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Si l’on accepte que les questions fondamentales de justice, d’égalité ou encore de l’avenir des formes étatiques ne vont pas disparaître avec l’entrée dans l’Anthropocène[1], il s’ensuit que nous aurons besoin des outils intellectuels les plus affûtés possibles pour nous aider à les penser. Mais que nous ayons besoin d’outils ne dit rien de leur forme, de leur maniement, de leur transmission. Dans un monde bouleversé à plusieurs égards, la science politique classique est-elle encore pourvoyeuse d’hypothèses et d’analyses aux prises avec les changements à l’oeuvre ? Je m’intéresserai ici en particulier à la science politique française, et le choix de cette délimitation géographique est guidé par les observations se trouvant au départ de ce texte, nées de l’expérience qui a été la mienne dans ce champ universitaire en tant qu’apprentie-chercheure et enseignante. Si l’analyse que je souhaite proposer ici est restreinte au contexte français, une large part des pistes soulevées pour sortir des impasses décrites trouvent leur ancrage dans d’autres pays et, en ce sens, cette contribution se voudrait être une étape parmi d’autres d’une mise en dialogue des travaux mobilisés. L’hypothèse avancée ici est que la science politique, avec la plasticité que l’on serait en droit d’attendre d’elle, et forte d’une multiplicité de méthodes d’enquête, gagnerait peut-être à se laisser ébranler par les pensées décoloniales et féministes de l’écologie. Ces réflexions, et la façon dont elles sont conduites, alimentent les questions cruciales du politique : comment faire perdurer un monde commun à l’heure de sa dégradation toujours plus vive, et des effondrements locaux toujours plus nombreux ?

À quel point l’arrivée en bout de course du modèle économico-politique de la « Grande Accélération[2] » (Steffen et al. 2015 ; McNeill et Engelke 2016) concorde-t-elle avec une autre révolution, féministe cette fois ? Je souhaite montrer que la science politique conventionnelle (SPC), telle qu’elle est encore largement pratiquée et enseignée en France, se trouve devant l’obligation de s’interroger sur le renouvellement de ses approches, en particulier par la prise en compte de deux éléments : d’une part la structuration de plus en plus fine des humanités écologiques (Bird Rose 2019, pour la traduction en français) aussi appelées humanités environnementales (Oppermann et Iovino 2016), d’autre part les épistémologies et théories féministes, comme celles développées par exemple par Patricia Hill Collins, bell hooks et Donna Haraway.

Tout d’abord, situons ce que recouvre cette science politique dite conventionnelle : par SPC j’entends ici principalement les auteurs de référence dans les cursus de science politique en France. Ces auteurs de référence sont ceux dont les ouvrages de type « manuel » – à divers degrés de proximité avec leurs propositions théoriques propres – façonnent l’idée que se font des générations d’étudiant·es de ce qu’est la science politique, de la façon dont elle s’est construite et de ce à quoi elle sert, et qui continuent d’orienter la façon dont elle se poursuit (Manin 2012 ; Schemeil 2015 ; Baudoin 2017 ; Dormagen et Mouchard 2019, pour n’en citer que quelques-uns). Ce geste relève certes d’une certaine homogénéisation qui ne peut pas refléter exactement la multitude des méthodes adoptées et présentées dans ces ouvrages, mais toutefois une certaine régularité est observable : à la présentation des prétentions scientifiques de la discipline succède généralement celle des « objets » – l’État, le pouvoir – et des « paradigmes » – machiavélien, wébérien, marxien, par exemple –, ainsi qu’une description des « acteurs » : les électeurs, les partis politiques, les médias, les administrations. Dans la plupart de ces ouvrages, les études féministes ou les pensées de l’écologie ne sont tout simplement pas mentionnées. Autrement dit, dans les livres publiés ces dernières années et diffusés largement aux étudiant·es des universités françaises comme support de découverte et d’apprentissage de la science politique, ces enjeux et ces corpus sont quasi, voire complètement absents[3].

Si l’on se tourne vers les espaces de la recherche, on peut mentionner, à titre d’exemple, que lors du dernier congrès organisé par l’Association française de science politique (AFSP) en 2019, sur 89 sections thématiques (ST), lesquelles sont définies comme « [visant] à permettre de représenter dans toute sa diversité thématique, générationnelle et disciplinaire l’état des travaux de science politique aujourd’hui en France[4] », seules quatre avaient pour objet une thématique ou un enjeu ayant trait à l’écologie (ST 23, 27, 49 et 61[5]). Dans la ST 57 sur les théories situées de la justice, seule une communication (sur sept) portait sur les injustices environnementales[6]. Ces constats ne peuvent se substituer à une étude approfondie des raisons de ces absences, mais ce n’est pas l’objet de la présente proposition, qui prend plutôt comme point de départ cette cécité dommageable et l’articule à la présence de plus en plus quotidienne des signaux d’alerte environnementaux. Je suis ici le constat de Luc Semal, l’un des seuls politistes qui a travaillé en France à cette articulation entre science politique et catastrophe globale, qui note :

Le silence de la science politique n’est pas un silence absolu, mais un silence relatif qui pose question, quand tant d’autres disciplines contribuent aujourd’hui plus activement à l’émergence du champ des humanités environnementales (Blanc, Demeulenaere et Feuerhahn, 2017). Ce silence relatif est d’autant plus regrettable que la science politique pourrait être en première ligne dès que se pose la question si bien formulée par Bruno Latour (2017) : « où atterrir ? »

2019, 33

Sur les sujets écologiques, les publications sont pléthores, mais se font dans d’autres disciplines, souvent aux confluents de l’anthropologie, de la philosophie et/ou de la sociologie. Notons toutefois les travaux de Stefan C. Aykut et Amy Dahan (2014), Bruno Latour (2015 et 2017), Éloi Laurent (2019) et Malcom Ferdinand (2019), qui sont en dialogue explicite avec les travaux de science politique[7].

