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La question constitutionnelle est un objet d’étude d’une importance considérable dans l’histoire politique du Québec et du Canada contemporains. On la retrouve dans les priorités de bon nombre d’hommes et de femmes politiques pendant plusieurs décennies ponctuées de périodes de grande intensité, comme les négociations autour de la Charte de Victoria, du rapatriement constitutionnel de 1982 ou bien lors des référendums de 1980 et de 1995. De prime abord, la Révolution tranquille semble être l’une de ces périodes marquées non seulement par de nombreuses tentatives de rapatriement de la Constitution (Rémillard, 1984 : 24-27), mais aussi par de nombreux contentieux constitutionnels dans les affaires fédérales-provinciales. En effet, le développement rapide de l’État québécois à cette époque fait en sorte que la province entre en compétition directe avec le gouvernement fédéral – qui opère depuis des décennies une entreprise de centralisation des pouvoirs[1] – pour certaines compétences[2]. Cet affrontement mène tous les gouvernements québécois qui se sont succédé après 1960 à réclamer – sous une forme ou sous une autre – un nouveau partage des pouvoirs, condition essentielle au rapatriement constitutionnel souhaité par l’ensemble de la classe politique canadienne (Gagnon, 2003). Il y a là un contraste assez important en termes de revendications constitutionnelles par rapport aux pratiques des décennies précédentes, caractérisées par un simple refus des empiètements du gouvernement fédéral par l’Union nationale (UN) de Maurice Duplessis (Rémillard 1980 ; McRoberts, 1999 ; McLaughlin, 2012).

Il s’avère donc qu’il s’opère au Québec un véritable changement de culture politique en ce qui a trait à la question constitutionnelle au cours de la Révolution tranquille[3]. Nous entendons par culture politique l’ensemble de représentations[4] qui soude un groupe humain sur le plan politique, ce qui débouche, dans le combat politique au quotidien, sur l’aspiration à telle ou telle forme de régime politique ou d’organisation socioéconomique (Bélanger, 1997 : 236 ; Sirinelli, 1998 : 391). Quoi qu’il en soit, ce constat semble relever de l’évidence : plusieurs études ont déjà détaillé l’évolution de la culture politique au Québec en regard d’autres enjeux de société[5]. La période des années 1960 y est presque systématiquement considérée comme le théâtre de grandes transformations, qu’elles apparaissent soudaines ou comme le produit d’une évolution à long terme. Il devient donc pertinent d’approfondir notre compréhension de ces phénomènes en les étudiant à travers le prisme de la question constitutionnelle.

Ce choix est d’autant plus justifié quand on considère la littérature scientifique portant sur cette question traditionnellement dominée par la science politique. Les chercheurs ont le plus souvent eu tendance à envisager la question constitutionnelle sous la perspective d’un duel entre le Québec et le Canada, qu’ils soient politologues (Bergeron, 1987 ; Boismenu et Rocher, 1988 ; Rocher, 1992 ; Dion, 1995 ; Gagnon, 2003) ou historiens (Lapointe-Gagnon, 2008 ; Bastien, 2013). Un autre ensemble d’études ont plutôt porté leur attention sur la question des positions constitutionnelles des acteurs sociopolitiques, qu’il s’agisse d’individus (Boismenu, 1989 ; Gingras, 1992 ; Sarra-Bournet, 2003), de partis politiques (Pelletier, 2014 ; Normand, 2014) ou encore de groupes issus de mouvements sociaux (Güntzel, 2001 ; Maillé, 2001 ; Dufour et Traisnel, 2009). Ajoutons à cela que la période allant du rapatriement de la Constitution de 1982 à nos jours a généralement bénéficié d’une couverture beaucoup plus importante par rapport à celle qui l’a précédée (Laforest, 1992 ; Dion, 1995 ; McRoberts, 1999 ; Russell, 2004 ; Riggi, 2016). Qui plus est, les études qui traitent spécifiquement de la période antérieure à 1980 ont souvent été rédigées avant 1995 (Roy, 1976 ; Boismenu, 1989 ; Gagnon, 1991). C’est donc dire que notre compréhension de cette période mérite d’être mise à jour à travers un prisme nouveau, celui de l’histoire de la culture politique.

Nous entendons par là une histoire politique qui s’intéresse aux rapports de force entre les acteurs sociopolitiques qui cherchent à imposer des représentations symboliques et identitaires visant à déterminer les valeurs dominantes au sein du champ politique (Elder et Cobb, 1993 : 28-29 ; Pâquet, 1996-1997 : 16-18 ; Savard, 2013 : 26). L’étude de ces représentations est pertinente quand elles sont véhiculées par les responsables politiques, puisqu’elles orientent leur action, particulièrement lorsqu’elles font autorité (Abélès, 1990 : 85 ; Pâquet, 1996-1997 : 11-12). Le champ politique – au sens où l’entend Pierre Bourdieu[6] – laisse toutefois la place à des représentations marginales. Elles sont alors « mises en scène » par les acteurs qui les véhiculent et entrent en conflit avec les représentations hégémoniques. Ainsi, les conflits de représentation ont souvent comme issue d’importants bouleversements sur les plans symbolique et identitaire, parfois en suscitant l’adhésion nouvelle à une représentation marginale de certains responsables politiques et de la société civile en général (Savard, 2013).

