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Les avancées en matière de droits qu’ont connues les femmes au Québec sont le résultat d’alliances multiformes entre des féministes qui occupent des positions dans divers secteurs de la société. Dans ses démarches pour faire valoir les droits des femmes et pour obtenir des transformations législatives ainsi que la mise en place de politiques publiques, le mouvement des femmes au Québec a été amené à développer certaines formes de collaboration, notamment avec des féministes dans l’appareil d’État, dans les milieux universitaires et de la recherche, et dans les organisations syndicales. Dans des travaux antérieurs, l’une d’entre nous a parlé de l’association polémique entre le mouvement des femmes et l’État pour qualifier ce processus (Lamoureux 2001). Par ailleurs, la « professionnalisation » des militant·e·s (Artois 2014) et plus particulièrement le « féminisme d’État » (McBride, Stetson et Mazur 1995 ; Lovenduski et al. 2005 ; Mazur, McBride et Hoard 2015) amènent à réfléchir sur les effets de la prise en charge par l’État d’une partie de l’agenda politique en faveur de l’égalité et des droits des femmes. Il n’en demeure pas moins que l’histoire des luttes féministes au Québec montre que la diversité des liens de solidarité, l’étendue du réseau d’alliances et l’interpellation de l’État se sont avérées des stratégies favorables pour la réussite des mobilisations visant à obtenir des droits et des services publics ou des structures sociales qui en assurent l’effectivité. Ainsi, il nous semble y avoir des avantages heuristiques pour les contemporain·e·s à prendre la mesure de la complexité des alliances établies parmi les féministes au Québec et de leur capacité de concertation en dépit des différences et des tensions politiques qui ont permis des avancées importantes, comme celles qui concernent la liberté d’avortement et l’équité salariale pour les femmes.

Dans le contexte de l’Union européenne, la féministe belge Alison Woodward (2003) a développé la notion de « triangle de velours [velvet triangle] ». Plus précisément, elle souhaitait rendre compte des rapports entre les associations féministes (organized voices in the women’s movement), c’est-à-dire celles dont les connaissances sont issues de la pratique et des groupes militants ; les universitaires (trusted academics) dont les connaissances sont en lien avec la recherche scientifique et qui se retrouvent en posture d’agir à titre d’expertes ou de consultantes sur les enjeux de genres ou d’égalité ; et les « fémocrates » ou les bureaucrates (feminist bureaucrats) qui se retrouvent dans l’appareil d’État et qui ont une connaissance des procédures administratives et politiques (ibid., 77-78). Woodward voulait surtout mettre en lumière la manière dont les alliances se sont nouées entre des féministes appartenant à ces trois groupes et ont permis des avancées pour les femmes sur les plans législatif et politique. Par ailleurs, elle entretient des réserves sur la portée explicative de la notion et montre que certaines féministes à l’intérieur de l’État, principalement dans la partie flamande de la Belgique, ont voulu faire d’une notion descriptive – ce qu’est à notre avis la notion de triangle de velours – un instrument de l’action publique en codifiant comme « bonne pratique » la mise en action de ce triangle.

Dans cet article, nous voulons explorer trois éléments. Nous commencerons par exposer les caractéristiques de la notion de triangle de velours afin de démontrer sa portée descriptive des différentes dynamiques sociopolitiques entre le mouvement des femmes, les « expert·e·s » et les structures étatiques. Nous mettrons ensuite cette notion à l’épreuve dans le cadre plus spécifique des mobilisations autour de deux enjeux au Québec : la liberté d’avortement et l’équité salariale. Cela nous amènera finalement à proposer certaines réflexions concernant l’apport descriptif de la notion de triangle de velours pour comprendre les singularités des luttes conduites dans une perspective de droits pour les femmes au Québec et, plus encore, illustrer par nos deux cas l’étendue ainsi que la complexité des réseaux d’alliances qui ont permis la réussite de ces batailles et leur traduction dans des politiques publiques. Notre intérêt n’est pas de raconter à nouveau l’histoire de ces luttes importantes, car d’autres ont fait avant nous ce travail historique (Artemova 2008 ; Desmarais 2016). Nous aspirons plutôt à rendre visible le réseau d’alliances formelles et informelles parmi les féministes au moment des luttes pour l’avortement et en faveur de l’équité salariale à travers la lorgnette du triangle de velours, en lui conférant une portée descriptive plutôt qu’explicative ou stratégique.

Ce travail se distingue des analyses qui portent sur les mécanismes mis en place par les institutions publiques pour procéder à divers aggiornamenti de la situation des femmes. Notre intérêt ne porte pas sur la question du féminisme d’État qui a été l’objet de plusieurs analyses et comparaisons internationales et nationales (voir, entre autres, Mazur 2001 ; Lovenduski et al. 2005 ; Holli 2008 ; McBride 2010 ; Révillard 2016), mais sur ce qui permet à des militantes féministes de trouver un écho au niveau de l’appareil d’État dans ces contextes particuliers et de profiter de ce que la sociologie des mouvements sociaux qualifie de structure d’opportunité politique (Fillieule et Mathieu 2009) pour apporter les changements sociaux désirés.

Pour y parvenir, nous nous appuierons sur des matériaux recueillis dans le cadre de l’enquête de l’équipe de recherche InterReconnaissance[1] sur la contribution des mouvements communautaires à l’obtention de droits au Québec depuis les années 1960 et, plus particulièrement, sur les récits de dix militantes féministes[2] qui sont fort explicites sur la question des alliances et du rôle qu’elles ont joué à ces deux occasions. Nous nous appuierons en outre sur des écrits portant sur les mouvements pour l’équité salariale ou pour la liberté d’avortement.

Penser la notion de « triangle de velours »

La première préoccupation d’Alison Woodward en utilisant la notion de triangle de velours était d’expliquer comment, durant les décennies 1970-1980, des mouvements sociaux faibles en ressources matérielles et en influence politique ont défendu des causes qui étaient restées à la marge de l’agenda politique et sont finalement parvenus à partir des années 1990 à faire progresser la cause qu’ils défendaient dans les institutions européennes. Elle explique : « social movements’ demands are taken on board thanks to a pattern dance of needy bureaucrats, dedicated activists and eager academics who are active at national and international levels and frequently linked to each other through informal as well as formal processes » (Woodward 2003, 76). Dans ce triangle de velours, les actrices développent : « The velvet triangle involves actors who develop histories of mutual dependence and exchange » (ibid., 78). En fait, le réseau de liens mis en lumière par cette notion permettrait de complexifier, voire de dépasser la logique « clientéliste » en politiques publiques, logique insuffisante pour rendre compte de ces alliances hors-normes. Cette notion recouvre différentes caractéristiques qui méritent d’être présentées ici afin d’en saisir la portée descriptive.

