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Targeting lists that were regarded as finite emergency measures after the attacks of Sept. 11, 2001, are now fixtures of the national security apparatus.

Greg Miller, 2012, « Plan for Hunting Terrorists Signals… », 2012

Bush et Obama, deux présidents – une stratégie

Au moment de sa campagne présidentielle de 2008, Barack Obama promettait de faire table rase de la politique étrangère de George W. Bush. Obama voulait donner son imprimatur à la mal nommée « guerre contre la terreur », jusque-là perçue comme illimitée (Keen, 2006), permanente (Duffield, 2007), voire éternelle (Filkins, 2008). Diffusant un discours fondé sur l’espoir et le changement, Obama proposait un changement de ton, voulant rompre avec la rhétorique belliqueuse de son prédécesseur, notamment par la promesse de conduire une campagne de contre-terrorisme plus acceptable sur les plans moral et éthique. Comme on pourrait s’y attendre, il s’agissait pour lui de revoir la stratégie militaire d’ensemble de manière à la rendre mieux adaptée aux nouvelles exigences de la lutte contre le terrorisme, afin qu’elle soit « intelligente, améliorée, agile et forte[2] » (New York Times, 2008). Obama savait qu’une partie de son triomphe électoral tenait sur le ressentiment envers les mésaventures militaires de Bush en Irak d’abord et dans la poursuite des hostilités en Afghanistan. La réalité imposée par les nouvelles pratiques de contre-insurrection dans ces deux zones de guerre aura tôt fait de le rattraper cependant et les avantages évidents des percées technologiques offertes par l’emploi des drones pour mener des opérations d’assassinats ciblés le feront rapidement changer d’avis. S’il préférait ne pas voir sa présidence définie par la menace terroriste (McCrisken, 2011 : 782), il a laissé place à des enjeux plus populaires auprès des électorats traditionnels démocrates, comme le désarmement et la non-prolifération des armements nucléaires. Suivant cela, le président annonçait un retrait militaire graduel de l’Irak, de manière à recentrer l’effort de guerre vers l’Afghanistan et le Pakistan, véritable nouveau centre de gravité du terrorisme et constituant, à son avis, la guerre de nécessité, ce que l’Irak n’avait pas été. Cependant, si dans le ton et dans la rhétorique le président Obama s’est fait un point d’honneur de tirer un trait sur la politique contre-terroriste mise en place par l’administration de George W. Bush (Engelhardt, 2010), à la lumière des faits, force est de constater que c’est non seulement sous le signe de la continuité que la transition s’est faite à cet égard, mais, en vérité, la même stratégie d’assassinats ciblés à l’aide des drones s’est accélérée et intensifiée sous sa férule (Grondin, 2012a).

Le présent texte cherche ainsi à montrer que la stratégie de contre-terrorisme poursuivie par l’administration Obama a amplifié et normalisé la pratique contestée de mener des frappes militaires ciblées – dites chirurgicales – à l’aide de drones de combat pour éradiquer des sujets associés au réseau terroriste Al-Qaïda. Avec les drones, il est en fait permis d’évoquer le continuum du régime précédent quant à la doctrine de « frappe préemptive » de l’administration Bush. Dans un premier temps, nous nous efforçons de retracer les racines de l’utilisation des drones dans la stratégie militaire américaine, en illustrant comment l’avènement des drones s’insère dans la transformation du « régime gouvernemental de sécurité nationale[3] » américain entamée dans le sillage de l’après-11 septembre. Nous interrogeons notamment la dimension nécropolitique de cette stratégie militaire d’assassinats ciblés qui mise sur la déterritorialisation de la logique biopolitique d’un régime gouvernemental optique capable de discipliner les populations à distance et fonctionnant de concert avec la nouvelle stratégie de contre-insurrection. Dans un deuxième temps, nous passons en revue la guerre des drones Predator telle qu’elle sera menée dans la zone géopolitique connue comme l’« Af-Pak[4] », afin de réfléchir sur la composante politique et colonialiste d’une telle pratique contre-terroriste. Cette nouvelle tactique secrète de contre-terrorisme sera déployée de façon soutenue à l’aide de frappes de signature et de personnalités. Dans un dernier temps, nous nous penchons plus longuement sur l’abécédaire décisionnel qui rend possible cette guerre sur le plan légal et examinons son orchestration décisionnelle avant de nous arrêter sur la vision cosmique du drone qui sous-tend ce régime gouvernemental optique biopolitique.

Une généalogie du recours aux drones dans la stratégie militaire

Les attaques de drones (drone strikes) ou les guerres de drones (drone wars) ont frappé l’imaginaire sécuritaire des derniers dix ans et continuent de provoquer de vives réactions à l’étranger. Alors qu’aux États-Unis même la question est une affaire réglée pour la classe politique, comme on a pu le constater en suivant les deux candidats à la présidence, Barack Obama et Mitt Romney, lors du dernier débat présidentiel du 22 octobre 2012, tous deux étant non seulement convaincus de l’efficacité stratégique des drones pour faire la guerre au réseau terroriste Al-Qaïda, mais aussi en faveur d’une croissance de l’utilisation de cette technologie.

Faire la guerre avec les drones – au-delà du champ de bataille

Depuis le 11 septembre 2001, on peut dire qu’être en guerre a pris un nouveau sens. Si faire la guerre signifiait auparavant qu’on pouvait apparemment facilement identifier un champ de bataille et un terrain neutre, voire le front et la maison, une zone de guerre et une zone de paix, le monde actuel voit la guerre prendre forme bien au-delà du champ de bataille (Grondin, 2011 ; 2012a). La frontière entre zones de guerre et de non-guerre est devenue très floue, surtout si on accepte la rhétorique adoptée par les dirigeants américains quant aux attaques du 11 septembre comme étant des actes de guerre, ou encore qu’on conçoit la guerre contre la terreur comme une guerre en bonne et due forme. Le secrétaire à la Défense (2001-2006) Donald Rumsfeld (2006) se plaisait à dire que c’était une guerre que peu de gens comprenaient, un « nouveau genre de guerre » – à la fois des opérations de police et de guerre sans vraiment être ni l’un ni l’autre – pour laquelle le pays était mal préparé. De dire Grégoire Chamayou : « l’appareil militaire états-unien n’était pas prêt à assurer efficacement à l’échelle mondiale des missions habituellement dévolues à la police dans l’espace domestique : l’identification, la traque, la localisation, la capture et, dans les faits, l’élimination physique d’individus suspects » (2013 : 50). D’abord présentée sous l’aune d’une situation exceptionnelle[5] (Grondin, 2004), la guerre contre la terreur peut être pensée comme une guerre à portée globale pour les États-Unis, mais, de façon plus porteuse, elle peut aussi être appréhendée comme une matrice plus large renfermant plusieurs autres types de guerres et de politiques qui vont s’en réclamer ou y être associées (si on veut y inclure les multiples programmes de sécurité cyberspatiale, de surveillance, de partage d’information, de sécurité frontalière, de lutte contre le blanchiment d’argent, etc.). C’est toutefois sans contredit par la lutte contre le terrorisme que la guerre contre la terreur va prendre globalement forme, ce qui ne voudra pas dire que la guerre se fera de la même façon et empruntera les mêmes politiques et pratiques. En effet, on peut clairement considérer Washington comme une capitale en guerre et l’Amérique comme étant aux prises avec un processus de réorganisation où la société de sécurité qu’est le national security state va glisser progressivement vers un « État de guerre » (warfare state) institutionnalisé (Grondin, 2010). La notion de régime gouvernemental de sécurité nationale que nous avons évoquée d’entrée de jeu pour désigner le fonctionnement des États-Unis depuis l’après-guerre est ainsi mobilisée pour comprendre comment l’idée même de la guerre contre la terreur traverse l’intégralité du champ social, une guerre qui place chaque citoyen dans un camp ou un autre, décomposé entre sujets légitimes à protéger et les illégitimes jugés indésirables. L’objectif est d’y défendre la société « contre tous les périls biologiques » qui la guettent, des périls en provenance d’un autre groupe, d’une autre race ou sous-race, intérieur ou extérieur au territoire national (Foucault, 1997 : 53), ce que les sujets terroristes incarneront à merveille.

