Article body

Le tirage au sort en politique est de retour (Testart, 2011). Tant au niveau théorique que pratique, les quarante dernières années ont été marquées par une réapparition du hasard sur la scène politique. Considérant la longue histoire du tirage au sort comme mécanisme de sélection et de décision – de l’Athènes antique à nos jurys criminels –, ce retour n’est pas en tant que tel surprenant. Cependant, le débat contemporain entourant l’utilisation du sort en politique tend parfois à oublier que celui-ci s’inscrit dans un contexte institutionnel précis. En effet, au niveau théorique, la discussion tente généralement de révéler une « nature », une logique qui serait immanente au tirage au sort. Parmi les auteurs ayant abordé cette question, deux pôles peuvent être dégagés : ceux qui mettent l’accent sur le caractère neutralisateur du hasard en politique et ceux qui insistent sur sa dimension égalitaire.

L’argument présenté dans ces pages veut que de telles positions obscurcissent le fait que c’est en fonction de certains arrangements institutionnels spécifiques – tels que des mandats à durée limitée, une éligibilité universelle ou encore une reddition de comptes – que les potentiels neutralisateurs ou égalitaires du tirage au sort sont mis de l’avant. Ainsi, adoptant à la fois une perspective philosophique, historique et sociologique, la question du hasard en politique sera analysée selon l’angle de sa « nature » et de ses effets, principalement à travers les travaux de Barbara Goodwin, Peter Stone, Gil Delannoi, Oliver Dowlen, Alexander A. Guerrero, Manuel Cervera-Marzal et Yohan Dubigeon, et Yves Sintomer. Par la suite, un survol des différentes expériences historiques d’utilisation du hasard en politique aidera à illustrer le fait que le potentiel du tirage au sort dépend principalement de la pratique politique dans laquelle il s’inscrit. Finalement, une comparaison de l’élection et du tirage permettra de démontrer le caractère problématique de l’idée d’une essence de ces processus et de démontrer aussi l’importance du contexte institutionnel et politique dans lequel se situent le tirage au sort et l’élection.

Débats sur la « nature » du tirage au sort en politique

Le tirage au sort dans l’arène politique fait l’objet d’une attention théorique grandissante depuis les années 1960. Loin de faire l’unanimité, le hasard n’a pas la même nature ou les mêmes effets selon la perspective abordée. Notre objectif n’est donc pas ici de tenter de dresser un portrait exhaustif des différentes théories et applications du tirage au sort[1]. Notre attention se concentre plutôt sur les lectures politiques du hasard et non pas juridiques ou philosophiques. Sur cette question, deux courants principaux peuvent être départagés. D’un côté, celui de « l’effet neutralisateur » du tirage au sort est défendu par des auteurs tels que Stone, Dowlen et Delannoi. De l’autre, une approche mettant en valeur la dimension égalitaire du sort est représentée explicitement par Cervera-Marzal et Dubigeon et, dans une certaine mesure, les travaux de Guerrero ou Sintomer.

« L’effet neutralisateur »

C’est par la question de la rationalité – et de ses limites – que la discussion théorique sur le tirage au sort prendra une importance de plus en plus grande, notamment avec la publication de Solomonic Judgements de Jon Elster (1989). Bien que s’inscrivant dans la théorie du choix rationnel, Elster va souligner qu’il est paradoxalement souvent plus rationnel, d’être irrationnel. Par exemple, discutant les cas de divorces impliquant la garde d’enfants, il affirme que plutôt de soumettre ceux-ci à un processus long et pénible étant donné la difficulté d’évaluer « l’intérêt de l’enfant », la décision pourrait être prise à pile ou face (1989 : 163-172). Cette conception du hasard comme processus irrationnel – voir « a-rationnel » – aura une influence considérable dans les réflexions subséquentes sur le tirage au sort.

Quelques années plus tard, dans Justice by Lottery (1992), Barbara Goodwin présente la première tentative de traitement systématique de la question du tirage au sort. Loin de se contenter du domaine juridique, elle imagine une société, Aletoria, fonctionnant selon le principe de « loterie sociale totale » (1992 ; 2011 : 146), où l’allocation de ressources (logement, emploi, mais aussi organes, etc.) se fait par tirage. Pour elle, le tirage au sort n’est pas un complément de la justice mais implique en fait une nouvelle conception – marquée toutefois par l’impartialité et la réduction des inégalités, les deux caractéristiques fondamentales de la justice selon elle (1992 : 29-30).

L’ouvrage de Goodwin illustre la difficulté de saisir la « nature » du sort : elle reste tiraillée entre le potentiel égalitaire du hasard et son aspect neutre. Ainsi, elle reconnaît que l’utilisation généralisée du sort repose sur « un postulat d’égale capacité » (2011 : 147). Cependant, elle considère aussi que « le tirage au sort ne doit pas supprimer des prétentions légitimes » (ibid. : 149) qu’un individu ou un groupe pourrait avoir sur un bien ou une fonction. Elle donne comme exemple le fait qu’il est légitime d’accorder un logement social à une famille défavorisée en priorité, même si cela va à l’encontre du hasard. En ce sens, elle note elle-même la difficulté de concilier le processus impartial du sort avec la réduction des inégalités qu’elle juge essentielle.

Bien que les travaux d’Elster et de Goodwin aient ouvert la voie à une « théorie du tirage au sort », ce n’est que depuis quelques années que le sujet a bénéficié d’une attention croissante. Un des développements les plus influents a été la mise de l’avant de l’aspect neutralisateur du tirage au sort par des auteurs tels que Peter Stone et Oliver Dowlen. Dans cette optique, le recours au sort sert principalement à neutraliser d’autres facteurs susceptibles d’influencer une décision, qu’elle soit de nature politique ou non.