D’abord, il y a l’idée des apports mutuels de ces alliances. En effet, les féministes associées à chacune des pointes du triangle peuvent y gagner. Les bureaucrates en retirent un certain prestige en se faisant le relais de nouvelles idées et d’innovations sociales dans le monde politique, ce qui permet d’accroître le prestige (et éventuellement le budget) de leurs officines[3]. En outre, elles détiennent un pouvoir d’influence non négligeable pour porter ces revendications particulières. Les militantes issues des groupes militants accèdent, par des canaux informels, aux lieux de pouvoir, ce qui leur permet d’inscrire leurs revendications ou préoccupations à l’agenda politique des décideurs, même si, à tout le moins dans le cas européen, cela a entraîné une certaine institutionnalisation des groupes de femmes ou une professionnalisation des spécialistes du genre (Jacquot 2017). Quant aux universitaires, elles y gagnent reconnaissance et légitimité en devenant des « expertes » reconnues comme telles par les pouvoirs publics ainsi que par leur institution et les médias.

Woodward remarque : « [t]ies of common personal histories frequently connect these fuzzy clusters of participants » (2003, 85). Ces liens entre féministes oeuvrant dans des milieux si différents résultent des trajectoires personnelles des militantes qui s’inscrivent dans une histoire longue et souvent significative : « Actors can be operating on several levels simultaneously and over time move between the levels and even between positions on the triangle. » (Ibid.) Par exemple, certaines militantes ont obtenu des postes dans les structures institutionnelles de la haute fonction publique, tandis que d’autres sont devenues des universitaires endossant le rôle d’experte ou de consultante. Elle ajoute que souvent des liens d’amitié perdurent au-delà de ces changements de posture institutionnelle, des relations personnelles qui expliquent en partie ces alliances qui peuvent sembler surprenantes et, surtout, la capacité, tout comme le plaisir, de travailler conjointement en fonction d’objectifs communs qui concernent spécifiquement les femmes. Ce triangle d’alliances formées par ces féministes n’est pas dénué de paradoxes, en raison des positions occupées par chacune : « To be part of the triangle implies recognition by the power-holders : yet the power-holders’ recognition establishes but to some extent delegitimizes the social organization. » (Ibid.) Par son travail, Woodward fait valoir l’importance du réseau informel qui unissait ces femmes, sur les plans identitaire et politique, mais aussi le rôle des amitiés qui peuvent avoir fait une différence dans les politiques publiques d’égalité. Dans un texte ultérieur, David Paternotte et Alison Woodward (2017, 32) insistent que « ce sont l’identité féminine et le combat féministe qui permettent de construire des relations dépassant le cadre institutionnel formel ». Ce faisant, les solidarités ne se réduisent pas au fait commun d’être des femmes, mais de partager une conception politique féministe convergente à l’égard d’avancées nécessaires en matière de droits.

De façon plus générale, Woodward soutient que les féministes associées à chacune des pointes du triangle de velours ont pu bénéficier de la stratégie européenne de gender mainstreaming qui s’est mise en place depuis la conférence de Beijing de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1995. À la même période, dans le contexte québécois, cette politique s’est traduite notamment par l’analyse différenciée selon le sexe (ADS), un des instruments de gouvernance de la politique gouvernementale en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, qui deviendra par la suite ADS+, notamment dans le mouvement des femmes, pour prendre en compte la diversité de situation des femmes (Tanguy et Relais-femmes 2018).

Il va sans dire que la forme même du triangle pour invoquer les réseaux de solidarités entre les féministes permettant la réussite d’alliances est antérieure à Woodward. À ce titre, Anne Maria Holli (2008) fait l’historique des théories féministes qui emploient l’idée de « triangle » pour rendre compte de la coopération des femmes, comme les « partenariats stratégiques » pensés par Beatrice Halsaa (1998) ainsi que le « triangle de l’empowerment » envisagé par Virginia Vargas et Saskia Wieringa (1998), qui proposent de concevoir les interactions triangulaires entre féministes. Dans ces réflexions à partir de l’idée de triangle, le mouvement autonome des femmes demeure une dimension cruciale (Holli 2008, 172). La proposition de Halsaa (1998) se distingue, car elle suggère que le fait d’être femmes suffit à ce réseau d’alliances, tandis que Vargas et Wieringa (1998) ainsi que Woodward (2003) considèrent l’importance de l’adhésion politique ou idéologique au féminisme comme une condition d’effectivité. Cependant, la réflexion de Woodward (2003) se différencie par l’importance accordée aux solidarités informelles, ce qui fait son intérêt à notre avis. Plus particulièrement, dans le cadre européen, « personalized relationships – which are constitutive elements of informal governance and which we suggested share traits with both patron-client relations and corporatism – are fundamental and necessary tools to achieve policy change in hostile settings » (ibid., 92). Cet élément nous semble important pour décrire ces solidarités parmi les féministes au Québec qui occupent des positions sociales fort différentes.

Enfin, il semble que l’un des avantages du triangle de velours est la capacité de faire apparaître la convergence de féministes situées aux différentes pointes autour d’un agenda politique commun qui concerne « la cause des femmes » (Woodward 2003 ; Holli 2008) et de faire valoir le caractère formel et informel, et souvent ad hoc, de leurs alliances politiques. À titre d’exemple, une opération de ce genre avait déjà été tentée au Québec lorsque le Conseil du statut de la femme (CSF) avait rendu publique sa politique Pour les Québécoises : égalité et indépendance en 1978. En effet, ce document préparé par le CSF, l’organisme conseil en « condition féminine » du gouvernement du Québec rassemblant à cette époque des fémocrates, repose sur une vaste consultation auprès des groupes de femmes ainsi que sur des études faisant appel à des expertes universitaires (CSF 1978, xvii-xxi).