Comme le dit Michel Foucault, la politique n’est que « la continuation de la guerre par d’autres moyens » (1997 : 41). Pour voir comment on en vient aux drones, il faut ainsi d’une part se pencher davantage sur ce que la guerre génère comme programme politique et d’autre part essayer de comprendre comment la pratique de l’assassinat ciblé prend forme en tant que stratégie militaire dans le contexte de la guerre contre la terreur. Le régime gouvernemental de sécurité nationale s’affaire donc depuis 2001 à l’articulation d’un savoir (celui de la guerre contre la terreur) capable de spatialiser des foyers potentiellement pathogènes pour ensuite les neutraliser. La menace terroriste en question n’est pas toujours celle venue d’ailleurs, elle peut aussi être celle qui « s’infiltre dans le corps social » (id. : 52)[6]. Cependant, dans le cadre de la lutte globale contre le terrorisme, la menace prend la forme d’un terrorisme global déterritorialisé et multiforme, devant néanmoins être localisée malgré qu’elle soit diffuse. La lutte internationale contre le terrorisme induite par la guerre contre la terreur opère alors une transformation majeure dans la représentation du territoire américain dans le discours stratégique : le territoire national que l’État cherche à sécuriser face au reste de la planète a désormais des frontières planétaires, l’État devient, au dire du stratège militaire Thomas Barnett, un « Léviathan global » (Barnett, 2004 : 369-370 ; Grondin, 2006). Si les États-Unis ne sont pas un véritable Léviathan global qui détiendrait le pouvoir et la capacité de décider qui peut vivre et qui doit mourir, la pratique d’assassinats ciblés par le recours aux drones donne à penser que, sous les administrations Bush et Obama, les États-Unis ont bel et bien agi en tant que tel en exerçant une violence qu’on dirait « nécropolitique », pour reprendre le mot d’Achille Mbembe (2006). Ce dernier explique que la logique nécropolitique accorde au pouvoir souverain de se révéler encore davantage en décidant de la mort d’autrui : « Être souverain, c’est exercer son contrôle sur la mortalité et définir la vie comme le déploiement et la manifestation du pouvoir » (2006 : 29). Il ne s’agit toutefois pas d’un contrôle exercé directement sur l’ensemble de l’espace global, en raison, entre autres, de l’incapacité d’exercer une présence continue sur chaque parcelle territoriale terrestre à l’échelle planétaire. Ce qui compte ici, c’est que l’élément de la puissance n’est pas seulement matériel mais aussi psychologique, l’effet du pouvoir nécropolitique américain réside bien dans l’idée que les autres se font de lui plutôt que dans l’usage de celui-ci.

Le pouvoir nécropolitique à l’oeuvre

C’est dans cet esprit que la violence destructrice des drones se veut discriminée et précise. En effet, pour fonctionner et être efficace, il faut que le régime gouvernemental de sécurité nationale exerce une forme de domination en apparence déterritorialisée, à savoir qu’elle puisse être déployée peu importe les considérations territoriales, voire souveraines. Cette violence aérienne permise par ce régime gouvernemental optique de domination est ainsi caractérisée par des capacités militaires/policières d’apparition/disparition spontanée, où les responsables militaires des États-Unis tirent profit de la domination des airs comme véhicule de transmission/distribution de la punition. Qui sont les terroristes ou les chefs insurgés, où sont-ils et pourquoi les combattre ? Surtout, pourquoi une tactique relevant davantage d’une logique du Far West où l’on tue impunément – et à distance – en vient-elle à être possible et de plus en plus « normalisée » ? Ces « frappes de drones » résultent d’un processus qui n’est pas sans rappeler une certaine continuité entre le passé colonial occidental et son présent évoqué par le géographe politique Derek Gregory (2012) pour illustrer comment la logique nécropolitique tient sur une certaine dimension coloniale de dominants/dominés. Avec les drones, ce n’est pas que cette logique soit si nouvelle, alors que le pouvoir souverain décide du « droit de prendre la vie ou de laisser vivre ». Gregory ajoute qu’il faut cependant souligner que le processus décisionnel relié aux attaques faites avec les drones a pour effet d’accentuer l’unification du pouvoir exécutif entre les mains du président et de ses conseillers en matière de sécurité nationale. Les drones deviennent ici l’épée entre les mains du président, un outil létal permettant de gérer l’espace global par des opérations offensives ponctuelles. Dans le cas des attaques téléguidées en Af-Pak, il faut aussi ajouter la bureaucratie secrète de la Central Intelligence Agency (CIA)[7], qui participe au « présent colonial » décrit et décrié par Gregory par le biais du processus bureaucratique ayant servi à la kill-chain de la guerre des drones, la « chaîne d’assassinat » qui lie les informations secrètes amassées par les agents de la CIA sur les terroristes ciblés au moment de la décision de tuer qui sera prise – sur la base desdites informations et précisions sur la géolocalisation des cibles en temps réel – par le président au moment donné pour l’« exécution » finale (entendue ici dans son sens autant littéral que figuré) (Shaw et Akhter, 2012).

Comme le remarque Priya Satia, la contre-insurrection aérienne fut historiquement inventée et appliquée pour la première fois en Irak et en Afghanistan par les Britanniques dans la période des mandats de l’entre-deux-guerres (Satia, 2009 : 34). Dans ce registre, l’arme aérienne permet de se dissimuler plus facilement, d’apparaître invisible aux yeux de l’ennemi, tout en étant en mesure de le repérer facilement. En effet, le désert a le fort inconvénient de rendre visible tout déplacement de l’ennemi. Déjà dans l’entre-deux-guerres, il s’agissait de régenter le désert par la voie des airs, en instaurant un réseau de bases aériennes distribuées en profondeur sur des territoires très isolés comme la Palestine ou la Mésopotamie, permettant de contrôler à distance à peu de frais et ainsi faire l’économie d’une présence militaire terrestre. En cas d’insurrection, le vecteur aérien était utilisé comme outil de représailles par des bombardements punitifs et indiscriminés (Satia, 2006 : 26-27). La puissance aérienne sur laquelle reposent les drones a elle-même sa propre histoire, qui est souvent bien mal connue et qui est liée autant au développement de l’aviation et des bombardements aériens qu’à l’emploi de leurres aériens (decoys) par l’État d’Israël durant l’invasion du Liban en 1982 et au développement de missiles et de torpilles (Van Creveld, 2011). À ce titre, l’Af-Pak se veut aujourd’hui une forme d’actualisation d’un passé colonial réinvesti dans le présent postcolonial. En lieu et place d’un réseau de bases militaires avec des pilotes, nous retrouvons des bases de drones physiquement localisées en différents théâtres d’opérations, des drones qui sont, eux, télécommandés à partir des États-Unis de façon à ce qu’ils soient présents en quasi-permanence tout en étant absents du territoire (Williams, 2011). Si certains pourraient croire que la géographie perde de son importance avec la possibilité de faire la guerre à distance à partir de bases situées aux États-Unis (Becker et Shane, 2012), il n’en est rien, puisque, avec les frappes de signature, la proximité géographique des militants des cibles ainsi que des populations surveillées en raison de leurs « habitudes de vie » (patterns of life) en vient à brouiller la distinction entre civils et combattants[8].

