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Traduction française du texte original anglais paru en 2001, cet ouvrage collectif fait le bilan d’un projet de recherche financé par le gouvernement canadien et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, projet qui fut pris en charge par une équipe de politologues et de sociologues attachés à plusieurs universités canadiennes.
Contre la tendance prédominante du courant transnationaliste qui entrevoit le dépérissement de l’État postindustriel, les auteurs soumettent à une nouvelle analyse les différentes configurations qui s’offrent à l’État à la faveur de la transformation de divers contextes sociaux et culturels. Les contraintes de la mondialisation, qui s’exercent principalement dans l’ordre économique, laisseraient aux États des marges de manoeuvre non négligeables. Du reste, David R. Cameron et Janice Gross Stein rappellent, en introduction, que la mondialisation en cours n’est pas nouvelle et retrouve à peine le niveau qui était celui de la fin du xixe siècle si on le mesure à l’aune de la mobilité des migrants, des biens et des capitaux. Le phénomène paraît du même coup réversible. Certes, il comporte des dimensions sociales et culturelles nouvelles dont les caractéristiques paradoxales sont d’être à la fois riches de potentialités et lourdes de contraintes. Mais le paradoxe porte par ailleurs sur l’interdépendance des facteurs mondialisants, où l’on voit que l’innovation technologique, les mutations socioculturelles, l’expansion du savoir et le dynamisme économique influent les uns sur les autres à l’intérieur d’espaces et de réseaux déterritorialisés. Il révèle aussi un mouvement de personnalisation des besoins, de diversification des choix, mais aussi d’accroissement des inégalités de revenus à l’intérieur des sociétés comme entre ces dernières.
Alors que les frontières politiques se trouvent débordées et que l’égalité des situations n’est plus assurée aux populations par des mouvements migratoires à grande échelle, les inégalités entre les pays s’accentuent et la construction de la citoyenneté perd en extension ce qu’elle gagne en profondeur, selon la diversité des choix effectués par les États dont s’affirme le rôle médiateur. Toutefois, avertissent les auteurs, ces nouvelles orientations ne pourront être valorisées, aux niveaux local et mondial, que dans la mesure où les institutions politiques restaureront leur représentativité et leur légitimité. Cette dernière exigence, requise par l’affaiblissement de l’allégeance aux États instrumentalisés, elle-même liée à l’effacement des identités nationales, pourrait cependant être prise de vitesse par la construction de structures de représentation mondiales. Il est donc urgent de redéfinir les fondements de la légitimité étatique et la nature des projets nationaux si l’on veut éviter que l’État ne continue de se vider de sa substance et ne perde toute capacité d’intégrer ses propres composantes sociales et culturelles, donc de s’acquitter de ses obligations dans le cadre du contrat social, même si, paradoxalement, on ne constate aucune réduction quantitative des budgets nationaux. L’enjeu est considérable si, comme le soutiennent les auteurs, l’État reste en fin de compte le lieu le plus indiqué d’une telle refondation. Car c’est à lui que reviendra la responsabilité de gérer en permanence les tensions qui parcourent les sociétés jusque dans leur dimension planétaire, dans la mesure où les acteurs économiques privés demeurent sans responsabilité et où les institutions internationales n’offrent elles-mêmes que les rudiments des garanties juridiques et politiques d’un ordre civil et politique démocratique — et ne sauraient par conséquent faire l’économie de l’État.
Au chapitre de l’économie des loisirs, John Hannigan repère ce même paradoxe qui conjugue, d’une part, l’uniformisation culturelle appuyée par les enjeux économiques du secteur et le pouvoir symbolique qui s’attache à une culture planétaire, et, d’autre part, les initiatives prises par les États en faveur des cultures locales contre l’emprise régulatrice du courant planétaire. La Toile n’échappe pas au paradoxe, car elle promeut l’intégration socioculturelle mondiale, par l’intermédiaire notamment d’une cyberlangue anglaise à 80 %, en même temps qu’elle permet l’expression libre et prolifique des groupes et des individus. Ces interactions ont pour double résultat la fragmentation autant que l’homogénéisation sociale et culturelle, à un rythme encore plus rapide que celui observé dans la sphère économique.
Abordant dans une optique socioanthropologique la question de la transnationalité conçue comme référant à un ensemble de faits qui constituent un sous-ensemble de la mondialisation, Lloyd L. Wong analyse les transformations de la citoyenneté et des institutions nationales induites par les mouvements migratoires au Canada et par la multiplicité des allégeances dans l’Union européenne, lesquelles font apparaître une citoyenneté de plus en plus complexe qui se détache de la nationalité territoriale et tend, dans le cas singulier de l’Union européenne, vers la naissance d’une citoyenneté postnationale qui transcende, sans l’abolir, la référence à l’État-nation.
Si l’horizon d’une citoyenneté mondiale reste lointain et incertain, l’efficacité des réseaux transnationaux de la société civile qui pourraient la préfigurer est, elle, bien réelle, comme le montre Ronald J. Deibert en analysant les mutations de l’action militante consécutives au recours à Internet et illustrée ici par l’abandon du code de libération des capitaux (AMI) de l’OCDE. L’innovation consiste peut-être davantage, dans ce cas comme dans d’autres similaires, en la formation d’une conscience politique mondiale avec laquelle devront désormais compter les États et les organisations internationales. Mais si l’efficacité de ces actions à un niveau qui apparaît du reste plus « interstitiel » (par interaction entre le politique et l’opinion) que structurel, elle pose le problème nouveau de la légitimité de ces réseaux associatifs et de leur action.
