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Les théories du care, désignées aussi comme « éthiques du “ prendre soin ” (caregiving) ou de la sollicitude », apparaissent de mieux en mieux connues. Ainsi, après avoir été longtemps confinées au monde anglo-saxon, elles semblent maintenant avoir trouvé leur place au cours des dernières années au sein de la littérature universitaire francophone et féministe (Garrau et Le Goff 2012; Laugier 2012; Brugère 2011). Il existe plusieurs « voix » du care (Virginia Held, Èva Kittay et Joan Tronto pour n’en mentionner que quelques-unes), et l’une d’entre elles est celle de Nel Noddings, philosophe de l’éducation. Cette éthicienne a été, avec Carol Gilligan (1986), l’une des pionnières de l’émergence des premières théories du care au cours des années 80 et a contribué à penser celui-ci dans sa généralité, d’une part, et dans le domaine particulier de l’éducation, d’autre part. Les principaux éléments composant l’éthique du care sont résumés ainsi : « Caring, in every approach, involves attention, empathic response and a commitment to respond to legitimate needs » (Noddings 2010 : 28). Cependant, alors que l’éthique spécialement influente de Joan Tronto (2009) met primordialement l’accent sur le care comme pratique, tout en reconnaissant aussi qu’il comporte un aspect l’identifiant à une disposition, celle de Noddings (2010 : 80) l’appréhende fondamentalement comme mode de relation avec les autres, tout en admettant que très souvent cela se traduit également par une pratique.

Les travaux de Noddings ont été spécialement influents dans le domaine de la philosophie de l’éducation morale. Ainsi, Normand Baillargeon, philosophe de l’éducation (2011 : 243), n’hésite pas à déclarer que cette théoricienne représente « une des plus importantes philosophes contemporaines de l’éducation ». Dans cette perspective, je propose, en premier lieu, de montrer comment la philosophie de l’éducation élaborée par Noddings peut se révéler grandement fructueuse pour développer une analyse critique du programme Éthique et culture religieuse (ECR) implanté depuis 2008 au Québec. En second lieu, il m’apparaît également essentiel d’examiner certains fondements de cette éthique au regard plus particulièrement de son rapport avec les femmes, puisque, dans une théorie se proclamant féministe[1], cet aspect s’avère d’autant plus crucial. Je préciserai pourquoi certains commentaires ayant été énoncés à ce sujet me paraissent parfois justifiés, parfois inappropriés.

La présentation générale du programme ECR

Le programme ECR a remplacé en 2008 le régime de cours à option qui « contraignait » les élèves (ou leurs parents) à choisir entre un enseignement moral laïque et un enseignement moral religieux, de confessionnalité catholique ou protestante. L’implantation du programme ECR s’est alors effectuée dans l’ensemble des écoles du Québec, tant publiques que privées, et de façon simultanée, c’est-à-dire à la fois au primaire et au secondaire.

Dès les premières pages de présentation du programme ECR, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) (2008 : 1) précise que la création de celui-ci est motivée par le souci de favoriser l’apprentissage d’un vivre-ensemble, dans un Québec caractérisé par un pluralisme grandissant. Cette recherche du vivre-ensemble constitue en quelque sorte le telos ultime du programme ECR et en a gouverné la conception et l’esprit. Ainsi, afin de justifier la décision de combiner dans un même programme l’éthique et la culture religieuse, le MELS (2008 : 1) affirme ceci :

En réunissant dans un même programme l’éthique et la culture religieuse, deux dimensions essentiellement distinctes mais renvoyant l’une et l’autre à des zones d’expression particulièrement sensibles de la diversité, on compte aider les élèves à mener une réflexion critique sur des questions éthiques et à comprendre le fait religieux en pratiquant, dans un esprit d’ouverture, un dialogue orienté vers la recherche du vivre-ensemble.

Par ailleurs, comme l’ensemble des programmes scolaires, le programme ECR est structuré selon l’approche par compétences. Au nombre de trois, celles-ci sont formulées ainsi : réfléchir sur des questions éthiques; manifester une compréhension du phénomène religieux; pratiquer le dialogue[2]. Chacune de ces compétences se subdivise en différentes composantes. Deux grandes finalités sont de plus assignées au programme ECR : la poursuite du bien commun et la reconnaissance de l’autre. Ces finalités correspondent en quelque sorte à des balises éthiques qui demeurent elles aussi harmonisées avec la promotion du vivre-ensemble : « Les finalités du programme d’éthique et culture religieuse contribuent à promouvoir un meilleur vivre-ensemble et à favoriser la construction d’une véritable culture publique commune » (MELS 2008 : 2). Je soulèverai plus loin certains questionnements relatifs à ce telos du vivre-ensemble qui chapeaute le programme ECR.