Ainsi, pour Stone, « les loteries ont, non pas plusieurs effets, mais un seul important pour la décision par tirage au sort. Les loteries empêchent les décisions de se prendre sur la base de raisons[2]. » (2011 : 16). Il affirme, donc, que le recours au sort est désirable seulement dans les cas où son « sanitizingeffect » (effet neutralisant) contribue suffisamment au processus décisionnel (Stone, 2009 : 376). Selon lui, c’est là la nature profonde du sort et c’est seulement en tenant compte de cet aspect que l’on peut mieux saisir le tirage au sort – et les raisons pour lesquelles on devrait y recourir, ou l’éviter (ibid. : 392).

Dans The Political Potential of Sortition, Dowlen (2008) propose une interprétation similaire, affirmant que le tirage au sort est un processus « a-rationnel » qui produit une « fenêtre aveugle » (blind break). Gil Delannoi utilise, lui aussi, l’expression fenêtre aveugle, qui permet d’expliquer le processus de manière adéquate : « parce que je vois qu’il se passe quelque chose, à savoir l’acte du tirage, mais je ne vois pas ce qui se passe puisque je ne peux prédire le résultat ni l’influencer. Le mécanisme, en effet, ne permet pas d’exercer une influence sur les éléments une fois qu’ils sont entrés dans l’opération matérielle de sélection, ni de prévoir ce qui va en sortir. » (2010 : 20)

Ces différentes interprétations du sort (effet neutralisant ou fenêtre aveugle) ont cependant toutes en commun la mise de l’avant de l’aspect neutralisant du tirage. Celui-ci est double : le sort neutralise le processus et les résultats (Cervera-Marzal et Dubigeon, 2013 : 174). En empêchant la raison de participer à la sélection, le hasard fait en sorte que les raisons ou les justifications qui sont considérées comme corrompant le processus sont laissées de côté. Ce sanitizing effect empêche donc tout facteur – qu’il soit considéré comme bon ou mauvais – de jouer un rôle (Stone, 2011 : 15).

Au niveau politique, c’est lorsqu’on compare l’élection et le sort sur la question de la corruption du processus que cet aspect neutralisant est le plus visible. Dans le cas d’une élection, un candidat peut acheter le vote d’un électeur, ou au contraire un électeur peut tenter d’obtenir des promesses de la part d’un candidat en échange de son vote ou de son support, forçant ainsi le candidat à promouvoir des intérêts particuliers (Guerrero, 2014 : 142). Ces exemples flagrants de corruption sont généralement interdits et sanctionnés dans un système électoral bien rodé, même si l’efficacité des sanctions reste à démontrer. Cependant, en poussant la réflexion, on peut aussi considérer que certaines raisons pour lesquelles un électeur choisit un candidat ne devraient pas faire partie du processus électoral et corrompre ainsi la sélection. Par exemple, l’aspect physique d’une personne peut amener l’électeur à choisir ou à rejeter un candidat X, permettant à ce qui est considéré comme une « mauvaise raison » de déterminer l’issue du processus (Stone, 2011 : 127).

À l’inverse, le sort neutralise le processus en empêchant que les « mauvaises » raisons – et les bonnes – interviennent dans la sélection. Sur le plan institutionnel, le sort rend plus difficile, voire impossible la corruption du processus (Guerrero, 2014 : 164). Il permet, plus largement, de « supprimer la compétition, d’éviter le conflit d’intérêts » (Delannoi, 2010 : 13).

On peut noter qu’en plus du processus, le tirage neutralise les résultats. En bref, cela signifie que puisque le résultat dépend du hasard, personne ne peut se sentir lésé par celui-ci. La personne choisie ne peut se voir comme supérieure aux non-choisis, car elle ne l’a pas été pour des raisons qui ont trait à sa personne. De la même manière, les non-choisis ne peuvent s’estimer inférieurs, car cela ne signifie pas, au contraire d’une élection, qu’ils soient considérés comme moins bons ou moins importants que leurs adversaires. Cette caractéristique du sort avait déjà été notée par Montesquieu, qui écrit dans De l’esprit des lois que « le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne » (1995 : 102).

Par ailleurs, si l’on compare élection et tirage au sort, on peut constater que ce dernier permet d’éviter la reproduction de différents biais – géographiques, linguistiques, de genre, ethnoculturels, etc. – inhérents à l’élection. À titre d’exemple, remarquons que dans un article comparant la provenance géographique des stratèges (élus) et des trésoriers (tirés au sort) de l’Athènes antique, Claire Taylor conclut qu’il y avait une différence statistiquement significative dans la représentativité des deux procédures, au niveau géographique (2007 : 336). En d’autres mots, les stratèges avaient plus de chances de provenir du centre de la Cité athénienne, tandis que les trésoriers, puisque sélectionnés au hasard, étaient équitablement répartis entre la ville et la campagne.

« Égalité, neutralité, démocratie »

Face aux différents auteurs qui mettent de l’avant l’aspect neutralisateur du tirage, on trouve une autre perspective qui met en valeur la relation forte entre tirage au sort, égalité et démocratie. Cela ne veut pas dire que la dimension neutralisante du hasard en politique soit niée. Ainsi, Manuel Cervera-Marzal et Yohan Dubigeon écrivent explicitement que le tirage au sort est à la fois égalitaire et neutralisant (2013 : 158). Similairement, Yves Sintomer identifie cinq logiques propres au tirage par le sort. Selon lui, cette pratique peut être vue comme : 1) un signe divin, 2) une méthode impartiale de décision, 3) une procédure favorisant l’autogouvernement, 4) une assurance de l’équivalence entre les sélectionnés (par exemple dans le cas d’un jury), 5) une manière d’obtenir un échantillon représentatif d’une population (2011a : 193-198). La seconde logique fait implicitement référence à cette idée de neutralisation chère à Stone et consorts.

Cependant, cette dimension neutre ne doit pas faire oublier que le tirage au sort comporte un principe égalitaire. Par exemple, Sintomer souligne que dans les trois dernières logiques qu’il identifie, le tirage au sort « constitue un instrument au service de la démocratie, parce que son caractère égalitaire l’oppose à la technocratie ou au ‘sens caché’ qui favorise les élites sociales, parce qu’il élargit la participation aux charges publiques et parce qu’il développe la culture civique » (2011a : 198). Alexander Guerrero voit les choses de la même façon quand il écrit que « la sélection par loterie reflète mieux les idéaux égalitaires puisque n’importe qui peut exercer le pouvoir politique et que tout le monde a une chance égale de le faire » (2014 : 169).