Le mouvement pour le droit à l’avortement

Au Québec, comme ailleurs en Occident, lorsque les mouvements féministes renaissent durant les années 1960, il semble que tout reste à faire. Les inégalités entre les femmes et les hommes, sans parler des entraves à la liberté des femmes, sont multiples. Plus spécifiquement, les questions entourant la liberté des femmes de disposer de leur corps et de déterminer leur vie sexuelle et reproductive deviennent prédominantes. La question de l’avortement permettra de cristalliser une bonne partie des aspirations à la liberté, à l’égalité et à l’autonomie et des actions féministes. Selon les récits des différentes militantes rencontrées, c’est d’abord la difficulté d’obtenir un avortement en cas de grossesse non désirée qui se fait sentir. Par exemple, la Fédération québécoise pour le planning des naissances (FQPN) est confrontée à des cas de jeunes femmes désespérées. Une travailleuse sociale de l’époque, Stella Guy, impliquée à la FQPN, relate lors de l’entrevue : « Ces filles étaient tombées enceintes, elles étaient “tombées enceintes”, comme on disait à l’époque, et elles ne voulaient pas l’enfant ; elles avaient voulu se faire avorter. Il fallait les aider. » Les besoins concrets en matière de contraception et d’avortement sont énoncés par des femmes de tous âges. La pilule anovulante venait d’être légalisée au Canada en 1969, rendant aussi légale la diffusion d’information concernant la planification des naissances. Le même constat est fait au Front de libération des femmes du Québec (FLF). « À la clinique de référence pour l’avortement, on avait des femmes qui venaient de partout au Québec, parce que c’était la seule place où elles pouvaient s’adresser pour avoir un avortement », raconte Martine Éloy, alors permanente du service de référence pour avortement du FLF. À l’époque, les actions féministes se jouent sur deux plans majeurs qui se sont avérés complémentaires : d’un côté, la mobilisation sociale des femmes en faveur du droit à l’avortement et, de l’autre, diriger les femmes vers des médecins québécois qui acceptent de pratiquer l’avortement malgré le risque de poursuites judiciaires, qui a culminé avec les procès, largement médiatisés, du Dr Henry Morgentaler.

Assez rapidement les énergies militantes féministes se rassemblent, mais des divergences de vues se font sentir sur les priorités du mouvement : la défense des médecins poursuivis pour avoir fait des avortements, l’abrogation des lois sur l’avortement et la mobilisation féministe des femmes elles-mêmes au nom de leur liberté, comme en témoignent Louise Desmarais (membre du Comité de lutte puis de la Coordination nationale) et Stella Guy. Cette dernière mentionne qu’au Front commun pour l’abrogation des lois sur l’avortement [FCALA], les militantes ont formé « [un] comité de femmes qui a maintenu en permanence le soutien au Dr Morgentaler : toutes les manifestations, les appuis pendant le procès, couvrir toutes les émissions de radio ou de télévision […] » Elle ajoute : « On a vraiment clarifié la chose. On allait utiliser le procès du Dr Morgentaler pour ramener le débat de l’avortement [dans l’arène politique] et Dr Morgentaler allait utiliser, dans le bon sens stratégique du mot, le FCALA pour appuyer sa cause qui était celle de l’avortement. Ce n’était pas la cause du Dr Morgentaler, c’était la cause de l’avortement. » Cette évaluation diffère de celle de Louise Desmarais qui préconisait une orientation plus en phase avec les luttes des femmes : « En tout cas, ils [FCALA et le reste du Canada] ont misé sur le Dr Morgentaler plutôt que de miser sur les femmes et sur un réseau public de services d’avortement, ce qui a été le point majeur au Québec. » Elle insiste en disant que ce qui est important à la fin de cette période, « c’est que les féministes québécoises décident de ne plus se battre pour permettre aux médecins de pratiquer les avortements, mais pour que les femmes puissent avorter. Ce sera déterminant comme virage et orientera toute la lutte dans les années qui vont suivre. » Ces deux dimensions des luttes en faveur de l’avortement coexistent dans le temps, sans nécessairement intervenir politiquement dans les mêmes espaces.

C’est avec la création du Comité de lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits (1975) que le travail de mobilisation politique autour de la question s’intensifie. Le thème général de la campagne est : « C’est aux femmes de décider. » Selon Andrée Côté, alors porte-parole du comité, « Ce qui est revendiqué, c’est l’avortement libre et gratuit. Parce que pour le mouvement des femmes au Québec cela avait toujours été clair que c’était une question du pouvoir des femmes sur leur corps. » Cette militante continue : « Plus encore, la dimension de l’autonomie des femmes était prédominante […] On ne tombait pas dans un discours abstrait de choix, mais on posait clairement la souveraineté des femmes sur leur corps, et de l’autonomie des femmes. Je crois que cela nous a amenées vers des stratégies vraiment très innovatrices et très audacieuses. »

Si les alliances au-delà du mouvement des femmes sont d’emblée perçues comme nécessaires, le mouvement en faveur de l’avortement libre et gratuit est tout de même dominé par les féministes. Ces solidarités exigent des débats entre les différentes vues des femmes quant aux moyens et aux discours politiques à préconiser. C’est ainsi que Louise Desmarais précise qu’« il fallait faire des alliances, parce qu’il y avait des féministes qui étaient dans les syndicats, des féministes qui étaient dans les groupes féministes radicaux, et des féministes qui étaient dans les groupes communautaires, il y avait des compromis à faire. Donc, il y avait beaucoup de débats et de discussions, c’était dans la culture à l’époque. » La nécessité d’alliances est également mise en lumière par Andrée Côté qui a le souvenir d’avoir toujours travaillé en coalition. Elle se rappelle aussi que les mobilisations entourant l’affaire Chantale Daigle à l’été 1989[4] ont montré la rapidité de concertation : « Le Manifeste [des femmes du Québec] a été endossé en quelques jours par 70 groupes, si je ne me trompe pas : des groupes de défense des droits de la personne, des groupes de femmes et, évidemment, des syndicats. »

Dans un premier temps, sont invités à se joindre à la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit les « alliés naturels » des groupes de femmes, les syndicats et les groupes populaires faisant sa force politique. D’ailleurs, lors de l’entretien, Louise Desmarais évoque l’étendue des solidarités dès 1978 :

Au Québec, il y avait beaucoup de comités femmes dans les cégeps et les universités. De la même façon, il y avait à la coordination beaucoup de groupes politiques de gauche et de groupes communautaires. Dès le début, les syndicats vont se rejoindre, par ces militantes, au comité de condition féminine de la CSN [Confédération des syndicats nationaux] [qui sont aussi] des travailleuses qui sont dans les CLSC [Centres locaux de services communautaires] et les hôpitaux. Donc, ces liens sont très forts et, pour moi, ils ont été l’une des raisons de nos victoires.

