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En France, le milieu des guides de haute montagne ne compte que 10 femmes pour plus de 1 500 hommes. Cette situation, fréquente dans d’autres domaines sociaux, présente un intérêt évident pour comprendre comment se construisent les goûts non conformes aux normes dominantes sexuées et pour analyser les conséquences de cet investissement sur la construction de l’identité. La situation exceptionnelle des femmes guides peut en effet illustrer une certaine innovation dans un milieu à la fois sportif et professionnel, historiquement très fermé aux femmes. La lente ouverture de la profession de guide de haute montagne aux femmes à partir de 1983 s’inscrit dans les mutations concomitantes du champ des pratiques physiques et sportives et du métier de guide à partir des années 60. Cette période se caractérise en effet par une progression importante de la pratique d’activités physiques et sportives chez les femmes (Herr 1981), dans un contexte général de développement des loisirs et de participation accrue des femmes aux différents domaines de la vie sociale. Dans le même temps, le modèle du « guide montagnard », qui cumule son activité avec les travaux agricoles, cède définitivement la place à celui du « guide alpiniste », d’origine citadine, recruté en fonction de ses compétences techniques et pédagogiques (de Bellefon 2002). La technicisation du métier et la valorisation des aspects éducatifs favorisent son ouverture aux femmes, même si leur présence demeure marginale (seulement 10 femmes guides en vingt ans).

L’intérêt d’une enquête sur les femmes guides réside justement dans le caractère encore relativement exceptionnel de leur expérience. Les pratiques de haute montagne constituent ainsi un objet privilégié pour étudier l’évolution des processus de différenciation entre les sexes et de définition des catégories sexuées. L’analyse des processus de construction des identités sexuées des femmes guides s’inscrit, d’une part, dans les problématiques sociologiques récentes de la construction des identités (Dubar 2000 ; Lahire 2002) et, d’autre part, dans les travaux relatifs aux processus de construction des identités sexuées des femmes investies dans des sports (Laberge 1994 ; Théberge 1995 ; Mennesson 2000) ou des filières et des professions « masculines » (Ferrand, Imbert et Marry 1999 ; Burot-Besson et Chellig 2001). Il apparaît donc utile de clarifier ces notions dans notre introduction.

La notion d’identité

Les travaux récents relatifs à la construction des identités renouvellent largement les problématiques du champ sociologique. Malgré sa polysémie et sa connotation parfois essentialiste, la notion d’identité « permet d’introduire la dimension subjective, vécue, psychique, au coeur même de l’analyse sociologique » (Dubar 1991 : 111) et de s’orienter vers ce que Bernard Lahire (2002) définit comme une sociologie psychologique. Cependant, l’usage même de la notion d’identité ne va pas de soi, et des auteures et auteurs lui préfèrent la notion d’identification.

De manière générale, l’analyse du processus de définition de soi dans une société proposant des cadres de socialisation multiples et potentiellement contradictoires renvoie à la question du degré d’éclatement et de permanence de l’identité. Pour résumer, l’identité peut être appréhendée comme une forme relativement permanente et unitaire résultant de l’intériorisation d’un monde social, ou comme une construction provisoire élaborée dans et par la situation. Ces deux points de vue, inévitablement liés dans l’élaboration d’une définition de soi, peuvent être plus ou moins dominants en fonction des caractéristiques des trajectoires personnelles des individus et des contextes dans lesquels ils évoluent.

Dans cette perspective, plusieurs travaux proposent une analyse des processus de construction identitaire intégrant à la fois l’action d’un « passé incorporé » et le rôle des situations. Pour Bernard Lahire (1998), l’« homme pluriel » sélectionne certains schèmes incorporés en fonction de la configuration de la situation présente. Dubar (1991), dans le prolongement des travaux de Peter Berger et Thomas Luckmann (1989), propose une théorie sociologique de l’identité basée sur une conception dualiste du social, permettant la prise en considération des manières subjectives dont les individus se racontent et des catégorisations objectives qui les définissent. L’enquête réalisée sur les femmes guides de haute montagne s’inscrit dans cette perspective et tente de circonscrire, d’une part, les conditions sociales qui permettent à des filles de se constituer un goût pour les activités sportives de montagne et, d’autre part, les effets de l’investissement dans un monde d’hommes sur les processus de définition de soi.

Les formes identitaires

Dans le modèle de Dubar, l’identité résulte d’une double transaction, soit « interne » ou biographique et « externe » ou relationnelle. La transaction biographique consiste en un dialogue « interne » à l’individu qui a pour objet de définir quel type d’individu il estime être. Cette « identité pour soi » se situe en continuité ou en rupture avec les identités pour soi antérieures. Elle s’exprime par des actes d’appartenance et s’inscrit dans la trajectoire individuelle. Cette dernière ne se résume pas cependant à une suite de positions objectives. Elle existe aussi subjectivement comme une histoire que se raconte le sujet à propos de son parcours dans l’espace social (Dubar 1998). La transaction relationnelle s’instaure entre lui et les institutions qui définissent son « identité pour autrui » par des actes d’attribution. L’enjeu pour l’individu consiste à faire reconnaître par ses partenaires institutionnels la légitimité de l’identité qu’il revendique. Ces deux formes de transactions, inévitablement liées, se conjuguent pour définir des formes identitaires » ou « types de récits », révélateurs à un moment donné de l’histoire d’un individu dans un domaine social défini de l’intériorisation d’un ou de mondes sociaux particuliers (Demazière et Dubar 1997). L’analyse des formes identitaires permet ainsi de saisir les logiques sociales présidant à leur construction. En ce sens, ce modèle s’avère particulièrement pertinent pour étudier les processus de construction des catégories et des identités sexuées.