Plus encore, on peut considérer que pourvoir un poste politique en ayant recours au hasard ne fait que refléter des idéaux égalitaires, impliquant que tous ont des compétences égales pour réaliser la tâche attendue. En s’inspirant de Jacques Rancière, pour qui « l’égalité n’est pas un but à atteindre, elle est un point de départ, une présupposition qui ouvre le champ d’une possible vérification » (2009 : 259), on peut affirmer que le tirage au sort permet cette vérification. Contrairement à la procédure d’élection, qui implique une inégalité puisque l’électeur choisit le candidat qu’il considère comme supérieur aux autres, le tirage au sort pose l’égalité comme base irrévocable. Le sort considère que tous sont égaux : « on reconnaît la compétence du peuple, pas seulement à juger, mais aussi à décider, agir et gouverner » (Cervera-Marzal et Dubigeon, 2013 :171).

Par ailleurs, il est important de rappeler qu’Aristote posait la liberté « d’être tour à tour gouverné et gouvernant » (1993, 1317-b) comme fondement de la démocratie. À l’aune de ce principe, la dimension égalitaire du sort, en tant que probabilité identique d’accès aux responsabilités politiques, est évidente (Manin, 2012 : 44). Discutant des différents titres à gouverner présentés par Platon (force, savoir, richesse, etc.), Rancière rappelle que l’Athénien doit reconnaître un titre qui n’en est pas un : celui du hasard (2005 : 47). Le tirage au sort est donc l’expression de l’égalité qui sous-tend la société inégalitaire (ibid. : 55). Ainsi, Cervera-Marzal et Dubigeon posent le sort comme « l’engrenage pratique d’une démocratie radicale comme gouvernement du n’importe qui » (2013 : 171).

Somme toute, les deux pôles d’analyse du tirage au sort présentés jusqu’à présent ont en commun de tenter d’assigner une essence au tirage au sort qui permettrait par la suite de déterminer les effets politiques d’une telle procédure. Cette conceptualisation du tirage au sort de manière abstraite tend à minimiser l’importance des procédures auxquelles il est généralement jumelé afin d’accentuer un effet ou l’autre. C’est entre autres cette inattention au contexte institutionnel qui fait en sorte que Dowlen et Sintomer, bien qu’empruntant des chemins similaires, arrivent à des conclusions différentes sur le tirage au sort. En effet, tous deux proposent une lecture historique du hasard en politique qui s’articule sensiblement autour des mêmes étapes : Athènes, Renaissance italienne, tournant moderne, et ainsi de suite (Dowlen, 2008 ; Sintomer, 2011a). Toutefois, comme mentionné, Dowlen voit le sort comme mécanisme « a-rationnel » (2008 : 16), tandis que pour Sintomer plusieurs logiques viennent présider celui-ci, mais celles-ci visent toutes à « renforcer le consensus et la cohésion sociale » et sont majoritairement démocratiques (2011a : 198). Afin de mettre en lumière les conséquences d’un tel impensé, nous proposons dans les prochaines pages un survol des principales expériences historiques et contemporaines d’utilisation du tirage au sort en insistant sur les arrangements institutionnels dans lesquels s’inscrit le hasard – et sur les différents effets d’une telle disposition.

Le sort en politique : une question de contexte

Expériences historiques : de l’Antiquité à la Modernité

Comme tant de choses, la première utilisation systématique du hasard en politique trouve son origine dans l’Athènes antique. Notons tout de suite qu’il existe un débat historique sur la relation entre hasard et démocratie dans l’Athènes antique : certains, comme Paul Demont, considèrent que le sort était une pratique religieuse et aristocratique qui fut progressivement démocratisée par l’expérience athénienne (2010) tandis que d’autres, notamment Mogens H. Hansen, refusent l’idée d’une origine religieuse de l’utilisation du hasard à Athènes (2009 : 74-77). Sans prendre parti dans ce débat, il est déjà possible de souligner que son existence vient appuyer l’importance d’une analyse contextualisée du tirage au sort : savoir si ce dernier a un potentiel démocratique ou aristocratique relève d’une étude des différents mécanismes avec lesquels il est jumelé et non d’un examen théorique.

Bien que l’utilisation du sort ait varié durant le siècle et demi qu’a duré la période démocratique d’Athènes, il est possible de considérer l’époque où Périclès fut stratège militaire (de 442 à 429 av. J.-C.) comme étant le moment où le hasard jouait un rôle systématique et formalisé, ce qui fait dans notre optique de cette période la plus intéressante à analyser. Pour Sintomer, à ce moment, le système politique athénien repose sur trois piliers : les assemblées, les élections et le tirage au sort (2011a : 41). Le premier terme de ce triptyque ayant déjà été traité ailleurs par d’autres auteurs (entre autres Sinclair, 1988 : 77-105), seuls les deux autres seront analysés.

L’élection permettait l’attribution de certaines charges à des citoyens. Toutefois, ce sont principalement les magistratures considérées comme requérant un savoir-faire particulier qui sont élues : stratèges militaires, administrateurs des finances, architectes, fonctionnaires religieux, etc. (ibid. : 80). Ainsi, sur les 700 charges qui composent le gouvernement athénien, une centaine était élective, et les autres tirées au hasard parmi les citoyens volontaires.

Cependant, l’utilisation du sort dépasse le cadre des magistratures. Par exemple, dans le cas de l’Ecclésia, c’est la Boulé, un conseil de 500 citoyens, qui était chargé de préparer les assemblées, d’établir un ordre du jour, d’assurer la présidence, etc. Les membres de ce « conseil exécutif » de la démocratie athénienne étaient choisis annuellement par le sort. Le tirage au sort était aussi utilisé à l’intérieur de la Boulé pour attribuer les différentes charges (rédaction des lois, convocation des assemblées, présidence du conseil, etc.) de manière rotative (Roper, 2013 : 24).