Pour les militantes de la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement que sont Louise Desmarais et Andrée Côté, l’élément déterminant reste tout de même la mobilisation des femmes elles-mêmes, donc l’action des féministes. Évoquant le rapport entre la mobilisation politique et la défense juridique, Andrée Côté se rappelle avoir participé avec une équipe à développer un argumentaire juridique en faveur du droit à l’avortement, mais elle affirme :

Le matin après la décision de la Cour d’appel du Québec [7 juillet 1989], je me suis dit : cette cause ne sera pas gagnée juridiquement, elle sera gagnée dans la rue. Et on a organisé la grosse manifestation et il y avait des milliers de personnes sur la montagne sous la pluie. Il y a eu un soulèvement des femmes du Québec. Même si juridiquement la cause a été gagnée devant la Cour suprême du Canada, je demeure convaincue qu’on n’aurait pas eu ce résultat si on n’avait pas eu cette mobilisation massive dans les rues.

Ce qui est corroboré par Louise Desmarais, qui souligne qu’à cette époque précise « on s’adresse aux femmes, on parle aux femmes, et on a un discours qui est axé pour les mobiliser elles ». Stella Guy mentionne pour sa part que malgré la mise en avant de certaines femmes connues à différents moments des luttes, avec par exemple une lettre dans les journaux signée par « 246 Québécoises toutes connues qui s’étaient fait avorter illégalement[5] », c’est la mobilisation des femmes elles-mêmes qui a été décisive.

Pour que des avortements soient aussi pratiqués dans le réseau public de santé, les féministes ont également dû consolider des alliances avec des médecins et des travailleuses de ce réseau. En fait, Martine Éloy mentionne que le Centre de santé des femmes « référait déjà les femmes [qui voulaient se faire avorter] à des médecins qu’on savait compétents, dont le principal était Dr Morgentaler, mais il y en avait d’autres aussi à certains moments ». Or, ces alliances avec le secteur de la santé n’allaient pas toujours de soi pour toutes, comme le précise Louise Desmarais : « Bien sûr que cela a donné lieu à des débats très serrés. Je pense entre autres au mouvement de santé des femmes et aux féministes plus radicales qui disaient : “il faut qu’on se donne des services sur une base autonome” ; tandis que les travailleuses des hôpitaux et des CLSC disaient : “non, il faut rentrer cela dans le système public”. » L’établissement de ces alliances avec les militantes du secteur de la santé nécessitait un rapport plus direct avec l’État. Louise Desmarais se rappelle : « Moi, j’étais favorable plus à cette tendance, non pas que j’étais contre qu’on ait des groupes alternatifs qui pratiquent des avortements, mais comme je paie des taxes, nous payons toutes – les femmes – des taxes et on veut donc des services publics. » Stella Guy se souvient du nombre important de femmes impliquées dans les différents secteurs du réseau de la santé qui ont oeuvré à la mise sur pied des services d’avortement et elle insiste sur le rôle névralgique des alliances avec les travailleuses des CLSC lors de cette étape. Elle observe que « le Dr Morgentaler allait former les médecins pour l’utilisation de l’appareil à succion de façon à ce que les avortements se fassent dans des conditions sécuritaires. Il a formé notamment ces jeunes femmes médecins qui commençaient à pratiquer et qui disaient : “Oui, on va le faire aussi dans les CLSC, légalement, proprement, et au Centre de santé des femmes.” » Pour sa part, Andrée Côté se rappelle d’avoir fait des présentations auprès de la Fédération des CLSC du Québec afin qu’ils commencent à pratiquer des avortements, puisque le Parti québécois (PQ), alors au pouvoir, avait décidé qu’il n’intenterait plus de poursuites contre les médecins qui pratiquaient des avortements sans l’accord des comités thérapeutiques. Elle explique :

[En 1982] cinq CLSC ont, un beau jour, annoncé qu’ils allaient le lendemain commencer à pratiquer des avortements dans leurs locaux, en dehors des cadres juridiques. En développant cette stratégie, on a forcé la main du gouvernement à poursuivre des centaines d’intervenants et des membres de conseils d’administration de CLSC ou bien à permettre la pratique de l’avortement, même si c’est en dehors du cadre juridique. Parce que c’était avant la victoire à la Cour suprême du Dr Morgentaler.

Stella Guy conclut en disant que ces différentes alliances ont permis de « mettre en place un réseau de services pour l’avortement dans toute la province afin que les femmes se fassent avorter dans des conditions sécuritaires et de respect de leurs droits ».

Cela s’est effectué de pair avec une action du comité des femmes du PQ qui, depuis novembre 1976, formait le gouvernement du Québec. Il y avait aussi des féministes en politique (des politiciennes) en faveur de l’avortement au sein même des sphères politiques, ce qui ne s’est pas sans avoir occasionné des tensions au PQ, notamment. Nicole Boily, alors membre du comité de condition féminine du PQ, qui deviendra ultérieurement directrice générale de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et responsable du Conseil des Montréalaises, explique que « le comité de condition féminine avait agacé René Lévesque et un certain nombre de militants du parti » : elle se rappelle que

Louise Harel [d’abord présidente de la région de Montréal-Centre du PQ (1974-1979) et ensuite vice-présidente du parti (1979-1981)] était un « bulldozer » à ce moment-là et elle portait au sein du PQ les revendications féministes, en particulier sur toutes les questions d’avortement […] C’est sûr que médiatiquement c’était toujours bien rapporté, mais cela a occasionné des problèmes à l’interne.

En dépit de ces résistances rencontrées au PQ, Nicole Boily relate l’existence de ces réseaux de solidarité qui ont eu une influence indéniable : « Il y avait des liens entre le comité de condition féminine du PQ et des militantes féministes, ce que je dirais être les “militantes premières” pour l’avortement. »

Ce qui nous semble important à retenir en ce qui concerne les alliances parmi les féministes, ce sont les éléments suivants. D’abord, il y a eu une forte mobilisation des féministes, des femmes elles-mêmes, comme mouvement social tenant ses racines dans les groupes organisés sur des bases autonomes pour revendiquer la liberté et la gratuité de l’avortement au Québec. En parallèle à ces mobilisations, il y a eu des groupes féministes comme le Centre de santé des femmes de Montréal et un certain nombre de médecins qui pratiquaient des avortements ; ces personnes détenaient une sorte d’expertise non négligeable à l’égard des besoins des femmes. Les solidarités féministes se sont élargies aux groupes communautaires et aux syndicats, ce qui a été une porte d’entrée pour rejoindre du personnel travaillant dans les CLSC qui ont fait en sorte que des avortements à la limite de la légalité se pratiquent dans le réseau public de santé au Québec. Enfin, un travail féministe concerté a également été fait en direction du parti politique formant le gouvernement, le PQ à l’époque, pour qu’il entérine le principe de l’avortement libre et gratuit au sein même de ses services publics et pratiqué par son personnel employé.