Parallèlement à ce constat, je rejoins celui fait par les coordonnatrices de ce numéro thématique : la résistance de la SPC aux déplacements épistémologiques nés des travaux féministes demeure tenace. Les publications universitaires en science politique française ayant trait à ces thématiques continuent d’occuper une place marginalisée (Varikas 2006 ; Achin et Bereni 2013). Cela conduit à une problématique à deux pans : d’une part, les enjeux écologiques sont largement ignorés par la SPC en France et, d’autre part, les outils épistémologiques féministes qui permettent des déplacements profonds restent cantonnés à un espace « genre et politique ». La recomposition des outils théoriques disponibles pour faire sens de l’entrée dans l’Anthropocène pourrait être alliée à la reconnaissance des apports des théories féministes. Dit autrement, la prise au sérieux des questions écologiques par la SPC pourrait aller de pair avec une considération accrue des théories féministes. Je m’interroge dans le présent article sur la possibilité d’un apprentissage, par la science politique française, de la valeur et de la nécessité des points de contact avec les corpus féministes et écoféministes, à travers plusieurs éléments à la fois méthodologiques et épistémologiques. Ces corpus ont contribué à forger depuis longtemps déjà des outils qui sont autant de déplacements urgents pour la science politique conventionnelle à l’aube de la nouvelle décennie qui s’ouvre, ce que j’aborderai dans un premier temps. J’exposerai ensuite quelques outils méthodologiques et épistémologiques qui permettraient de mettre en oeuvre les déplacements suggérés. Plusieurs de ces outils proviennent du corpus écoféministe ; or, si l’on constate que le terme d’Anthropocène a connu une trajectoire de reconnaissance universitaire fulgurante en France ces dernières années, il n’en est pas de même pour le corpus écoféministe, et particulièrement dans la discipline de la science politique, ce que j’essaierai d’expliquer. À la lumière de ces éléments, une dernière section permettra de mettre en exergue quelques hypothèses propres à une approche féministe de l’Anthropocène qui me semblent fructueuses et qui se donnent pour horizon la construction d’humanités écologiques ayant comme matrices les pensées féministes et décoloniales.

Déplacer le point de vue

L’absence des approches féministes ou d’écologie radicale dans les méthodes et les présupposés en vigueur dans la SPC se joue à un niveau autre que la présence des « questions de genre » ou d’« environnement » dans les objets d’enquête. Bien que cela soit nécessaire, cela ne suffit pas, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’ajouter un objet à la liste de ceux déjà examinés, mais bien de modifier le paradigme d’analyse lui-même. Cela fait plus de trois décennies que les épistémologies féministes sont structurées (Haraway 1989 ; Harding 1991), et plus longtemps encore que les constats quant à l’absurdité écologique de notre modèle socioéconomique sont posés (Carson 1962 ; Meadows, Meadows et Randers 1972).

À la croisée des pensées de l’écologie et des études féministes se trouvent les constellations de corpus et de mouvements écoféministes. Si cette intersection semble aller de soi et conduire tout droit vers ces écoféminismes, je souhaite toutefois préciser que je ne cherche pas à établir un passage en revue des travaux écoféministes « labellisés » comme tels, mais plutôt d’indiquer que les productions très diverses réunies sous le terme d’écoféminisme constituent un foyer de recherche pertinent, sans exclure de nombreux travaux qui ne se revendiquent pas écoféministes mais participent du mouvement critique que je souhaite mettre en lumière. La porosité du corpus écoféministe et son éclatement en font aussi sa richesse et le but ici ne sera pas de délimiter ses contours. Mon hypothèse est que ces sources, féministes, décoloniales, écoféministes, d’écologie radicale, etc., peuvent fournir les bases d’une science politique à la fois pleinement féministe (dans toute la multiplicité des féminismes et de leurs conflits nombreux) et à la hauteur des changements politiques rendus nécessaires par l’exploitation du vivant, les pollutions multiples et la destruction des milieux.

La notion d’Anthropocène, résumant entre autres la dégradation généralisée des écosystèmes, et avec tous les problèmes qu’elle pose quant à l’uniformisation des responsabilités et à la prétention de récit hégémonique, est centrale dans les humanités écologiques et engage à un premier déplacement. Le livre L’événement Anthropocène de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz (2013) a marqué en France, avec d’autres bien sûr, mais notablement, le début d’un cycle de réflexions menées à partir de ce que cette proposition d’Anthropocène permet de faire : reposer à nouveaux frais plusieurs grandes questions relatives à l’habitabilité commune de la Terre. Cette proposition vient généraliser et poser comme central dans la refonte des sciences humaines et sociales un geste auparavant circonscrit aux études des sciences et des techniques (STS, souvent désignées sans traduction sciences studies) : celui de s’interroger à propos de notre modernité en partant de la dissolution de la frontière entre nature et société, nécessité et histoire, nature et culture. Cette remise en cause de la dualité nature–société constitue en effet le point de départ d’une reconfiguration de la production des savoirs au sein d’humanités écologiques à construire. Néanmoins, il demeure crucial de ne pas verser dans l’amnésie : cet « inédit de l’Anthropocène », cet élan par-delà nature et culture pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’anthropologue Philippe Descola (2005), a été en réalité déjà abordé de multiples façons, aussi bien par l’anthropologie et la sociologie que la philosophie (Haraway 1989 ; Latour 2004 ; Stengers 2006). Cela ne revient pas à dire que « tout a déjà été dit », mais il s’agira de montrer que les réflexions menées au cours des décennies passées sont essentielles pour formuler de façon plus aiguë les questions qui nous occupent aujourd’hui et, ainsi, résister aux conséquences néfastes de la sidération.

Que les expert·es de la physique quantique ou de la biologie du vivant travaillent dans un cadre épistémologique qui s’affranchit des définitions binaires nature–culture n’influe pas, ou encore si peu, sur les présupposés qui irriguent la SPC et, plus largement, les politiques publiques. Ces politiques sont le plus souvent appelées en France politiques de « protection de l’environnement », expression qui signale dans toute son étendue la profondeur de la fracture : les humains sont « protecteurs » d’une entité inerte qui ne fait que les « environner ». Si dans les faits les programmes de protection sont menés avec beaucoup plus de finesse et dans une démarche d’interrelation avec les vivants concernés, la conception instrumentale d’une nature perçue comme une ressource demeure majoritaire dans les discours publics.

En somme, l’entrée dans l’Anthropocène devrait déstabiliser la science politique, comme les autres sciences sociales, mais peut-être plus intensément, car ce sont bien le sens et les conditions de possibilité de l’organisation politique (qu’il s’agisse d’auto-organisation ou d’institutions étatiques) qu’elle met en question. Le monde du milieu des années 1950 dans lequel s’est structurée la science politique française[8] en tant que discipline universitaire n’est plus le même. Dans son rapport étroit avec l’étude du pouvoir, la science politique se trouve aux prises avec les notions fondatrices de notre modernité politique et les défis écologiques majeurs du temps présent pourraient être lus différemment si l’on pouvait contourner ou surpasser certaines binarités constitutives de nos catégories de pensée modernes occidentales, qui amènent souvent à reconduire ce qu’on pourrait nommer l’« exceptionnalisme humain » (Schaeffer 2007). Or la SPC a plusieurs trains de retard. Les rattraper en route semble conditionné à l’abandon de son statut de « bastion » et c’est bien la proposition qui anime le champ récent des humanités écologiques : être un espace de mise en dialogue transdisciplinaire (philosophie, biologie, géologie, sociologie, littérature, etc.)[9].