Pour les besoins de cette étude, nous considérons les représentations symboliques et identitaires du passé. L’historien Martin Pâquet remarque judicieusement que l’évocation du passé dans le cadre du débat politique ne relève pas de la neutralité axiologique. Cette pratique – qui peut prendre plusieurs formes, mais qui ici se limite aux discours – est plutôt intrinsèquement liée aux luttes entre les acteurs – le plus souvent les responsables politiques – pour la monopolisation des ressources du champ politique (Pâquet, 2006b : 17). Comme le mentionne Jessica Riggi (2016 : 30) dans le contexte particulier du débat constitutionnel des années 1980 et 1990, ce passé s’incarne dans des symboles, des mythes et des souvenirs qui sont utilisés comme leviers à l’action collective. Dans la mesure où le récit nationaliste de l’histoire québécoise met l’accent sur une série d’échecs et d’humiliations pour les Canadiens français (par exemple la Conquête et l’échec des Rébellions) pour justifier une refonte des liens entre les deux peuples fondateurs (Maclure, 2003 : 46), nous croyons que les usages de ce passé par les responsables politiques québécois sont aussi au diapason des revendications constitutionnelles du Québec auprès du reste du Canada.

Nous l’avons déjà évoqué, cet article étudiera les usages du passé véhiculés par les responsables politiques québécois dans le cadre du débat constitutionnel entre 1960 (du premier mandat de Jean Lesage) et 1971 (date du refus de la Charte de Victoria par Robert Bourassa) afin de mieux comprendre les transformations de la culture politique lors de la Révolution tranquille. Nous avons considéré comme sources les débats parlementaires de la période et les discours prononcés par certains des acteurs les plus importants, surtout Jean Lesage et Daniel Johnson[7].

Il ressort de l’étude de ces sources une myriade d’usages du passé qui peuvent être regroupés en différentes catégories thématiques jouant sur deux registres : celui de la production des référents au passé proche ou lointain et celui de leur cristallisation dans le discours politique. Nous aborderons d’abord les usages du passé qui font référence à la période récente en général et au régime unioniste de Duplessis en particulier. Nous traiterons ensuite de ceux qui portent sur la Confédération de 1867. Enfin, nous constaterons les conséquences de la polarisation du débat constitutionnel au Québec à partir de 1967 sur ces pratiques et distinguerons trois « moments » de la culture politique en regard de la question constitutionnelle.

L’ombre de Maurice Duplessis

Dès le début de la première session parlementaire du mandat libéral, en novembre 1960, nous pouvons apprécier l’état des lieux en ce qui a trait aux usages du passé relatifs au débat constitutionnel. Dès lors, nous pouvons observer un affrontement musclé entre les deux partis politiques sur le bilan de l’UN. Les députés de cette formation politique cherchent naturellement à montrer les aspects positifs de la stratégie autonomiste de l’ancien gouvernement et à démoniser le Parti libéral du Québec (PLQ). Antonio Talbot, qui est alors le chef intérimaire du parti, donne le ton :

M. l’Orateur, le grand principe qui a toujours animé l’Union nationale, vous le savez, c’est celui de l’autonomie provinciale. Son fondateur, l’honorable Maurice Duplessis, était autonomiste, non pas par opportunisme comme cela se voit maintenant, mais par conviction. Relevez tous ses discours, avant comme après son entrée dans la politique, au pouvoir comme dans l’opposition, en Chambre comme en dehors de la Chambre ; vous ne trouverez jamais, sur ce point, la moindre contradiction. Le fondateur de l’Union nationale a toujours compris que l’autonomie provinciale, c’était la seule doctrine de survie pour le Québec.

BAN, 15-11-1960 : 28

Talbot n’est pas tendre au sujet de l’ancien premier ministre libéral Adélard Godbout :

C’est alors qu’un bon libéral, le premier ministre de l’Ontario, M. Mitchell Hepburn, qui menait la lutte pour la conservation des droits provinciaux et qui, à la fin fatigué, s’écriait en désignant M. Godbout : « Va-t-il me laisser seul pour défendre les droits de sa province ». M. Godbout signe et cède à Ottawa nos droits provinciaux. La province de Québec dégoûtée, en 1944, rappelle au pouvoir Maurice Duplessis et l’Union nationale.

Ibid. : 29

Talbot fait ici référence au fait que le parti libéral a cédé à Ottawa ses pouvoirs d’imposition et ses responsabilités sur l’assurance chômage. La référence à l’autonomisme duplessiste et à l’inféodation au fédéral des libéraux de Godbout est reprise de la sorte par de nombreux autres parlementaires unionistes. Relevons notamment le fait qu’Armand Maltais qualifie la lutte contre la centralisation fédérale de « bataille la plus célèbre de l’histoire québécoise », qui fut marquée notamment par le recul d’Ottawa sur les subventions directes aux universités québécoises (ibid. : 47). Un autre député unioniste, Arthur Leclerc, en vient même à dire que Duplessis « a donné l’exemple au reste du monde dans la lutte pour l’autonomie » et que « cette lutte s’est transposée dans toutes les fédérations du monde » (BAN, 24-11-1960 : 131). Enfin, il y a dans ces allocutions un grand nombre d’énumérations concrètes des « bons coups » du gouvernement québécois d’alors, notamment la création de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, aussi connue sous le nom de commission Tremblay (ibid. : 100).

La référence positive à cette commission semble en rupture avec les hommages à la manière dont Duplessis a conduit les affaires fédérales-provinciales. Rappelons d’ailleurs que le rapport a été rejeté par Duplessis lui-même (Boismenu, 2007 : 22-23). Cette contradiction ne manque pas d’être relevée par Paul Gérin-Lajoie, alors ministre de la Jeunesse, qui en profite pour souligner le rôle du PLQ dans la mise sur pied de cette commission (BAN, 17-11-1960 : 69). Il faut dire que selon l’historien Jules Racine Saint-Jacques, l’appropriation du rapport Tremblay par les libéraux a commencé peu après son dépôt, à la fin des années 1950. Dès lors, l’UN a dû adapter son attitude à l’égard du document en cherchant à le réconcilier avec sa propre conception de l’autonomie (Racine Saint-Jacques, 2015). Pour le reste, la rhétorique des libéraux consiste à qualifier la pratique de l’autonomie provinciale de l’ancien gouvernement de négative, par opposition à l’autonomie positive que pratique le gouvernement actuel. À cet égard, le ministre des richesses hydrauliques René Lévesque synthétise bien le discours des libéraux :

Lorsque le député de Bagot [Daniel Johnson] parle des envahissements, il parle de ceux qui ont été causés par l’inertie du gouvernement précédent dans bien des domaines, et que le fédéral ne faisait que remplir les vides que laissait se créer l’Union nationale par son inertie […] Le meilleur moyen de faire de l’autonomie positive, c’est d’occuper les champs qui sont dévolus à la province de Québec par la Constitution du Canada. Quand on s’occupe des domaines qui nous appartiennent, il y a moins de danger qu’ils soient occupés par d’autres.

