, la critique qu’en livre Michael Sandel est la plus précise et peut-être la plus éclairante [10]. Elle gravite autour de deux notions : le « sujet désinséré » (unencumbered self) et l’« individualisme asocial » (asocial individualism). M. Sandel fait tout d’abord valoir que l’unité du sujet de J. Rawls est constituée indépendamment de toute appartenance à un groupe particulier. Le sujet rawlsien est, dans son essence, dénué d’attaches communautaires ; il est, en d’autres termes, désancré, désincarné. Ce jugement s’appuie sur certains passages de la Théorie de la justice dans lesquels J. Rawls affirme, par exemple, que « le moi est premier par rapport aux fins qu’il défend ; même une fin dominante doit être choisie parmi de nombreuses possibilités [11] ». Ainsi, la constitution du sujet ne peut résulter des fins et des projets qu’il a choisi de poursuivre. L’individu n’est pas avant tout constitué par ses projets, ses engagements, ses liens avec une communauté donnée, mais par sa capacité à choisir sa propre conception du bien : « Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est exprimer notre nature en suivant un projet qui considère le sens de la justice comme un désir parmi d’autres. Car ce sentiment révèle ce qu’est la personne et faire un compromis n’est pas pour le moi réaliser sa liberté mais, au contraire, céder aux contingences et aux accidents du monde [12]. »

Si le sujet est conçu comme constitué antérieurement à tout engagement collectif, à tout ancrage social (antecedently individuated, selon l’expression de M. Sandel), il lui est alors impossible, par définition, de développer des attachements à une communauté qui soient constitutifs de son identité. Cette dernière est fixée préalablement au choix de fins et de projets particuliers, si bien qu’une distance entre le sujet et les valeurs qui l’animent doit toujours demeurer [13].

Ce qui est reproché à la conception de J. Rawls n’est pas que l’individu soit incapable de se donner comme but le bien d’autres personnes, ou celui d’une communauté ; le problème réside plutôt dans le fait que de tels buts demeurent toujours extérieurs à l’individu lui-même. Ils peuvent être adoptés par le sujet, mais n’en constituent jamais des parties intégrantes. La position de J. Rawls exclut la possibilité de buts qui, partagés avec autrui, amènent l’individu à s’identifier à une communauté et à considérer son appartenance à cette communauté comme essentielle à son être [14].

Un autre aspect de la critique communautarienne renvoie à l’« individualisme asocial » de la conception rawlsienne du sujet. Comme nous l’avons vu, cette conception est jugée incohérente par M. Sandel, car elle méconnaît la part que jouent nos projets et les buts que nous poursuivons dans la constitution de notre identité. La théorie du sujet développée par J. Rawls néglige aussi l’apport essentiel des valeurs et des projets collectifs dans la vie de l’individu. Pour lui, la société ne constitue pas le réseau d’échanges au sein duquel sont poursuivis des projets collectifs, mais un simple système de coopération visant la poursuite d’intérêts individuels. Le libéralisme de J. Rawls conçoit la société comme le produit d’un contrat, d’un processus de négociation entre des individus soucieux de promouvoir leurs intérêts personnels. Il ne s’agit pas ici de simplement faire valoir que l’identité de l’individu, dans la pensée de J. Rawls, est définie indépendamment des fins et des projets qu’il se donne, mais plutôt que les valeurs et les projets de l’individu sont formés indépendamment de la société, cette dernière étant le produit d’un processus de négociation entre des individus dont les projets sont déjà déterminés. Du point de vue des communautariens, une telle conception ne tient pas compte du fait que les idées et les pratiques à partir desquelles nous nous interprétons nous-mêmes et donnons une direction à notre vie proviennent d’un réseau de significations sociales.

La critique développée ici a une double portée. Elle concerne tout d’abord l’origine des conceptions du bien et des projets de vie auxquels adhèrent les individus. Selon les communautariens, la conception rawlsienne de la société comme un « système de coopération visant la poursuite des intérêts individuels de chacun », présuppose que ces intérêts donnés antérieurs à tous rapports sociaux et méconnaît ainsi la manière dont les individus dérivent leur conception du bien et leur conscience d’eux-même du réseau d’échanges et du système de significations développés par la société.