En France, la science politique ne s’est que très peu laissé ébranler par ce que fait bouger l’Anthropocène, sur le plan conceptuel. Un premier mouvement, un premier apprentissage, consisterait à toujours expliciter cet héritage qui conditionne une vision de l’humain et du monde bien singulière, sur laquelle je reviendrai plus bas. Faire cela équivaudrait en réalité à appliquer l’un des apports majeurs des théories féministes : pratiquer une épistémologie située. Si les attaques contre un « engagement » des scientifiques censés représenter la « neutralité » continuent, au nom d’un « point de vue de Sirius » que les épistémologies féministes et décoloniales ont critiqué depuis longtemps (Keller 1985 ; Harding 1991 ; Hill Collins 2016 ; Todd 2016), il est opportun de rappeler les axiomes de ces travaux : la prétention à l’universel dissimule une pensée hégémonique qui refuse d’admettre son caractère situé. De nombreuses écoféministes parmi lesquelles Ariel Salleh (1997), Greta Gaard (2011) et Starhawk (2015) ont maintenu vivace cette exigence d’explicitation, qui n’est autre que le seul remède possible à l’invisibilisation des savoirs subalternes ou dominés. Appliquer une épistémologie située implique de prendre acte de la contingence du système de catégories qui régit la majeure partie de la pensée occidentale moderne (Plumwood 1993). La marginalisation en France des théories féministes questionnant le dualisme nature–culture conduit donc aujourd’hui la SPC à manquer un virage pourtant crucial au regard des enjeux écologiques en cours. Surtout, cette architecture dualiste se présente sous la forme d’une hiérarchie, ce qui rend politique l’entreprise de déplacement, voire de déconstruction épistémologique.

Les multiples dualismes pointés par les féministes et les écoféministes (Salleh 1997 ; Gaard 2011), tels nature–culture, esprit–corps, masculin–féminin, etc., inscrivent les outils de description du réel dans un rapport problématique qui mérite d’être remis en question. En effet, ces catégories binaires n’induisent pas seulement une pensée fondée sur les dualités, mais réactivent sans cesse une hiérarchie plus ou moins explicite des humains sur les écosystèmes et les êtres vivants alentour. Les approches féministes ont déjà amplement démontré que le point de vue masculin cisgenre blanc hétérosexuel devait être défait de sa position d’universel (Hartsock 1983), mais ces catégories demeurent très actives en tant que sous-texte de notre épistemé et donc aussi dans la science politique française. Par une suite de mécanismes politiques, scientifiques et juridiques, longs et multiformes, dont l’histoire a été retracée par des chercheures comme Carolyn Merchant (1990) ou Silvia Federici (2004), les personnes assignées femmes et, plus largement, les sujets historiquement féminisés et naturalisés, ont été assujettis de façon liée à la catégorie construite de nature, et ce, selon des modalités et des histoires propres à chaque territoire. La construction de la féminité comme inférieure et plus « naturelle » que la masculinité de même que la racisation de nombreux groupes sociaux ne forment pas une histoire uniquement théorique, mais cela a entraîné un vécu – corporel, sensitif, intellectuel, relationnel – qui confère aux femmes et à toute personne soumise à un régime d’oppression et de naturalisation – et elles furent nombreuses – une expérience concrète de cette assignation. Cela a aussi comme conséquence que les luttes contre les structures formelles et informelles du pouvoir qui maintiennent ces assignations vont de pair avec celle contre l’invisibilisation corollaire de leurs créations scientifiques et théoriques (Ahmed 2017).

Ce vécu a partie liée avec la défense des épistémologies situées et conduit aussi à des pratiques et des stratégies de publication qui remettent en question certaines normes universitaires jugées trop surplombantes et abstraites. Outre l’importance scientifique de l’épistémologie située et son utilité pour ouvrir d’autres espaces de réflexion moins dépendants des hiérarchies binaires évoquées plus haut, celle-ci est aussi liée à une pratique incarnée de la science. D’un point de vue méthodologique cette fois, écrire, publier et tenir ensemble lutte et productions théoriques féministes et écoféministes est une pratique qui demeure constamment remise en question. Il s’agit de produire des analyses mais aussi des transformations, par des textes incarnés, ce que l’on retrouve depuis le récit livré dans Des femmes contre des missiles d’Alice Cook et Gwyn Kirk (2016), récemment traduit en français, jusqu’au recueil collectif québécois Faire partie du monde. Réflexions écoféministes (2017). Le déplacement induit par les pensées de l’écologie, les théories féministes et les travaux autochtones permettrait de faire émerger une pratique de la science politique qui puisse se restructurer en échappant à certaines impasses. On peut penser par exemple aux propositions de Zoe Todd (2016, 7), dont celle de citer directement les travaux des penseuses et penseurs des Premières Nations plutôt que leur interprétation distanciée exécutée par des intellectuels européens blancs. En illustration de cela elle nomme Rosemarie Kuptana et Sheila Watt-Cloutier, femmes et activistes inuites qui exposent ce fait considéré comme un socle des pensées de l’écologie aujourd’hui : le climat est une force commune d’organisation, pas simplement un décor. Un point de vue féministe et écoféministe invite ainsi à déplacer le point de vue majoritaire de la SPC en France pour permettre une observation plus juste des défis théoriques et pratiques posés par l’entrée dans l’Anthropocène. Comme le rappellent les auteures de l’introduction à l’ouvrage collectif Practising Feminist Political Ecologies (Harcourt et Nelson 2015), au-delà d’une critique d’opposition, il s’agit plutôt de la composition d’un espace de construction théorique et pratique aux prises avec les bouleversements écologiques à venir. En ce sens, il en va de déplacements épistémologiques que la SPC se doit, selon moi, non seulement d’intégrer (Dorlin 2008 ; Möser, 2013), mais aussi d’accompagner ce qui constitue des chantiers prometteurs. La prochaine section se propose donc de revenir sur quelques éléments pouvant constituer des points de contact fructueux à la fois sur le plan méthodologique et sur le plan épistémologique, afin de commencer à répondre à la question : de quel outillage pouvons-nous nous saisir afin de rendre la science politique plus à même de décrire et de penser les formes de l’habitat terrestre commun ?