On constate donc que dans l’Athènes antique, élection et tirage au sort étaient couplés à différents mécanismes afin de produire différents effets. D’un côté, une citoyenneté restreinte aux hommes athéniens[3] tend à circonscrire le qualificatif de « démocratie athénienne ». D’un autre côté, la rotation annuelle des charges qui caractérise le système athénien vient renforcer les dimensions égalitaires de l’élection et du tirage au sort. Similairement, la responsabilité des magistrats devant l’assemblée, de même que le pouvoir de cette dernière de les démettre, s’inscrivent dans une perspective de contrôle du pouvoir de la minorité par la majorité des citoyens. Toutefois, comme Hansen le mentionne, « les démocrates préféraient le tirage au sort parce qu’il prévenait la corruption et les divisions du corps civique » (2009 : 275), ce qui démontre que la dimension neutralisante du sort était aussi utilisée par les Athéniens. Somme toute, c’est parce que le tirage au sort est couplé à une culture politique athénienne favorisant la participation civique et des mécanismes institutionnels visant à limiter la concentration du pouvoir (pouvoir décisionnel entre les mains de l’Ecclésia, rotation annuelle des charges, responsabilité des magistrats devant l’assemblée) qu’il peut être considéré comme s’inscrivant dans une logique égalitaire, sans pour autant signifier que c’est là sa nature puisque son potentiel neutralisant était aussi présent dans l’utilisation athénienne.

Avec la fin de l’expérience démocratique athénienne, le tirage au sort va décliner, sans pour autant disparaître de l’arène politique. En effet, on retrouve celui-ci à Rome durant la république où il sera utilisé de diverses manières (Stewart, 1998). Au niveau politique, c’est le hasard qui décidera notamment de l’ordre dans lequel les comices centuriates (assemblées des citoyens romains divisées en groupes censitaires) voteraient. Toutefois, les centuries des classes supérieures étaient beaucoup plus nombreuses et votaient avant celles des classes populaires, ce qui limitait la participation politique de ces dernières. Un processus similaire régissait les votes des comices tributes, mais celles-ci avaient un pouvoir décisionnel circonscrit, ce qui restreignait leur capacité d’action. Le sort sera aussi utilisé pour désigner certaines charges administratives et liturgiques mineures, ainsi que pour diviser les tâches au sein de magistratures collégiales (Stewart, 2013).

On constate donc que si le tirage au sort est un élément important de la République romaine, il est couplé à d’autres mécanismes pour exacerber sa dimension neutralisante. Ainsi, en attribuant un plus grand poids politique aux centuries des classes supérieures, le système romain limite la participation de la population, même si le sort devrait en théorie l’encourager. En fait, ce sont l’élection et la cooptation qui dominent la vie politique romaine, ces recours au tirage au sort doivent être vus comme contribuant « à maintenir le contrôle aristocratique de l’État en permettant à un degré élevé de concurrence politique de coexister avec un degré significatif de cohésion pour l’élite » (Rosenstein, 1995 : 69).

On constate donc que pour une même procédure, le tirage au sort, les effets ne sont pas les mêmes, notamment à cause des différences de culture politique. Comme l’écrit Roberta Stewart en comparant Athènes et Rome sur la question de la sélection par lot :

The lot functioned similarly in both societies, to assign duties impartially among citizens ; but the tasks assigned and the mode of allotment differed. At Athens, allotment selected individuals and created groups for duties, the execution of which all eligible citizens were presumed capable : the regular and ad hoc administrative committees that ran the Athenian government or oversaw particular religious and financial activities of the state ; the juries that deliberated legal cases involving fellow citizens and potentially affecting their continued civic status. By contrast, at Rome allotment selected groups thereby subsuming the individual citizen into units for activities in which all citizens were deemed capable : voting and fighting. Allotment selected individuals at Rome only from groups of individuals already pre-selected according to socio-economic status or election. The societies thus presumed radically different deliberative capacities in the individual citizen and the political collective.

2013 : 6

Si, avec la fin de la République romaine, le tirage au sort perd de son importance sur le plan politique, on le retrouve, après quelques siècles d’éclipse, dans l’Italie médiévale : Venise, Florence et plusieurs autres villes de moindre importance y auront recours de manière systématique dans leur processus politique (Dowlen, 2008 : 67). Dans le cas de Venise, c’est à partir de 1268 et jusqu’en 1797 que le doge, le dirigeant de la sérénissime République, sera choisi à travers un complexe processus mélangeant le tirage au sort et l’élection (Rösch, 2002 : 72-74 ; Norwich, 2003 : 136). Le recours au sort permet surtout de favoriser la cohésion interne des élites et d’éviter l’exacerbation des conflits politiques amenée par une passation de pouvoir. En combinant sort et élection, le système vénitien empêchait le noyautage du processus de sélection du doge et favorisait la coopération entre les différentes familles (Van Reybrouck, 2014 : 88).

Dans le cadre florentin, le tirage au sort est principalement utilisé lors des périodes républicaines (1328-1434 ; 1494-1512 ; 1527-1530). Là encore, il est couplé à d’autres procédures, principalement la présélection des candidats. Selon John M. Najemy, les objectifs de ce système étaient de « consolider le contrôle de l’élite sur la magistrature, de réduire les conflits électoraux et de renforcer la légitimité des élections par la complexité, l’impersonnalité et le secret, rendant ainsi impossible l’attribution des résultats à des personnes, des comités, ou des factions » (2006 : 129). Certes, Florence a connu des épisodes plus ou moins forts de gouvernement populaire, mais, de manière générale, la souveraineté républicaine était largement contrôlée par une élite politique restreinte (Sintomer, 2011a : 75).