BAN, 08-03-1961 : 746

Ainsi, les libéraux font une interprétation diamétralement opposée de celle des unionistes de la période duplessiste. Le fait que Lesage qualifie expressément le refus par Duplessis des subventions fédérales aux universités en 1952 de « pertes inutiles » en est un bon exemple (BAN, 15-11-1960 : 34).

L’enjeu fondamental de ce conflit de représentation se situe plus dans le cadre du débat bipartisan québécois que celui entre le Québec et l’État fédéral. Il oppose deux conceptions de l’autonomie provinciale assez différentes l’une de l’autre. Une des clés pour comprendre la nuance se trouve justement dans le rapport Tremblay. Comme nous l’avons dit précédemment, les libéraux ont été fortement inspirés par ses conclusions néonationalistes et sont en quelque sorte tentés de les mettre en application par leur action gouvernementale. Duplessis a jeté le rapport aux oubliettes, mais cela n’empêche pas certains unionistes de le désigner comme un exemple de leurs bons coups, le réconciliant avec le modèle autonomiste de l’ancien premier ministre, auquel ils adhèrent toujours. Les responsables politiques de l’époque attribuent donc des significations très différentes au rapport Tremblay, à l’instar de l’historiographie actuelle[8].

À la suite de l’élection de 1962 qui reconduit les libéraux au pouvoir, une transformation s’opère dans la formulation de ces représentations. D’abord, du côté de l’UN, bien que les références à la lutte pour l’autonomie du Québec soient véhiculées à de nombreuses reprises, l’ancien premier ministre Maurice Duplessis n’est presque plus nommé directement ou même associé à cette lutte[9]. De façon similaire, les mentions de la commission Tremblay comme une initiative résolument positive du gouvernement d’alors se font beaucoup plus fréquentes que pendant la période 1960-1962. Le rapport de la commission est souvent utilisé par Daniel Johnson, tant pour affirmer que l’action gouvernementale est en contradiction avec les idées d’un document qu’il a lui-même déposé à la conférence fédérale-provinciale de juillet 1960, que pour énumérer des arguments montrant la validité des revendications globales du Québec auprès d’Ottawa (BAN, 15-05-1963 : 1453 ; Johnson, 17-09-1963 : CH045/031 ; BAN, 16-01-1964 : 41 ; BAN, 23-04-1964 : 932-933). Bien entendu, les libéraux continuent de répliquer en rappelant le sort qu’avait réservé Duplessis au rapport de la commission (BAN, 23-04-1963 : 932-933).

Du côté du PLQ, un changement d’une autre nature s’effectue. Si la rhétorique de l’UN est fortement dénonciatrice du gouvernement fédéral pour ses actions passées dans le domaine des affaires fédérales-provinciales, elle est plus posée chez les députés libéraux, du moins depuis 1960. Or, il semble que cette réticence à critiquer le gouvernement central s’évanouit au fur et à mesure de l’avancement de la période. Les débats entourant la motion de Jean-Jacques Bertrand, qui créera le Comité parlementaire de la Constitution, sont riches à cet égard. Notons que ce comité servait, lors de sa fondation, à déterminer clairement les objectifs du Québec en vue d’une réforme constitutionnelle (Lapointe-Gagnon, 2013). Pierre Laporte, alors ministre des Affaires municipales, y déclare par exemple que « c’est de haute lutte que nous avons remporté des victoires aussi ridiculement décisives que la monnaie bilingue, les timbres-poste bilingues, les chèques bilingues, la traduction simultanée à la Chambre des communes » (BAN, 15-05-1963 : 1606). Les déclarations de ce genre ne sont pas que l’apanage de responsables politiques appartenant à l’aile nationaliste du PLQ tel que Laporte. Le député libéral Ernest Godbout proclame que

[ce] n’est pas la première fois que la Confédération et la constitution canadienne subissent des assauts. Le « New Deal » du premier ministre R.B. Bennett en 1937, la révolte créditiste de l’Alberta qu’a brimée la Cour suprême et qui a peut-être valu à cette province de devenir la plus à l’aise du Canada, les conférences provinciales-fédérales de 1940, 1945, 1950 qui n’ont abouti qu’à de trop étroites conclusions sont autant de moments d’incertitude et de mécontentement qui dénotent un malaise réel.

BAN, 22-05-1963 : 1606

Ces déclarations marquent d’une certaine manière une volonté des libéraux de se distancier de l’image qui leur est traditionnellement affublée par leurs adversaires, qui font d’eux les subordonnées du gouvernement fédéral en général et des libéraux fédéraux en particulier. Il est intéressant de noter que ces propos sont beaucoup moins conciliants que ceux du discours officiel émanant du premier ministre lorsqu’il traite du même sujet. Ces changements dans la nature des usages du passé véhiculés sont indubitablement liés à ceux qui s’opèrent dans le débat public plus largement. En effet, la sanction par les Québécois de la vision néonationaliste promue par les libéraux aux élections provinciales de 1962 et les événements subséquents – comme la création en 1963 par le gouvernement fédéral de la commission Laurendeau-Dunton ou le débat sur la formule Fulton-Favreau – contribuent à transformer le registre rhétorique du débat constitutionnel (Lapointe-Gagnon, 2013 : 63-75 ; Savard, 2013 : 198-199).