Ainsi, selon Alasdair MacIntyre, tout projet, tout plan de vie individuel doit être rapporté à un réseau de pratiques collectives et de traditions. La position originelle imaginée par J. Rawls, bien qu’elle ne constitue qu’un modèle heuristique — une « technique de représentation », selon l’expression de celui-ci — privilégie la conception de la société comme une « association volontaire » : « Pour […] Rawls, une société est composée d’individus possédant chacun leurs propres intérêts, qui doivent ensuite s’associer pour déterminer les règles d’une vie en commun […]. Les individus priment donc sur la société, et l’identification des intérêts individuels précède, et est indépendante de la construction de tout lien moral ou social [15]. » Une telle conception nous empêche, selon A. MacIntyre, d’envisager la société comme une communauté fondée sur une compréhension de ce qu’est le bien individuel et le bien collectif que chaque individu adopte et à la source de laquelle il puise le contenu de ses projets et de ses plans de vie.

Enfin, la critique de l’« individualisme asocial » de J. Rawls présente un second aspect qui porte non pas sur l’origine des conceptions du bien qui orientent la vie de l’individu, mais sur leur contenu. Selon M. Sandel, par exemple, la conception rawlsienne de la société en tant que système de coopération permettant la poursuite d’intérêts individuels, exclut ou tout au moins dévalue les conceptions du bien dont le contenu est essentiellement collectif. Dans l’optique de J. Rawls, les liens entretenus avec une communauté spécifique sont purement volontaires, et résultent d’une délibération rationnelle d’individus motivés par le seul désir de protéger leurs intérêts personnels. Une telle perspective néglige, selon M. Sandel, l’ancrage de l’individu dans la vie d’une communauté et son attachement à des projets collectifs, à des pratiques grâce auxquels il marque son identification au destin d’un groupe. Elle rejette l’idée que le sentiment d’appartenance à une communauté puisse être constitutif de l’identité de l’individu. L’attachement à une communauté nationale ou religieuse, par exemple, la participation à des pratiques qui lient les individus aux autres membres d’un groupe dans la poursuite de projets communs, s’en trouvent dévalués.

Si les conceptions du bien qui présupposent la valorisation de projets et de pratiques collectives sont, de manière générale, reléguées à un ordre de seconde importance, il en va de même de notre identité familiale et des devoirs qui nous incombent en fonction de cette appartenance (le devoir de mémoire à l’égard de nos proches, en l’occurrence). En effet, notre devoir envers nos morts nous renvoie à la place que nous occupons au sein du groupe familial, il découle de notre identité de fils, de fille, de frère ou de soeur. Ce devoir nous engage, à travers la commémoration de nos morts, à poursuivre, aux côtés des autres membres de notre groupe une fin commune : maintenir l’unité du groupe. Une telle fin n’a de sens qu’en vertu de notre appartenance à un groupe particulier. Nous affirmons, à travers elle, notre identification aux valeurs collectives que la commémoration contribue à faire revivre et à perpétuer.

Par ailleurs, si les critiques de M. Sandel et de A. MacIntyre concernant la conception d’un « sujet désincarné » peuvent être soutenues, elles doivent nous obliger à réviser notre évaluation préliminaire de la conception rawlsienne du sujet et de la place que pourrait y occuper un devoir de souvenir des morts. S’il est vrai qu’une telle conception présuppose que l’unité du moi est antérieure à la poursuite de fins particulières, cela signifie que nos devoirs envers notre famille et, plus précisément, le devoir de souvenir des morts, ne peuvent jamais être envisagés comme des fins qui soient constitutives de notre identité. Mais le lien qui unit un individu à ses proches, et en vertu duquel un devoir de mémoire lui incombe, ne représente-t-il pas un « attachement constitutif » par excellence ?