On constate donc encore une fois que c’est le couplage du sort à l’élection (Venise) ou à une présélection des candidats (Florence) qui permet de réguler le potentiel démocratique du hasard en faveur de son aspect neutralisant. Ce choix doit se comprendre en relation avec le contexte politique des communes italiennes de la Renaissance, fortement marqué par l’instabilité politique (Skinner, 1978, 23). Similairement à la République romaine, Florence et surtout Venise ont utilisé le tirage au sort comme méthode visant à maintenir une certaine cohésion interne malgré le caractère conflictuel des enjeux qui animaient alors la scène politique.

On peut souligner que le tirage au sort sera utilisé dans le processus de sélection du doge de Venise jusqu’en 1797. Sa disparition marquera la dernière utilisation du sort dans un cadre politique officiel au sein d’une puissance établie, à tout le moins, jusqu’à tout récemment. À l’inverse, le passage à la modernité est caractérisé, pour reprendre les termes de Bernard Manin, par le « triomphe de l’élection » comme mode de sélection des dirigeants. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer un tel triomphe, notamment l’idée qu’il existe un « principe de distinction » entre représentants et représentés à la base du gouvernement représentatif (2012 : 190). Manin avance aussi le fait que, pour les modernes, le consentement à être gouverné prend une telle importance que l’élection va être favorisée (ibid. : 123). Par ailleurs, selon Sintomer, l’élection implique une spécialisation du travail politique, tandis que le tirage au sort, au contraire, répartit la gestion des affaires communes entre tous les citoyens (2011a : 100-101).

Précisons toutefois que ce n’est pas l’élection en tant que telle qui permet le développement d’une classe politique professionnelle, mais plutôt son couplage avec un arrangement institutionnel permettant la réélection, des mandats de longue durée, ainsi qu’une concentration de pouvoir au sein de postes clés. En effet, sans la possibilité d’une réélection, la composition de la classe politique varierait tant qu’il serait fort probablement difficile de parler de tâche spécialisée. Inversement, un tirage au sort d’un député à vie combinant plusieurs responsabilités favoriserait une spécialisation du travail politique.

Finalement, avant de passer aux expériences contemporaines du tirage au sort en politique, mentionnons qu’il existe une sphère importante où le tirage au sort ne disparaît pas complètement : le domaine juridique. En effet, au tournant de la modernité, l’utilisation du hasard dans la composition des jurys criminels sera systématisée en France, en Angleterre et aux États-Unis (Dowlen, 2008 : 172). Bien qu’ayant peu d’impact politique, cet usage du hasard est important car il sera l’une des sources d’inspiration du renouveau du tirage au sort au vingtième siècle.

Usages contemporains : un retour marginal ?

C’est principalement par le développement des sondages probabilistes, au cours des années 1930, que le tirage au sort va commencer timidement à revenir sur la scène politique. À partir des années 1970, tant aux États-Unis qu’en Europe, différentes expériences et théories vont le remettre explicitement de l’avant. L’engouement pour le tirage au sort devient tel que l’historien Sid Z. Leiman déclarera avec force que « clairement, l’âge de la sélection aléatoire est à nos portes » (1978 : 8).

Les premières utilisations contemporaines du tirage au sort dans un processus politique ont la particularité d’être les résultats d’expériences d’universitaires et non d’émerger de la pratique politique en tant que telle – les raisons qui expliquent cet état de fait restent toutefois encore à élucider. Ainsi, à deux ans d’intervalle, Ned Crosby (au Minnesota) va mettre en place des « jurys citoyens », tandis que Peter Dienel lancera les « cellules de planification » allemandes (Coote et Lenaghan, 1997 : 12 ; Vergne, 2011). Analogues, les deux processus visent à faciliter l’intégration des citoyens dans le débat politique. Un manuel de méthodes participatives décrit le processus ainsi :

Le jury se compose de 12 à 24 citoyens sélectionnés au hasard et informés des différentes perspectives, souvent par des experts appelés « témoins ». Les membres du jury entament ensuite un processus de délibération et des sous-groupes sont souvent formés en vue de se concentrer sur différents aspects de la question. Enfin, les membres rendent une décision ou émettent des recommandations au travers d’un rapport.

Slocum et al., 2006 : 42

On constate donc que ce processus ressemble grandement aux jurys criminels mentionnés précédemment.

On peut aussi noter, au cours des années 1980, le développement du concept de « sondage délibératif » par le politologue James Fishkin (Center for Deliberative Democracy, 2015), très similaire aux processus décrits ci-dessus, mais où Fishkin (2009) met l’accent sur l’importance de la délibération plutôt que le recours au sort en tant que tel. Ainsi, alors que les jurys citoyens et les cellules de planification visent à proposer des recommandations précises, le sondage délibératif se contente de sonder les participants, après leurs délibérations, pour mesurer l’évolution des opinions. Toutefois, peu importe le nom qu’on leur donne et malgré des variations mineures, il est important de souligner que le sort joue un rôle important comme processus de sélection dans ces expériences et que plusieurs centaines de jurys citoyens portant sur des politiques municipales ou nationales ont eu cours à travers le monde.

Dans un cadre similaire aux jurys citoyens, mais légèrement plus institutionnalisé et plus large, on trouve par ailleurs ce qu’on appelle les assemblées citoyennes (Sintomer, 2011a : 180), typiquement composées d’au moins 100 membres et dont le processus peut s’étendre sur plusieurs mois. On trouve deux exemples d’assemblées citoyennes au Canada : celle de la Colombie-Britannique en 2004 et celle de l’Ontario en 2004. Dans les deux cas, la question soumise à l’assemblée était celle de la réforme du mode de scrutin (Citizens’ Assembly on Electoral Reform, 2006 ; Waren et Pearse, 2008 : 1) ; une invitation à participer fut d’abord envoyée à des citoyens tirés au sort (15 800 en Colombie-Britannique, 12 000 en Ontario). Les candidats intéressés ont été invités à une session d’information, pour être ensuite tirés au sort. Des quotas ont par la suite été introduits dans le processus afin de conserver une certaine proportionnalité. Ainsi, un homme et une femme ont été sélectionnés pour chacune des circonscriptions électorales, donnant ainsi respectivement une assemblée de 160 et une de 104 personnes (y compris la présidence).