Des formes identitaires sexuées

Parler de « formes identitaires sexuées » renvoie au processus de construction sociale des différences et de l’asymétrie entre les catégories « homme » et « femme » (Delphy 2002 ; Mathieu 1991). Certains travaux issus des women’s studies du courant féministe nord-américain proposent des modèles théoriques permettant de penser ce processus de construction des identités sexuées. Sandra Harding (1986) distingue dans cette perspective trois niveaux de construction sociale des différences sexuées[1]. On trouve dans ce modèle la prise en considération commune des positions objectives et des expériences subjectives, présente dans la théorisation de Dubar.

En incluant dans ce modèle les éléments relatifs à la position sociale des individus qui marquent chaque niveau, Leslie McCall (1992) établit une relation avec le modèle de Pierre Bourdieu (1980) et, plus généralement, avec les théories sociologiques de l’identité. Refusant que le genre soit assimilé à une caractéristique secondaire, McCall intègre la distinction de genre au concept de « capital culturel » et emploie l’expression « dispositions de genre[2] » pour désigner la part du passé ou des schèmes incorporés structurés par des modes de socialisation différenciés selon le sexe.

Dans cette perspective, le modèle théorique de l’identité de Dubar peut tout à fait être adapté à la construction des identités sexuées, les formes identitaires sexuées désignant alors des types de discours particuliers révélant une vision spécifique des catégories sexuées. Ces formes identitaires sexuées résultent de la combinaison des transactions biographique et relationnelle relatives à la définition de l’identité sexuée. Plus précisément, la définition de l’identité sexuée d’un individu peut se situer plus ou moins en continuité avec les définitions antérieures, et peut être plus ou moins reconnue par les institutions qu’il fréquente.

Le cas des femmes investies dans des sports dits « masculins »

Les pratiques sportives mettent particulièrement en évidence la dimension corporelle des différenciations sexuées. Elles apparaissent ainsi comme le lieu par excellence d’une naturalisation des identités sexuées (Guillaumin 1992), ce qui rend les transgressions d’autant plus difficiles et inacceptables. En effet, les sportives jugées performantes, c’est-à-dire conformes au modèle de pratique masculin, sont perçues comme peu « féminines », tandis que les compétences sportives des femmes dites « féminines » sont remises en question (Laberge 1994). Les sportives cherchent en fait à concilier la nécessité d’être à la fois « féminine » et performante, ce qui implique des choix identitaires complexes. Pour Suzanne Laberge, placées devant ce choix paradoxal, les sportives négocient leur identité en fonction des dispositions de genre acquises lors de socialisations antérieures. Ainsi, au-delà de l’analyse du caractère plus ou moins continu ou en rupture de la définition sexuée de soi, il est indispensable de tenir compte de la nature[3] (plus ou moins « féminine » ou « masculine ») des dispositions sexuées des sportives pour analyser les processus de construction des identités sexuées. De nombreux travaux se sont intéressés au mode de socialisation sexuée de femmes investies dans des milieux « masculins » (Daune-Richard et Marry 1990 ; Quemin 1998). On s’y interroge plus particulièrement sur la spécificité des configurations familiales favorisant ce type d’engagement hors norme. De même, dans le milieu sportif, l’entrée d’une femme dans le monde du football ou de la boxe nécessite des dispositions sexuées particulières, élaborées au cours de processus de socialisation et au sein de configurations familiales spécifiques (Mennesson à paraître).

Notre objectif dans le présent article est double. Tout d’abord, nous analysons les conditions sociales (modes de socialisation, dispositions sexuées) qui favorisent l’accès de femmes à cette activité de haute montagne. Ensuite, nous repérons les manières utilisées par les femmes guides pour définir leur identité (formes identitaires) dans ce monde d’hommes. Plus généralement, les questions posées dans notre étude rejoignent celles, qui dans différents domaines sociaux, concernent la place des femmes et les conséquences de leur investissement de plus en plus important dans la sphère publique, du monde du travail (Fortino 2002) au monde politique (Freedman 1997).

Après quelques précisions sur la méthode adoptée dans notre recherche, nous présentons nos résultats relatifs aux modes de socialisation et aux dispositions sexuées et nous abordons par la suite les formes identitaires des femmes guides.

La méthode

Compte tenu du nombre peu important de femmes guides, nous avons fait le choix d’interviewer toutes les femmes exerçant le métier, réparties sur une zone géographique très vaste et difficiles à rencontrer en raison de leur emploi du temps atypique, au détriment de la comparaison avec les hommes engagés dans la même profession. Des entretiens, d’une durée moyenne de deux heures, ont ainsi été menés avec les dix femmes françaises qui exercent actuellement cette profession, soit sept femmes titulaires du diplôme de guide de haute montagne et trois aspirantes guides ayant réussi récemment l’examen d’admission (appelé « probatoire »). Nous avons adopté la méthode de Demazière et Dubar (1997), consistant à reconstituer la vie d’un sujet par l’intermédiaire d’un entretien biographique, pour recueillir le plus de données possible sur les trajectoires personnelles et pour comprendre comment ces sujets se pensent et se définissent en tant que femme. Mené à partir d’une grille thématique relativement souple et évolutive, ce type d’entretien accorde une place fondamentale à la parole des sujets. Les entretiens se sont tous déroulés dans un lieu qui leur était familier (domicile ou bureau des guides).