L’horizon conceptuel de la Théorie de la justice peut, certes, accorder une place aux formes d’appartenance religieuses, communautaires ou familiales, et n’exclut donc pas la possibilité d’un devoir de mémoire des morts. Il nous engage cependant à penser que ces formes d’appartenance résultent d’un choix et à concevoir le sujet de ce choix comme un individu dont l’identité a été définie antérieurement à tout ancrage dans une vie collective. Comme l’a mis en évidence la critique communautarienne, l’individu rawlsien se caractérise avant tout non par les conceptions du bien particulières auxquelles il adhère, mais par sa capacité à définir et à réviser des conceptions du bien. Si, comme M. Sandel nous engage à le croire, cette capacité est, selon la perspective de J. Rawls, à la base de nos appartenances collectives, cela implique que notre devoir envers nos morts est lui aussi l’objet d’un choix. Mais est-ce bien en ces termes que nous devons penser un devoir de souvenir des morts ?

Il est vrai qu’un tel devoir peut, dans certaines circonstances, être rejeté, ce qui nous engagerait à penser que, lorsqu’il ne l’est pas, il est l’objet d’un choix. Nous pourrions être tenter de justifier ce choix en faisant valoir que l’accomplissement de notre devoir rend notre vie plus riche, qu’il l’investit d’un sens dont elle serait autrement privée. Nous pourrions aussi chercher, en maintenant le souvenir de nos morts, à garantir que notre propre mémoire sera perpétuée après notre mort, et que nos descendants s’acquitteront de leur devoir à notre endroit de la même manière que nous avons assumé notre responsabilité envers nos ancêtres.

Mais cette explication « instrumentale » n’épuise pas tout le sens du devoir de souvenir des morts. Elle permet peut-être de comprendre quelle fin est poursuivie en nous acquittant de notre devoir, elle permet de comprendre pourquoi nous ne rejetons pas ce devoir, mais elle ne rend pas compte du fait que nous agissons par devoir. Si nous nous acquittons de notre devoir envers nos proches disparus c’est aussi — et peut-être avant tout — parce qu’un tel devoir est constitutif de notre identité. Les liens qui nous unissent à notre groupe familial, à nos ancêtres, représentent, selon l’expression de M. Sandel, des « attachements constitutifs ». Nous ne pouvons y renoncer sans renoncer à une part de ce que nous sommes. Le devoir envers les morts nous renvoie à la place et à la fonction que nous occupons au sein du groupe. Ce devoir découle, non du choix d’une conception du bien particulière, mais de notre identité même, de notre rôle de fils, de fille, de frère ou de soeur. Cette responsabilité envers nos morts est reconnue non avant tout parce qu’elle a une valeur utilitaire, mais parce qu’elle est partie intégrante de la personne que nous sommes.

Le « second » Rawls : sphère publique et sphère privée

Pourtant, si la critique communautarienne peut être soutenue dans le contexte de la Théorie de la justice, et si elle témoigne de l’incapacité de la conception rawlsienne du sujet à rendre compte adéquatement d’un devoir de souvenir des morts, cette critique perd de sa pertinence si l’on prend en considération la reformulation de la « théorie de la justice comme équité » qu’a donnée J. Rawls par la suite.

J. Rawls s’est efforcé, en effet, de montrer que la conception du sujet présentée dans la Théorie de la justice était strictement politique. Il s’agit d’une conception du sujet en tant que citoyen et ne concerne l’individu qu’en tant qu’il appartient à l’espace politique public, abstraction faite des autres aspects de son existence. Cette conception de l’individu, explique J. Rawls, « fait partie d’une conception de la justice politique et sociale, c’est-à-dire qu’elle caractérise la façon dont les citoyens doivent se rapporter à eux-mêmes et aux autres dans les rapports politiques et sociaux, tel que l’établit la structure de base [16] ». Plus précisément, une telle conception est indépendante de toute doctrine morale ou philosophique particulière : « une conception de la personne d’un point de vue politique, par exemple, la conception des citoyens comme des personnes libres et égales entre elles, ne doit pas comprendre […] de questions de psychologie philosophique ou de doctrine métaphysique sur la nature du moi [17]. »