Si la décennie commence bel et bien à l’ombre de Duplessis, les références à l’ancien premier ministre et aux années 1950 s’estompent progressivement au cours des années 1960. Démoniser ou défendre le régime unioniste était sans doute cohérent dans la conjoncture politique de 1960, puisque le nouveau gouvernement cherchait à créer une rupture bien évidente avec le précédent. Cela s’explique aussi par le fait que l’enjeu du rapatriement de la Constitution n’est pas encore complètement lié aux autres objectifs du gouvernement québécois de transformer substantiellement le fonctionnement du fédéralisme canadien (Brousseau Desaulniers, 2014). De plus, l’idée d’obtenir un nouveau partage des pouvoirs constitutionnels n’est pas encore aussi importante qu’elle le deviendra à partir de 1963. À cet effet, l’essor de l’État québécois, qui entre alors en concurrence avec le fédéral, met en relief le problème fondamental de la cohabitation entre Canadiens français et Canadiens anglais, ce qui entraînera la mise sur pied de la commission Laurendeau-Dunton, contribuant indubitablement à alimenter le débat (Comeau, 1990 : 203 ; McRoberts, 1999 : 60-61 ; Lapointe-Gagnon, 2013 : 63-75). L’approche du centenaire de la Confédération en 1967 fait en sorte que les appels à l’adoption d’un nouvel ordre constitutionnel respectueux des principes du dualisme soient le point focal des discours relatifs à la question constitutionnelle. Les références à la Confédération deviennent donc omniprésentes en 1963, comme nous le montrerons dans la section suivante.

La signification de la Confédération

La plupart des responsables politiques québécois adhèrent à une vision dualiste du Canada, c’est-à-dire qu’ils conçoivent la Confédération comme le résultat d’une entente entre les deux peuples fondateurs, Canadiens français et Canadiens anglais (McRoberts, 1999). Cette idée prend sa source dans le contexte des premiers conflits constitutionnels suivant l’adoption de la Confédération, notamment les crises scolaires qui éclatent dans plusieurs provinces anglophones cherchant à faire de l’anglais la seule langue d’enseignement (Dumont, 1997 : 432-433). Face à ces assauts, les Canadiens français s’en remettent, avec plus ou moins de succès, aux garanties juridiques de la Loi constitutionnelle de 1867, mais aussi à l’esprit de la Constitution. Ainsi, ils plaident pour la diffusion et l’acception partout au Canada de l’idée que l’Acte d’Amérique du Nord britannique (AANB) constitue un pacte entre les deux peuples fondateurs (Martel et Pâquet, 2010 : 90-91).

Il n’est donc pas innocent que cette idée du pacte soit de plus en plus populaire à la veille du centenaire. Elle constitue même la prémisse de la plupart des discours portant sur la question constitutionnelle de Daniel Johnson à partir de 1963 : « En optant pour le fédéralisme, on espérait réaliser enfin cette synthèse difficile, mais nécessaire entre les forces qui tendent à nous unir et celles qui tendent à nous diviser » (Johnson, 23-08-1964 : CH045/031).

Le chef unioniste croit que l’objectif avait été accompli à ce moment-là, puisque le partage des pouvoirs d’alors était suffisant pour que la nation canadienne-française puisse conserver son caractère propre et assurer son développement. Par contre, il y a par la suite « des déviations, des marchandages, des interprétations, des accaparements, des pratiques constitutionnelles qui ont bouleversé l’économie du pacte et qui font que la coexistence des deux nations canadiennes est devenue plus compliquée, plus difficile » (BAN, 17-01-1963 : 35). La nation canadienne-anglaise[10], pour sa part, se serait constituée progressivement pendant un siècle après 1867 et, par le fait même, son désir d’unification a toujours augmenté, ce qui expliquerait pourquoi ces déviations à la lettre et à l’esprit de la Constitution se sont produites (Johnson, 23-08-1964 : CH045/031 ; Johnson, 14-02-1966 : CUBIQ).

Ces usages du passé servent à véhiculer l’idée selon laquelle le Canada est constitué de deux nations et donc à justifier la proposition constitutionnelle de l’UN. Si, au début de la décennie, Johnson reste attaché à la vision duplessiste de l’autonomie provinciale (Rocher, 1991), ce n’est plus le cas lorsqu’il prononce ces allocutions, où il affirme constamment qu’une redistribution des pouvoirs constitutionnels – résultat certain de l’obtention d’un statut particulier pour le Québec – est nécessaire à la survie du Canada (BAN, 17-01-1963 : 35 ; Johnson, 04-02-1963 : CH045/031 ; Johnson, 23-08-1964 : CH045/031). « Puisque le contrat de 1867 n’est pas clair ; puisqu’il a été violé à maintes reprises, […] puisqu’il est devenu un nid à procès […] il ne reste qu’une chose à faire : négocier un nouveau contrat, si c’est encore possible » (Johnson, 04-02-1963 : CH045/031).

Lesage stipule, tout comme son adversaire politique, que la Constitution de 1867 représente un effort sincère de la part des responsables politiques de l’époque pour réconcilier les communautés francophones et anglophones du pays en devenir (Lesage, 23-09-1964 : CUBIQ ; Lesage, 28-09-1964 : CUBIQ). Il y a une différence importante par rapport aux propos de Johnson, puisque son exposition des problèmes survenant dans les décennies qui suivent la fondation de la Confédération est beaucoup plus nuancée : « Qu’est-il advenu de cette entente politique implicite de 1867 ? D’une certaine manière, il y eut dès le début des succès et des difficultés. Quels qu’aient été les temps forts et les temps faibles de l’AANB, il est clair qu’il s’agissait là d’un compromis difficile et nécessaire où un gouvernement fédéral solide devait être contrebalancé par un pouvoir provincial véritable » (Lesage, 23-09-1964 : CUBIQ ; Lesage, 28-09-1964 : CUBIQ). Lesage parle même du « progrès économique et social » résultant de la mise sur pied du régime confédératif (Lesage, 01-09-1964 : CH107/004.001).