Deux thèmes principaux ont structuré les entretiens : le mode de socialisation primaire, soit celui qui se structure au sein de la famille et du groupe de pairs, en vue de préciser la nature des dispositions sexuées constituées par les femmes guides pendant l’enfance, et le mode de socialisation secondaire, soit celui qui se constitue dans le milieu professionnel et qui est associé aux processus de définition de l’identité sexuée. Pour déterminer les « dispositions » sexuées des sujets, nous avons essentiellement cherché à mettre en évidence des pratiques et des représentations pour étudier le degré de convergence des modes de socialisation sexués primaires. Par ailleurs, les modes de socialisation professionnelle des femmes guides ne sont pas analysés de manière exhaustive dans notre article[4]. Les discours des femmes sur les relations qu’elles entretiennent avec leurs collègues masculins sont néanmoins abordés dans la mesure où le regard des hommes constitue un élément central des transactions relationnelles.

Le corpus a été soumis à une double analyse : une analyse thématique destinée à circonscrire les modes de socialisation et les trajectoires (Bardin 1977) et une analyse structurale (Demazière et Dubar 1997), basée sur l’identification des oppositions binaires structurantes dans les récits, regroupées au sein de deux catégories indigènes (« mieux » et « pire »), qui a permis de repérer les formes identitaires sexuées construites par les femmes guides.

D’un point de vue théorique, il est important de souligner que l’analyse réalisée s’intéresse au seul point de vue des femmes, qui, sans toujours se distinguer de celui des hommes guides, renvoie néanmoins à leur vision du monde.

Les modes de socialisation et les dispositions sexuées

L’articulation des données objectives (profession des parents, diplôme obtenu, etc.) et des données plus subjectives (modes de socialisation et d’initiation à la pratique) permet de bien rendre compte des processus de socialisation qui conduisent les femmes à s’investir dans un milieu « masculin ». D’abord, l’âge d’initiation aux activités sportives de montagne permet de différencier deux types d’itinéraires menant à la profession de guide pour les femmes. Il est possible de préciser deux modes de socialisation sexuée favorisant l’investissement dans les pratiques de montagne.

Deux modes d’entrée dans la pratique 

Pour les femmes guides rencontrées, l’entrée dans les activités de montagne s’effectue soit au cours de la socialisation primaire (initiation précoce entre 9 et 12 ans), soit à l’âge adulte, durant la socialisation secondaire (découverte plus tardive entre 18 et 20 ans). Ces deux groupes sont clairement reconnaissables dans la mesure où il n’existe pas de position intermédiaire.

Une découverte familiale centrée sur les activités de montagne

Sur les dix femmes guides, quatre ont débuté précocement. Trois parmi elles (Claire, Laure et Christine) ont vécu dans des zones urbaines, et la profession des parents suppose un capital culturel supérieur à la moyenne. La quatrième (Suzanne), d’origine plus populaire, a toujours vécu à Chamonix (voir le tableau 1). Les données fournies par les enquêtes récentes sur les pratiques culturelles des Français et des Françaises (INSEE 1996 ) confirment que les activités de montagne durant les vacances sont essentiellement pratiquées par les catégories supérieures (cadres et professions intellectuelles supérieures) et par une partie des professions intermédiaires. Le niveau socioprofessionnel des parents de Claire, Laure et Christine a incontestablement favorisé leur initiation précoce aux activités sportives de montagne. Pour Suzanne, la découverte précoce de ces activités s’explique par la proximité des lieux de pratique et la fréquentation des adeptes de la montagne.

Comme on pouvait s’y attendre, les parcours scolaires des sujets sont en homologie avec leur origine sociale. Claire, Laure et Christine, issues des classes supérieures, ont obtenu un diplôme équivalent, voire supérieur à trois années après le baccalauréat. Tout se passe comme si l’intérêt pour les pratiques de montagne acquis au cours de la socialisation primaire était prolongé par la nature des études. En effet, elles ont toutes trois fait des études supérieures de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS). En revanche, Suzanne, d’origine plus populaire, intègre l’équipe de France de ski de fond dès l’âge de 12 ans, obtient son baccalauréat en suivant des cours par correspondance et entame immédiatement le cursus de guide. Son cas illustre bien une reconversion par le sport, classique pour les milieux populaires. On assiste ici à des stratégies de professionnalisation totalement différentes selon l’origine sociale, même si le sport en demeure l’élément central.

L’entrée précoce dans l’activité, suivie d’un cursus scolaire ou universitaire axé sur le sport, révèle la construction d’un « habitus sportif » qui, dès le plus jeune âge, s’appuie sur l’incorporation de valeurs et de dispositions précisément sportives et montagnardes. Cette incorporation se réalise dans un cadre de socialisation familiale égalitaire, où les filles et les garçons reçoivent la même initiation sportive, sans aucune discrimination :

On partait en montagne à plusieurs familles, et les enfants on faisait tous la même chose. Garçons ou filles, on était tous mélangés, on a tous fait du ski de fond, de la montagne […] Pour nos parents, c’était les enfants ensemble, et on pratiquait tous la même chose.

Laure

Pour ces quatre femmes, il semble que le processus de socialisation précoce, centré sur un style de vie organisé autour des activités de montagne, favorise tout d’abord la découverte de la montagne puis l’accès à la profession de guide.

Une initiation tardive par les pairs

Les origines sociales des femmes qui ont commencé les activités de montagne à partir de 18 ans sont plus diversifiées (voir le tableau 1). Trois d’entre elles viennent des catégories favorisées (Josiane, Aude et Julie), tandis que les trois autres viennent des milieux populaires (Mireille, Chloé et Danielle). Leurs trajectoires scolaires correspondent ici aussi globalement à leur origine sociale (niveau bac + 2 à bac + 5 pour les premières ; BEP à bac + 2 pour les secondes[5]), mais le sport n’apparaît jamais comme un élément central de leur cursus scolaire et universitaire. À l’exception de l’une d’entre elles, toutes sont citadines (dans le sud-est de la France) durant l’enfance.