Pensée critique et matérialisme incarné

Les liens entre féminisme et écologie ont été nommés, ou parfois non nommés, de plusieurs façons depuis les premiers écrits et mouvements les intégrant explicitement[10]. L’expression écoféminisme apparaît au milieu des années 1970 sous la plume d’une journaliste et essayiste française, Françoise d’Eaubonne, mais il est probable qu’elle naisse simultanément à cette période dans différents espaces géographiques à travers le monde, comme le défend Ariel Salleh (Hache 2016 ; Cambourakis 2019). Le mot ne rencontra toutefois jamais en France le succès qu’il a connu outre-Atlantique, ou encore en Inde ou en Australie. On trouve aussi des formulations plus récentes comme feminist political ecologies ou encore anthropocene feminism, qui font leur entrée dans des ouvrages de langue anglaise. Cela permet de pointer l’écart extrêmement important qui sépare l’usage et l’intérêt pour ces corpus et ces mouvements dans des pays anglophones (États-Unis, Royaume-Uni, Australie) ainsi qu’en Espagne, en Allemagne, ou en Inde et dans de nombreux pays d’Amérique centrale et du Sud où les mouvements et les publications y sont vives et nombreuses, et les usages en France, où l’écoféminisme, et l’exploration des liens entre féminisme et écologie auquel il invite, a connu une forme d’ignorance et d’aphonie. La publication de plusieurs articles, d’une anthologie et d’introductions à la réédition de textes importants au milieu des années 2010 (Maris 2009 ; Larrère 2012 ; Zitouni 2014 ; Cook et Kirk 2016 ; Hache 2016 ; Bahaffou et Gorecki 2020) ont constitué autant de marqueurs importants de l’amorce de cette (re)découverte progressive. Les colloques ainsi que les événements plus militants se multiplient ainsi en France depuis une petite dizaine d’années autour de l’écoféminisme. Ces auteures sont pour la plupart des philosophes, des historiennes, des anthropologues. Les politistes semblent quasi absentes.

Plusieurs auteur·es défendent l’idée que ce qui est en jeu dans l’Anthropocène comme concept – une remise à plat, une transformation, un abandon des dualismes qui structurent la modernité et en particulier le partage nature–culture – a été traitée depuis plusieurs décennies dans la littérature féministe et queer. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif Anthropocene Feminism paru en 2017, Richard Grusin évoque en particulier le Manifeste Cyborg (Haraway 2007), publié pour la première fois en 1985. Ce dernier posait déjà les linéaments de la reconfiguration entre humains, non-humains et techniques que l’entrée dans l’Anthropocène appelle comme « de force » aujourd’hui. Mais si ce texte représente un marqueur, il est loin d’être le seul, à tel point que Grusin évoque l’ensemble du corpus théorique queer et féministe :

En effet, on peut dire que le concept d’Anthropocène a été implicite dans les théories féministes et queer depuis des décennies, une généalogie largement ignorée ou, pire, sciemment effacée par l’autorité masculine d’un discours scientifique institutionnalisé qui cherche maintenant à nommer notre moment historique l’Anthropocène. De la même façon, les féministes ont depuis longtemps expliqué que les humains dominaient et détruisaient une terre féminisée, en la transformant en une réserve immobile, en capital, ou en ressource naturelle, pour des conséquences dévastatrices.

Grusin 2017, viii [ma traduction]

Le travail critique du corpus féministe et queer, dans son ambition de déconstruction des catégories de pensée de la modernité scientifique et capitaliste, subit non seulement un oubli de la part des discours dominants sur l’Anthropocène, mais même par moment, pourrait-on dire, une éviction. Les fondements matérialistes et éthiques aux sources de ces travaux critiques sont mis de côté. Afin de déjouer ces évictions et de défaire l’autorité de normes qui tiennent à distance de simples « objets de recherche », trois éléments pourraient constituer des pistes à explorer. Tout d’abord, sur un plan méthodologique, fissurer des codes qui fonctionnent comme autant de frontières hermétiques entre des domaines perçus comme séparés ; ensuite, la mise au centre du récit comme méthode, ce qui induit aussi, par l’explicitation d’un point de vue de narration, des liens plus solides avec une épistémologie moins anthropo- et ethno-centrée ; et enfin les liens précoces établis avec l’écocentrisme. Ce choix est très loin d’être exhaustif, il est plutôt une invitation à la poursuite de cette liste de points de contact à mettre en oeuvre.

Polyarticulation

Si la question de l’Anthropocène paraît « inédite » aujourd’hui – pour une part, elle l’est du fait de l’ampleur annoncée des conséquences présentes et passées de ce basculement –, les éléments de diagnostic ainsi que les expérimentations sur les manières autres de partager et de diffuser les réflexions menées datent de plusieurs décennies. Brisant la compartimentation voulant que l’on range chaque discipline ou domaine (spirituel, politique, fictionnel, scientifique, etc.) dans une boîte bien hermétique, les écoféministes ont articulé ensemble diverses dimensions et « [c]ette “poly-articulation”, à l’inverse, produit de véritables ovnis partageant tous l’exigence d’un rapport actif à la vérité, ne se sentant pas tenus d’être fidèles à une réalité qui les détruit mais appelant au contraire à la modifier » (Hache 2016, 16). Cela rappelle la constitution depuis quelques années de ce qui est appelé humanités environnementales ou humanités écologiques. Ce rapport à la vérité, actif, et loin d’être, comme nous l’avons vu précédemment, un saut vers des vérités abstraites et absolues, prend source dans de multiples expériences concrètes d’oppression. La critique des mécanismes systémiques de pouvoir est donc consubstantielle à la formation de cette démarche. C’est ce que souligne également la théoricienne australienne Robyn Eckersley (1992, 67) : « [L]a plupart des femmes occupent un poste d’observation privilégié de par leur “alterité critique”, à partir de laquelle elles peuvent fournir une manière différente de regarder les problèmes du patriarcat et de la destruction écologique. Bien sûr, la même chose peut être dite de beaucoup d’autres minorités, et d’autres groupes opprimés […] ». Si la focale est ici mise sur les enjeux féministes, il va sans dire que le même type de travail doit être mené avec les épistémologies décoloniales et subalternes (Spivak 2009). En France, la publication récente d’un ouvrage issu de la thèse de Ferdinand s’attèle à cette tâche (2019). On observe le maintien, dans ces articulations multiples, de la dimension politique, ce qui amène au deuxième point : la promotion des récits comme outils critiques. À l’inverse de l’anthropologie ou de la philosophie, la science politique, dans son ambition de légitimation par les chiffres et par les définitions, s’est privée des ressources de la préfiguration littéraire, de l’expression poétique ou du récit expérientiel.