En 2009, Leon Panetta (alors directeur de la CIA, avant de devenir secrétaire à la Défense d’Obama) a défendu haut et fort la stratégie militaire d’assassinats ciblés par la CIA : « c’est la seule option disponible pour faire face à Al-Qaïda et pour tenter de détruire ses dirigeants » (cité dans Sharkey, 2012 : 56). Comme cela est maintenant rapporté (voir dans le Washington Post d’octobre 2012 le reportage en trois articles du journaliste Greg Miller sur la guerre permanente), les exécutions ciblées étaient associées à ce qu’on a nommé la kill list (liste de personnalités et d’individus clés d’organisations ciblées qui doivent être tués) de l’administration Obama. Et comme l’indique la citation placée en exergue au début de cet article, la pratique semble maintenant non seulement faire partie du régime gouvernemental de sécurité nationale, mais on assistera à l’expansion d’une telle pratique évolutive :

Au cours des deux dernières années, l’administration Obama a secrètement développé un nouveau plan pour poursuivre les terroristes avec une liste de la prochaine génération de cibles que l’on appelle la « matrice dispositionnelle » [disposition matrix].

La matrice contient les noms d’individus soupçonnés de terrorisme qui ont été arrêtés sur la base de ressources suivies à la trace qui ont été comptabilisées, ce qui se fait dans le cadre d’actes d’accusation scellés et d’opérations clandestines. Les autorités américaines disent que la base de données est conçue pour aller au-delà des listes d’assassinat actuelles, et permet de concevoir des plans donnant accès à des utilisateurs militaires qui peuvent agir sur des suspects bien au-delà de la portée des drones américains.

Miller, 2012

Et comme on l’a appris en février 2013 – malheureusement sans grande surprise – par la fuite d’un document (white paper) intitulé Lawfulness of a Lethal Operation Directed Against a U.S. Citizen Who Is a Senior Operational Leader of Al-Qa’ida or An Associated Force et révélé par la chaîne NBC, l’administration Obama a pris sur elle de ne pas s’arrêter à la géographie et à la souveraineté territoriale si la sécurité nationale américaine était en jeu (Sluka, 2011). En effet, le mémorandum du Department of Justice stipule que le citoyen américain qui se trouverait associé au réseau terroriste Al-Qaïda ne saurait bénéficier d’une immunité constitutionnelle et pourrait être ciblé au nom de la doctrine de la légitime défense « si le pays qui l’abrite est incapable ou n’a pas l’intention de supprimer la menace posée par l’individu ciblé » (n.d. : 5). La légalité ou non d’une telle politique n’est pas sans problème et nous y reviendrons plus loin, mais penchons-nous maintenant sur la guerre des drones Predator en Af-Pak.

La guerre des drones Predator en Af-Pak

Parce que les cibles, autant dans les opérations de contre-insurrection que de contre-terrorisme, nécessitent que, pour être efficace, le chasseur puisse opérer comme elles pour les atteindre sournoisement, on voudra que le drone – comme chasseur technologique[9] – puisse suivre le mouvement des cibles (Feldman, 2011). Cette « chasse à l’homme militarisée », selon l’expression de Grégoire Chamayou (2013 : 50), doit s’inscrire dans une longue généalogie du pouvoir cynégétique[10] (l’art de chasser) occidental désignant le phénomène d’une violence continuelle où « des êtres humains furent traqués, poursuivis, capturés ou tués dans les formes de la chasse » (Chamayou, 2010 : 7) : chasse aux esclaves, aux Peaux Rouges, aux Peaux Noires, aux Juifs, aux criminels ou encore aux pauvres et, maintenant, aux terroristes. L’aspect principal de la chasse à l’homme comme technique de pouvoir est d’être essentiellement non productive : elle ne fait que prélever ou acquérir des corps et des vies en traçant des lignes de démarcation pour y définir ce qui est chassable (Chamayou, 2010 : 8). C’est d’ailleurs pourquoi le drone Reaper MQ-9 (littéralement, la faucheuse) est présenté comme étant un « tueur chasseur persistant » (Williams, 2011 ; McCoy, 2012). Dans le cas de la « machine de guerre » des terroristes/insurgés, l’architecture opérationnelle insurrectionnelle est polycentrique, c’est-à-dire que la structure est d’abord horizontale et comporte plusieurs sous-structures hiérarchiques dans lesquelles les leaders sont intégrés dans des réseaux cimentés par des liens structurels, personnels ou idéologiques variés (Arquilla et Ronfeldt, 1996). Cette organisation rend possible une opération militaire qui capitalise sur l’invisibilité, l’initiative du combat, la poursuite et la fuite de l’ennemi, une grande mobilité et la présence de frontières poreuses où les individus circulent d’un territoire à un autre sans véritable entrave (Hudson et al., 2011).

La stratégie mise de l’avant par le régime gouvernemental de sécurité nationale pour le « chasseur/tueur technologique » qu’est le drone repose sur deux types de frappes : les « frappes de personnalités » et les « frappes de signature ». Les « frappes de personnalités » sont celles que Bush a fait exécuter de 2002 à 2007 et qui visaient des personnes clés du réseau terroriste Al-Qaïda. Bien que problématiques, elles sont moins employées que les autres, les frappes de signature (aussi appelées crowd killing ou profile strikes), qui visent à suivre les « habitudes de vie » des populations ciblées pour non seulement mieux les connaître et les comprendre, mais surtout pour pouvoir user de la force de frappe destructrice contre les éléments identifiés comme les cibles ennemies tout en cherchant à préserver la population. À travers cette logique biopolitique suivant les habitudes de vie, certains comportements apparaissent menaçants. C’est dans cet esprit que des frappes de signature en viennent à viser des groupes ou des attroupements de « militants » : cela veut dire, dans les faits, comme le rappelle avec véhémence le journaliste Glenn Greenwald (2012), qu’on confond alors les « militants » qu’on pourra viser avec « tous les hommes ayant l’âge de porter les armes qui sont situés dans la zone de frappe ». En d’autres mots, on interprète des schèmes comportementaux d’en haut et à distance, ce qui rend d’autant plus problématiques les bases légales et même la justesse des cibles frappées (IHRCRC et GJC, 2012 : 114)[11]. En effet, lorsqu’il s’agit de frappes de signature, la promesse de précision (Kaplan, 2006b ; Zehfuss, 2010) est encore plus illusoire, car, de l’avis du journaliste Daniel Klaidman, « aussi précise que soit la technologie des drones, le brouillard de la guerre ne peut jamais être levé entièrement » (2012 : 41). Cela a évidemment pour effets d’accentuer le caractère problématique de l’opération et, surtout, de ne pas respecter le principe de discrimination du droit de la guerre (nous y reviendrons brièvement plus loin), alors que des civils sont touchés impunément et inutilement. Mentionnons toutefois la troublante pratique des doubles frappes (double taps) – où on frappe deux fois, souvent sur les premiers intervenants – qui est devenue plus fréquente, comme l’a souligné le rapport Living Under Drones (IHRCRC et GJC, 2012 : 74).

Dans ce qu’on appelle communément la kill-chain, à savoir la chaîne d’observation qui va jusqu’à l’exécution, où le drone doit « trouver-corriger-repérer-cibler-engager-évaluer » pour en venir à tuer la cible visée, il y a une marge d’erreur et d’interprétation inévitable, malgré le nombre toujours croissant d’analystes qui scrutent les images colligées. Cette absence de discrimination et même cette imprécision dans l’exécution mécanique de la destruction apparemment ciblée ne semblent pas déranger l’administration Obama outre mesure, alors que la frappe de signature en vient à être aussi indiscriminée qu’un attentat terroriste qui visait à insuffler une frayeur au sein de la population. Cela s’avère problématique du point de vue du droit international humanitaire, alors qu’il n’y a pas de véritable test de la proportionnalité qui soit fait, même si on n’a pas d’idée du nombre de victimes ni avant l’attaque, ni après.