Les luttes en faveur de l’équité salariale

La Loi sur l’équité salariale est adoptée en 1996 par le gouvernement du Québec. Pour y parvenir, il aura fallu beaucoup de mobilisations féministes et des alliances qui diffèrent de ce qui s’est passé dans le cas de l’avortement, selon les récits des militantes que nous avons rencontrées, mais dont les configurations rappellent manifestement le triangle de velours.

En fait, les inégalités salariales entre les femmes et les hommes sont un vieux problème qui a été identifié depuis belle lurette par les féministes et même par le mouvement syndical, quoique ce dernier ait parfois été complice dans l’instauration et le maintien de ces inégalités par le biais de conventions collectives entérinant des salaires différents selon le sexe malgré des descriptions de tâches identiques. D’ailleurs, Sylvie Paquerot, alors permanente responsable du comité de condition féminine du SFPQ, dit avoir été stupéfaite de la persistance de ces inégalités salariales :

Ce qui m’a le plus marquée lorsque je suis rentrée au Syndicat de la fonction publique du Québec [SFPQ], c’est le dossier qu’on appelait le “classement moquette”. À l’époque, les secrétaires étaient payées – leur salaire était attribué – en fonction de la valeur ou de l’importance de leur patron. On était au début des années 1980, on est quand même dans une période où les conventions collectives sont très structurées, que les règles qui organisent le travail sont très formalisées […] C’était un dossier aberrant, mais il a donné plus tard une ampleur et une prise sociale à la question de l’équité salariale.

Le « dossier classement moquette » comme enjeu sur l’égalité salariale a permis de préparer le mouvement syndical, le mouvement des femmes et la société plus largement pour aborder la question de l’équité salariale.

Le problème épineux de la division sexuelle du travail faisait en sorte, d’une part, que les femmes assurent l’essentiel du travail domestique non rémunéré et, d’autre part, qu’elles se retrouvent souvent dans des ghettos d’emplois féminins où elles ne pouvaient pas invoquer l’égalité de rémunération parce que les hommes n’occupaient pas ces emplois. Pour Sylvie Paquerot, ce qui est le plus marquant reste le changement des mentalités sur la valeur du travail : « Quand on ouvre la discussion en comparant le travail [et le revenu] du gardien de zoo et celui de la gardienne de garderie, on force la société à se poser des questions du point de vue de la valeur dans notre système économique et beaucoup plus largement que la question des femmes. »

Une première occasion publique qui a permis aux féministes de discuter de cet enjeu avec des syndicalistes est le colloque qui a été organisé par le YWCA en mars 1989, dont les actes ont été publiés par Marie-Claire Dumas et Francine Mayer (1990). Ce colloque a réuni des militantes féministes, des militantes syndicales, des fémocrates ainsi que des universitaires et la diversité de situations des femmes a été considérée puisqu’il comprenait des interventions de femmes racisées ou en situation de handicap. Parmi celles qui ont fait des présentations, une grande majorité provenait des milieux syndicaux, mais les discours d’ouverture ont été faits par Claire Bonenfant, alors titulaire de la Chaire d’étude sur les femmes de l’Université Laval, et par Marie Lavigne, alors présidente du CSF. On peut en outre noter parmi les conférences des membres d’Action Travail des femmes (Lisa Novak, Carole Wallace), quelques universitaires (Marie-Thérèse Chicha-Pontbriand, Ginette Dussault et Ginette Legault), des femmes de la fonction publique (Jennifer Stoddart et Juanita Westmoreland-Traoré) et même une représentante du patronat (Marie Tellier).

Ce colloque a joué un rôle névralgique dans cette lutte. Il a permis de généraliser dans ces divers milieux le passage de l’idée « À travail égal, salaire égal » qui prévalait dans les années 1970 à celle d’équité salariale qui exige d’entrevoir de façon plus complexe la valeur même du travail en tentant d’aller au-delà des préjugés genrés pour prendre en compte la personne qui effectue le travail, la formation nécessaire et le milieu d’exercice. Ce colloque a d’ailleurs débouché sur la mise sur pied de la Coalition en faveur de l’équité salariale (1989) qui rassemble des femmes et des hommes d’organisations syndicales, mais aussi de nombreux groupes de femmes, tels que la FFQ, Au bas de l’échelle, le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) et Relais-femmes (Artemova 2008, 32). Rosette Côté qui était alors responsable du comité de condition féminine de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) se souvient également de la présence de nombreuses universitaires ou expertes investies sur des questions d’employabilité et de travail à la Coalition en faveur de l’équité salariale ; elle nous confie : « Quand il est arrivé le temps de faire la Loi sur l’équité salariale, je suis allée chercher Hélène Lee-Gosselin, Marie-Thérèse Chicha et Ester Déom, qui étaient trois poteaux dans la coalition. »

Si des groupes de femmes comme Au bas de l’échelle et Action Travail des femmes ont rapidement soulevé la question des iniquités salariales et des ghettos d’emploi féminins, le dossier de l’équité salariale fera son chemin principalement sous l’effet des comités de condition féminine dans les syndicats ainsi que de l’Intersyndicale, le réseau des femmes des syndicats (mis sur pied en 1977[6]) et des comités de négociation de conventions collectives. Les alliances et l’interdépendance entre les parties ont été importantes pour la lutte en faveur de l’équité salariale. Selon Rosette Côté :

On a travaillé là-dessus à la FFQ […] On faisait partie d’une coalition qui a travaillé justement en faisant du lobby. C’étaient des allées et venues avec le gouvernement de la représentation politique, avec les centrales syndicales et avec les groupes en employabilité des femmes. [Il y avait aussi] le CIAFT qui s’occupait plus des femmes non syndiquées, puis il y a eu l’Action Travail des femmes, avec toutes les luttes qui ont été faites pour que les femmes intègrent le marché du travail, les milieux, le travail masculin. Il y avait une interdépendance [entre ces groupes].