L’absence de socialisation précoce aux activités de montagne caractérise l’ensemble de ce groupe. Contrairement aux guides du premier groupe, ces femmes ont été initiées plus tardivement par des étudiants poursuivant le même cursus universitaire ou encore par des collègues exerçant dans le même milieu professionnel :

En fait, moi, j’y suis venue assez tard à la montagne vers 23 ans. À l’origine, je ne faisais pas du tout un métier en rapport avec la montagne, j’étais enseignante de sciences physiques. En fait, j’ai commencé la montagne avec des amis, et ces amis ont voulu passer le probatoire, ils s’entraînaient pour ça et ils m’emmenaient avec eux. Finalement, j’ai fini par me dire : « pourquoi pas ? »

Aude

Si le goût pour les activités de montagne se construit dans le cas de ce second groupe au début de l’âge adulte, dans des lieux de socialisation secondaire, les pratiques sportives constituent néanmoins un élément important de leur socialisation primaire. Toutes ont pratiqué de nombreux sports pendant leur enfance, parfois dans le milieu montagnard (ski, escalade), même si ces activités n’occupaient pas une place centrale dans le style de vie familial.

Les deux modes d’accès aux pratiques de montagne révèlent ainsi certaines différences dans les processus de socialisation des femmes guides. Au-delà de l’initiation aux pratiques de montagne, la conversion en activité professionnelle pose la question des dispositions sexuées et renvoie à l’analyse de leur socialisation sexuée primaire.

Tableau 1

Trajectoires des femmes guides de haute montagne*

Trajectoires des femmes guides de haute montagne*

* Le chiffre entre parenthèses correspond au nombre de répondantes visées.

** Baccalauréat

*** Brevet d’enseignement professionnel, niveau de diplôme inférieur au baccalauréat.

Note : Ce tableau présente le parcours de guides selon l’âge d’entrée dans la pratique. Les deux groupes obtenus sont répartis selon l’origine sociale (« classe supérieure » et « classe populaire »). Cela permet donc de comparer les différents parcours en fonction des données recueillies dans les récits.

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Des dispositions sexuées « masculines »

Contrairement aux résultats de certaines études montrant l’existence d’une ségrégation précoce entre les groupes de sexe, basée sur une différenciation des types de jeux (Maccoby 1990), toutes les guides déclarent avoir participé pendant leur enfance à des jeux de « garçons », en leur compagnie. Même s’il est difficile de repérer un type de configuration familiale spécifique, l’existence d’une relation privilégiée avec un ou plusieurs frères, parfois de substitution (cousin par exemple) dans le cas des fratries exclusivement féminines (deux cas), semble constituer un élément central de leur mode de socialisation : quatre filles sont ainsi les seules filles de leur famille et trois autres filles sont séparées de leur soeur par plusieurs années mais sont précédées ou suivies, voire « encadrées » d’un ou plusieurs frères proches du point de vue de l’âge.

En compagnie des garçons de la famille ou « à leur place » dans le cas des deux garçons « manquants » (Daune-Richard et Marry 1990), elles s’investissent dans des pratiques de plein air, qui se différencient symboliquement des jeux de filles :

Même avec mes copines, c’était rare qu’on joue à la poupée, ça me gonflait au bout de 5 minutes. C’était plutôt aller faire du vélo, aller me balader, aller faire des jeux plus actifs quoi.

Julie

Ces propos illustrent la constitution d’un style de comportement « actif » qui s’oppose à la « passivité » attribuée aux comportements dits « féminins » (Belotti 1974), et conduit ces sportives à apprécier les espaces et les activités extérieurs, s’appropriant ainsi l’un des éléments constitutifs de l’identité « masculine » (Bourdieu 1998).

Parmi l’ensemble des guides, on peut distinguer globalement deux types d’identification enfantine à des modèles sexués. D’une part, six guides considèrent avoir été des garçons « manqués » au cours de leur enfance :

J’étais plutôt avec les garçons, ça c’est sûr. Je préférais aller jouer au foot et, à la maison, j’aidais plutôt mon père au fournil que ma mère à la vente… Ça, c’est évident ! J’étais ce qu’on appelle classiquement un « garçon manqué ».

Mireille

D’autre part, les quatre autres guides se décrivent enfant comme des filles « normales », néanmoins différentes des autres filles pour deux d’entre elles :

Je me considérais comme une petite fille normale, mais on me traitait souvent de garçon manqué. Je me trouvais plus complète que mes soeurs. Je faisais beaucoup de balades avec mon père, pour lui je pouvais tout faire, donc je me suis fait une morphologie plus masculine, j’étais plus musclée que mes soeurs.

Suzanne

Les travaux récents de Mennesson (à paraître) soulignent également que l’investissement de filles dans des activités de garçons participe à la constitution de dispositions sexuées plus ou moins « masculines » et se traduit pour la majorité par l’identification au modèle du garçon « manqué ». Cependant, l’intensité de cette « contre-identité » de genre varie en fait en fonction de l’âge d’entrée dans la pratique. Ainsi, la quasi-totalité des guides initiées tardivement se décrivent comme des garçons « manqués » pendant l’enfance. En revanche, les pratiquantes « précoces » se considéraient majoritairement comme des filles « normales », malgré la fréquentation assidue des garçons et la participation à leurs jeux (voir le tableau 1). Les dispositions sexuées « inversées » des pratiquantes tardives présentent donc une homogénéité plus forte que celles des guides initiées pendant l’enfance, manifestement plus hétérogènes. Cette caractéristique apparaît comme une spécificité forte de la population enquêtée. En effet, dans le cas des footballeuses ou des boxeuses, éduquées dans des familles populaires relativement « traditionnelles » du point de vue des normes sexuées, l’entrée précoce dans l’activité implique un renforcement de la nature masculine des dispositions sexuées. Comme les normaliennes à l’égard des disciplines scientifiques (Ferrand, Imbert et Marry 1990), les guides initiées précocement au sein de familles à fort capital culturel prônant une éducation égalitaire ne définissent pas les activités de montagne comme des pratiques « socialement masculines ». Elles apparaissent dès lors comme un choix « conforme » sur le plan symbolique, non transgressif sur le plan de l’identité sexuée. Cette appréciation de la conformité varie en fonction du mode de socialisation. En effet, les guides débutant tardivement assimilent les sports de montagne à des activités masculines. La découverte tardive des activités sportives de montagne peut ainsi s’interpréter comme une rencontre réussie entre des dispositions « masculines » acquises et une discipline sportive qui conforte ces dispositions.