Les drones armés

On dit souvent que la guerre est un laboratoire pour de nouveaux types d’armements et de nouvelles tactiques : la guerre globale contre le terrorisme en Afghanistan qui a été déclenchée en réaction aux événements de septembre 2001 n’est pas en reste. L’emploi des drones par les forces américaines et avec le concours de la CIA en est l’exemple probant, notamment en raison de son coût abordable[12] ; certains n’hésitent pas à parler de la « guerre des drones Predator » pour désigner l’opération « secrète » menée par la CIA en Af-Pak[13]. Mais comment en est-on venu à cette tactique misant essentiellement sur les drones ? Et comment ces attaques sont-elles rendues possibles ? Cette section s’efforce de répondre à ces deux questions centrales.

Le drone Predator MQ1 a été construit par la compagnie General Atomics Aeronautical et a été développé par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) du Pentagone dans les années 1990. Il a été introduit pour la première fois en 1995 comme engin de surveillance et de reconnaissance sur un champ de bataille en Bosnie et plus tard au Kosovo, soit en 1999. Si le Predator joue un premier rôle dans la guerre contre le terrorisme en raison de ses capacités de surveillance, on essaie, dès octobre 2001, d’en tirer davantage. C’est ainsi qu’un premier Predator armé voit l’action, alors que les Talibans encerclent un commandant afghan de l’Alliance du Nord du nom d’Abdul Haq (Williams, 2010 : 873). Le drone fera feu en guise d’appui aérien, ce qui se soldera malheureusement par la mort du commandant allié. Utilisé avec plus de succès en novembre 2001 au sud de Kaboul dans le cadre de l’opération « Liberté immuable » (Enduring Freedom), le drone lance cette fois-ci ses missiles en coordination avec un groupe de chasseurs F-15 Eagle, opération qui se solde avec une centaine de pertes dans les rangs dAl-Qaïda et de ses partisans talibans. Au cours de ce raid, des agents de la CIA, qui ont supervisé l’opération, constatent que parmi les victimes figure Muhammad Atef, un des « numéros trois » d’Al-Qaïda[14] et chef de ses opérations militaires sur le terrain (id. : 873). On n’en est cependant pas encore à la multiplication des drones armés, mais leur popularité ne cessera jamais au regard des chiffres, le nombre de drones aériens dans l’arsenal américain passant d’une soixantaine d’exemplaires (de dimensions variées) à 6000 depuis le 11 septembre 2001. Le budget relatif à la recherche et au fonctionnement de ces engins passe, lui, de 350 millions à 4,1 milliards de dollars pour un effectif comptabilisant une vingtaine de modèles différents adaptés à un ensemble de tâches : observation, espionnage, localisation de cibles et plate-forme d’attaque (Priest et Arkin, 2011 : 204).

Paradoxalement, c’est du Yémen qu’émane l’élément déclencheur qui vient modifier la stratégie de contre-terrorisme américaine globale. En novembre 2002, un drone lance un missile sur une voiture transportant Abu Ali al-Harithi, terroriste d’Al-Qaïda apparemment impliqué dans l’attentat terroriste du destroyer USS Cole en 2000. Immédiatement, le succès de cette opération de destruction physique de l’ennemi alimente les discussions quant à la possibilité d’utiliser ces engins téléguidés. Si, de 2002 à 2004, les fonctions des drones Predator au Pakistan[15] vont se résumer aux activités de surveillance, en 2004, sous l’impulsion de Cofer Black et de Richard Clarke, respectivement directeur du bureau de contre-terrorisme à la CIA et spécialiste du contre-terrorisme au Conseil de sécurité nationale (organe de conseil de la Maison-Blanche), on annonce le début des frappes menées par les drones Predator au Pakistan dans une région jusque-là jugée refuge pour les Talibans et Al-Qaïda, en s’inspirant de l’expérience israélienne en Palestine[16]. En effet, la grande majorité des cibles jugées de haute valeur parmi le commandement de l’adversaire (chez les Talibans et le réseau Al-Qaïda) se trouvent déjà de l’autre côté de la frontière afghane. Les zones tribales entre ce pays et le Pakistan voisin agissent effectivement comme sanctuaires, assurant la récupération et la reconstitution de forces, afin de pouvoir passer de nouveau à l’offensive de l’autre côté de la frontière (Hammes, 2006 ; Laygo et al., 2012).

La guerre clandestine de la CIA

C’est officieusement que la CIA agit comme le fer-de-lance de la guerre des drones ; officieusement, parce que même si nul ne prétend le contraire, on attend toujours la confirmation officielle. La seule reconnaissance jusqu’à ce jour provient de la bouche de Panetta, qui a défendu haut et fort la stratégie militaire d’assassinats ciblés par la CIA. En parlant de la clandestinité et du secret entourant la guerre des drones de la CIA au Pakistan, on doit d’ailleurs ajouter qu’il apparaît qu’au Pakistan les drones sous la garde de la CIA étaient opérés en partenariat avec la firme de sécurité privée XE, devenue Academi en décembre 2011 (après avoir été connue sous le nom plus ténébreux de Blackwater).

À la lecture des données du tableau 1, on peut constater qu’au cours des huit années de présidence de George W. Bush, il y a eu 51 attaques de drones – des assassinats ciblés – menées contre des « combattants étrangers », l’appellation retenue par l’administration Bush pour cibler des ennemis légitimes. En contrepartie, 55 sont relevées dans la seule année 2009, ce qui correspond à la prise en charge du commandement en chef par Barak Obama, qu’on présente désormais comme le « président faucheur » (Reaper President). Plusieurs facteurs permettent d’éclairer ces chiffres, particulièrement le plafond record de 128 attaques de l’année 2010. Si on se penche sur les morts civiles associées aux drones en consultant ce qui est considéré comme la source la plus fiable, soit le Bureau of Investigative Journalism, basé en Grande-Bretagne, on répertorie entre 2800 et 4100 le nombre de morts à la suite des attaques de drones en dix ans, à savoir depuis la première exécution le 3 novembre 2002, laquelle a visé Qa’id Salim Sinan al-Harithi, soupçonné d’avoir perpétré l’attaque contre le USS Cole.

Tableau 1

Le nombre d’attaques de drones par les États-Unis au Pakistan de 2004 à 2012

Le nombre d’attaques de drones par les États-Unis au Pakistan de 2004 à 2012
Source : Bureau of Investigative Journalism, consulté sur Internet (http://www.thebureauinvestigates.com/wp-content/uploads/2012/07/Strikes-Per-Year-Dash19.jpg) le 3 décembre 2012

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Tableau 2

Les pertes liées aux attaques de drones au Pakistan, de 2004 à 2012, chez les enfants, les civils, les blessés et le total de personnes tuées

Les pertes liées aux attaques de drones au Pakistan, de 2004 à 2012, chez les enfants, les civils, les blessés et le total de personnes tuées
Source : Bureau of Investigative Journalism, consulté sur Internet (http://www.thebureauinvestigates.com/wp-content/uploads/2012/07/All-Totals-Dash19.jpg) le 3 décembre 2012

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Il y a évidemment un grand écart avec ce que les médias ont rapporté en termes d’attaques de drones imputables à la CIA, comme le fait ressortir le tableau 3.