J. Rawls nous apprend en effet que l’affirmation selon laquelle l’individu doit être considéré indépendamment de ses dons naturels et sociaux, ainsi que de la conception du bien qui l’anime, doit être restreinte au seul domaine du politique. Il ne soutient pas que nous puissions faire abstraction de tout engagement, de tout attachement à des valeurs, quelles qu’elles soient, mais simplement que, dans la sphère du politique, tout individu doit être conçu, d’abord et avant tout, en fonction de sa capacité à choisir et à réévaluer des conceptions du bien.

Les considérations « englobantes » (comprehensive) sur la nature de l’homme et les conceptions du bien doivent être exclues du domaine politique et ne doivent pas faire partie d’une conception politique du sujet. Mais elles ont leur place dans l’identité privée de l’individu et dans la sphère de la société civile. En l’occurrence, J. Rawls reconnaît explicitement que les formes d’appartenance relevant de « conceptions englobantes du bien » constituent une dimension légitime de l’identité non politique de l’individu :

Il peut arriver que dans leur vie personnelle ou bien dans la vie interne d’associations, les citoyens considèrent leurs fins et leurs attachements d’une manière toute différente de ce que la conception politique présuppose. Ils peuvent avoir, et ont effectivement à tout moment, des sentiments d’attachement, de dévotion et de loyauté dont ils ne veulent, ni ne peuvent, ni ne doivent se détacher et évaluer objectiveent. Ils peuvent envisager comme impensable de se concevoir eux-mêmes indépendamment de certaines convictions religieuses, philosophiques ou morales ou de certains attachements et loyautés solides [18].

La conception rawlsienne du sujet ne méconnaît donc pas l’existence d’« attachements constitutifs », de formes d’appartenance qui font partie intégrante de l’identité de l’individu ; elle les exclut simplement du domaine du politique. La théorie de J. Rawls serait ainsi à même de faire place à des devoirs familiaux et, plus précisément, à un devoir de souvenir des morts, à condition qu’un tel devoir soit restreint au domaine de la vie personnelle de l’individu. En effet, dans la mesure où le devoir envers les morts renvoie à l’identité privée de l’individu, et non à sa nature de citoyen, il ne doit, en aucune façon, pénétrer la sphère du politique. Mais le devoir de mémoire des morts ne concerne-t-il pas parfois — dans le cas d’hommages rendus aux soldats morts au combat, par exemple — le champ politique, et l’exclusion d’un tel devoir n’implique-t-elle pas une limitation injustifiée du champ du politique et un appauvrissement de la vie publique ?

Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre quelles sont les raisons qui sous-tendent, dans l’esprit de J. Rawls, l’exclusion de « conceptions englobantes du bien » du domaine politique. Il faut, selon lui, reconnaître l’existence d’une pluralité de doctrines englobantes incompatibles et entrant en conflit les unes avec les autres. Compte tenu de cela, une conception de la justice ne peut présupposer la vérité ou la fausseté d’aucune de ces doctrines. Si une conception de la justice peut être justifiée publiquement, il est donc nécessaire qu’elle repose uniquement sur ce que J. Rawls appelle la « raison publique », c’est-à-dire sur des idées présentes implicitement dans la culture politique publique.

Les décisions politiques fondamentales doivent pouvoir être justifiées face à tous les membres de la société, quelles que soient leurs conceptions du bien particulières ; ces décisions doivent s’appuyer sur la raison publique. Cette dernière comporte trois aspects : tout d’abord, elle renvoie aux raisons d’individus considérés dans leur rôle public, en tant que citoyens ; ensuite, elle concerne le bien public ; enfin, son contenu même est public : elle est fondée sur des principes et des idées présentes dans le domaine public [19].