Plus généralement, on ne peut pas dire que faire de la montagne soit masculin ou féminin. La nature sexuée de la pratique n’existe pas en soi, elle est construite par les processus de socialisation. L’investissement dans celle-ci peut paraître « normale » pour les garçons ainsi que pour les filles, ainsi que nous venons de le voir pour les pratiquantes « précoces ».

Au terme de l’analyse des trajectoires personnelles, on peut dire que l’accès au métier de guide de haute montagne pour les femmes renvoie à des modes de socialisation spécifiques (primaire ou secondaire) et à une identification enfantine plus ou moins marquée au modèle du « garçon manqué ». Il s’agit à présent de comprendre l’influence d’un milieu sportif et professionnel très majoritairement masculin sur les processus de construction des identités sexuées.

Les formes identitaires des femmes guides

Notre analyse tente de rendre compte des conséquences du choix professionnel des femmes guides sur leurs identités sexuées. Les résistances du milieu à l’égard des femmes et les relations entre les femmes guides et leurs collègues masculins sont d’abord présentées. Les caractéristiques communes aux identités sexuées des femmes guides, exposées par la suite, sont complétées par une analyse des éléments de différenciation (formes identitaires sexuées) qui témoignent de l’individualisation des parcours.

L’importance du regard des hommes

La socialisation professionnelle[6] des femmes guides se caractérise par l’omniprésence du regard des hommes. De manière générale, elles estiment en effet être particulièrement observées, voire surveillées, par leurs collègues masculins. Les conseils paternalistes et les regards parfois réprobateurs des hommes témoignent de la hiérarchie sexuée qui structure le milieu :

Parfois, quand j’assure mes clients pour un passage qu’ils estiment facile, certains collègues sourient. Une fois, l’un d’entre eux, qui n’avait pas vu que j’étais guide, m’a demandé impatiemment pourquoi je les assurais à ce moment-là.

Aude

Il y a des réflexions qu’ils ne feraient pas à des hommes. Dire à un mec ce qu’il faut faire, je ne suis pas sûre. C’est parce que j’ai une couette […].

Laure

Ainsi, les femmes guides pensent qu’elles doivent en permanence démontrer leurs compétences. Leurs collègues masculins n’hésitent pas à les tester et leur proposent parfois des épreuves difficiles :

Des fois, ils me titillent, ils m’envoient devant exprès dans un passage difficile. Bon, moi je trouve cela amusant et si je suis en forme, je passe devant de moi-même et je leur fais une réflexion, c’est dur pour les hommes.

Suzanne

Si le niveau de compétence de Suzanne lui permet de s’amuser des « stratagèmes » des hommes, voire de les prendre à leur propre piège, toutes les guides ne sont pas aussi à l’aise dans ce type de situation. Certes, elles estiment toutes être globalement reconnues dans le milieu, notamment parce qu’elles possèdent souvent plus d’expérience que les hommes quand elles s’engagent dans la formation. Les relations avec leurs collègues masculins sont plutôt cordiales, même si elles perçoivent parfois quelques réticences à l’entrée des femmes dans la profession. Les guides les plus âgés ou ceux qui exercent dans les lieux les plus prestigieux (Compagnie des guides de Chamonix, par exemple) résistent plus fortement à la féminisation du métier que les collègues de leur promotion, globalement favorables à cette évolution. La confrontation avec des candidates pendant le stage de formation influe positivement sur l’opinion des hommes :

Avec les camarades de promotion, cela se passe très bien. On a partagé la même galère, ils savent de quoi je suis capable.

Chloé

Si les guides masculins regardent attentivement leurs collègues féminines pendant les courses en montagne et attendent d’elles des compétences professionnelles irréprochables, ils apprécient en revanche une certaine conformité sexuée lors du retour dans la vallée. Les attentes des hommes varient ainsi selon les situations :

En montagne, les collègues ne sont pas galants, il n’y a pas de différence en montagne. Par contre, au bureau, ils sont galants et ils aiment bien les femmes féminines.

Christine

Toutes les guides s’accordent sur l’importance de cette demande de « féminité » exprimée explicitement ou implicitement par leurs collègues masculins dès lors qu’elles ne sont plus en situation d’ascension. Elles n’y répondent cependant pas toutes de la même manière, comme le montrera la diversité de leurs formes identitaires sexuées.

Enfin, comme le laissent voir certains travaux sur les femmes investies dans les sports (Laberge 1994 ; Mennesson 2002) ou les métiers masculins (Burot-Besson et Chellig 2001 ; Cassel 2001), toute femme guide doit gérer une double contrainte : être compétente dans une activité considérée comme masculine tout en étant « féminine ». En ce sens, la socialisation professionnelle des femmes guides participe indéniablement à la construction de leurs identités sexuées. La spécificité de cette socialisation construit des identités sexuées complexes, qui présentent néanmoins un certain nombre de points communs.

