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De retour depuis quelques années dans l’Est du pays après avoir habité en Alberta, j’étais absolument ravie de voir cette publication sous la direction de Frédéric Boily, car l’Ouest, en particulier l’Alberta, est souvent en butte à une méconnaissance et à une incompréhension de ses choix et de sa culture, malgré son poids économique et politique. Et, enfin, une publication en français sur l’Alberta !

Ce livre porte sur les idées politiques de l’École de Calgary ainsi que leur possible rayonnement sur Stephen Harper et le Parti conservateur d’aujourd’hui. Les auteurs cherchent à répondre aux questions suivantes : quelles sont les origines intellectuelles de cette école et comment influencent-elles la conception de la vie politique canadienne de professeurs en science politique de l’Université de Calgary (p. 5) ? Essentiellement, les auteurs analysent la portée que des penseurs tels que Friedrich Hayek, Eric Voegelin et Alexis de Tocqueville ont eu sur les intellectuels de l’École de Calgary (c’est-à-dire Tom Flanagan, Barry Cooper, Ted Morton, David Bercuson et Rainer Knopff). Il s’agit d’un ouvrage sur la pensée politique de ce groupe et son influence sur la politique canadienne.

Le premier chapitre écrit par Benoît Miousse s’ouvre sur la caractérisation générale de cette droite de l’Ouest. Étant la province la plus américaine (p. 10), l’Alberta en partage-t-elle pour autant toute la culture politique ? Selon B. Miousse, le côté whig de la droite de l’Ouest la distingue de l’héritage tory du conservatisme de l’Ontario, du Québec et des Maritimes. La droite de l’Ouest se caractérise par son côté républicain – au sens américain du terme –, par la protection des droits de propriété privée et des droits individuels ainsi que par le populisme tel qu’incarné par Preston Manning. À cela s’ajoute une volonté de revenir à une division stricte des juridictions entre les provinces et le fédéral. Or, comment ces différentes voies conservatrices se côtoient dans le même parti est l’enjeu essentiel de l’avenir du Parti conservateur. Selon l’auteur, il est trop tôt pour juger de l’impact de ces tendances sur la vie politique canadienne.

Frédéric Boily a rédigé le deuxième chapitre qui porte sur une interrogation : faut-il craindre l’école de Calgary ? D’abord, l’auteur explique en quoi les penseurs de Calgary constituent en fait une école de laquelle se dégage une pensée commune et qui a une influence sur le premier ministre Harper. Toutefois, cette influence est limitée par les contraintes politiques que sont les institutions, les élections et l’électorat. Les liens existent par la formation de S. Harper en économie à l’Université de Calgary, par sa collaboration avec T. Flanagan à l’intérieur du Reform Party et par la publication d’un pamphlet politique Firewall Letter pour l’autonomie provinciale avec R. Knopff, T. Morton et T. Flanagan. De plus, son chef de cabinet, Ian Brodie, est issu de cette école. Enfin, F. Boily insiste sur la nature canadienne de ce courant conservateur qui ne peut pas se résumer en une simple succursale du conservatisme de nos voisins.

Les chapitres 4 et 5 portent sur la conception de cette école à l’égard de deux groupes qui ne partagent pas une vision homogène du Canada. D’abord, Nathalie Kermoal et Charles Bellerose analysent les propositions de T. Flanagan quant aux Métis. Ensuite, F. Boily examine la pensée de B. Cooper concernant le Québec. N. Kermoal et C. Bellerose expliquent jusqu’à quel point la pensée d’E. Voegelin et de F. Hayek est présente dans les travaux de T. Flanagan sur Louis Riel et dans son ouvrage controversé Premières Nations ? Second regard. Les auteurs démontrent comment la référence au concept de religion politique d’E. Voegelin (p. 61) amène T. Flanagan à douter des intentions de L. Riel et à conclure qu’il a mené les Métis à leur perte. Dans son ouvrage portant sur les Premières Nations, T. Flanagan s’en prend à une vision qui remet en cause les principes de la démocratie libérale. Ainsi, s’appuyant fortement sur F. Hayek, il considère que les autochtones doivent – pour leur bien-être – se débarrasser d’une orthodoxie activiste qui va à l’encontre d’un ordre spontané. En conclusion, N. Kermoal et C. Bellerose indiquent que, dès son arrivée au pouvoir, S. Harper a mis de l’avant des politiques – abrogation de l’entente de Kelowna et refus d’appuyer la déclaration sur les droits des autochtones de l’ONU – qui proviennent de cette vision de T. Flanagan.