Les mobilisations autour de l’organisation des « 8 mars » (journées internationales des droits des femmes) ont souvent été une occasion pour consolider les alliances entre les groupes de femmes et les militantes féministes au sein des syndicats. Ce phénomène est mis en lumière par Rosette Côté : « Il y a toujours eu des 8 mars qui ont été organisés par le mouvement syndical, et toutes les femmes embarquaient. On avait toujours un thème syndical pour le 8 mars avec les groupes de femmes, même s’il y avait un thème au gouvernement qu’on ne respectait même pas ! On ne s’en occupait même pas ! » Les groupes de femmes ont envisagé l’équité salariale comme un droit et un des moyens de lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes qui perduraient. Gisèle Bourret qui était alors au comité de condition féminine de la CSQ relate : « Le droit à l’équité salariale, c’était une revendication de La marche Du pain et des roses de 1995. » En dépit de la volonté de collaborer avec l’État sur ce dossier, les féministes des milieux syndicaux et des groupes de femmes manifestaient la volonté de conserver une autonomie politique et programmatique.

L’équité salariale a interpellé de manière importante le milieu syndical, mais ces syndicalistes étaient en lien continu avec les universitaires féministes et le mouvement des femmes. Rosette Côté suggère d’ailleurs qu’elles puisaient beaucoup dans ces alliances : « on se nourrissait [de ces alliances], notre nourriture [intellectuelle et politique] était en dehors des syndicats avec les groupes de femmes ! » Elle poursuit : « On allait se nourrir aussi de la pensée féministe qui était portée par les chercheuses universitaires, par le mouvement des femmes, et on la ramenait dans les syndicats. »

Monique Voisine, du comité de condition féminine du SFPQ, revient sur les difficultés à faire accepter l’idée même de l’équité salariale dans les organisations syndicales. « On a été obligées de se battre également à l’interne, mais aussi à l’externe [des structures syndicales] pour faire reconnaître des choses. » Un certain nombre de féministes qui occupaient des postes de responsabilité syndicale abordent pareillement les problèmes qui se sont posés avec la « professionnalisation » du dossier. Ainsi Gisèle Bourret fait part de ses inquiétudes au sujet de l’équité salariale : « Ce qui était frustrant comme responsable à la condition des femmes à la centrale, c’est que c’est très compliqué l’équité salariale : l’évaluation des emplois. Donc ce sont des techniciens qui travaillent sur cela. Le défi reste que le dossier ne t’échappe pas des mains, parce qu’il ne faut pas oublier que c’est un dossier qui faisait partie des revendications des femmes. » De l’avis de cette militante, l’origine politique des inégalités salariales entre les femmes et les hommes ne doit pas être oubliée dans le processus plus technique du dossier : « quand tu perds un peu de vue les origines, tu peux perdre aussi des fois le point de vue politique, parce que tu fais des compromis sur certaines choses », rappelle-t-elle. La tension entre la sensibilisation politique entourant l’enjeu et sa dimension plus technique est aussi relevée par Emilia Castro, membre du comité des femmes du conseil central de Québec de la CSN : « Partout les femmes se sont impliquées. Moi, j’ai fait plus un travail au niveau régional. Dans les syndicats, j’ai fait la promotion pas au niveau technique, parce que c’est d’autres personnes qui le font, mais au niveau de la sensibilisation, pour ce qu’elle apporte, ce qu’elle donne. On fait beaucoup de travail de sensibilisation […] » afin d’assurer l’adoption de cette loi. En plus de l’enjeu de la professionnalisation, Sylvie Paquerot relève aussi la tension entre penser l’équité salariale comme un droit des femmes à travers l’adoption de la loi et la négociation que cela a nécessité pour en arriver à un règlement :

Avec l’équité salariale, on est passé dans le secteur public à la négociation. Et moi, je n’étais pas d’accord avec cette stratégie. Je pense qu’on ne négocie pas ses droits. Pour moi, passer par le biais des conventions collectives pour régler la question de l’équité salariale posait un problème de principe. Parce qu’il y a eu du donnant-donnant […] Alors que moi, je partais du principe que tes droits tu ne les négocies pas.

Selon les militantes rencontrées, ce sont les alliances multiples entre les féministes qui ont contribué à faire adopter la Loi sur l’équité salariale ; elles étaient présentes dans les syndicats, dans le mouvement des femmes et dans les partis politiques. Il ne faut pas oublier que l’incidence des changements de position et des trajectoires personnelles étaient telles que le projet de loi pour l’équité salariale a été déposé par Louise Harel en 1996, alors qu’elle était nouvelle ministre responsable de la Condition féminine. Il va sans dire que l’adoption de la loi n’aura pas été synonyme de règlements faciles et rapides des iniquités salariales qui perduraient. Rosette Côté est nommée, en 2002, deuxième présidente de la Commission de l’équité salariale pour veiller à l’application de la loi. Son mandat est alors de « forcer le gouvernement à payer » : « Et je ne me suis pas fait d’ami·e·s, ni du côté du gouvernement, ni du côté des syndicats. Je me suis fait des amies plus du côté des femmes à ce moment-là. »

Cette collaboration entre des féministes issues de différents milieux ressort également de l’étude qui a été menée par Olga Artemova (2008), qui mentionne qu’aux diverses étapes du mouvement il y avait des actrices gouvernementales et politiques, des syndicalistes, des féministes issues des groupes communautaires et des universitaires qui se retrouvent aux différentes pointes du triangle de velours, ce qui a permis de remporter cette bataille.

Les apports du triangle de velours et sa relecture à l’aune de ces deux luttes féministes

Si des alliances parmi les féministes ont été conclues au cours de ces deux mobilisations importantes au Québec, elles sont pourtant de nature différente et elles nous obligent à repenser de façon plus souple la notion de triangle de velours au regard de nos exemples de l’avortement et de l’équité salariale. Rappelons que Woodward (2003) conçoit les féministes se trouvant dans les trois pointes de son triangle de velours comme interdépendantes et bénéficiant mutuellement de ces alliances qui sont le résultat de liens politiques formels et de liens informels identitaires, idéologiques ou de relations d’amitié : d’abord, les associations de femmes et de féministes ayant un ancrage dans la pratique et des groupes militants ; ensuite, les universitaires qui ont une connaissance découlant de la recherche faisant de ces féministes des expertes ou des consultantes ; enfin, les féministes qui sont présentes dans l’État, celles qui sont appelées les fémocrates, qui ont des pouvoirs politiques dans les partis politiques et les institutions étatiques. À la lumière des récits des militantes dont nous venons de faire la présentation, voyons comment la notion de triangle de velours contribue à mieux comprendre et à rendre visibles ces solidarités formelles et informelles parmi ces féministes.