Des identités sexuées complexes

Les femmes guides s’opposent toutes aux conceptions trop « traditionalistes », sans se considérer pour autant comme des militantes féministes. En premier lieu, les guides approuvent le partage des tâches domestiques entre conjoints, et s’opposent en quelque sorte au modèle « traditionnel » de la femme au foyer :

Je n’aime pas les femmes qui ne s’occupent que de leur ménage. Moi je ne suis pas trop une femme d’intérieur, enfin je fais le minimum. Quand il fait beau, je sors d’abord, je fais d’abord du sport, et après, le ménage c’est après.

Danielle

Moi, c’est dehors que je suis bien, que je me sens bien. À l’intérieur je tourne en rond, je m’ennuie quand je ne peux pas sortir à cause des mauvaises conditions météo. Je ne pourrais vraiment pas être femme au foyer comme la plupart des femmes de mes collègues. Et puis, dans un couple on est deux, il faut partager, on travaille tous les deux, il n’y a pas de raison que je fasse tout.

Mireille

Cette opposition au modèle de la femme au foyer, récurrente dans leur discours, s’explique largement par leur difficulté à se limiter à la sphère domestique. Habituées comme les hommes à vivre à l’extérieur, en milieu naturel et dans des conditions parfois difficiles, elles ne parviennent pas à envisager positivement l’enfermement domestique. Cette position n’est pas originale en soi, le modèle de la femme active s’étant largement diffusé. Cependant, l’attitude des femmes guides se différencie fortement de celle des conjointes de leurs collègues masculins, souvent mères au foyer pour s’occuper des enfants pendant les périodes d’absence prolongée de leur mari.

On devine ainsi que le rapport à la maternité pose un problème important aux femmes guides. Les conditions d’exercice du métier impliquent souvent des absences de plusieurs jours ou tout du moins des horaires de travail peu communs, notamment en période de vacances scolaires. De plus, les conjoints des sept femmes vivant actuellement en couple travaillent tous dans les sports de montagne (cinq sont guides). Cette « homogamie », qui facilite par certains côtés la continuité de l’engagement professionnel dans un milieu atypique pour les femmes, renforce par ailleurs les difficultés de gestion de la vie familiale (Burot-Besson et Chellig 2001). Sur les dix guides interrogées, seules quatre ont des enfants (deux enfants uniques et deux fratries de deux enfants), qu’elles ont conçus relativement tard (après 35 ans dans trois cas sur quatre). Au total, cinq des six autres guides n’expriment pas le désir d’avoir des enfants, notamment en raison de la difficulté de concilier leur métier avec le statut de mère, auquel elles restent relativement attachées :

Ne pas avoir d’enfant, ça a été un choix ; dans la vie, tu es obligée de faire des choix et là les garçons ont un sacré privilège. Quand tu es une fille, à un moment il faut choisir entre ta carrière ou les enfants. J’ai fait ce que j’avais envie de faire là-haut. J’avais des grands rêves que j’ai réalisés pour la plupart, mais ce n’est pas des rêves que tu peux concilier avec la vie de famille. Bon, je ne regrette pas, avec des mômes, je n’aurais pas fait tout ça… Mais quand tu es une nana, mine de rien, c’est encore le schéma traditionnel, les femmes sont là pour élever les mômes.

Chloé

Pour les femmes guides ayant des enfants, l’aide du conjoint se révèle essentielle mais rarement paritaire. Deux d’entre elles ont ainsi aménagé leur activité de guide pour faciliter la gestion de la vie familiale :

J’aurais pu faire plus dans mon métier, mais on ne peut pas tout bouleverser, on ne peut pas tout mettre en l’air. À une époque, il a fallu que je choisisse entre ma famille et mon métier de guide et j’ai fait le choix au détriment de mon métier, ça c’est clair. Mais bon les enfants, il faut les gérer ou alors il ne faut pas en avoir.

Josiane

On voit bien à travers l’exemple de leur rapport à la maternité comment les femmes guides conjuguent des comportements atypiques (retarder nettement l’âge de la première naissance, faire le choix de ne pas avoir d’enfant) avec des positions plus « traditionnelles » (les femmes, plus que les hommes, doivent assurer l’éducation des enfants).

Enfin, comme c’est le cas d’autres sportives investies dans des pratiques fortement masculinisées, leur contexte de socialisation rend difficile l’adhésion aux courants militants (Young et White 1995 ; Mennesson 2000). La priorité reste d’assurer leur identité dans un monde qui leur est relativement « hostile ». Ainsi, malgré une revendication forte et massive de l’égalité entre les sexes, l’ensemble des femmes guides, partageant les préjugés les plus courants sur le féminisme, ne s’assimile pas aux militantes féministes :

Moi, je n’adhère pas au courant féministe tel qu’il a existé, dont on entend parler. Mais je pense qu’il y a eu peut-être besoin d’un extrême à un moment donné pour faire avancer les choses. Maintenant, la parité pour moi, c’est une erreur. Ce qui compte, c’est les compétences.

Christine

Je suis mesurée, c’est-à-dire que je pense que ces courants-là heureusement qu’ils existent, mais c’est comme pour tout quand il y a des excès, ça ne rapporte rien à personne, même pour celles qui le revendiquent.

Danielle

Les identités sexuées des femmes guides ne sont donc pas exemptes de contradictions, témoignant ainsi des difficultés à se construire en tant que femmes dans un monde d’hommes. Au-delà de ces caractéristiques générales, les femmes guides construisent des formes identitaires sexuées variées, en relation avec leurs trajectoires et leurs modes de socialisation sexuée.