Le coeur de l’argument de Lesage réside toutefois dans le fait que les Canadiens français sont installés en Amérique du Nord depuis plusieurs siècles : ils ont donc des droits, mais aussi des devoirs particuliers. Le premier de ces droits est le maintien de leurs traditions et de leurs caractéristiques culturelles. Le principal devoir, qui est en quelque sorte le corollaire à ce droit, « est l’épanouissement sur le sol d’Amérique de l’héritage humain dont elle se trouve la gardienne et la responsable » (Lesage, 10-10-1963 : CUBIQ). C’est, pour ainsi dire, la raison pour laquelle le Québec a fait pendant si longtemps une lecture stricte de la Constitution, qu’un bon nombre de Canadiens français ont considérée comme un bouclier (Lesage, 10-10-1963 : CUBIQ). L’opposition du Québec aux initiatives centralisatrices d’Ottawa n’est cependant pas seulement fondée sur ce motif juridique. La référence à l’AANB est aussi basée sur l’interprétation de sa signification symbolique, relative à la vision dualiste du Canada que Lesage entretient :

Selon nous du Québec, un des objectifs du régime confédératif – objectif que l’on retrouve implicitement dans notre constitution canadienne – est de rendre possible aux groupes ethniques le maintien et surtout le développement de leurs caractéristiques propres. Si tel n’avait pas été le cas, on peut être certain que les Canadiens français, en 1867, n’auraient jamais accepté de faire partie de la Confédération canadienne[11].

Pour Lesage, il est primordial que le partage des pouvoirs tel que défini par la Constitution soit respecté afin que les promesses de la Confédération soient tenues. Il est clair que ces usages du passé servent également à expliquer l’attitude du gouvernement en matière de relations fédérales-provinciales. À cet effet, la position de Lesage pendant la période en question se résume de la sorte : parce qu’il est le point d’appui du Canada français, que la Confédération de 1867 est un pacte entre ce dernier et le Canada anglais et que la Constitution en découlant ne répond plus aux besoins de la minorité francophone, le Québec doit obtenir un statut particulier au sein du Canada. Il entend par là, comme l’UN, qu’il s’agit de l’état dans lequel le Québec se trouvera lorsqu’un nouveau partage des pouvoirs aura été effectué en sa faveur (Lesage, 10-10-1963 : CUBIQ). Cependant, à la différence de l’UN, il n’est pas prêt à brandir le spectre de l’indépendance[12] pour parvenir à ces objectifs et il s’en remet aux mécanismes des relations fédérales-provinciales, qu’il a lui-même contribué à moderniser (Boismenu, 1989 : 103). Il n’est pas imprudent d’affirmer que les représentations issues de l’opposition à cette époque sont plus nationalistes que celles du gouvernement, comme le montrent d’ailleurs les études sur l’UN des années 1965 et 1966 (Gagnon, 1991 ; Rocher, 1991 ; Bélanger, 1999).

Si une certaine unanimité transparaît au sein de l’UN à propos du discours de Johnson sur le régime confédératif[13], Lesage semble se retrouver pris entre deux camps de responsables politiques libéraux sur cette question. Par exemple, au cours du débat sur la motion qui créera le comité parlementaire de la Constitution, Pierre Laporte tient ces paroles : « La Confédération telle que nous l’avons depuis 1867 ? Elle comporte un actif réel, mais au total elle fut pour nous une expérience mauvaise que nous ne saurions ni continuer ni reprendre sous une autre forme ou sous une forme analogue » (BAN, 15-05-1963 : 1462). Cette interprétation diffère quelque peu de celle d’Ernest Godbout, qui décrit la plupart des grands événements de l’histoire canadienne en des termes très favorables – il n’hésite pas à mettre en valeur les aspects positifs de la Conquête et de l’Acte d’Union – pour en arriver à dire que la Confédération « n’est pas un mal en soi » (BAN, 22-05-1963 : 1606). De la même manière, en 1966, ce député déclare : « M. le Président, je crois qu’il faut dire à notre peuple ceci : en 1760, nous avons perdu le Canada, nous l’avons perdu par défaite militaire. Il ne faudrait pas perdre le Canada de nouveau en 1966. Deux cents ans après, il ne faudrait pas reperdre le Canada, car ce Canada, par les traités, par les conventions, il nous a été redonné » (BAN, 09-03-1966 : 1606).

Ces deux exemples, comparés aux propos de Lesage, mettent bien en relief le conflit de représentations au sein même du PLQ. Ce conflit atteindra son paroxysme en 1967 et constitue un des épisodes qui marquent la polarisation des usages du passé dans le débat constitutionnel. Une chose est certaine, c’est que ces discours étaient pratiquement absents chez la classe politique avant 1963 et que leur émergence semble se faire au détriment de ceux que nous avons relevés dans la section précédente.

