Article body

La fuite hors du monde social, cette « machine à détruire l’amour » (p. 173), joue un rôle important dans les romans de Michel Houellebecq. Ses personnages cherchent souvent à s’évader, puisqu’ils ne parviennent pratiquement jamais à se tailler une place parmi leurs semblables, ils ne réussissent ni à établir des liens sincères et durables avec les autres ni à donner un sens à leur vie. Ces individus incapables d’aimer et d’être aimés ne représentent pas pour Houellebecq une exception navrante, mais plutôt un phénomène répandu, le résultat d’un long délitement des relations humaines sous le néolibéralisme avancé. Les portraits de société que l’auteur brosse dans ses oeuvres lui ont permis de devenir une sorte de porte-parole littéraire des personnes laissées derrière par le libre-échange, le recul des traditions judéo-chrétiennes et le changement des moeurs sexuelles depuis les années 1960.

Dans Sérotonine, Houellebecq mène ses préoccupations habituelles (la misère affective et sexuelle des classes moyennes du Nord global, la perte de repères existentiels, la fragmentation sociale, le triomphe de l’individualisme, et ainsi de suite) à leur conclusion ultime, en les exagérant d’une manière qui expose, à plusieurs égards, leurs limites. Bien que le livre soit très bien écrit, le récit qu’il offre sonne relativement faux – le condensé de malheurs est trop gros, aucun personnage n’est serein ou satisfait, trois d’entre eux s’ôtent la vie et de nombreux autres semblent envisager sérieusement cette avenue. Le narrateur, Florent-Claude Labrouste, résume sa situation ainsi :

Mon seul projet avait été de me libérer d’une relation toxique qui était en train de me tuer, mon projet de disparition volontaire avait pleinement réussi, et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir.

p. 86-87

À ce constat décapant succèdent des péripéties au cours desquelles Florent-Claude, ingénieur agronome de quarante-six ans, est confronté à la violence et à la mesquinerie du monde. Il séjourne d’abord dans un hôtel du 13e arrondissement parisien qui accepte encore une clientèle fumeuse, puis se rend en Normandie en espérant y retrouver Camille, une vétérinaire avec laquelle il a connu sa plus grande histoire d’amour. Ce passage au nord de la France lui permet de visiter Aymeric, un ami agriculteur dont l’élevage de vaches est mis en péril par les réglementations européennes et la concurrence internationale. Aymeric devient en outre le meneur d’un blocage d’autoroute tenu par des agriculteurs armés, les affrontements entre eux et la police se soldant par une douzaine de décès (p. 262).

Le titre du roman désigne « une hormone liée à l’estime de soi, à la reconnaissance obtenue au sein du groupe », dont la sécrétion est augmentée par le Captorix, un antidépresseur fictif qui permet de stabiliser l’humeur de Florent-Claude, mais qui le prive aussi de tout désir sexuel (p. 94). Le narrateur entreprend, dans la foulée de sa disparition volontaire, ce qu’il appelle un « mini-cérémonial d’adieux autour de ma libido » (p. 188), durant lequel il se remémore d’anciennes compagnes et tente de reprendre contact avec elles. Un fait étonnant au premier abord est que Florent-Claude alterne, au cours du roman, entre un éloge de l’amour (hétérosexuel, dans son cas) qui constituerait « la seule chose en laquelle on puisse encore, peut-être, avoir foi » (p. 180) et une misogynie virulente, comme en témoigne ce passage : « On se retrouvait en permanence dans une situation de choix ouvert entre les trois trous, combien de femmes peuvent-elles en dire autant ? Et en même temps comment les considérer comme femmes, ces femmes qui ne peuvent en dire autant ? » (p. 73) Cet étonnement se dissipe lorsqu’on remarque que Florent-Claude est attaché à une vision profondément réductrice et possessive de l’amour. Il ne renonce effectivement pas à l’idée que Claire « viendrait me rejoindre dans cette maison, qu’elle renoncerait à son improbable carrière d’actrice, qu’elle accepterait d’être simplement ma femme » (p. 116) ; il se dit qu’il aurait pu proposer à Camille « d’arrêter ses études, de devenir femme au foyer, enfin de devenir ma femme » (p. 172).