Le volet « éthique » du programme ECR

De façon congruente au libellé de la compétence éthique, le programme ECR définit l’éthique essentiellement comme un type de réflexion : « l’éthique consiste en une réflexion critique sur la signification des conduites ainsi que sur les valeurs et les normes » (MELS 2008 : 1). Le philosophe Georges Leroux, qui possède une connaissance approfondie du programme ECR et en est un ardent défenseur, précise davantage le type de réflexion visée par la compétence lorsqu’il affirme que cette réflexion « est fondée sur les principes de la raison et qu’elle peut évoluer dans l’accès à des principes universels » (Leroux 2012 : 150).

Pour préciser davantage les orientations portant sur la détermination de ce qui est entendu par « éthique » dans le programme ECR, voici le résumé qu’en fait Vinet (2012 : 42 ) :

Le programme d’ECR propose une conception tout à fait particulière de l’éthique. Se distanciant par rapport aux contenus moraux prescrits dans le programme précédent, le programme d’ECR envisage l’éthique comme une réflexion morale « désincarnée »; c’est-à-dire où les impératifs subjectifs de la personne ne sont plus déterminants. La morale [pour sa part] comme champs [sic] d’études proposerait un registre de réflexion que l’on situe près de l’affect des individus.

Ces paroles mettent en lumière la volonté du programme ECR d’encourager une réflexion éthique détachée de la subjectivité et des émotions, orientée vers l’atteinte d’une position impartiale pour juger des problématiques morales, tout comme cela représente l’objectif visé dans les théories rationalistes libérales traditionnelles. À l’instar de Noddings, plusieurs éthiciennes (notamment Annette Baier, Cheschire Calhoun, Marylin Friedman, Diane Meyers, Iris Murdoch, Martha Nussbaum, Joan Tronto et Margareth Walker) et éthiciens (notamment Lawrence Blum, Emmanuel Lévinas, Alasdair Mac Intyre, Michael Sandel, Michael Slote et Bernard Williams) de différents « horizons » ont remis en question cette conception de l’éthique et du type de raisonnement moral qui lui est adjoint. Ces spécialistes de l’éthique ont ainsi remis en cause l’idée suivant laquelle la quintessence du sujet moral correspondait à un agent essentiellement rationnel dont le raisonnement était ancré dans des idéaux d’abstraction, d’« universalisabilité » et d’impartialité et ont proposé d’autres fondements à l’éthique. L’épistémologie morale défendue par Noddings est contextualiste et favorise donc le développement d’un raisonnement orienté davantage vers l’attention au particulier et au concret plutôt que vers la recherche de principes qui sont considérés comme utiles pour guider la vie quotidienne, mais de peu de secours lorsque la vie morale devient « poisseuse » (sticky) (Noddings 2010 : 175 ).

Par ailleurs, ainsi que l’indique Vinet, le type de réflexion éthique encouragé par le programme ECR s’abstient de faire intervenir l’affect et fait appel à l’apprentissage d’habiletés essentiellement cognitives, comme le révèle explicitement l’énumération des attentes de fin de cycle précisées dans le programme même. À titre d’exemple, voici celles qui sont associées au second cycle du secondaire (caractères gras ajoutés ici) :

À la fin du cycle, l’élève […] sait décrire une situation et approfondir des questions éthiques. Il compare une diversité de points de vue pour faire ressortir différentes façons de penser. Il relève des valeurs et des normes en présence et explique des tensions ou des conflits de valeurs. Il démontre une connaissance des repères présents dans des points de vue. Pour poursuivre sa réflexion, il considère d’autres repères, priorise les plus significatifs et en démontre l’apport. Il réinvestit sa réflexion éthique dans d’autres situations. Il évalue des options et des actions possibles et anticipe des effets sur lui et sur les autres en fonction du vivre-ensemble. Il anticipe d’autres contextes dans lesquels il pourra transférer ses apprentissages. Il fait un retour sur sa démarche, en évalue l’efficacité pour sa réflexion éthique et envisage des pistes d’amélioration possibles.

MELS 2008 : 19

La teneur de ces attentes est donc liée bien plus à la mise en oeuvre de capacités intellectuelles qu’à l’appropriation graduelle d’une sensibilité morale aux autres. Notons de plus, vers la fin du texte, l’appel à la notion de vivre-ensemble, comme critère d’évaluation des options et des actions envisagées et des effets appréhendés (j’y reviendrai plus loin).