Sur une période de plusieurs mois, les membres en assemblée ont pu entendre le témoignage d’experts, poser leurs questions et exprimer leurs préoccupations. Par la suite, une phase de consultation publique a eu lieu, permettant à tous de participer à l’occasion de plusieurs dizaines de forums publics. Finalement, durant la phase délibérative, les membres de l’assemblée, avec l’aide du personnel de soutien, ont eu la possibilité de délibérer pour en arriver à une conclusion (Warren et Pearse, 2008 : 11-12).

Dans les deux cas, les assemblées se sont positionnées en faveur d’un changement du mode de scrutin. Celle de la Colombie-Britannique a proposé de passer d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour vers un système à vote unique transférable. Celle de l’Ontario souhaitait également abandonner le mode uninominal majoritaire à un tour, mais en faveur d’un système mixte proportionnel. Une fois ces recommandations rendues publiques, dans les deux cas un référendum a été mis en place afin de valider ces propositions. Sur la côte pacifique, deux conditions devaient être réunies pour l’adoption : le Oui devait l’emporter dans 60 % des 79 circonscriptions, en plus d’obtenir 60 % du vote populaire provincial. Le premier objectif a été atteint (77 circonscriptions sur 79 ont voté en faveur), mais le vote populaire a obtenu seulement 58 % des voix. Un autre référendum a eu lieu en 2009, sur la même question, et a encore échoué, cette fois avec 49 % du vote populaire (Pilon, 2010 : 74). Les conditions en Ontario étaient similaires, le résultat pire : lors du référendum de 2007, près de 63 % des votants ont rejeté l’option proposée par l’assemblée (Elections Ontario, 2007 : ii).

Finalement, dans la lignée des jurys et assemblées de citoyens, on peut souligner une expérience encore plus ambitieuse qui a eu lieu récemment en Belgique : le G1000. Débutant en juillet 2011, une consultation publique par le biais d’Internet a été lancée dans le but de recueillir les sujets et les questions qui préoccupaient les citoyens belges. Après la participation de 6000 personnes, une équipe a synthétisé les réponses obtenues en 25 thèmes. Par la suite, le public a été invité à participer en choisissant les trois thèmes qui lui semblaient prioritaires : la sécurité sociale, la répartition des richesses en temps de crise financière et l’immigration sont donc devenues la base de l’ordre du jour d’un véritable sommet citoyen (G1000, 2015a).

C’est dans la seconde phase de cette expérience qu’est intervenu le tirage au sort. Pour recruter les participants, l’organisation a procédé par appels téléphoniques aléatoires. Tout en respectant certains quotas (sexe, langue, âge, province), près de 900 personnes ont ainsi été retenues. Le reste des places (10 %) étaient réservées aux communautés généralement exclues du processus politique et sélectionnées avec l’aide d’associations de terrain. En fin de compte, le 11 novembre 2011, plus de 700 personnes ont participé à ce sommet (G1000, 2015b : 27). La méthode choisie était des tables de discussion, animées par des experts, qui permettaient à chacune de proposer des priorités. À la suite de ce sommet a eu lieu un panel citoyen, similaire aux jurys citoyens évoqués plus tôt. Parmi les participants volontaires (491 au total), 32 ont été tirés au sort. Après plusieurs séances de délibération de deux jours, ceux-ci ont produit un rapport comportant une série de recommandations, portant principalement sur les enjeux du travail : salaire, discrimination, qualité, accès, etc. (G1000, 2015b : 43-46).

Ces différentes expériences – jury et assemblée de citoyens, G1000 – font partie de ce que Sintomer nomme les « mini-publics délibératifs » (2011a : 161). Selon lui, c’est principalement le développement de la notion « d’échantillon représentatif », c’est-à-dire l’idée qu’une partie de la population sélectionnée aléatoirement peut refléter l’ensemble, qui permet d’expliquer l’optique dans laquelle ces processus ont été mis en place. Il s’agit tout d’abord, puisqu’on ne peut faire délibérer toute une population pour des raisons logistiques, d’étudier un « mini-peuple », une partie de celui-ci. Au-delà de la question de représentativité dans les expériences décrites, c’est aussi la délibération qui est centrale : « le mini-public, une fois qu’il a délibéré, est censé pouvoir avoir changé d’opinion – un tel changement est même le signe attendu d’une délibération de qualité » (Sintomer, 2012).

Or, malgré cette insistance sur la délibération qui est spécifique aux expériences contemporaines, on constate encore une fois que c’est le jumelage de la sélection par le hasard à d’autres procédures qui influence son caractère démocratique. Certes, l’usage du sort y est justifié afin de s’assurer une représentativité du processus et d’éviter les nominations partisanes. Mais, plus fondamentalement, c’est en ayant une éligibilité universelle, en choisissant de laisser une place à la discussion, en donnant des mandats limités que de telles instances peuvent se qualifier de démocratiques. De plus, on peut noter que suivant les cas, d’autres procédures viennent mettre de l’avant différentes dimensions : par exemple, en imposant des quotas lors de la sélection et en soumettant le résultat des délibérations (dans le cas de l’assemblée citoyenne de Colombie-Britannique) ou en ouvrant l’élaboration de l’ordre du jour à un public large (dans celui du G100).