Des représentations polarisées

L’année 1967 est marquée par l’accélération de la polarisation du discours constitutionnel entre les deux grandes options de la souveraineté et du fédéralisme inconditionnel. Les événements qui s’y produisent en témoignent bien. En effet, peu après que Lesage ait condamné sans équivoque le « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle – tout en mettant le blâme sur le dos de Daniel Johnson, qu’il accuse d’avoir induit en erreur le général (Robert, 2013 : 146) –, le député libéral de Dorion, François Aquin, énonce en Chambre ses convictions indépendantistes avant de remettre sa démission comme membre du parti (BAN, 3-08-1967 : 4995-4996). Le 18 septembre suivant, c’est au tour de René Lévesque de faire un pas dans cette direction en exprimant une position constitutionnelle étoffée à l’attention de son parti afin que celui-ci l’adopte formellement à son congrès du mois d’octobre. Cette position, qui sera publiée plus tard sous le nom d’Option Québec (1968), stipule que l’émancipation économique et politique des Québécois doit se faire par la négociation d’un nouvel ordre constitutionnel avec le reste du Canada. En cas d’échec, la proclamation unilatérale d’indépendance est l’option à prioriser (Gingras, 1992 : 447-450). Après avoir échoué à rallier les délégués du PLQ à cette position, Lévesque claque la porte du parti et fonde le Mouvement Souveraineté-Association (MSA) le mois suivant. C’est de cette manière qu’entrent en scène les premières voix indépendantistes à l’Assemblée législative. Libéré de ses éléments les plus nationalistes, le PLQ peut ainsi adopter une position constitutionnelle inconditionnellement fédéraliste (Bouchard, 1996 : 43). Enfin, en novembre s’amorce une nouvelle ronde de négociations constitutionnelles entre les partenaires de la Confédération (Rocher, 1992 : 25). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les déclarations qui suivent.

En ce qui concerne les responsables politiques de l’UN, force est de constater que le registre rhétorique change très peu par rapport à ce que nous avons déjà révélé. Néanmoins, certains éléments nouveaux semblent témoigner d’une impatience un peu plus marquée de leur part. Au premier chef, il faut relever le fait que, désormais, certains d’entre eux dénoncent la façon peu démocratique dont la Confédération de 1867 a été adoptée. Johnson explique ainsi : « encore ce pacte a-t-il dû être sanctionné comme on le sait, par une loi du Parlement de Westminster et jamais la constitution de 1867 élaborée, par une poignée de dirigeants politiques, n’a été soumise au peuple par […] référendum » (BAN, 21-02-1967 : 1443). Denis Bousquet, quant à lui, dit que « la constitution qui régit actuellement le Canada est tout à fait inacceptable aux yeux des Canadiens français, cette constitution, rédigée à une époque où l’Empire britannique était au sommet de sa puissance, cette constitution qui nous a été imposée, il faut le dire, parce que le rapport des forces voulait qu’il en fût ainsi » (BAN, 23-02-1967 : 1506).

Du côté libéral, il semble que les représentations symboliques et identitaires contradictoires vont en se multipliant et divergent de plus en plus. Pierre Laporte énonce par exemple qu’au « cours des cent premières années qui ont suivi 1867, [les Canadiens français ont eu l’impression d’être] tolérés bien plus qu’admis comme partenaires égaux au Canada » (BAN, 23-02-1967 : 1501). De l’autre côté du spectre, le député Arthur-Ewen Séguin – indépendant, mais qui rejoindra les libéraux quelques mois plus tard – fait une profession de foi envers la Constitution de 1867 : « Loin de condamner la Confédération et nos ancêtres, ne faudrait-il pas rechercher tout ce qu’il y a de valable dans notre Constitution et travailler d’un commun accord à modifier, amender et renforcer cette charte ; à la rendre totalement et exclusivement canadienne » (BAN, 13-12-1966 : 292).

Ce conflit de représentation du passé atteint bientôt son paroxysme, ce que plusieurs déclarations de René Lévesque, en 1967, corroborent. Dans l’une de ses chroniques de l’hebdomadaire Dimanche-matin, il explique comment l’avènement du régime actuel fut le lot de l’élite britannique au Canada, apeurée par la perspective de perdre ses privilèges économiques, sociaux et politiques face au voisin américain. L’AANB fut donc leur solution pour les préserver et fut imposé au peuple sans consultation. Lévesque souligne également qu’il est clair que le pays aurait été unitaire plutôt que confédéral si ce n’avait été du Québec (Bédard et Gélinas, 2014 : 299-300).

Dans son texte-choc, Nous sommes des Québécois, qu’il publie le 18 septembre 1967 – et qui constitue un pas dans la direction de l’indépendantisme –, René Lévesque justifie sa proposition par l’histoire :

Être nous-mêmes, c’est essentiellement de maintenir et de développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi. Au coeur de cette personnalité se trouve le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel, en découle ou nous y ramène infailliblement […] Jusqu’à récemment, nous avions pu assurer cette survivance laborieuse grâce à un certain isolement.

Lévesque et Casaubon, 1991 : 49-50[14]

Pour Lévesque, cette personnalité constitue une différence à laquelle renoncer serait inconcevable. Il est intéressant de noter que si le ton de Lévesque est généralement plus dramatique que celui de Lesage, ils utilisent le passé de façon similaire, dans la mesure où ce dernier aussi faisait du maintien des caractéristiques des Canadiens français la condition à leur adhésion à la Confédération. Pour Lévesque, les conditions ne sont donc plus réunies, d’où sa proposition de la souveraineté-association.

Par contre, il est clair que le congrès d’octobre 1967 du PLQ est l’occasion pour le parti de marquer un changement de cap sur la politique constitutionnelle. Rappelons d’ailleurs qu’au terme de cet événement, Lévesque et d’autres éléments nationalistes du parti claquent la porte. Dans un discours prononcé à la clôture de l’événement, Lesage véhicule le passé d’une manière assez différente d’auparavant : « Pour moi, la séparation sous toutes ses formes est un signe de faiblesse, de faiblesse que je ne puis pas admettre parce qu’elle n’est pas digne des luttes épiques qu’ont menées en Amérique les gens de ma langue au cours des deux derniers siècles » (Lesage, 14-10-1967 : P688, S1, SS1/22). Dans une allocution prononcée à la fin de l’année, Lesage explique que, parce qu’ils sont enracinés sur le territoire depuis des siècles, les Québécois ont des droits acquis sur les richesses de ce pays et refusent par conséquent de déshériter les générations à venir en optant pour la séparation. Ainsi, « les Québécois d’expression française sont des Canadiens de coeur » (Lesage, 12-12-1967 : P688, S1, SS1/22). Ce sont des propos qui diffèrent fondamentalement de ceux susmentionnés où il était plutôt question des droits et des devoirs des Canadiens français.