Toujours dans le domaine de la communication proprement dite, les mouvements contestataires apparus à l’occasion des diverses réunions de l’OMC, de l’ALENA ou du G-8, décrits par Marc Raboy, révèlent cependant une évolution bien plus complexe en ce qu’elle réduit certes la liberté de manoeuvre des États, mais elle confirme par ailleurs leur légitimité, voire leur caractère indispensable, par les alliances qui se créent entre certains réseaux associatifs et certaines coalitions d’États, ainsi que par la création de la Cour pénale internationale (et non du « Tribunal pénal international », comme on l’appelle erronément). Cependant, même si l’État parvient à préserver ce statut, le défi à relever reste considérable, car il consiste à préserver une dimension culturelle autonome que la puissance des intérêts économiques tendrait à éliminer des enceintes internationales. Tâche d’autant plus difficile que, comme le montre chacun des auteurs, la notion même de culture se déplace pour n’apparaître plus que secondairement liée à l’identité nationale et à l’appartenance étatique. Et lorsqu’elle est abordée, ce sera de facto dans le cadre d’institutions politiques internationales dont la vocation n’est pas celle-là. D’où la pertinence de la sphère communicationnelle, qui se situe à l’interface des espaces économique et culturel, alors que les techniques nouvelles mises en place ne présentent guère d’intérêt en tant que telles. La définition d’un « intérêt public mondial » en dépend, qui elle-même conditionne la mise en place d’une éventuelle « politique publique mondiale ». En ce sens, l’action du Canada, même si elle n’est pas exempte d’ambiguïtés, a généralement consisté à défendre les thèses de la diversité culturelle chère à l’UNESCO et de l’exceptionnalisme culturel face à l’homogénéisation économique de même que la nécessité d’une réglementation des canaux de l’information qui les portent, et notamment de l’Internet. Mais une telle normativité est précisément subordonnée à la reconnaissance, aujourd’hui hypothétique, du statut de « bien public mondial » de ces instruments. Il s’agit là d’autant de projets politiques dont les enjeux ne sont rien de moins que le développement humain et la démocratisation de relations internationales qui prennent de plus en plus un tour transnational. Enjeux éclairés par la projection établie par D. R. Cameron et J. Gross Stein, en conclusion de l’ouvrage, des quatre modes de transformation que pourrait adopter l’État dans les décennies qui viennent, en fonction d’un éventuel recul de la mondialisation ou de son accélération, entre la subordination aux critères du marché mondial et l’adaptation volontariste aux exigences nouvelles de la souveraineté, de la citoyenneté et de la cohésion sociale. La préférence des auteurs va en fin de compte au modèle de « l’État social investisseur », car l’État reste dans tous les cas de figure, le seul garant d’une gouvernance légitime et représentative en l’absence, dans un avenir prévisible, d’institutions interétatiques ou non gouvernementales satisfaisantes de ce point de vue.
Depuis quelques années, le renouveau de la pensée des relations internationales vient en grande partie de l’apport des sciences politiques, mais aussi des ramifications de la sociologie des relations internationales et de l’anthropologie historique, voire d’une science des cultures en gestation. Le présent ouvrage apporte une contribution substantielle au courant sociologique, sans tomber dans la facilité épistémologique d’une condamnation prématurée de l’État et des organisations étatiques, soulignant le rôle médiateur que ces derniers acteurs sont appelés à jouer à l’avenir, de l’intégration des composantes sociales et culturelles à la réglementation des réseaux communicationnels en passant par une redéfinition des enjeux culturels. La notion de mondialisation se trouve ici relativisée à divers niveaux, en proportion même de la nécessité de politiques publiques rénovées dont l’effet structurant apparaît en creux face aux effets déstabilisants d’une mondialisation laissée à elle-même. Alors que les échanges économiques restent beaucoup plus denses à l’intérieur des frontières politiques, voire des limites des régions constitutives des États, et que les identités et les cultures se déterritorialisent, trouvant des formes d’expression au-delà des structures nationales, l’État reste acteur de l’ordre mondial, local et national en permettant notamment l’expression de cette fraction de l’opinion que la mondialisation étouffe ou réduit au silence. Une telle relativisation serait sans doute plus marquée encore si les auteurs ne tombaient çà et là dans l’illusion mondialiste qui attribue au « monde entier » et qualifie de « supranational » un ensemble de mouvements et de préoccupations dont ils montrent par ailleurs qu’ils restent bien souvent habités par des visées particulières ou particularistes — comment interpréter en effet l’affirmation selon laquelle « la mondialisation crée un seul environnement culturel mondial dans lequel tout le monde reçoit les mêmes messages » (p. 141), alors que dans le même temps est reconnu le caractère quelque peu trompeur de cette évolution, dans la mesure où est affirmée la « prédominance des identités multiples et l’importance des déclencheurs situationnels » (p. 25) ?
De façon analogue, la relativité des phénomènes étudiés apparaîtrait avec plus d’évidence si les auteurs avaient davantage exploité l’un des constats de départ, selon lequel les mondialisations passées, dont la réversibilité est avérée, illustrent la pertinence d’une perspective historique à long terme. Sur le plan formel, on pourra regretter la fréquence des anglicismes syntaxiques et stylistiques, et l’absence de certaines références bibliographiques françaises. À cet égard, si les textes réunis illustrent remarquablement l’évolution et les déplacements des notions et de la terminologie dans le champ des relations internationales, n’est-il pas révélateur que les termes « altermondialisation » et « altermondialiste » n’apparaissent nulle part ?
Il reste que l’ouvrage constitue un instrument de réflexion stimulant sur les enjeux annoncés, dont la portée dépasse largement le seul cadre canadien et dont le mérite principal est peut-être de faire entrevoir, par l’abondance des matériaux traités et la profusion du présent accepté ou contesté, les potentialités du facteur humain que les figures de l’État restent appelées à médiatiser.