Le chapitre 5 de F. Boily explique comment les idées d’E. Voegelin influencent la vision de B. Cooper ainsi que celle de D. Bercuson relativement à la place du Québec dans la fédération canadienne. B. Cooper utilise aussi la notion de religion politique d’E. Voegelin afin de situer le nationalisme québécois. Ainsi, ce mouvement doit se comprendre à l’aune des éléments symboliques au fondement des religions politiques (p. 84). Devenu notion sacrée, le peuple se définit par ceux qui sont de souche et s’incarne dans un mouvement monolithique. F. Boily s’interroge sur le poids de ces analyses sur le chef du Parti conservateur. L’auteur prend bien soin d’en nuancer la portée en remarquant que le parti est au pouvoir depuis moins de un an – au moment de la rédaction de son texte – et que le premier ministre devra faire preuve d’une certaine souplesse lors des prochaines élections afin de gager des sièges au Québec.

Les deux derniers chapitres portent sur des thèmes privilégiés des tenants du conservatisme : l’activisme juridique et la politique étrangère. Le texte de Nathalie Boisvert présente trois autres personnages importants de l’École de Calgary, soit T. Morton, R. Knopff et I. Brodie, et leur vision quant au rôle de la Cour suprême et leur opposition à ce qu’ils considèrent comme étant des juges activistes ayant utilisé la Constitution de 1982 afin de prendre une part du pouvoir. Les juges auraient pu agir différemment, mais ceux-ci ont fait une promotion substantive de l’égalité et ont forcé l’État à se plier à cette interprétation ; la Cour a ainsi des pouvoirs accrus (p. 101). Cette interprétation provient d’une vision précise du rôle de l’État et du pouvoir judicaire. Une fois encore, les racines de cette interprétation proviennent de la pensée de F. Hayek. L’égalité politique se définit par l’égalité individuelle devant la loi. La Cour, par différents jugements, a empiété sur la liberté naturelle et a fléchi devant différents groupes dits d’intérêt, comme les féministes, les gais et les lesbiennes. Un des porte-parole importants de cette vision est I. Brodie, chef de cabinet du premier ministre et auteur du livre Friends of Court, qui explique que la Cour a créé des charter groups privilégiés au détriment d’autres groupes. N. Boisvert termine son texte en s’interrogeant sur les motifs de la mise à mort du Programme de contestation judiciaire. S’agit-il d’une première manoeuvre de ce gouvernement afin de couper les liens entre les groupes et la Cour ?

Anne Boerger écrit le dernier chapitre de ce livre qui porte sur la vision de D. Bercuson quant à la politique étrangère canadienne. Ce dernier s’indigne du déclin du rôle du Canada dans la politique internationale. L’influence du Canada a diminué depuis plus de dix ans, sous les gouvernements des libéraux. Le recul le plus dramatique s’est produit pour les Forces armées canadiennes en termes de budget, d’équipements et de dépendance face aux armées des pays alliés. Il faut revoir les relations avec les États-Unis afin de les ramener à un ordre normal et de restaurer la puissance des Forces armées canadiennes (p. 136). En ce qui concerne l’influence de cet auteur sur la position gouvernementale, D. Boerger conclut que S. Harper a plutôt consolidé la révision de la politique étrangère amorcée sous Paul Martin tout en étant plus ambitieux en ce qui concerne le rôle du Canada sur la scène internationale.

Après la lecture de l’ouvrage, je suis encore ravie. Les textes expliquent de façon convaincante les filiations entre différentes idées politiques, l’École de Calgary et Stephen Harper. Chaque auteur prend bien soin de nuancer des conclusions définitives sur ces filiations. Il est trop tôt et il y a plusieurs contraintes institutionnelles et électorales. Nous sommes donc loin des théories du complot et d’un simplisme réducteur où Calgary serait une copie conforme des États-Unis. Le livre présente deux limites cependant. D’abord, il n’y a pas de conclusion à l’ensemble de l’ouvrage, dans laquelle une synthèse des filiations à partir des différents thèmes abordés aurait été utile afin d’en constater la constellation. Deuxièmement, il faut avoir une connaissance plus que minimale d’auteurs comme F. Hayek, E. Voegelin, T. Flanagan et d’autres, ainsi que des concepts tel le républicanisme américain, car ils ne sont présentés que sous certaines dimensions – tout en gardant bien en tête que l’ouvrage ne porte pas sur ces auteurs, mais sur leur influence. Mais cela peut rendre l’ouvrage difficile d’accès pour des étudiants de premier cycle. Néanmoins, je suggère très fortement la lecture de cet ouvrage pour comprendre les méandres à venir de la politique canadienne.