Les récits comme méthode

Comme le souligne la philosophe Émilie Hache (2016), l’importance du récit des luttes (elle vise en particulier les actions antimilitaristes et antinucléaires menées dans les années 1980 aux États-Unis et au Royaume-Uni) réside dans le maintien ouvert d’horizons désirables du futur, parce que les moments politiques de ces luttes étaient joyeux, inventifs, audacieux et donnaient de la force. L’engouement actuel pour le réinvestissement de la fiction comme moteur politique, lieu de critique, lieu d’invention des mondes possibles, résonne donc avec le flot des récits écoféministes et décoloniaux, ainsi que des productions poétiques qui pratiquaient déjà ce geste de « ne pas se situer dans le registre de la critique, mais de faire émerger cette dernière depuis les mondes distincts qu’ils construisent » (ibid., 17). Précisons ici que le récit est entendu dans une double perspective : non pas comme exercice ethnographique limité à une tentative d’atteindre la version positiviste la plus épurée, il est une mise en mouvement des mondes, collectifs et individus nécessairement con-tactés, touchés avec soi, pour l’enquête. En ce sens il dépasse son strict domaine de description et vient engager le ou la locuteur·rice et les personnes à qui l’on s’adresse.

Est-ce à dire qu’il faudrait de nouveaux récits, ou simplement les raconter autrement ? S’interrogeant dès le début des années 2000 sur l’organisation de ce nouveau champ de recherche baptisé « humanités écologiques », Deborah Bird Rose (2004) mettait en garde quant aux « nouvelles histoires » dont nous aurions besoin : le monde, disait-elle, a déjà ses propres histoires. Raconter suffit parfois. Or le rapport de la SPC avec la littérature au sens large est encore très timide. Contrairement à ce qui se pratique plus couramment en philosophie ou en anthropologie (Tsing 2015 ; Martin 2016), le rapport au récit, à sa force de déplacement et à son potentiel heuristique est très peu exploré. Il serait même possible d’imaginer des dialogues avec la science-fiction, qui offre des réflexions d’une grande complexité sur les modes de gouvernement et les tâches de la justice, ainsi qu’une réponse parfois bien plus profonde à la traditionnelle opposition entre holisme et individualisme en science politique. Isabelle Stengers (2019, 23) le résume de cette façon : « Avec, notamment, cette idée que les sciences où les récits importent peu sont des exceptions, qu’il faut prendre soin de nos manières de raconter car c’est le récit qui rend intelligible, pas la bonne définition. » Cela serait en somme une petite révolution épistémologique : permettre à la SPC de décaler ses prétentions à la définition surplombante[11] pour s’investir davantage dans la pratique du récit. Ce dernier offre un cadre tout aussi fonctionnel que les classifications pour faire état des systèmes de valeurs qui régissent une organisation sociale ou son gouvernement. Ces systèmes de valeurs sont eux-mêmes bousculés par les contacts avec des éthiques qui réfutent l’anthropocentrisme et l’exceptionnalisme humain des sciences politiques conventionnelles.

Des liens précoces avec l’écocentrisme

Le travail d’Eckersley est attaché à un autre pôle très dynamique de la critique des dualismes modernes, et bien plus ancien lui aussi que l’émergence de l’Anthropocène : l’étude de l’écocentrisme. Dans Environmentalism and Political Theory: Toward an Ecocentric Approach de 1992, celle-ci insiste sur les liens entre l’écocentrisme et l’écoféminisme et leur potentiel critique et transformateur à l’encontre des versions victorieuses de ce qui sera appelé l’Anthropocène (autrement dit l’interprétation suivant laquelle la puissance technique et scientifique de « l’Homme » lui permettrait d’enfin maîtriser son « environnement » avec succès). Dans son entreprise de cartographie des diverses théories politiques en présence dans la seconde moitié du XXe siècle, Eckersley se déprend de la fracture gauche–droite pour placer la ligne de démarcation le long de l’axe anthropocentrisme–écocentrisme. Elle définit ainsi la perspective écocentrique :

L’approche écocentrique prend l’enjeu de notre propre place dans le reste de la nature comme logiquement première par rapport à la question de savoir quels sont les arrangements sociaux et politiques les plus appropriés pour les communautés humaines. Les théoriciens politiques écocentristes se distinguent par l’insistance qu’ils et elles placent sur le besoin d’une reconception radicale de la place de l’humanité dans la nature.

Eckersley 1992, 28 [ma traduction]

Eckersley explique les fondements philosophiques de l’écocentrisme dans la première partie de son ouvrage, puis passe au filtre de cette définition diverses traditions théoriques appliquées à produire des outils d’émancipation politique (marxistes et post-marxistes, théorie critique de l’école de Francfort, anarchistes, etc.). Cette définition générale donne lieu à une attention particulière au caractère « interconnecté » des humains avec leur milieu. En cela, les caractéristiques de l’écocentrisme sont à rapprocher de l’écoféminisme sur ces deux points : une reconception radicale de la place de l’humanité dans la « nature » (on notera ici qu’elle conserve toutefois l’emploi de ce mot), et l’insistance sur l’éco-interconnexion comme bases d’un sens nouveau de l’empathie et du soin, de l’attention (Eckersley utilise empathy et caution[12]). Non seulement cette interconnexion est reconnue et placée au centre, mais elle est débarrassée de ses connotations de « dépendance » si décriée dans le logiciel libéral (Latour 2000) :

En accordant la primauté ontologique au caractère relationnel interne [internal relatedness] à tous les phénomènes, une perspective écocentrique adopte une « attitude existentielle de mutualité » en reconnaissance du fait que l’épanouissement [fulfillment] personnel de quiconque est inextricablement lié à celui des autres. Cela n’est pas considéré comme une résignation à l’auto-sacrifice, mais plutôt comme une affirmation positive du fait que nous sommes enraciné·es [our embeddedness] dans des relations écologiques.

Eckersley 1992, 53 [ma traduction]

Loin de souscrire à une vision déterministe, Eckersley expose ainsi les points de contact fructueux entre le champ de l’éthique environnementale écocentriste et les théories et mouvances écoféministes.