En plus de ces mini-publics délibératifs, on a pu voir dans l’espace politique et citoyen une prolifération de propositions visant à (ré)-introduire le tirage au sort en politique. Ainsi, plusieurs groupes défendent l’idée d’un système bicaméral, où la seconde chambre serait sélectionnée par le sort (Barnett et Carty, 2008), tandis que certains défendent l’idée d’une première chambre choisie par le hasard (Callenbach et Phillips, 1985 ; Sutherland, 2008). D’autres organisations défendent le recours au hasard, soit en le jumelant à l’élection (telle la Society for Democracy Including Random Selection), soit dans le contexte de processus délibératifs (comme proposé par le Center for Deliberative Democracy), soit encore afin de constituer des listes de candidats (tel que suggéré par le parti Nouvelle Donne ou le récent mouvement citoyen #MaVoix [Nouvelle Donne, 2014 ; MaVoix, 2016]). Dans un cadre plus universitaire, plusieurs auteurs ont défendu, comme exercice de pensée ou comme proposition concrète, différents systèmes politiques ayant recours au sort (O’Leary, 2006 ; Lopez-Guerra, 2011 ; Guerrero, 2014). Bien que cette pluralité d’expériences introduise le tirage au sort au centre des discussions visant à remédier aux problèmes de la démocratie représentative (Leib, 2005 ; Rancière, 2005 ; McCormick, 2011 ; Landemore, 2013 ; Guerrero, 2014), il ne faut pas oublier que « le recours à la sélection aléatoire ne fait [actuellement] pas partie de la routine institutionnelle » (Sintomer, 2011b : 169).

Tirage au sort et élection : Dialogues et contrastes 

Comme démontré précédemment, la plupart des théoriciens du tirage au sort, dans leur analyse du phénomène, négligent les mécanismes institutionnels avec lesquels le sort s’articule. Or, le bref survol historique et contemporain effectué ici démontre leur importance : c’est par exemple parce que le hasard est couplé à des mandats limités (Athènes) ou à la responsabilité des individus choisis devant le public (assemblée citoyenne) qu’il peut avoir un potentiel égalitaire. Inversement, c’est lorsqu’il est lié à une présélection des candidats (Florence) ou à un tirage unique (jury citoyens) que la dimension neutralisante du tirage au sort est plus active.

Ainsi, cette vision abstraite du tirage au sort, comme processus dont on pourrait déduire la nature après un examen attentif, apparaît problématique. Il est possible d’éclairer cette discussion sur les effets différenciés du tirage au sort par une comparaison avec une autre procédure de sélection bien connue, l’élection. Bernard Manin, dans son ouvrage classique Principes du gouvernement représentatif, défend l’idée d’une dualité de l’élection (2012 : 191). Pour celui-ci, l’élection est aristocratique (ou élitiste) car elle mène nécessairement à la sélection d’individus perçus comme supérieurs par les électeurs (ibid. : 190). Elle a aussi une dimension démocratique, particulièrement depuis l’extension du droit de vote au cours du vingtième siècle. En effet, l’élection implique de choisir « le meilleur », mais, lorsque couplée au suffrage universel, elle est aussi démocratique, car elle permet à tous de voter et que chaque vote a la même valeur (ibid. : 191). Ainsi, Manin affirme que « non seulement les deux dimensions sont vraies, mais [qu’]elles ne peuvent être séparées l’une de l’autre » (ibid. : 199). Selon lui, et il faut souligner le caractère tranché de cette affirmation, « le fait fondamental concernant l’élection réside en ce qu’elle est à la fois et indissolublement égalitaire et inégalitaire, aristocratique et démocratique » (ibid. : 191).

Cette idée de double nature de l’élection apparaît contestable. Tout d’abord, parce que le suffrage universel était largement le résultat des luttes menées par les groupes exclus de la sphère politique (travailleurs, femmes, personnes racisées) (Przeworski, 2009), il nous semble difficile de dire que l’élection possède intrinsèquement un caractère démocratique. Par ailleurs, Manin insiste que « la dimension égalitaire et démocratique [de l’élection] est indéniable, pourvu que tous les citoyens aient le droit de suffrage et qu’aucune condition légale ne limite l’éligibilité » (2012 : 191). Puisque l’aspect démocratique de l’élection dépend de son jumelage à un autre arrangement institutionnel (suffrage et éligibilité universels, mais aussi, implicitement, réitération de l’élection), il est contradictoire de parler « d’une double nature » qui serait fondamentale au processus.

Il nous semble plus juste de parler de « potentialité » plus ou moins aristocratique ou démocratique de l’élection, qui varie en fonction du système et de la culture politique avec lesquels elle est couplée. Certes, l’élection, par le principe de distinction, possède un caractère aristocratique plus prononcé, mais celui-ci peut être exacerbé ou mitigé selon l’arrangement institutionnel choisi.

Nous pouvons établir un constat similaire pour le tirage au sort. Bien que Cervera-Marzal et Dubigeon parlent de la double nature du sort, de vertus neutralisantes et égalitaires, encore une fois, ce potentiel aristocratique ou démocratique dépend d’un certain nombre de variables. Il nous semble alors quelque peu ambigu d’affirmer qu’« en tant que modalité politique centrale – c’est-à-dire lorsqu’on choisit par hasard les gouvernants au sein de la population adulte –, le sort favorise nécessairement la pratique démocratique » (2013 : 173, nous soulignons). En effet, il est tout à fait possible d’imaginer un système politique où un individu serait tiré au sort, parmi la population, et resterait au pouvoir toute sa vie, un nouveau chef étant pigé seulement à sa mort[4]. Un tel système pourrait difficilement être décrit comme encourageant « la pratique démocratique ».

Si l’on conçoit le même système où le dirigeant suprême serait élu au lieu d’être tiré au sort, il est également difficile de le qualifier comme démocratique. Certes, dans l’absolu, le sort, en garantissant une égale chance à tous, tendrait à être plus égalitaire que l’élection, qui favoriserait une compétition et la victoire de celui qui apparaîtrait comme le meilleur aux yeux de la majorité de la population.

Cependant, dans les deux cas, les systèmes politiques envisagés seraient plus monarchiques (au sens du pouvoir d’un seul) que démocratiques ou aristocratiques. On pourrait aussi imaginer un système plus élitiste où seule une minorité de la population serait admissible à l’élection ou au tirage, réduisant ainsi la possibilité d’être choisi comme dictateur à un petit nombre. Certes, l’élection aurait toujours un côté aristocratique et démocratique, tandis que le sort aurait aussi des vertus égalitaires et neutralisantes. Toutefois, vu l’arrangement institutionnel envisagé, certaines de ces dimensions seraient atténuées (démocratique, égalitaire), tandis que d’autres seraient exacerbées (aristocratique, neutralisante).