Sérotonine utilise les mêmes procédés narratifs que les oeuvres précédentes de Houellebecq. Le roman comprend ainsi une analyse détaillée (et désabusée) des vies menées par les personnes de classe moyenne en France, où se côtoient les emplois ennuyeux, le tourisme, l’alcool, la télévision et les repas congelés, parmi d’autres exemples. Cette analyse microsociologique s’intègre ensuite à une trame historique caractérisée par la marchandisation et l’obsolescence croissantes des relations humaines. Les personnages houellebecquiens n’ont pas vraiment de vie intérieure – ils représentent plutôt des types sociaux, des manifestations concrètes de différentes tendances générales. Le principe qui guide presque toutes leurs actions est une volonté tenace, bien que souvent désespérée, d’avoir des rapports sexuels et de se sentir valorisés, voire justifiés d’exister par l’entremise de ces rapports. Les verdicts rendus par Houellebecq sur les relations humaines à l’aube du XXIe siècle perdent en nuances ce qu’ils gagnent en force de frappe. Plutôt que d’esquisser des portraits monolithiques d’un ensemble plus ou moins large d’individus, il vaut sans doute la peine de prendre en compte une intuition centrale tant en littérature qu’en sciences sociales, soit que nous avons toujours plus qu’une motivation pour agir et que nos motivations varient à travers le temps et suivant les contextes dans lesquels nous interagissons avec les autres. Réduire tous les phénomènes sociaux et toutes les actions humaines à la sexualité n’offre un aperçu convaincant ni de ces phénomènes et de ces actions, ni de la sexualité elle-même.

Houellebecq semble dire dans chacun de ses romans que le monde social est, au fond, trop compliqué, qu’il fonctionnerait mieux si les hommes et les femmes se pliaient à des conventions et des traditions éprouvées. Un examen attentif du monde social « réellement existant » (et non celui qui sert d’épouvantail pour l’opinion conservatrice) nous permet pourtant de conclure que l’attachement à autrui et le sentiment d’appartenance à un milieu renvoient bien plus à un travail de négociation relationnelle qu’à des structures figées ou à des rôles établis d’avance. Il est sans doute plus intéressant, tant dans les romans que dans les recherches en sciences sociales, de montrer comment nous parvenons à des zones de confort mutuel, d’illustrer les manières dont nous nous accommodons de l’ambivalence des relations interpersonnelles, du désir de proximité et de distance que nous éprouvons à l’endroit des autres, comment nous affrontons aussi, sur les plans individuel et collectif, les différents problèmes qui caractérisent notre époque. Les oeuvres littéraires et scientifiques gagnent à mettre en lumière la complexité des phénomènes sociaux, plutôt que de les assimiler à un seul facteur englobant (la fatigue civilisationnelle, la perte de libido en Occident, la fin de l’amour) qui déterminerait l’ensemble des comportements adoptés par les membres d’une société, qui se voient eux et elles-mêmes regroupé·e·s dans des catégories homogènes (les hommes et les femmes, les personnes de confession chrétienne et celles de confession musulmane, et ainsi de suite). Nous pouvons également reconnaître l’ampleur des défis auxquels nous sommes confronté·e·s sans sombrer pour autant dans un fatalisme dandy rejetant tout, sauf une vision étroite et patriarcale de la sexualité et de l’amour, qui s’avère au fond peu originale – Michel Houellebecq n’a pas inventé la misogynie, surtout pas dans la littérature française. En définitive, l’une des meilleures stratégies pour comprendre et faire face au malaise social que Houellebecq se propose de décrire depuis trois décennies dans ses romans est peut-être de prendre une certaine distance avec le style houellebecquien.