Ces trois éléments que sont la polyarticulation de disciplines et de formes de production multiples, l’importance réaffirmée de la place des fictions et des récits dans la diffusion d’un appareil critique et d’un imaginaire alternatif à celui de la modernité occidentale, et enfin une assise éthique et existentielle qui dépasse à la fois l’individualisme méthodologique et l’anthropocentrisme, témoignent de la résonance des pratiques d’écriture prônées par les humanités écologiques. Ces propositions méthodologiques et épistémologiques ne semblent pas pouvoir être de simples ajouts. Malgré l’existence de corpus conséquents et riches – et de mouvements – qui questionnent en théorie et en pratique les conséquences philosophiques et sociales des dualismes modernes, cette littérature reste quasiment inexplorée en France pendant plusieurs décennies. Comment peut-on expliquer cette absence au sein de la science politique française ? J’expose dans la section suivante quelques-unes des raisons qui ont pu mener à cet état de fait et qui posent autant de balises pour l’avenir.

Un corpus resté dans l’ombre en France

Un rapide retour historique est nécessaire pour comprendre la très faible prise en compte en science politique et plus particulièrement en théorie politique des apports du féminisme pour penser ce qu’implique l’Anthropocène en termes de bouleversements écologiques. Le renouvellement des catégories d’analyse pour penser les déstabilisations écologiques à des échelles à la fois globales et très locales concerne la SPC, mais aussi une partie des travaux féministes. Dans ce mouvement de recomposition des notions fondamentales de démocratie, de justice, de droits, l’épistémologie féministe peut participer à rendre plus opérantes et plus pertinentes les définitions des catégories « classiques » de la science politique. Or refuser de faire place à des outils pertinents ne peut signifier qu’une chose : ils sont en fait écartés, car menaçants. Parlant de Maria Mies, Ariel Salleh et Vandana Shiva, auteures venant originellement plutôt des champs de l’économie politique, Jeanne Burgart Goutal avance ainsi qu’elles :

n’ont pas seulement dénoncé l’injustice de l’économie globalisée, l’iniquité des politiques économiques modernes et des institutions internationales, décortiquant les mécanismes concrets qui entrelacent « la croissance à tout crin, le capitalisme patriarcal, l’exploitation et la subordination des colonies ». Elles ont aussi dévoilé les biais des théories elles-mêmes, libérales comme marxistes […] Le postulat de ces auteures : « Un de nos principaux problèmes, c’est que non seulement les analyses en tant que telles, mais même les outils d’analyse, les concepts fondamentaux et les définitions de base, sont affectés – ou plutôt infectés – par […] des biais idéologiques implicites. »

Burgart Goutal 2020, 138

Comme elle le remarque au travers d’une formule révélatrice de la force de déplacement des pensées écoféministes : « une fois chaussées ces lunettes, on découvre qu’elles sont inamovibles. Impossible de revenir en arrière » (ibid., 137). Si l’on ne peut plus les enlever c’est bien qu’il ne s’agit pas de « lunettes », ou d’un « filtre de lecture », mais bien de l’exploration d’un nouveau point de vue d’où l’on observe différemment le monde. La limite de la métaphore des lunettes est que cette dernière s’accompagne implicitement du récit d’un point de vue « neutre » à partir duquel on pourrait chausser à l’envi différentes paires de lunettes. Or si les travaux écoféministes ont été à ce point laissés dans l’ombre, c’est bien, semble-t-il, le symptôme de l’importance du voyage théorique qu’ils invitaient à entreprendre : refonder en partie les outils même d’analyse. L’apport de certaines critiques féministes et écoféministes (Braidotti 2013 ; Haraway 2016), puisqu’il met au centre la remise en cause de l’évidence épistémique de l’anthropocentrisme, est donc de démanteler cette illusoire manoeuvre de « lunettes » au profit d’une proposition plus radicale. Précisons enfin qu’il ne s’agit pas uniquement d’une éviction plus ou moins consciente des travaux féministes par la SPC : la difficulté que représente la réintroduction de la notion de « nature » auprès des théories féministes elles-mêmes n’est pas absente non plus (Burgart Goutal 2020, 50-53).

Outre les rejets très vifs dans l’académie de textes jugés « inappropriés » à une légitimation universitaire, qui constituaient pourtant de riches modes d’expérimentation cherchant à ne pas reproduire dans la forme même de l’expression la « culture de la mise à distance », telle que la nomme Starhawk (2015), d’autres raisons historiques permettent de comprendre ce qui a pu conduire à une invisibilisation aussi longue. On peut noter tout d’abord l’invisibilisation de ce qui n’est pas publié en anglais, menant à une forme d’« absence normalisée » des ouvrages et travaux publiés dans d’autres langues que l’anglais, et notamment en espagnol et en portugais (l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale étant des foyers très actifs des mouvements sociaux agroécologiques et féministes[13]). Ensuite, outre les raisons propres à la néolibéralisation de l’université et à son uniformisation pour participer à une compétition mondiale d’« institutions de la connaissance », on peut discerner pour le cas français plusieurs foyers explicatifs historiques.

Le premier élément, si l’on suit la sociologue Geneviève Pruvost (2019, 33) dans un récent article, pointe vers ce qu’elle voit comme une « double conjonction spécifique à la France, à partir des années 1980 et 1990 », qui se caractérise d’après elle par l’histoire des espaces académique et militant : « après l’effervescence des années 1970, le mouvement écologiste français ne dispose ni de programme universitaire d’humanités environnementales dans le paysage académique, ni de mouvement New Age aussi structuré qu’en Allemagne et aux États-Unis pour assurer une continuité avec le mouvement hippie ». S’ajoutent à cela des obstacles plus politiques, voire épistémologiques : la force de l’universalisme républicain français a conduit à la marginalisation de toute tentative théorique ou « expressions féministes suspectées d’essentialisme ». Les recherches d’Isabelle Cambourakis (2019) sur la presse militante française dans les années 1970 et 1980 permettent de dresser un panorama détaillé des lieux de contact, mais aussi des rendez-vous manqués entre écologistes et féministes à une période de vivacité militante notable, en contexte post-Mai 68.