Dans le cas de l’avortement, le pôle associatif féministe est clairement établi et c’est certainement celui qui a été organisé de la manière la plus stable sur l’ensemble de la période, en débutant par les mobilisations organisées par le FLF au début des années 1970 jusqu’au Comité de veille stratégique sur l’avortement de la FQPN, encore actif à ce jour. Mais la Coordination nationale n’a jamais été exclusivement composée de groupes féministes et regroupait également des militantes des associations étudiantes et des membres de comités de condition féminine des syndicats. Donc le pôle associatif est extrêmement hétérogène, quoiqu’à dominante féministe et se fédérant autour de l’autonomie des femmes concernant leur corps et leur droit en matière d’avortement. À cette pointe du triangle, il faut associer les pratiques de la base qui s’adressaient aux femmes directement ; elles ont d’ailleurs toujours été au rendez-vous à toutes les périodes où des menaces ont pesé sur le droit à l’avortement au Québec depuis la prise en charge des services d’avortement par l’État en 1978[7]. La base militante est donc restée engagée sur la durée, faisant un peu contrepoids à la professionnalisation de cette lutte.

Le pôle des expert·e·s n’était pas constitué d’universitaires au départ. À vrai dire, les universitaires et les chercheuses féministes spécialistes qui ont historisé et théorisé sur les batailles des femmes pour l’avortement sont pour leur part arrivées plus tard par rapport aux luttes initiales. Cela fait d’ailleurs état de la mouvance des trajectoires personnelles de ces militantes, dont certaines se sont ultérieurement retrouvées dans les universités. Or, au début des luttes, le pôle des expert·e·s rassemblait plutôt des médecins et d’autres professionnel·le·s de la santé (dont plusieurs avaient une conception féministe) qui acceptaient de pratiquer des avortements, de façon totalement illégale au point de départ puisque certain·e·s, dont le plus connu est le Dr Morgentaler, feront l’objet de poursuites judiciaires. Lorsque le gouvernement nouvellement élu du PQ décide d’abandonner toute poursuite judiciaire contre un·e médecin qui pratique des avortements, le nombre d’avortements et de médecins volontaires progresse de façon importante, y compris dans le réseau public, dans les CLSC notamment.

En ce qui concerne le pôle politique, il est lui aussi hétérogène et n’est pas uniquement composé de fémocrates et de femmes politiques. Durant la période allant de 1976 à 1985, le comité de condition féminine du PQ de même que certain·e·s ministres (par exemple, Lise Payette, ministre responsable de la Condition féminine, et Denis Lazure, ministre des Affaires sociales) ont cherché à rendre légale la pratique de l’avortement dans les hôpitaux et les CLSC, bien que le Code criminel, de juridiction fédérale, en restreignait la pratique. En outre, des fonctionnaires à tous les niveaux (de sous‑ministres à employé·e·s de CLSC) ont joué un rôle non négligeable dans le fait que certains CLSC acceptent de pratiquer des avortements. Le pôle politique a certainement contribué à consolider l’offre de services d’avortement (dont la gratuité est assurée pour toutes les femmes et couverte par le régime d’assurance maladie du Québec depuis un jugement de la Cour supérieure de 2006), qui est une des conditions d’exercice de ce droit pour les femmes.

Dans le cas de la lutte pour l’équité salariale, si les contours du triangle de velours sont également hétérogènes, ils sont plus en phase avec les trois pôles identifiés par Woodward : le milieu militant autonome, les expertes universitaires, ainsi que les consultantes et les fémocrates. Les luttes en faveur de cette loi ont entraîné une modification significative des mentalités en ce qui concerne la valeur du travail en dépit des préjugés sexistes, racistes et classistes. Toutefois, l’évaluation des emplois et des iniquités salariales ainsi que les démarches d’application de la loi dans les milieux de travail sont devenues des enjeux beaucoup plus techniques, spécialisés et professionnalisés. Cette dimension des mobilisations pour la Loi sur l’équité salariale et son application occasionnent un éloignement de la lutte politique concrète et de la mobilisation réelle des femmes, qui avaient caractérisé le mouvement pour la liberté d’avortement.

Pour les luttes en faveur de l’équité salariale, le pôle associatif et militant est essentiellement composé de syndicalistes en lien avec le mouvement autonome des femmes. Ainsi, la Coalition en faveur de l’équité salariale rassemblait des féministes et des femmes du mouvement communautaire[8]. D’ailleurs, l’Intersyndicale des femmes était un lieu de solidarité entre les différentes syndicalistes féministes, mais aussi un lien avec les groupes de femmes. Une loi en faveur de l’équité salariale est l’une des dix revendications de La Marche Du pain et des roses de 1995 ; cela devient un moyen de lutter contre la pauvreté des femmes. Néanmoins, ce sont principalement les organisations syndicales (et pas toujours par le biais de leurs comités de condition féminine) qui ont pris le dossier en main, suscitant parfois la perplexité des militantes féministes.

Le pôle des expert·e·s est généralement relié à la Coalition en faveur de l’équité salariale dans la mesure où des chercheuses universitaires engagées sur ces thématiques en recherche ont contribué aux argumentaires féministes et ont également pu agir à titre de porte-parole de la coalition. Leur présence a été sollicitée lors des commissions parlementaires afin de représenter la coalition. Elles ont également participé aux conférences de presse. Esther Déom, professeure en relations industrielles à l’Université Laval, a d’ailleurs été longtemps la porte-parole de cette coalition.

La troisième pointe du triangle de velours est représentée par le pôle des fémocrates : ces féministes dans l’appareil étatique qui ont accès aux lieux du pouvoir politique. Cette dimension est importante et elle est incarnée par les élues, mais aussi des hautes fonctionnaires, notamment au CSF ou au Secrétariat à la condition féminine : elles représentent des relais de ces revendications dans le programme des partis politiques ou mettent sur pied les consultations publiques.