Tableau 3

Le nombre de personnes tuées par des attaques de drones de la CIA au Pakistan, selon les rapports médiatiques

Le nombre de personnes tuées par des attaques de drones de la CIA au Pakistan, selon les rapports médiatiques
Source : Bureau of Investigative Journalism, consulté sur Internet (http://www.thebureauinvestigates.com/wp-content/uploads/2012/07/Civs-Per-Year-Dash19.jpg) le 3 décembre 2012

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Au-delà de l’augmentation du nombre d’attaques de drones qui permet facilement d’expliquer le nombre croissant de victimes, notamment chez les civils, il faut également mentionner la stratégie de frappes (abordée plus tôt dans le texte) qui concerne les frappes de signature. Alors que la liste de cibles (la kill list) était construite en fonction de terroristes identifiables et connus des agences de renseignement avec les frappes de personnalités, on a inclus la catégorie plutôt floue et indéfinie des « militants » avec les frappes de signature, qui vont, elles, entraîner davantage de pertes collatérales.

L’abécédaire décisionnel de la guerre des drones avec l’assassinat ciblé comme stratégie

Pour bien comprendre comment ces frappes sont décidées et orchestrées, il faut s’interroger sur trois composantes : la boucle décisionnelle, l’argumentaire légal de ces frappes et le dispositif de guerre réseau-centrique qui permet à une guerre des drones d’être menée comme gouvernementalité optique biopolitique.

Au cours des deux premiers mois d’opérations en Afghanistan, en 2001, ce sont près de 525 cibles qui ont été « désignées[17] » au laser par les drones Predator. La décision d’armer ces engins fut prise en 2001 puisque, à cette occasion, un drone survolant l’Afghanistan avait repéré un individu ressemblant physiquement (notamment par sa taille) à Oussama Ben Laden. Sur le moment, la seule option possible pour faire feu était de recourir à une frappe de missiles téléguidés par sous-marin interposé. C’est à la suite de cette occasion ratée que la décision fut prise d’équiper les drones d’armes offensives. Pour ce faire, General Atomics équipa certains prototypes de drones Predator d’un laser de ciblage sur leur nez et disposa deux missiles Hellfire AGM-114 sous leur aile. La « guerre robotique » voyait le jour. Ce qui doit cependant être souligné, c’est que cela donnait l’impression que l’on pouvait, enfin ( ?) diront certains, faire fi du soldat humain sur le champ de bataille et même penser « exclure les humains de la boucle décisionnelle » (Krishnan, 2009 : 7). Or, de rappeler Armin Krishnan, depuis la Première Guerre mondiale, on a eu recours à des engins téléguidés ; ce qui est vraiment novateur, c’est que la « technologie est maintenant mature et que les armes intelligentes qui peuvent opérer avec succès sans grande intervention humaine sont maintenant techniquement possibles » (ibid.).

À l’époque, cette tactique se voyait justifiée par un ordre exécutif émanant du président qui stipulait, notamment, que les attaques contre le leadership d’Al-Qaïda étaient une mesure défensive légale dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme ». De ce fait, en évacuant rapidement le débat sur la légitimité d’une telle mesure, Bush a contourné l’interdiction du recours à l’assassinat par les agences de renseignement américaines, votée sous l’égide de Gerald Ford en 1976 tout de suite après la guerre du Vietnam, et de la mise à jour du fameux programme Phoenix[18]. Par cette décision, l’assassinat reprenait sa place comme tactique militaire légitime[19].

Les opérateurs de drones sont virtuellement très éloignés de leur cible, ce qui fait qu’ils n’ont aucune possibilité de déterminer réellement s’il s’agit d’un ennemi ou d’un civil. Aussi, les défenseurs de ce recours ultime ont-ils juridiquement défendu cette position en prétextant qu’en situation de guerre l’assassinat de l’adversaire est permis, alors que l’esprit de la loi de Ford concernait les périodes de paix (Banks et Raven-Hansen, 2003). Bien que le droit de la guerre s’applique différemment selon qu’on parle d’un pays en guerre (l’Afghanistan) ou d’un qui ne l’est pas (le Pakistan)[20], il semble toutefois important de rappeler que les États-Unis ne traitent pas de la guerre contre la terreur comme d’une période de paix ni même comme d’une guerre régulière ; ils ont ainsi développé une nouvelle gouvernementalité[21] pour gérer la menace terroriste globale et c’est à l’intérieur des paramètres flous de cette compréhension plus politique que légale que les opérations contre-terroristes menées avec les drones en dehors du territoire national doivent être saisies (Melzer, 2008 ; O’Connell, 2010 ; Orr, 2011 ; Kreps et Kaag, 2012). En effet, qu’on agisse au Pakistan pour lutter contre les Talibans de l’Afghanistan – d’où l’amalgame de l’Af-Pak – au sein du groupe décisionnel américain, qu’il s’agisse des républicains ou des démocrates, il n’y a pas de problème à ce que cela en soit ainsi. Les dirigeants américains trouvent très utile l’idée de l’assassinat ciblé contre les têtes dirigeantes terroristes et insurgées qui se terraient en sol pakistanais, l’idée s’imposant presque d’elle-même. Le premier essai s’est produit contre un commandant taliban pakistanais en juin 2004, pour ensuite s’amplifier et se systématiser comme pratique[22]. À partir de ce moment, le programme, motivé par ses résultats, a connu une croissance exponentielle[23]. En outre, les États-Unis tirent avantage de la faiblesse politique du gouvernement pakistanais afin d’augmenter les raids (comme en témoigne le tableau 1). À la lumière des données de 2008, on observe six fois plus d’attaques que l’année précédente. À plus d’un titre, cette année représente un tournant dans la campagne aérienne menée par les drones au Pakistan (comme le permet de le visualiser le même tableau 1). En somme, on peut remarquer que le président Obama, à lui seul, est responsable de près de 90 % de toutes les frappes de drones menées au Pakistan.

Les paramètres légaux et la boucle décisionnelle pour l’assassinat ciblé

Si on doit se pencher sur les bases légales des frappes de drones, on doit dire qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une question politique, et cela rejoint la compréhension de la lutte globale contre le terrorisme comme étant une guerre inédite. Ainsi, les assassinats ciblés surviennent dans un contexte qui est en dehors du cadre pénal (Otto, 2012 : 9). Il faut alors mentionner aussi le flou juridique qui entoure l’emploi même des drones pour mener des assassinats ciblés de façon extra-judiciaire. D’une part, le drone n’est pas un missile, car il peut être guidé et rappelé : les drones sont des aéronefs qui sont régis par le droit aérien. D’autre part, c’est la mission offensive d’exécutions ciblées qui détermine quel régime juridique va s’appliquer pour les drones armés. Eric Pomès explique :

N’apparaissant dans aucun traité, leur utilisation n’est pas interdite par le droit international. Au regard du droit des conflits armés, la licéité du recours aux robots pourrait cependant être remise en cause comme moyen licite de combat si leur utilisation occasionnait des maux superflus et ne permettait pas d’opérer une distinction entre les combattants et les non-combattants. Force est de constater que l’utilisation de drones, par les États-Unis dans leur lutte contre le terrorisme, induit de nombreuses pertes chez les civils. Ces pertes peuvent s’expliquer de plusieurs manières. La première est l’évidente proximité entre les civils et les « combattants ». La deuxième se rapporte plus directement à leurs conditions d’utilisation et donc à l’appréciation de leur légalité au regard du droit des conflits armés.

2012 : 186, 188

Il y a donc toujours un flou entretenu quant à leur légalité, dans ce contexte très précis des assassinats ciblés (Alston, 2010 ; Blank, 2012). C’est pourquoi les Nations Unies ont dépêché un nouveau rapporteur spécialiste des droits humains et du contre-terrorisme, l’avocat britannique Ben Emmerson, pour effectuer un rapport sur 25 frappes de drones en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et en Palestine (Ackerman, 2013). S’il se dit lui-même être en mesure de « vivre » avec les drones, parce qu’ils sont des engins abordables et utiles, il s’affaire surtout à enquêter sur de possibles crimes de guerre commis par les États-Unis (la Grande-Bretagne et Israël également), en s’arrêtant essentiellement aux impacts humains des attaques de drones.

