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Le sociologue Bruce Curtis vient d’offrir au public anglophone un ouvrage incontournable dont la traduction française sera fortement souhaitée dans le milieu francophone. En effet, Ruling by Schooling Quebec. Conquest to Liberal Governmentality – A Historical Sociology, récompensé par le Sir John A. Macdonald Prize ainsi que le John Porter Prize, propose une fine analyse du développement de l’appareil d’État canadien dans son contexte colonial. Cette recherche fondamentale se situe dans le prolongement du travail précédent, The Politics of Population : State Formation, Statistics, and the Census of Canada, 1840-1875 (Toronto University Press, 2002), qu’on pourra relire pour apprécier le sujet dans sa perspective entière. Dans son récent ouvrage, Curtis analyse les politiques en matière scolaire à l’aube des insurrections républicaines. Ce contexte unique présente à vrai dire un terrain fertile pour l’analyse du développement de l’État et de sa modernité, un processus qui à cette période s’accélère irrémédiablement. À défaut d’une présentation chapitre par chapitre, cette recension abordera les thèmes dominants de la thèse. Or il faut avant tout mentionner que la réflexion que propose le sociologue s’appuie sur une vaste recherche archivistique. Chaque sujet se trouve judicieusement approfondi et la chronologie respectée.

Curtis entame sa réflexion à partir de la Conquête de 1759 et la volonté de l’occupant d’éradiquer toute forme d’institution française. Il se penche ensuite sur chacune des lois scolaires partant de l’Institution royale de 1801 pour conclure avec la commission d’enquête sur l’éducation sous Lord Durham et ses impacts sur le nationalisme. Pour soutenir ses propos, il s’appuie sur le principe foucaldien de « gouvernementalité » à partir duquel le modèle libéral de gestion politique suppose une intensification du travail sur la population et son territoire. À ses yeux, cette gouvernementalité est présente dans les actions des élites britanniques qui aspirent à organiser les relations sociales et à plus forte raison le système scolaire colonial (p. 17-18). En ce sens, cette étude rejoint des intentions épistémologiques similaires aux recherches sur les régulations sociales initiées par Jean-Marie Fecteau.

Un des points forts de la thèse défendue par Curtis concerne les commissions d’enquête comme un puissant instrument du régime parlementaire. En effet, les commissions Gosford et Durham représentent les plus ambitieuses des enquêtes sociales de l’histoire coloniale (p. 23). C’est l’une des raisons pour lesquelles Curtis insiste sur le fait que l’une ne peut être analysée sans l’autre. D’abord, la commission Gosford a été négligée par l’historiographie canadienne, notamment à propos des Russell Resolutions qui en émanent dès l’été 1837. On y trouvait en vérité les préludes d’une loi qui, si elle avait été acceptée, émancipait le Canada de l’empire (p. 335-336). L’esprit du rapport Durham et de la commission sur l’éducation qui suivront découle à vrai dire d’une ambition unanime ; celle d’établir une politique coloniale à travers laquelle le système scolaire « as machines for subjectification and as systems of security » (p. 327) pourrait s’institutionnaliser. L’école devint en ce sens le lieu par excellence de la construction sociale de l’individu et de son contrôle.

La relecture que fait Curtis des ambitions politiques et libérales de Lord Durham à la lumière de la gouvernementalité révèle l’importance de la scolarisation dans la pensée du gouverneur général : un moyen puissant de produire et « discipliner des formes de subjectivités » au sens foucaldien (p. 386). La commission sur l’éducation qu’il confia à Arthur W. Buller en 1838-1839 dévoile les intentions scientifiques et sociales de Durham. Elle vise à saisir grâce à l’enquête statistique un portrait précis de la population francophone catholique. Pour Curtis, on assiste ainsi à une nouvelle forme de gestion politique par « l’expertise » (p. 437). Tout au long de sa recherche, le sociologue montre que la politisation progressive de la question scolaire devient l’objet de tensions sociales insurmontables. Le mouvement patriote devint alors un rempart contre la progression d’une rationalisation administrative en conservant le plus possible l’enjeu scolaire dans sa dimension politique et sociale et non bureaucratique.

En conclusion, un seul bémol – très particulier – pourrait être ajouté ici. Bien qu’il n’altère en rien l’exceptionnelle qualité de la thèse, il concerne le positionnement théorique en regard de la discipline sociohistorique elle-même. Si Curtis nous avise d’entrée de jeu que les préoccupations de cette recherche ne mettent pas en sourdine les intérêts principaux de la sociologie tels que les inégalités, le pouvoir et la domination (p. 5), certaines questions s’imposent naturellement lorsqu’il s’agit de « sociologie historique réflexive ». Si Curtis, en reprenant à son compte les intuitions éclairantes de Norbert Elias sur l’intériorisation par les individus des structures de pouvoir, s’est trouvé influencé (ou non) par Arpad Szakolczai, qui a le premier proposé cette approche, il reste que la justification théorique demeure à l’écart de toute une tradition. En vérité, cette « sociologie historique réflexive » semble évacuer l’imposant corpus théorique issu des recherches en sociologie historique américaines et britanniques depuis de nombreuses décennies. Il n’est fait mention nulle part de Michael Mann, de Theda Skocpol ou de Charles Tilly par exemple. L’absence d’un positionnement théorique (même d’un appel à une rupture) vis-à-vis du champ de la sociologie historique anglo-saxonne révèle ainsi l’ambiguïté dans l’usage du terme lui-même. Si bien que l’on pourrait supposer qu’un nouvel axe de recherche alliant les théories foucaldienne et éliasienne de l’État se constitue en parallèle à la littérature déjà existante où s’illustre une dualité persistante entre néomarxistes et néowébériens. Somme toute, Ruling by Schooling demeure un travail majeur pour les disciplines de l’histoire, de la politique et de la sociologie canadiennes.