C’est à ce moment que semble s’opérer une polarisation plus grande entre les positions souverainistes et celles inconditionnellement fédéralistes. La nouvelle attitude affirmée du PLQ en ce sens n’est pas que du ressort du chef, comme en témoignent les propos de Gérard D. Lévesque à l’ouverture de la session de 1968 : « nous avons nous [sic], ici au pays, ce régime qui nous a fait faire des pas de géants de 1867 à 1967. Pendant 100 ans, M. le Président, nous avons progressé. Et ceux-là mêmes qui voudraient me contredire n’ont pas le courage de le faire » (BAN, 14-03-1968 : 580). Gérin-Lajoie va dans le même sens lorsqu’il affirme son désir que

le comité de la Constitution se réunira sans tarder, et que le premier ministre abandonnera ses voeux pieux pour passer à des actes concrets et nous permettra de réaliser, par ce comité, ce que la population de l’ensemble de la province désire, un Québec où on puisse vivre en français, en respectant la liberté de chacun à l’intérieur d’un grand Canada, celui que des ancêtres aussi patriotes que Bourassa et Papineau ont envisagé.

BAN, 28-03-1968 : 998

Ce sont des propos qui contrastent avec le portrait sombre tracé par François Aquin, alors affilié au MSA, qui montre le Québec comme une nation conquise, qui a perdu confiance en elle-même au fil des revers, et dont la souveraineté peut seule mettre fin à ce marasme (BAN, 27-03-1968 : 888-890). René Lévesque va dans le même sens lorsqu’il affirme, en 1970, que la souveraineté « est l’étape décisive et normale à la fois de notre évolution, le terme du long processus de la survivance » (Bédard et Gélinas, 2014 : 672). La défense conservatrice du catholicisme et de la langue française caractérisée par cette idéologie de la survivance était donc considérée nécessaire, mais somme toute négative par les souverainistes au Parlement. Il est ici évident que pour ceux-ci l’histoire québécoise au grand complet constitue une justification à leur position constitutionnelle, qui enfoncera le dernier clou dans le cercueil du repli culturel des Canadiens français.

Force est de constater que les unionistes, eux, ne changent pas vraiment les usages qu’ils font du passé lointain. Cela est tout de même éloquent dans le contexte où, à partir de ce moment-là, on sait qu’ils sont pour ainsi dire pris entre l’arbre et l’écorce. Alors que le PLQ s’adapte à la montée de l’indépendantisme en continuant de réclamer un statut particulier pour le Québec, mais en excluant définitivement toute forme de séparation, l’UN cherche à se faire le promoteur d’une position modérée. Cela se transpose évidemment dans les débats politiques au chapitre des usages du passé.

L’élection provinciale de 1970 confirme et accentue cette tendance. Rappelons que, malgré le fait que le Parti québécois (PQ) ne gagne que sept sièges, il occupe tout de même le deuxième rang pour ce qui est du nombre de voix exprimées (45 % pour le PLQ, 23 % pour le PQ, 20 % pour l’UN et 11 % pour le Ralliement des Créditistes). Les unionistes composant l’opposition officielle sont dorénavant piégés entre les deux pôles susmentionnés. Ils livrent des critiques très virulentes sur la nature et les conséquences de la Confédération, mais sans aller aussi loin que le PQ dans leur conclusion. De retour sur les bancs de l’opposition, Gabriel Loubier dit, par exemple :

Il n’est pas exagéré d’affirmer que le gouvernement central, avec les années, est devenu un État central et que les provinces sont devenues de vulgaires régions administratives télécommandées par les priorités, par les politiques et souvent fois [sic] par les caprices d’un État central et non plus d’un gouvernement central qui devait, au début de la Confédération et par la suite, être là pour administrer les juridictions qui lui étaient conférées par des États provinciaux souverains dans leur propre juridiction, souverains dans leurs sources de revenus pour faire face à leurs compétences.

BAN, 11-03-1971 : 259

Les critiques de ce genre, plus violentes que celles de Johnson puisqu’elles insinuent que l’AANB était un échec dès le départ, semblent tomber quelque peu à plat lorsqu’elles sont suivies d’une déclaration sur la nécessité de réformer le cadre constitutionnel canadien. Les députés péquistes le font souvent remarquer en rappelant les écueils des années 1960. Les positions du Québec se heurtant immanquablement à l’inflexibilité du gouvernement fédéral au cours des conférences constitutionnelles depuis 1967, on comprend alors mieux pourquoi l’opposition devient plus critique (Rémillard, 1984 : 80-84).

Du côté libéral, on relève l’avènement d’un discours axé davantage sur les priorités économiques. Cela est évident lorsque le premier ministre Robert Bourassa dit que

[la] juste répartition de la richesse collective entre les citoyens et les régions du Canada a toujours été un des objectifs implicites de notre fédération. Il faut constater cependant que cet objectif est loin d’avoir été atteint. On peut même dire qu’en 1867, il existait une plus grande égalité économique entre les quatre provinces fondatrices que ce n’est le cas à l’heure actuelle. Il est donc nécessaire de donner un coup de barre décisif de façon à mieux équilibrer la croissance économique du pays.