Ce qui est certain, c’est que la souveraineté du Pakistan et du Yemen semble violée par les vols de drones américains, faits sans leur consentement. Pire encore, « l’utilisation des drones et des robots, au vu de la pratique des États-Unis, s’effectue, cependant, en dehors de situations qui juridiquement relèvent du régime des conflits armés ; tel est le cas de la lutte contre le terrorisme. Leur utilisation relève donc, non du droit des conflits armés, mais du law enforcement. » (Pomès, 2012 : 190-191) Comme l’explique encore Pomès, les États-Unis ont cherché d’autres appuis juridiques à leur stratégie militaire en disant que les attaques au Pakistan relevaient du droit de poursuite des Talibans d’Afghanistan (id. : 191). Et l’exécution extra-judiciaire d’individus apparaît illégale dans la mesure où il n’y a pas de démonstration de l’imminence d’une menace qu’ils représentent – même si des circonstances exceptionnelles peuvent être invoquées. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une pratique devenue coutumière, l’exceptionnalité tombe et c’est dans cette situation que se trouvent les États-Unis aujourd’hui, ramenant la question de l’imminence à l’avant-plan.

La question sensible des assassinats ciblés d’insurgés présumés renvoie au rôle de la CIA dans les assassinats politiques par les États-Unis, qui sont interdits depuis 1975. Le rapport de la commission Church[24] visait alors notamment la CIA. L’administration Ford avait émis un décret présidentiel en 1976 « interdisant à toute ‘personne employée par le gouvernement des États-Unis, ou agissant en son nom, de commettre un assassinat, ou de comploter à cette fin’ » (Sharkey, 2012 : 55). Comme tout décret, il peut toujours être renversé par un autre président. Reagan avait pourtant lui-même émis un décret exécutif étendant cette interdiction aux gens qui agissent « pour le compte du gouvernement des États-Unis, ce que tous les présidents ultérieurs ont confirmé » (ibid.), jusqu’à ce qu’on en arrive aux drones. On doit alors mentionner qu’il reste toujours l’exception de la légitime défense, notamment en temps de guerre, où les personnes considérées comme combattantes peuvent être des cibles légitimes et il ne pourrait alors être question d’un assassinat, cela étant du ressort de la sécurité nationale des États-Unis. C’est dans cet esprit que les présidents Bush et Obama se sont arrogé le droit de mener la guerre des drones au nom de la sécurité nationale. Le document révélé par la NBC sur la politique d’assassinats ciblés se trouve justifié par le fait qu’un décideur stratégique de haut niveau (le président ou le secrétaire à la Défense ou le directeur de la CIA) décide qu’une personne qui a été « récemment » impliquée dans des « activités » menaçantes contre les États-Unis pourra subir des représailles si l’on ne peut trouver de preuves qu’elle « a renoncé ou abandonné de telles activités » et qu’il soit impossible de capturer cette personne par une action au sol (Department of Justice, n.d. : 8).

Lorsqu’on parle de viser des individus soupçonnés de terrorisme, pour que les attaques soient jugées conformes au droit international humanitaire, il faut que la planification d’un attentat terroriste contre les États-Unis soit prouvée. Or, le secret de ces contextes décisionnels renforce d’autant le flou et l’idée même d’attendre que ces attentats se produisent n’est pas une option. L’administration Obama soutient ainsi elle-même une posture problématique par son économie de la démonstration, se cachant derrière le secret et la sécurité nationale pour ne pas avoir à défendre davantage la cause. Selon le conseiller juridique du Département d’État, Harold Koh, pour justifier une intervention, le terroriste ciblé doit déjà baigner dans le terrorisme (être impliqué dans des activités terroristes) contre les États-Unis.

C’est ainsi que pour les assassinats ciblés, on semble procéder en suivant la théorie de la femme battue, ce qui signifie que « [s]i [le] mari la bat régulièrement, il n’est pas nécessaire d’attendre qu’il lève la main afin qu’elle puisse agir en légitime défense. De même, il ne faut pas attendre qu’un terroriste soit à bord d’un avion pour l’appréhender ; le fait qu’il ait acquis la ceinture d’explosifs suffirait » (Randretsa, 2012b). Dans les faits, cela signifie que pour devenir des cibles à exécuter, il faut que les individus en question soient inclus dans la « matrice dispositionnelle », la base de données dont nous avons discuté précédemment dans le texte (Byman et Wittes, 2012) et qui contient l’ensemble des personnes soupçonnées de terrorisme. Selon le mémorandum secret révélé par le réseau NBC, qui expose la politique d’assassinat ciblé au nom de la légitime défense, on en vient même à redéfinir ce qui constitue une menace « imminente », alors qu’on justifie une largesse dans l’interprétation de l’imminence lorsqu’il s’agit d’Al-Qaïda :

Le fait de retarder une action contre des individus qui planifient constamment de tuer des Américains jusqu’à ce qu’on arrive à un point d’une fin théorique de la planification d’un complot spécifique créerait un risque élevé inacceptable que l’action échoue et que des pertes américaines en résultent.

Ainsi, par sa nature, la menace posée par Al-Qaïda et ses associés requiert un concept d’imminence plus large pour juger à partir de quel moment une personne qui planifie constamment des attaques de terreur présente une menace immédiate, justifiant l’utilisation de la force. Dans ce contexte, l’imminence doit incorporer la fenêtre d’opportunité, la possibilité de réduire les dommages collatéraux aux civils, ainsi que la possibilité de prévenir des attaques futures au potentiel désastreux envers des Américains.

Department of Justice, n.d. : 7

C’est dans cet esprit que le responsable de la matrice dispositionnelle, John Brennan, s’est érigé comme le grand architecte de la « guerre de l’ombre » d’Obama qu’est la guerre des drones (Klaidman, 2013 ; Thibodeau, 2013) – le journaliste Jeremy Scahill le présente comme le « tsar des assassinats » ou le « tueur à gages » d’Obama – et il a été justement récompensé pour sa ligne dure par sa nomination au titre de directeur de la CIA sous la seconde administration Obama. Et c’est ainsi que le drone armé est devenu le symbole par excellence du contre-terrorisme américain. Comme le fait remarquer Derek Gregory (2011a : 241), la CIA « a été transformée, partant d’une agence civile pour devenir une organisation paramilitaire à l’avant-garde de guerres éloignées opérées à partir de bases en Afghanistan et au-delà ». David Horton (2010) du Harper’s Magazine explique que « c’est la première fois dans l’histoire américaine que le système d’armement le plus sophistiqué et de pointe a été placé entre les mains de la CIA ». En effet, des civils se trouvent responsables d’un programme militaire de haute technologie, d’une importance stratégique notable et politiquement explosif, tout en étant en dehors d’une quelconque forme de chaîne de commandement militaire. Ceux-ci ont à « évaluer » le risque des dommages collatéraux contre les civils avant d’approuver chaque intervention. Il s’avère important de comprendre la portée de ce qui se décide alors dans cette « boucle décisionnelle ».