Burgart Goutal (2018) détaille d’autres raisons possibles, davantage liées à la structuration des courants féministes en France. Les réticences, si ce ne sont les rejets, manifestés par les féministes françaises concernant les thèses écoféministes, seraient nourries par la méfiance envers toute perspective perçue comme réactionnaire car assimilant le retour à une harmonie avec « la Nature » à une forme de régression. Cette association serait entendue comme retour au rôle « naturalisé » des femmes, pointant de fait que la dispute porte autour de cette notion de nature, dont l’usage est très souvent normatif, franchement oppressif même. Au nom de « l’ordre naturel », il n’était pas envisageable que les femmes votent, travaillent, portent des pantalons, avortent ou aiment d’autres femmes. La naturalisation sert ici de vecteur de justification à la domination exercée sur le groupe social des femmes et des minorités de genre. Cette naturalisation ayant aussi servi de fondement à des rapports de domination, d’exploitation, voire d’esclavage – ici viennent s’entrecroiser les dominations de race, de classe, d’identité de genre –, elle est vivement battue en brèche, et à raison, mais cela accentue les fractures avec les questionnements écoféministes qui cherchent pour une grande part à redéfinir ou à se passer de la notion même de nature.

Cet héritage particulier du concept de nature dans le cadre d’une hiérarchie nature–culture très puissante a conduit les féministes françaises (en majorité) à récuser les propositions théoriques écoféministes, car elles n’ont pas toujours examiné ce qu’une autre conception de la « nature », et donc en réalité une critique du dualisme lui-même, pouvait apporter (alors même que des points de contacts auraient pu être multiples). Ce débat, qui a été vif parmi les féministes et les écoféministes dans de nombreux pays notamment anglophones, n’a tout simplement pas eu lieu, ou extrêmement marginalement, en France. Pourtant, les pistes proposées pour déjouer les contradictions et échapper aux « grands récits » sont multiples et pas uniquement épistémologiques. J’ai souligné la quasi-absence des enjeux écologiques dans la science politique francophone, ainsi que la prise en compte extrêmement tardive des thèses écoféministes radicales et plus généralement des épistémologies féministes. Comment dès lors prendre acte des rapports de pouvoir qui structurent les mécanismes de destruction organisée du vivant ; comment ne pas prolonger les cécités passées ?

Échapper aux « Grands Récits » : vers une refonte de la SPC dans des humanités écologiques et féministes ?

Une première façon de faire un pas de côté consiste à se réapproprier une autre définition de la nature, de façon à briser la compréhension dominante gestionnaire de « l’environnement ». Burgart Goutal contraste ainsi tout d’abord la conception « classique » de la nature chez les féministes françaises de la deuxième vague avec le réemploi écoféministe d’une nature qui ne fige pas les essences :

[L]a science écologique […] montre que la nature est évolutive, changeante ; que la plupart des espèces vivent en sociétés, et qu’on peut considérer les écosystèmes comme des « communautés biotiques » sophistiquées ; que les comportements animaux ne se réduisent pas à l’éternel retour du même, ni à la nécessité bête et brute de l’instinct, mais peuvent faire preuve de réflexion et d’invention. Bref, qu’il y a dans la nature de la liberté, de l’intelligence, du devenir, divers degrés de conscience. Et c’est justement sur cette conception écologique – et non sur la conception naturaliste ou essentialiste – de la nature que se fonde l’écoféminisme.

Burgart Goutal 2018, 76

Cela ne revient-il pas à changer la définition de la nature tout en préservant un mode de pensée et une épistémologie dualiste ? Plusieurs justifications permettent d’étayer que tel n’est pas le cas : en premier lieu, le dualisme nature–société tirait sa force normative de sa constitution hiérarchique : c’est ce que la philosophe Val Plumwood (1993) démontre dans Feminism and the Mastery of Nature. Toute une série de raisonnements éthiques et de positionnements politiques dits « modernes » découlait de la supériorité supposée de la culture et de la société sur la nature (qu’il s’agisse des versions de la nature réduite à l’état de ressource inerte ou à l’état de paysage vierge à protéger). Dès lors, donner un sens nouveau à la « nature » ne modifie pas simplement la place de la « nature » dans l’édifice ontologique des modernes, cela le désagrège radicalement.

C’est la raison pour laquelle Hache parle de double retournement de stigmate et insiste sur ce mouvement de reclaim – terme qu’elle conserve en anglais, faute de traduction réellement satisfaisante. Reclaim contient nécessairement une part d’invention, il ne s’agit pas d’un simple réarrangement des définitions, ni de dire que les femmes historiquement assignées à la nature devaient désormais s’en trouver gardiennes au prétexte de l’imminence de mutations écologiques majeures. La complexité de l’héritage politique de cette histoire de double domination est bien résumée par l’extrait suivant :

Pour le dire simplement, les écoféministes sortent de l’identification des femmes avec la nature au sens patriarcal et « dualiste » de « les femmes sont inférieures parce qu’elles sont du côté de la nature et la nature est inférieure parce qu’elle s’oppose à la culture (et qu’elle est féminine) ». Elles en sortent en se réappropriant à la fois la « nature » et ce qui est habituellement attribué aux femmes, ce qui est distribué du côté de la féminité. Les écoféministes procèdent en ce sens à ce qu’on pourrait appeler « une inversion du stigmate », sauf qu’il s’agit ici d’un double stigmate concernant et les femmes et la nature […]

Hache 2016, 22

C’est cette intention de tenir ensemble les deux aspects qui a certainement manqué à certaines féministes matérialistes françaises. Les débats internes au féminisme sont parfois résumés à tort sous la forme d’une schématisation faite de « vagues » successives – tandis que les interconnexions et les héritages sont bien moins hermétiques que ne le laisse supposer cette expression. Ce schéma en vagues linéaires est de surcroît bien souvent un véhicule ethnocentrique, ne racontant l’histoire des féminismes que depuis une perspective occidentalo-centrée. Le constructivisme radical (Noyé 2016) qui caractérise en réalité tout aussi bien le féminisme matérialiste d’inspiration marxiste et les féminismes queer a déjà répondu, au long des dernières décennies, à ce qui apparaît aujourd’hui comme une question indépassable de l’écologie politique : comment admettre d’un côté que ce que les modernes nomment la nature déborde, dépasse, riposte (en témoigne l’Anthropocène) ; mais, d’un autre côté, que cette division ontologique soit si profondément ancrée que l’on ne trouve plus d’autres mots, que l’on se trouve démuni·es pour défendre ce qui nous apparaît menacé ?

La vivacité récente des perspectives sur le vivant est en ce sens prometteuse. Des travaux aux confluents de la philosophie et des sciences du vivant analysent les humains comme parts de communautés biotiques plus larges, tout en ne faisant pas l’impasse sur les rapports d’exploitation internes au système capitaliste (Balaud et Chopot 2021). L’entrée par la notion de subsistance (Shiva et Mies 2014) ou des politiques du vivant (Braidotti 2013) permet de contourner les écueils de la structuration dualiste de l’épistémologie andro- et occidentalo-centrée. Requestionner nos approches depuis ce prisme du vivant – qui est loin d’une naïve « ode au vivant » sous les traits de laquelle il est souvent caricaturé – ébranle en profondeur les bases du politique.