La conception de la justice développée par J. Rawls ne dépend pas de l’adhésion à une doctrine métaphysique particulière sur la nature des valeurs politiques et morales. Une telle conception présuppose qu’il faille restreindre les débats sur les questions politiques fondamentales au domaine de la raison publique, et en exclure les notions controversées sur la nature humaine et les conceptions particulières du bien du domaine du politique. Cette conception trouve son ultime justification dans « l’idéal politique libéral selon lequel, puisque le pouvoir politique en est un de coercition sur des citoyens libres et égaux, ce pouvoir doit être exercé, lorsque des questions fondamentales de justice et d’ordre constitutionnel sont en jeu, uniquement d’une manière que l’on peut raisonnablement attendre des citoyens qu’ils l’acceptent à la lumière de leurs raisons humaines communes [20] ».

L’État et la commémoration des morts

Mais l’exclusion de ce que J. Rawls appelle les conceptions morales et métaphysiques englobantes du champ du politique ne met-elle pas en question le rôle de l’État dans certains rituels de commémoration des morts ? Cette exclusion ne signifie-t-elle pas, par exemple, que tout effort déployé par l’État pour honorer la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour sauver leur patrie serait illégitime ? En effet, la commémoration d’un événement tel que la Première Guerre mondiale et les pratiques destinées à honorer la mémoire de ceux qui ont péri en défendant leur pays — qu’il s’agisse de soldats français, britanniques ou allemands — reposent sur une certaine interprétation du processus historique. La commémoration d’événements historiques n’est jamais un phénomène neutre, mais renvoie à une perspective particulière sur leur signification. Ainsi, le bicentenaire de la Révolution française a fait apparaître une multiplicité de points de vue divergents sur l’héritage de 1789 : la Révolution nous a légué les Droits de l’Homme, mais aussi la Terreur.

Dans certains cas, la commémoration met en jeu des questions d’ordre moral. Ainsi, la commémoration des soldats américains morts pendant la guerre du Viêt-nam, sans offrir de justification ou de condamnation de l’intervention américaine, doit, tout au moins, rendre compte du fait que la question du bien-fondé de cette intervention se pose. Plus encore, la commémoration offre souvent une réponse implicite à des questions qui engagent, sinon une position morale, du moins une perspective « englobante » sur l’histoire et sur notre rapport au passé en général : « Pourquoi faut-il se souvenir ? » « De quoi devons-nous nous souvenir ? » « Quand et à quelles conditions pouvons-nous oublier ? » Les réponses que nous donnons à ces questions reposent souvent sur un horizon moral déterminé.

Pourtant, l’État libéral ne pourrait-il pas faire place à la commémoration d’événements historiques, de guerres et de conflits dont l’enjeu principal a été la défense des valeurs et de la conception de la justice qui unit tous ses membres ? Plus précisément, s’il est possible, lorsque l’État se trouve menacé, de justifier une déclaration de guerre, la raison publique ne permet-elle pas également de légitimer le souvenir public de ceux qui ont péri pour le défendre ? Le souvenir des héros de guerre, en particulier, occuperait une double fonction : d’abord, d’encourager les citoyens à défendre l’État et de les convaincre qu’il vaut la peine de risquer sa vie pour en sauvegarder les valeurs, puisque ceux et celles qui ont été prêts à faire ce sacrifice obtiennent une consécration dans la mémoire nationale ; et en second lieu, la commémoration des héros morts au combat permettrait de renforcer, par l’exemple, l’adhésion aux valeurs et à la conception de la justice qui unissent les citoyens [21].

Mais la mémoire des morts, même lorsqu’elle prend la forme de manifestations publiques et séculières, ne peut être réduite à un moyen permettant de justifier la conception de la justice sur laquelle se fonde un État. Elle peut, dans certains cas, se prêter à un tel usage dans un but éducatif, mais dans ses origines, elle renvoie nécessairement à une conception de l’histoire, à un mode de narration qui dépasse le cadre de la raison publique. Une « mémoire nationale » n’est jamais uniquement la mémoire d’une nation. Elle est composée d’une multiplicité de trames et de fils narratifs, souvent hétérogènes et contradictoires, qui renvoient à une diversité d’interprétations du devenir historique.