Le dispositif de guerre réseau-centrique et la vision cosmique du drone comme régime gouvernemental optique biopolitique

Le régime optique que nous avons identifié d’entrée de jeu et qui fait de la capacité de visualisation le principe de gouvernementalité sécuritaire sied bien à la mise en place d’une stratégie de contre-terrorisme adaptée à la guerre réseau-centrique[25], marquée par la fusion en une plate-forme unique, c’est-à-dire le drone comme chasseur/tueur technologique, des fonctions de capteurs/reconnaissance et ciblage/destruction. L’expansion de la campagne d’assassinats ciblés depuis 2008 est ainsi liée à l’apparition de drones beaucoup plus puissants. En effet, la mise en service, débutée en 2007, d’une version plus létale du Predator connue sous le nom de Reaper MQ-9, ce « nouveau-né » lui aussi produit du génie de General Atomics et qui coûte 12 millions de dollars l’unité, le confirme. Il est plus imposant que le Predator, se déplace trois fois plus vite (480 kilomètres/heure au lieu de 130) et transporte une puissance de feu quinze fois supérieure : huit missiles Hellfire au lieu de deux ; deux missiles air-air Stinger et deux bombes « intelligentes » pouvant être guidées à partir du sol par des forces spéciales positionnées à distance comme la GBU-12 Paveway[26].

Qui plus est, bien qu’on serait en droit de penser qu’avec les années le renseignement humain issu du terrain se serait amélioré, il n’en est rien, alors que, comme le souligne un rapport récent citant Joshua Foust du American Security Project, « les États-Unis se sont appuyés sur des sources locales douteuses plutôt que de faire le travail plus difficile de développer un renseignement humain consciencieux » (Foust, cité dans Human Rights Clinic, 2012 : 39). Il ajoute, avec effroi, que « le résultat est trop souvent de tirer à l’aveuglette en se basant sur des indicateurs de ‘comportements de vie’ sans avoir de confirmation directe que les cibles sont, en fait, celles que nous croyons – tuant du coup des innocents ». Avec ces frappes de signature, il n’est pas du tout clair qu’on pourra connaître l’identité des « individus supposés être associés aux groupes terroristes » ou encore confirmer leur présence (Randretsa, 2012a). De plus, les raids de drones du côté pakistanais menés par la CIA n’incluent plus seulement les membres d’Al-Qaïda (Human Rights Clinic, 2012 : 7). Au total, les frappes effectuées par les drones auront permis d’éliminer plus de la moitié (une douzaine) des vingt membres les plus importants d’Al-Qaïda et de ses alliés dans cette région, dont Baitullah Mehsud, ancien chef des talibans pakistanais, tué en août 2009 après seize tentatives infructueuses. En comptant sur le fait que la précision du Reaper, comme celle du Predator, est remarquable, on capitalise sur la promesse de la technologie de précision, tout en reconnaissant, comme le fait d’ailleurs Carl Conetta, que « les deux standards sur lesquels les attentes sur la nouvelle façon de faire la guerre sont basés – la précision des armes et le ciblage – ne reflètent pas les pertes réelles et les dommages sur le champ de bataille » (cité dans Zehfuss, 2010 : 560 [italiques dans le texte]). Conetta ajoute que « des pratiques de ciblage, notamment celles qui emploient le GPS et celles qui ciblent les leaders politiques, ont augmenté les pertes de non-combattants plutôt que de les avoir diminuées ».

La fonction de combat du drone lui vient de ses capacités de visualisation orbitale, ce qui interpelle alors le sens éloigné de la vision. Les drones Predator et Reaper peuvent survoler leur cible à basse altitude et sont munis de caméras de très haute résolution leur permettant une visualisation magnifiée. Par cette visualisation et ce pouvoir de vie ou de mort infligé à partir des airs dans le contexte des opérations de contre-terrorisme et notamment de contre-insurrection en Af-Pak, le dispositif visuel des drones offre un prisme analytique utile à une théorisation de la gouvernementalité axée sur la biopolitique, telle qu’introduite par Foucault (1997). Les capacités satellitaires et aériennes des drones leur permettent d’agir comme tour de surveillance mobile et de bras punitif en donnant aux pilotes la capacité non seulement de voir et de contrôler à distance, mais de disposer de vies et de corps humains par la technologie de destruction. Ces corps apparaissent alors sous la forme de pixels, ce qui confère au regard du pilote l’impression d’être un bombardier larguant ses bombes sur une cible qu’il survole physiquement ou un chasseur/tueur d’élite ne quittant pas des yeux sa proie/victime (Bishop, 2011 : 283). Ce regard – ce qu’on appelle le stare ou le gaze en anglais – est dit cosmique, car il permet une vue qui s’apparente à un regard provenant des cieux. La vue cosmique peut ainsi se résumer comme le regard omniscient d’un spectateur qui observe le globe à distance.

La vision cosmique, d’expliquer Caren Kaplan, « regroupe la vie diversifiée sur terre en une vision d’unité tout en maintenant la vue individualisée, divine et maîtresse d’une perspective unique » (2006a : 401). Les objets (populations ou bâtiments) plus éloignés apparaissent soudainement avec plus de clarté, puisque l’oeil omniscient semble libéré des contraintes terrestres. Pareille vue cosmique permet surtout à celui qui en a le pouvoir de régenter le monde par le haut, un monde qui lui était jusqu’alors opaque et difficilement observable (id. : 402). C’est bien la capacité aéro-satellitaire qui « est liée à la vue cosmique en toute transparence en raison des besoins d’une carte du monde unifiée et universelle qui place le territoire national au centre à la surface et propose une extension de ce territoire national à l’espace au-dessus » (ibid.). Cela prend évidemment un sens encore plus important lorsqu’il s’agit de régir un territoire par les airs à partir d’un autre continent, par l’intermédiaire de la vision cosmique des drones. Par ailleurs, les hélices des drones comme le Predator et le Reaper produisent (volontairement) un son singulier rapidement asocial, lié à leur présence (Adey, 2010 : 171). L’objectif est, justement, de stresser l’adversaire en capitalisant sur le bruit produit par les drones, de viser directement la psychologie phobique de l’adversaire d’être en situation de constante observation, à l’image d’une épée de Damoclès pouvant à tout moment s’abattre sur lui. Le message envoyé de la part des militaires est clair : même si vous ne nous voyez pas, nous sommes toujours là ! C’est là l’apport biopolitique essentiel de ce régime gouvernemental optique déterritorialisé, qui agit en quelque sorte comme une surveillance panoptique globale :

La grande réussite des technologies optoélectroniques agissant comme un « oeil dans le ciel » qui sont utilisées pour la surveillance globale et le ciblage nous ont tous transportés dans un état autoscopique extrême, alors que nous sommes en mesure de nous voir nous-mêmes simultanément comme des sujets visionnés et qui visionnent, incorporés dans les deux positions simultanément en temps réel dans deux positions spatiales différentes.

Bishop, 2011 : 283

Par exemple, il faut souligner l’amélioration exponentielle des caméras vidéo équipant les drones : alors que celles des Predator peuvent fournir un périmètre, une mosaïque de visualisation de quatre kilomètres carrés, son cousin plus évolué, le Reaper, pousse cette performance à près de dix kilomètres carrés avec le Gorgon Stare. Sur une équipe de 185 personnes (le soutien standard pour une mission de Reaper), 83 ont pour tâche d’analyser les images transmises par les drones (Gregory, 2011b : 194). Autrement dit, ce sont 83 paires d’yeux supplémentaires qui viennent se superposer, s’additionner et amplifier le dispositif de surveillance panoptique ici décrit. Ce système de surveillance décentralisé s’insinue à travers les voies communicationnelles de l’ennemi qui en assimile la logique disciplinaire en retour (cessation d’utiliser un cellulaire, par exemple, étant donné que la géolocalisation des cibles de la CIA se fait par les réseaux cellulaires eux-mêmes reliés au système GPS). Il permet que des attaques fassent irruption sans prévenir. Elles surgissent d’un champ illimité au lieu de suivre une direction qui pourrait être déterminée à partir d’une base localisable. En soi, le régime gouvernemental optique assure une domination des airs : « Chaque plancher dans chaque maison, chaque voiture, chaque appel téléphonique ou transmission radio, même le plus petit des événements à survenir sur le terrain peut être surveillé, retracé et détruit des airs. » (Adey, 2010 : 79)