Ainsi, il nous semble plus fructueux de considérer l’élection et le tirage au sort comme des procédures ayant différents potentiels, qui peuvent se réaliser suivant d’autres facteurs que la procédure elle-même. En résumé, l’élection, puisqu’elle implique un principe de distinction, a un potentiel élitiste, mais aussi un côté égalitaire, puisque chaque vote a le même poids[5]. Le tirage au sort a un potentiel égalitaire, en raison de son postulat d’égalité des compétences, tout en possédant un effet neutralisant qui équilibre les conflits politiques. Suivant Sintomer, on peut aussi penser qu’il a aussi un potentiel représentatif lorsque l’échantillon sélectionné atteint une taille appropriée (2011b : 170).

Ces potentialités varient selon les règles et les lois avec lesquelles elles sont jumelées et peuvent donc être accentuées ou minimisées. Ainsi, un système où les charges sont électives et où l’on souhaiterait mettre de l’avant le côté aristocratique de l’élection peut, tout en conservant le suffrage universel, développer son potentiel élitiste de plusieurs manières : députés irrévocables une fois élus, liberté complète de l’élu vis-à-vis de ses engagements précédents, concentration du pouvoir au sein d’un appareil réduit, etc. – soit les caractéristiques de nos régimes libéraux actuels. À l’inverse, développer le potentiel démocratique pourrait se faire par la mise en place de postes révocables par les électeurs, l’introduction de mandats impératifs, voire la transformation du représentant en délégué, une répartition du pouvoir à travers une myriade de postes, et ainsi de suite.

Par ailleurs, un système où les postes sont attribués par tirage et souhaitant neutraliser les conflits politiques devrait avoir recours à une présélection ou à une élection des candidats potentiels (comme à Rome, à Florence et à Venise), à une professionnalisation de la vie politique par la concentration et l’immuabilité des postes de pouvoir, etc. À l’opposé, ce système, pour être considéré comme plus démocratique, associerait le tirage, comme le fit Athènes, à une rotation régulière des charges, mais aussi à « des mandats courts et limités, à la révocabilité permanente des gouvernants, à la reddition de comptes et à une formation civique permanente » (Cervera-Marzal et Dubigeon, 2013 : 175). À l’inverse, si l’on cherchait à encourager l’aspect représentatif plutôt qu’égalitaire, une sélection d’un échantillon assez grand, à la manière d’une assemblée citoyenne, se révélerait suffisante.

Si la nuance entre « potentiel » et « essence » ou « nature » de l’élection et, surtout, du tirage au sort peut sembler purement sémantique, elle a toutefois pour principal avantage de nous amener à être critiques de l’idée que le sort pourrait être une panacée au déficit démocratique contemporain. Certes, celui-ci, par son originalité et son utilisation multiple dans le contexte contemporain, pointe vers des pistes de solutions novatrices pour tenter de renouveler tant nos systèmes que nos pratiques politiques au quotidien. Mais c’est aussi cette même utilisation, pour l’instant encore marginale et principalement employée en contexte de consultation ou de délibération – rarement décisionnel –, qui illustre la nécessité de cette nuance entre potentiel et nature.

Cette distinction est, par ailleurs, rarement explicitée par les différents auteurs qui voudraient incorporer le tirage au sort dans nos systèmes politiques contemporains. Elle est cependant présente, puisque presque toutes les propositions, malgré leur multiplicité, ont en commun de lier le tirage au sort à d’autres procédures ou règles. Par exemple, Alexander Guerrero propose une « lottocratie » dans laquelle des assemblées de citoyens tirés au sort, avec des conseils d’experts, délibéreraient et légiféreraient sur un sujet en particulier (éducation, économie, agriculture, etc.) (2014 : 155-156). Il défend cependant ce modèle comme supérieur à notre système représentatif électif sur le plan épistémique et démocratique, car le tirage au sort y est couplé à une rotation, des mandats de courte durée et une division du pouvoir en de multiples assemblées.

Similairement, quand Hélène Landemore affirme que les délibérations d’une assemblée sélectionnée au hasard seraient épistémiquement supérieures à celles où les membres seraient élus pour des raisons liées à la diversité cognitive du groupe[6] (2013 : 1218 ; 2014, 261), le sort n’est pas le seul responsable de cet état de fait. Celui-ci est également couplé à des mandats limités : « une rotation régulière des représentants semble être une exigence minimale si l’objectif est d’injecter et de maintenir une certaine diversité cognitive à long terme » (Landemore, 2013 : 1219). C’est cette combinaison entre rotation et sort qui rendrait cette assemblée supérieure, en termes des conclusions qui y seraient atteintes. En d’autres mots, le sort a le potentiel de créer une assemblée plus diversifiée – et donc plus intelligente selon Landemore –, mais d’autres mécanismes sont nécessaires pour assurer sa pérennité.

Somme toute, il semble que si le tirage au sort est de retour, il est généralement compris dans une optique qu’on peut qualifier d’essentialiste. Face à une telle conception, une approche en termes de potentialité, voire d’entéléchie pour reprendre les termes d’Aristote, semble être mieux à même de rendre justice à cette pratique. Ainsi, le caractère neutralisateur ou égalitaire du tirage au sort ne se trouve pas dans la procédure en tant que telle mais bien dans son processus d’actualisation, c’est-à-dire le contexte et les pratiques politiques dans lesquels il s’inscrit.

À l’occasion d’une étude de jurys citoyens dans le contexte berlinois, la sociologue allemande Anja Röcke concluait que « l’utilisation du tirage au sort à elle seule ne résoudra pas les problèmes de représentation politique. Il n’en reste pas moins que le tirage au sort constitue un idéaltype démocratique qui brise les dynamiques de distinctions inhérentes à l’élection » (2006 : 30). Nécessaire, mais insuffisant en soi, voici qui résume bien le potentiel qu’offre le tirage au sort pour repenser la question démocratique. Et ce, peu importe la nature qu’on lui attribue.