Bourassa, 14-09-1970 : P705, 103/50

Néanmoins, il se trouve encore quelques députés libéraux qui font appel à des arguments ayant une portée davantage identitaire, et ce, en dépit du coup de barre donné au congrès de 1967. Léo Pearson se démarque particulièrement de son chef en disant :

De plus en plus d’hommes publics se rejoignent sur le fait que l’enfant né en 1867 est infirme en 1971, que la Constitution actuelle est désuète, paralysante et qu’elle ne correspond pas très bien à la réalité. Elle devient presque le symbole du statu quo contre la vie, contre le désir de vivre et de s’épanouir au moins pour une des parties constituantes, une de ses parties les plus dynamiques.

BAN, 18-05-1971 : B-1307

Du côté du PQ, il semble que la tendance que nous avons dégagée précédemment se poursuit. Camille Laurin utilise souvent le passé avec des exemples qui tournent autour du fait que la souveraineté représente « l’achèvement d’une démarche qui est commencée en cette terre d’Amérique depuis plus de 400 ans […] qui correspond à l’essentiel de nos aspirations en même temps qu’elle répond à la conjoncture sociale, économique, politique dans laquelle nous vivons » (BAN, 18-05-1971 : B -1279-1280).

On constate donc la poursuite de la tendance amorcée en 1963 suivant laquelle les responsables politiques ont comme principale référence la Confédération lorsqu’ils font usage du passé dans leurs allocutions portant sur la question constitutionnelle. La différence est qu’il y a à partir de 1967 une polarisation qui s’effectue en ce qui a trait aux grandes options envisagées pour le futur. Conséquemment, la manière par laquelle le passé est mis en scène s’ajuste à l’Assemblée nationale. Si l’UN maintient grosso modo la même position qu’auparavant, elle est dépassée du côté du nationalisme par le PQ qui stipule que l’indépendance est la seule conclusion logique de l’histoire québécoise depuis 400 ans. Du côté du PLQ, malgré les fissures dans l’unité du parti sur la question même après 1968, il n’en demeure pas moins que l’on assiste à un bien plus grand nombre de défenses décomplexées de la Confédération et des progrès qu’elle a amenés pour le Canada français.

Conclusion

Ces différentes représentations du passé qu’articulent les responsables politiques québécois témoignent de l’existence de trois temps du débat constitutionnel au Québec au cours des années 1960. Le premier mandat du gouvernement de Jean Lesage est marqué en partie par la conclusion du paradigme de l’autonomie. Pour les deux partis de l’Assemblée législative, l’enjeu est de déterminer quelle variante de l’autonomisme est à prescrire pour la conduite des affaires fédérales-provinciales. L’UN prône le maintien de la résistance à toute intrusion du gouvernement fédéral, alors que le PLQ juge que l’autonomie du Québec passe par l’occupation de ses champs de compétences constitutionnelles en mettant sur pied une diversité de programmes avant qu’Ottawa ne décide de le faire. Sur le plan symbolique, cette lutte passe par la mémoire de Duplessis et le sens qui doit être donné à son règne comme premier ministre. Il nous semble qu’en regard de la sanction électorale donnée au programme libéral, ainsi qu’aux conceptions populaires relatives à la dichotomie Grande noirceur / Révolution tranquille, la vision du PLQ s’est imposée.

La quasi-disparition de ces représentations au profit de celles cherchant à donner un sens à la Confédération en l’espace de quelques mois est tributaire des changements rapides que connaît la société québécoise à l’époque. Comme nous l’avons mentionné, les responsables politiques québécois se rendent rapidement compte des limites de leurs ambitions réformistes à l’intérieur du cadre fédéral. De manière plus large, la société québécoise prend conscience de sa force au sein du Canada, mais aussi des obstacles structurels à l’accomplissement de son plein potentiel et, donc, de l’épanouissement de sa population. C’est ce que Valérie Lapointe-Gagnon (2013) a appelé le moment « Laurendeau-Dunton », où l’enjeu de l’égalité entre les deux peuples fondateurs est propulsé à l’avant-plan des débats publics en général, et à celui de la question constitutionnelle en particulier. Les discours des responsables politiques s’adressent ainsi autant au reste du Canada qu’à leurs adversaires. Ils tentent collectivement d’imposer leurs conceptions de l’histoire et du dualisme au Canada anglais, tout en étant en désaccord quant aux solutions à prendre en regard d’un constat relativement semblable.

Le troisième moment est marqué par la fin de la sensibilité fédérale aux revendications québécoises, avec la montée en puissance de Pierre Trudeau et de sa conception particulière de l’unité canadienne. La montée en popularité correspondante de l’option indépendantiste force les responsables politiques à se positionner sur un axe indépendantisme/fédéralisme qui laisse de moins en moins de place à la nuance. Comme nous l’avons vu, le passé est de plus en plus instrumentalisé au diapason de leurs revendications constitutionnelles, le PQ allant jusqu’à voir l’indépendance comme la conclusion logique d’une histoire autrement sombre, alors que le PLQ y voit une solution lâche en regard des luttes menées par les Canadiens français.

En somme, ces transformations substantielles des usages du passé au cours de la décennie nous permettent de schématiser et d’étudier plusieurs « moments » de la culture politique québécoise, un objet qui autrement se révèle être extrêmement complexe, revêtant plusieurs faces et en constante évolution. Certes, les phénomènes culturels que nous décrivons ici ont la caractéristique d’avoir une inertie qui dépasse habituellement l’action politique (Sirinelli, 1998 : 395), et la période étudiée pourrait paraître particulièrement courte pour parler de trois moments. Néanmoins, comme nous l’avons mentionné en introduction, la Révolution tranquille est indubitablement une période où la société québécoise connaît des changements rapides. Notre analyse, en définitive, fait ressortir un tel état de fait.