Des formes identitaires variées

Les femmes guides se répartissent dans trois formes identitaires « sexuées », allant d’une dominante « conformation » à un refus des catégories sexuées dominantes (voir le tableau 2). Même si l’on peut parler pour l’ensemble de nos sujets d’un processus de négociation identitaire[7], la définition du « féminin » est plus ou moins nuancée selon les différents groupes mis en évidence. Les trois « mondes sociaux » repérés[8], au sens de Dubar, correspondent aux trois modes de conceptualisation des rapports entre sexe et genre établir par Nicole-Claude Mathieu (1991). Ainsi, le premier « monde » concerne les femmes qui acceptent et se reconnaissent dans les normes sexuées dominantes et s’y reconnaissent. Le deuxième se caractérise par une tentative de redéfinition des catégories sexuées. Enfin, le troisième et dernier « monde » regroupe les femmes qui s’opposent vivement à toute catégorisation sexuée.

Tableau 2

Formes identitaires et mondes sociaux

Formes identitaires et mondes sociaux

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L’analyse montre, à partir du tableau 2, que trois guides (Claire, Laure et Suzanne) appartiennent à la première catégorie (le genre traduit le sexe). En attachant beaucoup d’importance à l’apparence, au charme et à la séduction, et en suggérant une certaine conformité avec les modèles « féminins », elles définissent leur identité sexuée de manière relativement traditionnelle. Elles s’opposent également aux femmes « masculines » et aux comportements trop « vulgaires », en stigmatisant la transformation corporelle engendrée par les femmes qui veulent, selon elles, ressembler à des « mecs » :

Je n’ai pas du tout envie de gommer mon côté féminin au profit d’une masculinité. Je pense qu’il faut profiter de nos atouts.

Josiane

Moi je tiens à garder ma féminité. Les femmes qui veulent ressembler aux hommes, je ne trouve vraiment pas ça beau.

Suzanne

D’une manière générale, on peut dire que les femmes de cette première catégorie acceptent les normes sexuées dominantes, du moins en ce qui concerne la présentation de soi.

Les cinq femmes (Danielle, Mireille, Julie, Christine et Chloé) appartenant à la deuxième catégorie (le genre symbolise le sexe) ne définissent pas exclusivement leur appartenance de sexe par rapport à l’apparence. Même si elles apprécient occasionnellement de sortir en tenue précisément « féminine », elles se différencient des femmes « trop féminines », qui profitent de leur charme dans leurs relations avec les hommes. Parallèlement à ce rejet du « trop féminin », elles n’acceptent pas non plus les femmes « trop masculines », au physique « trop musclé » ou aux comportements trop « masculins » :

J’accorde de moins en moins d’importance au paraître. Par contre, j’aime me sentir bien dans ma peau, j’aime pouvoir changer de peau, justement, me mettre une petite robe chez moi si j’en ai envie et le lendemain enfiler un survêtement. Par contre, le paraître, non… Si, s’habiller correctement, ne pas avoir d’habits troués, ne pas faire vulgaire. J’aime bien aussi me maquiller un peu, mais pour moi je trouve que quand on est une femme, il ne faut pas trop jouer de son charme. On ne devrait pas avoir besoin de ça pour se faire apprécier.

Julie

Les femmes du monde 2 cherchent ainsi à redéfinir les catégories sexuées de manière plus large et plus adaptée aux évolutions sociales, tout en reconnaissant des comportements typiques de sexe.

En revanche, les deux guides (Aude et Josiane) de la troisième catégorie (le genre construit le sexe) tentent de se définir sans se référer aux catégories sexuées. Elles apprécient peu les femmes qui se définissent par l’apparence et, contrairement aux guides des deux catégories précédentes, ne rejettent pas les femmes « masculines » :

L’apparence, moi, je m’en fiche complètement, même si je sais que les gens y attachent de l’importance, les autres guides surtout, ils aiment bien qu’on soient féminines. Pour moi, ce qui compte, pour les femmes comme pour les hommes, c’est plutôt le comportement en montagne, le respect des autres cordées, par exemple. Je ne fais pas tellement de différences entre les hommes et les femmes, que ce soit sur le plan professionnel ou familial. Je pense que le sentiment maternel, c’est une pure construction sociale […] Les femmes qui font des sports masculins, moi je trouve ça très bien et je pense la même chose des hommes qui font des activités de femmes […] On peut dire que la personne humaine est à la fois composée d’un côté féminin et d’un côté masculin.

Aude

Le discours d’Aude présente deux traits caractéristiques du troisième modèle de relation entre le sexe et le genre mis en évidence par Mathieu (1991) : d’une part, le genre n’est plus défini de manière bipolaire et fonctionne de façon relativement indépendante par rapport au sexe et, d’autre part, les acteurs et les actrices perçoivent de manière relativement claire les conditionnements sociaux à l’origine des normes sexuées dominantes.

Les formes identitaires et les transactions biographiques et relationnelles

Pour reconnaître les processus de construction des formes identitaires sexuées, c’est-à-dire des catégories subjectives d’appartenance sexuée chez les femmes guides, leur mise en relation avec d’autres éléments de leur trajectoire personnelle s’avère indispensable. Deux portraits de femmes guides appartenant aux mondes 1 et 3, qui s’opposent de manière significative à l’égard de la définition des catégories sexuées, illustreront cette mise en relation.

Tout en ayant conscience des problèmes théoriques relatifs à l’analyse simultanée et comparative des catégories subjectives et des catégories objectives (Dubar 1998), on peut repérer une homologie entre les formes identitaires et l’itinéraire d’initiation à la pratique. En effet, toutes les femmes guides appartenant au monde 1 sont entrées dans les pratiques de montagne entre 9 et 12 ans, et se considéraient comme des filles « normales » au cours de l’enfance. Cette relation renforce l’hypothèse précédente de la relative unisexualité des activités sportives de montagne pour les pratiquantes précoces.