La diversité intrinsèque du mouvement se réclamant de l’écologie (depuis des positions traditionalistes proches de l’extrême droite jusqu’aux diverses manifestations du green washing néolibéral le plus effréné) se structure depuis plusieurs années suivant un schéma qui laisse apparaître avec plus de netteté les lignes de fracture entre une « écologie du consensus » (telle que représentée au travers du processus des COP – Conferences of Parties) et une écologie radicale ravivant les voies de la désobéissance civile. Cette dernière a toujours existé, mais les critiques envers les processus étatiques internationaux ou gouvernementaux se sont faites de plus en plus vives, en particulier depuis le « succès » de la COP21 qui accouche des Accords de Paris, qui n’a conduit dans les faits qu’à de très marginales améliorations. Les études liées à de nouvelles « politiques du vivant » s’inscrivent dans un contexte de défiance accrue envers les États et de multiplications des actions et des positions se réclamant de l’autonomie ou de l’anarchie. L’attention se porte alors ailleurs que sur les structures, et cherche à comprendre les dynamiques en jeu, au premier chef desquelles la manière dont la souveraineté se concrétise à différents échelons territoriaux.

L’ébranlement du régime de la propriété privée est une conséquence des manifestations de l’entrée dans l’Anthropocène : les communs sont menacés, à la fois par des pollutions diffuses et par l’accaparement généré par les privatisations à plus ou moins grande échelle. Dès lors, la propriété privée, fondement de la souveraineté des États-nations hobbesiens, entre en tension avec ce que certaines écoféministes nomment la « politique de la subsistance ». La « politique terrestre » en construction se trouve liée à un travail théorique autour de cette notion de subsistance, amenant un questionnement profond de la souveraineté, mais aussi une réinscription dans un autre paradigme que celui de la « flèche du Progrès ». Dans le champ de la recherche, cette prise de position active se manifeste à travers une série de choix. Comme le souligne Pruvost, il s’agit :

d’un champ de publications […] qui creusent le même sillon de dénaturalisation d’une modernité émancipatoire que l’on peut résumer en ces termes : « Pour les hommes et les femmes qui profitent de la guerre contre la subsistance, “subsistance” signifie archaïsme, pauvreté et corvée. Pour les victimes de cette guerre, cela signifie sécurité, “bonne vie”, liberté, autonomie, autodétermination, préservation d’une base économique et écologique, et diversité culturelle et biologique. »

[Bennholdt-Thomsen et Mies, traduction de Pruvost] 2019, 44

L’étendard féministe signalant que le privé est politique trouve ici écho avec les préoccupations de l’écologie radicale. Il importe de rendre politiques les corps, les formes matérielles du vivant et les interdépendances qui structurent et soutiennent les écosystèmes sans lesquels la démocratie ne serait possible, ni les sommets de politique internationale ou les politiques d’égalité salariale. La subsistance comme catégorie politique fondamentale pourrait ainsi être centrale dans la reformulation des conditions primordiales de continuité des formations politiques, quelles qu’elles soient. Les objets traditionnels de la science politique conventionnelle ont été définis dans un monde qui tenait pour acquis une immuabilité de « l’environnement » et de ce qui était relégué du côté de la « Nature ». La science politique isolée reste-t-elle, dans ces conditions, une configuration disciplinaire véritablement féconde ? Faudra-t-il imaginer des études terrestres où la SPC serait à la fois disloquée et refondue en accord avec les postulats écoféministes et décoloniaux ?

Conclusion

Le double déplacement exploré en premier lieu a permis de montrer que l’ambition de création conceptuelle ne pouvait être séparée des vécus des collectifs, et qu’en ce sens les perspectives écoféministes permettaient de contourner plusieurs des difficultés de traduction entre disciplines scientifiques. Cela a permis de mettre à jour trois traits témoignant de la résonance entre des modalités d’écriture et de mise en forme théorique que l’écoféminisme insuffle. Puisque ces déplacements apparaissaient tout à fait fondamentaux à ce stade, il était nécessaire de se pencher sur les raisons d’une telle rencontre manquée entre science politique et écoféminisme en France, manque qui semble davantage relever de l’invisibilisation épistémique que du hasard des circulations de pensée. Ce parcours a conduit à proposer des pistes de reconfiguration des « études politiques » dont la focale sur le vivant permettrait d’outiller plus adéquatement la science politique au moment de l’entrée dans l’Anthropocène.

Parmi les publications toujours plus nombreuses sur l’avenir de « la planète », il n’est pas rare de lire une forme de désespoir versant parfois dans le cynisme : comme un abandon, face à l’énormité des défis, devant la taille écrasante de la menace d’un Anthropocène destructeur et ruineux. Haraway et Stengers, dans la continuité de la posture féministe qu’elles ont forgée, martèlent ce refus des grands récits, et en premier lieu celui de l’Anthropocène. Leurs publications récentes sont ainsi peuplées des créatures du « chthulucène », des « naturecultures » entremêlées et d’espèces compagnes (Haraway 2016), elles s’inscrivent dans des propositions éthico-politiques apparaissant encore comme « aux marges », aux abords de l’Anthropocène, et face à l’irruption de Gaïa, explorent une fourmilière d’histoires inter- et trans-spécifiques qui nous déplacent (Stengers 2019). Ces histoires impliqueraient de pratiquer et de diffuser une sociologie politique alternative, de se pencher sur des tissages théoriques aux fils directement tirés de l’expérience, autrement dit à l’admission enfin réelle du caractère indépassable du point de vue situé dans toute discipline scientifique. Haraway et Stengers donnent des prises, chacune avec ses outils propres, dont on peut se saisir pour contrer ce récit du « game over », et cela sans sacrifier à la complexité des mondes qu’elles décrivent. L’entrée dans l’Anthropocène engendre nécessairement la peur née du sentiment que le « système » est trop écrasant. Cette paralysie de la « pensée globale » est familière à tout groupe minorisé face à une oppression systémique qui met en danger sa survie et son intégrité. Le fatalisme démobilisant qui irrigue nombre de travaux aurait en ce sens des leçons à tirer des récits de lutte contre la privatisation et l’exploitation des milieux, contre la militarisation du monde. Ces derniers dessinent les motifs des politiques terrestres à inventer.