Les militantes rencontrées dans le cadre de notre enquête ont été unanimes sur le rôle déterminant de ces alliances parmi les femmes pour la réussite de ces batailles autour des questions de l’avortement et de l’équité salariale. Stella Guy précise :

Il y avait [des féministes] dans les ministères, mais il y en a eu dans les syndicats et il y en avait chez les politiciennes […] la CSN, la FTQ, tous les syndicats de professionnelles. Le gouvernement du Québec avait des comités de condition féminine. Alors, tous ces comités-là, on se connaissait presque toutes. On se disait : « Cela pourrait passer par une telle à la place. Je vais appeler une telle à la CSN, je vais appeler une telle à la FTQ, je vais appeler une telle au SFPQ, ou je vais en appeler une autre » […] Certaines sont devenues de grandes amies depuis plus de 30 ans.

Il ne nous semble toutefois pas que l’on puisse déceler toujours une stratégie consciente et délibérée de nouer ce genre d’alliances. Le commentaire de Stella Guy suggère plutôt un réseau militant qui cherche à développer une certaine efficacité politique sur un enjeu donné et qui aspire donc à maximiser ce qu’on qualifierait aujourd’hui de capital social. Plus encore, les militantes rencontrées ne mettent pas l’accent avec la même intensité sur le rôle névralgique joué par l’une ou l’autre des actrices se retrouvant dans les différentes pointes du triangle. Or, leurs récits nous permettent de rendre visibles ces différentes pointes du triangle de velours conceptualisé par Alison Woordward (2003) tout en suggérant d’élargir la définition des pôles qu’elle propose. À la lumière de nos deux exemples de luttes féministes au Québec, il semble pertinent de considérer les associations féministes sur un plus large spectre qui permet d’inclure le rôle névralgique joué par les syndicalistes. De plus, la pointe du triangle de velours associée aux universitaires et aux expert·e·s qui peuvent agir à titre de consultant·e·s ou de porte-paroles a l’intérêt d’inclure aussi les savoirs techniques issus de la pratique associée aux soins ; enfin, la pointe des fémocrates représente à la fois les féministes dans l’appareil étatique et celles qui sont élues comme politiciennes. Si l’élargissement des définitions des pointes du triangle contribue à sa relecture dans le contexte québécois, cette notion permet de mettre en évidence le rôle névralgique joué par le mouvement autonome des femmes et l’adhésion idéologique et politique au féminisme comme convergence parmi ces militant·e·s appartenant à des positions sociales différentes.

Par ailleurs, il importe d’insister sur une dimension importante permettant de comprendre ces alliances : les liens interpersonnels qui se sont forgés et qui ont perduré au fil des ans, malgré les changements de « posture » de féministes associées à l’une ou l’autre des trois pointes du triangle. Ainsi, parmi les femmes avec lesquelles nous avons réalisé les entrevues citées dans le texte, Stella Guy a été à la FQPN, a fondé le FCALA, est devenue haute fonctionnaire dans certains ministères, dont celui de la Justice, a participé au comité de condition féminine du PQ. Elle a connu Martine Éloy qui était la permanente du service de référence pour l’avortement du FLF, qui est ensuite devenue employée de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec. Elle a également connu Louise Desmarais qui travaillait au CSF, qui était très impliquée dans le comité de lutte pour l’avortement, et qui s’est ensuite impliquée à la FQPN. Louise Desmarais et Stella Guy ont travaillé de concert avec Claire Bonenfant alors qu’elle était présidente du CSF et ensuite quand elle était à la FFQ. Louise Harel, qui a piloté le projet sur l’équité salariale alors qu’elle était ministre du Travail, avait collaboré avec Stella Guy et Nicole Boily au comité de condition féminine du PQ dans les années 1970 et avait travaillé à l’époque avec Lise Payette, anciennement militante du FCALA et alors ministre responsable de la Condition féminine, à la mise en place de cliniques d’avortement. Rosette Côté était impliquée dans le dossier de la condition féminine de la CSQ, a joué un rôle dans la mise en place de l’Intersyndicale des femmes, où s’impliquaient également Monique Voisine et Sylvie Paquerot, a organisé avec cette dernière le forum « Pour un Québec féminin pluriel » en 1992, et est ensuite devenue commissaire à l’équité salariale. Sylvie Paquerot a repris ses études et est devenue professeure à l’Université d’Ottawa. Gisèle Bourret, qui était à la CSQ, s’est également impliquée dans La Marche Du pain et des roses et au comité femmes et mondialisation de la FFQ. Beaucoup d’entre elles ont également milité à la Ligue des droits et libertés.

Dans cet article nous avons voulu faire valoir la portée descriptive de la notion de triangle de velours afin de rendre perceptibles la complexité et la force des alliances parmi les féministes qui ont contribué à traduire ces aspirations d’égalité et de droits pour les femmes en des politiques publiques entourant la liberté d’avorter et l’équité salariale au Québec. Le triangle de velours d’Alison Woodward (2003) a sa pertinence pour décrire les dynamiques particulières d’alliances parmi les féministes, notamment avec des fonctionnaires ou des responsables politiques qui se percevaient d’abord et avant tout comme des « militantes de la cause des femmes » (Révillard 2016, 86) plutôt que comme des féministes d’État dans le cadre de ces deux mobilisations.

En dépit des apports descriptifs de la notion de triangle de velours, il nous semble également qu’il faille tenir compte de la conjoncture politique et plus particulièrement de la structure d’opportunité politique (Fillieule et Mathieu 2009) qui prévalait lors des luttes en faveur de la liberté d’avortement et de l’équité salariale. À ce titre, il est possible de soutenir que jusqu’en 1996 tous les partis politiques qui ont formé le gouvernement à Québec partageaient l’idée qu’il fallait transformer la situation des femmes au Québec, tant sur le plan législatif que sur celui des politiques publiques. En ce qui concerne plus particulièrement l’avortement, on ne peut pas passer sous silence que le fait de rendre possible la pratique de l’avortement dans le réseau public de santé au Québec s’inscrivait également dans sa stratégie de montrer que les contraintes fédérales nuisaient aux progrès de la société québécoise et que la souveraineté politique était nécessaire pour garantir les droits des femmes. De même, le dossier de l’équité salariale devient une politique publique au moment où le PQ revient au pouvoir dans un contexte marqué par une forte mobilisation féministe avec La Marche Du pain et des roses et par une volonté de compter et de conserver les principaux groupes de femmes dans les Partenaires pour le oui, ce qui impliquait de satisfaire certaines revendications des groupes de femmes pour éviter que ne se reproduise un phénomène comme les Yvettes au moment du référendum de 1980, où il y a eu une forte mobilisation des femmes (et de plusieurs féministes) dans le camp du non.