Les relations entre les formes identitaires et les rapports des femmes guides à leur activité professionnelle et à leurs collègues masculins, sans être systématiques, ne sont néanmoins pas inexistantes. Ainsi, les guides du monde 1 bénéficient d’une reconnaissance importante dans leur milieu professionnel et elles affirment entretenir de très bonnes relations avec leurs collègues masculins. Leur maîtrise des comportements dits féminins en dehors des temps de travail et leur refus de se positionner en concurrentes des hommes pendant la pratique facilitent indéniablement cette situation (elles critiquent, par exemple, les cordées exclusivement féminines, estimant qu’il n’est pas nécessaire de prouver les compétences des femmes).

Par ailleurs, les femmes ayant commencé plus tardivement les activités de montagne et qui présentent majoritairement des dispositions sexuées « masculines » construisent des formes identitaires caractéristiques des mondes 2 et 3. Leurs relations avec leurs collègues masculins, tout en étant globalement qualifiées de bonnes, semblent moins chaleureuses, et certaines d’entre elles avouent préférer « rester à l’écart ». Leur reconnaissance au sein du milieu a également été plus difficile à obtenir et quelques guides mentionnent l’existence de résistances à leur entrée dans la profession. L’une d’entre elles a, par exemple, été obligée de changer de vallée pour pouvoir exercer son métier. Certaines guides de ce groupe n’hésitent pas à promouvoir activement la pratique des femmes, en participant notamment aux cordées exclusivement féminines dénoncées par les femmes du monde 1. En fait, tout se passe comme si la distance plus importante des guides des mondes 2 et 3 à l’égard des normes sexuées dominantes compliquaient leurs relations avec leurs collègues masculins et leur reconnaissance dans le milieu.

Les portraits de Laure et de Josiane mettent en évidence des processus de définition des catégories sexuées divergents au sein d’un même espace de pratique. Ainsi, même si la socialisation professionnelle dans le milieu des activités de montagne produit une certaine homogénéisation des positions tant dans le domaine de la vie privée (distance à l’égard de la maternité) que dans celui de la vie professionnelle (rejet fort du modèle de la femme au foyer), les modes de socialisation sexuée et les trajectoires différenciées des femmes guides enquêtées influent sur la manière dont elles se définissent en tant que femme dans leur activité professionnelle et sportive.

Par ailleurs, dans tous les cas, l’entrée dans l’activité professionnelle n’occasionne pas de rupture importante du point de vue de l’identité sexuée et semble conforter les dispositions sexuées acquises pendant la socialisation enfantine. On peut donc évoquer ici l’existence d’une certaine continuité entre les dispositions sexuées acquises pendant l’enfance et les formes identitaires sexuées actuelles. De ce point de vue, l’analyse simultanée des contextes de pratique ou d’exercice professionnel et des trajectoires biographiques s’avère essentielle pour saisir les processus de construction des catégories et des identités sexuées.

Conclusion

À partir d’entretiens biographiques avec les dix femmes guides de haute montagne françaises, notre article met en évidence l’existence de dispositions sexuées particulières, acquises en cours de socialisation et qui peuvent expliquer en partie l’attrait pour les activités de montagne. Plus précisément, nous avons relevé deux types de trajectoires et de modes de socialisation permettant l’investissement de femmes dans ce secteur d’activité. D’une part, une socialisation primaire du type familial, sportive et égalitaire d’un point de vue sexué, engendre une découverte précoce des activités de montagne, considérées comme asexuées. D’autre part, une socialisation secondaire au sein d’un groupe de pairs masculins rencontrés au cours des études développe le goût pour ces activités, appréhendées dans ce contexte comme plus « masculines ». Dans le cas des guides comme dans celui des footballeuses et des boxeuses (Mennesson à paraître) ou encore des filles engagées dans des filières masculines et des normaliennes (Daune-Richard et Marry 1990 ; Ferrand, Imbert et Marry 1999), les choix peu conformes d’un point de vue sexué se construisent au cours de processus de socialisation sexuée spécifiques.

Par ailleurs, notre travail analyse les effets de la socialisation de femmes dans un monde masculin sur les processus d’indentification sexuée à partir des problématiques de la sociologie de l’identité et des identités de genre dans le monde sportif. Construites sous le regard déterminant des hommes, les identités sexuées de ces pionnières témoignent de la complexité des processus identitaires engendrés par un tel investissement. Aux prises avec une double contrainte (être féminine et compétente) (Laberge 1994), nos répondantes adhèrent à certaines normes sexuées dominantes et s’opposent à d’autres de manière significative. Par ailleurs, les femmes guides construisent des formes identitaires sexuées différentes, en relation avec leurs modes de socialisation sexués et professionnels. Les résultats obtenus dans notre étude valident ainsi certains travaux récents (Lahire 1998) : les femmes guides construisent leurs identités sexuées dans un contexte spécifique en relation avec un passé incorporé constitué au cours des processus de socialisation.

Enfin, l’expérience des femmes guides rejoint en partie celle des femmes qui, dans d’autres métiers (Flament 1988) ou domaines masculins (Freedman 1997), s’engagent dans des stratégies de « sexuation » de la présentation de soi. Comme pour les chirurgiennes (Cassel 2001) ou les femmes médecins militaires (Burot-Besson et Chellig 2001), les femmes guides les plus investies dans ces processus de mise en conformité sexuée obtiennent plus facilement l’estime de leurs collègues masculins. En ce sens, l’exemple des femmes guides montre l’intérêt d’une analyse des trajectoires biographiques pour comprendre le rapport au travail des femmes.