Or l’État libéral, tel que le conçoit J. Rawls, doit, par définition, demeurer neutre par rapport aux diverses mémoires collectives, par rapport à toute forme de commémoration qui présuppose une position morale ou une perspective historique particulière. L’espace politique ne doit pas être investi par des éléments provenant de doctrines métaphysiques ou religieuses relevant d’identités morales, non institutionnelles. Or la mémoire collective relève d’une identité (religieuse, familiale, nationale) particulière, donc d’une position « englobante » sur l’histoire et sur le passé. Elle est liée à une conception de l’individu qui n’est pas strictement politique. L’État doit donc se retirer du champ du souvenir. L’État libéral est un État sans mémoire.

Mais l’exclusion de la mémoire du domaine politique est parfois problématique. La commémoration des soldats morts au combat, par exemple, n’appartient-elle pas au domaine du politique ? N’est-il pas de la responsabilité de l’État d’honorer la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour le défendre ? Plus encore, n’est-il pas du devoir d’un État de porter un jugement sur sa propre histoire lorsque la responsabilité de cet État est en jeu ? L’État peut-il se soustraire au devoir de commémorer les victimes d’exactions ou de crimes dont il s’est lui-même rendu responsable ? La commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, l’érection de monuments à la mémoire des Juifs déportés sous le régime de Vichy, par exemple, n’expriment-ils pas une prise de position légitime de l’État par rapport à son propre passé ? Un État n’est pas une structure abstraite, détachée de toute réalité historique. Il a un passé qu’il doit — en vertu de la justice et de sa propre justification face à lui-même — consentir à assumer.

Conclusion

Nous devons conclure que la conception rawlsienne du sujet ne permet pas de faire place au souvenir des morts qu’au prix d’une conception de la justice qui l’en exclut du domaine du politique. Dans le contexte de la Théorie de la justice, la conception rawlsienne du sujet ne permet pas de faire place à un devoir de mémoire. La primauté accordée à l’autonomie du sujet, à sa capacité de se détacher de son ancrage social ou familial, des liens qui le rattachent à une communauté particulière, ne permet pas de rendre compte adéquatement de formes d’appartenances constitutives de l’identité de l’individu, et qu’il ne peut mettre à distance qu’en renonçant à une part de lui-même.

Dans les écrits qui ont suivi la Théorie de la justice, J. Rawls a restreint sa conception de la personne au seul domaine du politique. Cette conception reformulée repose sur une stricte distinction entre la vie privée et la vie publique de l’individu. Son autonomie, sa capacité à choisir et à réviser ses conceptions du bien ne le concernent plus qu’en sa qualité de citoyen. L’autonomie ne définit ainsi l’individu que dans le champ de la vie publique. Cela permet de faire place, au sein de la vie privée de l’individu à des formes d’appartenance « constitutives » dont il ne veut ni ne peut se distancer sans remettre en question son identité même. Un devoir de mémoire peut ainsi être reconnu et avoir sa place légitime dans le domaine de la vie privée.

Mais cela signifie aussi que le devoir de mémoire, relevant d’une conception particulière du bien et reposant sur une perspective « englobante » sur l’histoire et sur l’importance qui doit être accordée au passé, est exclu du domaine de la vie publique. La commémoration des morts relève de la vie privée des individus et de groupes particuliers au sein de la société civile uniquement. L’État ne peut y avoir aucune part, car il pourrait alors être accusé de déroger à sa position de neutralité en adhérant à une vision particulière de l’histoire. La reconnaissance d’un devoir de mémoire, dans la pensée de J. Rawls, repose donc sur l’exclusion de la mémoire du champ du politique. Puisque l’État n’est pas habilité à entériner une vision particulière de l’histoire, la commémoration des morts, la commémoration d’événements où la responsabilité de l’État est mise en cause ne sont pas du ressort de l’État lui-même.