Le système panoptique décrit plus haut fonctionne comme un processus d’apparition-disparition spontanée, celui d’un vecteur aérien qui surgit à l’improviste pour frapper ou marquer une cible, pour s’évaporer à nouveau dans le ciel. La guerre postmoderne transforme alors tout regard en visée : les nombreux plans en caméras subjectives révèlent un monde projeté sur les écrans intérieurs de ces engins robotisés : « L’écran de contrôle et l’écran de visée ne forment plus qu’un, ne proposant plus qu’une image cible du réel, où le regard ne sert plus qu’à viser, où la réalité est analysée et bornée aux limites de ce visible » (Cormier, 2006 : 6). En soi, les capacités de visualisation de ces robots créent une impression de surveillance totale de l’humanité. En effet, l’Irak, l’Afghanistan ou le Pakistan deviennent des espaces imaginaires, des territoires où un régime de nécropolitique (un pouvoir qui se préserve en causant la mort) peut s’instaurer. En frappant encore et encore par le biais de ces nouvelles technologies, l’objectif n’est pas seulement de tuer les ennemis avec plus d’efficacité, mais aussi de les éblouir, de manière à obtenir leur reddition (Martin et Sasser, 2011). L’impression de surveillance constante et le vrombissement des drones qui patrouillent instaurent un régime de terreur par les airs. La puissance américaine, par la fantaisie de sa supériorité technologique, démontre sa capacité à frapper de manière soutenue, avec précision, de jour comme de nuit, spontanément et par surprise et contribue à expédier le message que toute résistance est impossible. En terminant, ce système de surveillance qui agit du territoire national à l’étranger répond de la logique même du développement du régime gouvernemental de sécurité nationale fondé sur l’effacement de la dichotomie extérieur/intérieur qui vient avec le contexte de la préemption dans la guerre contre la terreur afin de prévenir la menace d’arrivée sur le territoire national.

Dans la foulée, la doctrine de la préemption instaure un système de justice dans lequel les criminels peuvent être punis (ils n’ont même pas la possibilité de se rendre) avant que le crime ne soit commis. Le recours aux drones joue ici la même fonction que les mutants du film Minority Report[27], à savoir la fourniture de capacités de « précognition », celles permettant de fournir une image de l’avenir, de visionner des comportements potentiels en construction. Dans une société postcrime, comme celle que nous connaissons, il y a des crimes, des commettants, des victimes, un contrôle du crime, une police, des enquêtes, des procès et des punitions, le tout suivant une logique prescrite et des règles claires. En revanche, dans la société précrime amenée par la préemption (Zedner, 2007), mise en relief par les attaques de drones qui adjugent avant les actes (terroristes futurs), l’appareil sécuritaire cherche à être proactif, c’est-à-dire à anticiper l’acte belliqueux, au lieu de simplement y répondre : le soupçon et l’intervention préemptive qui en découlera préexistent alors à l’acte. Pareille « société de la clairvoyance » (Neyrat, 2010) bâtie sur la gestion du risque nourrit la lubie d’agir sur le temps, de mouler ou de remodeler l’avenir, suivant celui que l’on souhaite, avant qu’il n’ait lieu (de Goede, 2008 ; Kyrou, 2010). Dans la réalité, les « précogs » de Minority Report sont remplacés par les algorithmes composant la « matrice dispositionnelle », qui non seulement crée les conditions de possibilités de la préemption et dont la finalité est de calculer l’improbable, de rendre opérationnel ce qui tient du domaine de l’aléatoire et de gouverner l’incertain, mais qui a pour effet de soustraire davantage l’intervention humaine de la sphère décisionnelle[28] (Amoore, 2009 : 52).

Conclusion

En conclusion, l’invocation rhétorique de la « guerre contre la terreur » par l’administration Bush ne fut pas qu’une simple exaltation rhétorique destinée à rassurer un public traumatisé, mais bien davantage « une matrice complexe de discours et d’institutions configurés par des pratiques qui ne sont pas exclusivement militaires » (Grondin, 2011 : 259). Comme David Grondin l’a écrit ailleurs (2009 : 111), « L’effet probant de la nouvelle stratégie de sécurité nationale américaine axée sur la menace terroriste globale et sur une doctrine militaire de prévention est de renforcer la souveraineté nationale des États-Unis sur les plans intérieur et international, avec des conséquences désastreuses pour le reste du monde ». La pratique de la guerre des drones pour mener des assassinats ciblés est l’une des manifestations de cette nouvelle capacité de faire la guerre au-delà du champ de bataille et qui permet de rendre compte de la révolution sécuritaire centrée sur le territoire national induite par les attentats du 11 septembre 2001 dans la gouvernementalité américaine. Sommairement, nous avons présenté une application concrète de la doctrine de préemption par le truchement du drone armé employé pour commettre des assassinats ciblés.

La doctrine de la préemption a su se créer un mode de fonctionnement opératoire et une architecture de surveillance avec l’aide des drones qui, graduellement, sont reconduits, intégrés et internalisés au sein même du territoire domestique. Incidemment, un drone de type Predator a été utilisé pour la première fois en 2005 pour la surveillance de la frontière mexicaine. Depuis septembre 2010, quatre Reapers ont également servi à cette fin et, en 2011, un premier Global Hawk (avion-espion de haute altitude) a survolé le Mexique en quête d’informations sur d’éventuels narcotrafiquants (Gregory, 2011a : 239). De plus, des essais ont déjà été réalisés par les services de police de Houston et de Las Vegas pour utiliser des drones lors d’événements de grande importance (manifestations sportives ou rassemblements pour des marches de contestation) ; et cela se fait de plus en plus fréquemment. À ce titre, l’application de cette technologie à des zones urbaines promet d’étendre le réseau de surveillance (panoptique cosmique) dans lequel les citoyens seront imbriqués (Wall et Monahan, 2011 : 244). La grande question finale est ici de savoir si la création bureaucratique du Department of Homeland Security (plus grand changement ministériel depuis le National Security Act de 1947) en 2002 pourra mettre en place une nouvelle gouvernementalité sécuritaire toujours plus administrée, plus accentuée, plus fine et précise, tout en étant, aussi, plus illimitée dans son potentiel de croissance intrusive.

En définitive, le recours aux drones aéroportés capables de perturber les Talibans et Al-Qaïda, tout en permettant un retrait des militaires américains hors des grands centres de population, esquisse bien un horizon stratégique à court terme. Il semblerait effectivement que l’administration ait dessiné sa politique en plaidant pour l’usage des drones et des forces spéciales au détriment d’une vaste entreprise de contre-insurrection beaucoup plus coûteuse (New York Times, 2009). De cette façon, il n’y a pas de rupture en ce qui concerne le contre-terrorisme, puisque les mesures, amplifiées sous le régime démocrate, ont été mises en place sous le règne républicain de George W. Bush. Il devient alors essentiel de comprendre comment le processus qui sous-tend cela est partie prenante des technologies visuelles qui permettent à un régime gouvernemental optique biopolitique de décider entre les innocents/coupables et qui sert, au final, à coder un système d’identification, de ciblage, de traçage et de punition conséquente. En fait, la question qu’on est alors en droit de se poser en ce qui concerne les Américains et les objets de guerre que sont les drones « n’est pas quels sont les drones les plus technologiquement sophistiqués qui sont en développement, mais plutôt quel genre de gouvernement paranoïaque est en train de se dessiner pour les accompagner ? » (Gharavi, 2012).