Par contraste, le développement d’une sensibilité morale, qui inclut notamment une éducation à l’empathie, exige une attention particulière accordée à l’affectivité. Comme l’écrit Brugère (2011 : 44), l’éthique féministe « témoigne d’une critique du rationalisme en faveur d’une meilleure interprétation des sentiments selon l’idée qu’il est nécessaire de cultiver notre affectivité plutôt que de la maîtriser ».

Vinet (2012 : 42) présente par ailleurs un exemple qui illustre très bien les différences entre ce qu’il désigne comme les approches morale et éthique de réflexion sur des questions morales :

Ainsi en prenant l’exemple de l’avortement, l’approche morale serait orientée sur l’individu et ses valeurs propres (« Martine devrait-elle se faire avorter? »).

La méthode de réflexion éthique demande d’envisager les valeurs, les enjeux, les repères et les normes qu’il faut considérer au moment de réfléchir à une situation où des valeurs sont en jeu, de façon à ce que l’élève puisse évaluer, de manière impartiale (sans se positionner) [la question] : « L’avortement est-il acceptable en cas de viol? » L’élève entamera cette réflexion en partant des repères, des normes et des enjeux concernant une situation ou un cas particulier dans la perspective d’une société pluraliste moderne en vue du bien commun. Pour reprendre une allégorie Rawlsienne [sic], nous pourrions dire que l’éthique prévue dans le programme d’ECR place l’agent sous le voile de l’ignorance afin de lui accorder le détachement nécessaire à l’exercice de son jugement critique.

Christian Vinet, enseignant d’ECR au secondaire (et qui était également en 2012 administrateur de l’Association québécoise d’éthique et culture religieuse), montre bien ici que, même si le recours à une illustration par un cas particulier est possible, le but ultime demeure que l’élève en arrive à évaluer avec détachement, de manière désincarnée et avec impartialité une question éthique comme celle de l’avortement. Spécifions que, même si l’avortement ne représente pas un sujet obligatoire dans le programme ECR, il apparaît dans celui-ci comme l’un des exemples indicatifs de questions rattachées au traitement du thème de la justice[3], thème à aborder obligatoirement au second cycle du secondaire (MELS 2008 : 40). Selon Vinet, afin de se détacher de la subjectivité associée à l’approche « morale » et de se montrer plus en proximité avec l’approche « éthique » (que l’on devine être estimée plus impartiale et scientifique), les élèves devraient viser à adopter le « voile de l’ignorance » proposé par John Rawls, lequel invite à poser un jugement moral principiel rattaché à une mise à l’écart volontaire de ce qui forge notre identité pour ne retenir que nos capacités rationnelles et de l’information générale relative à notre société. Or cette visée de tabula rasa de ce qui nous singularise comme fondement du jugement moral est contestable. Plusieurs critiques ont en effet été adressées à l’endroit d’un tel procédé heuristique favorisé par cette philosophie libérale. Comme l’indique Noddings (2002 : 71), des critiques provenant d’approches communautariennes ont affirmé, par exemple, qu’une personne prétendant adopter le voile de l’ignorance n’est pas vraiment une personne puisque nous sommes fondamentalement des êtres pourvus de projets, d’allégeances, d’identités et d’attachements. La philosophe ajoute qu’au départ identifier le soi comme étant essentiellement un être rationnel et autonome pose problème. Elle considère plutôt le soi comme ontologiquement relationnel et dénonce la « fiction » tant de l’autonomie transcendantale kantienne[4] que du voile de l’ignorance rawlsien qui négligent l’idée que la relation est première dans la vie humaine (Noddings 2002 : 110-111).

Contrairement à Vinet, Noddings soutient que la réflexion éthique doit s’incarner et inclure l’affect, de même que se rattacher à des situations concrètes. L’une des façons de procéder pour tendre vers cette visée serait, par exemple, de faire connaître aux élèves des récits de femmes ayant dû faire face à la décision d’avorter ou non de manière que les élèves saisissent la complexité de cette situation lorsqu’elle est véritablement expérimentée (comme on le sait, Gilligan a d’ailleurs présenté de tels récits illustrant, notamment, la complexité de la vie morale en regard des dilemmes moraux hypothétiques utilisés à une certaine époque par Kohlberg pour former le jugement moral). Dans cette perspective, le récit de situations particulières et exposant la trame de prises de décisions opposées contribue à construire la réflexion éthique de l’élève, à rendre visible l’affectivité qui est en jeu et qui se révèle susceptible d’éclairer davantage le raisonnement plutôt que de lui nuire. En outre, Noddings a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d’intégrer à l’éducation éthique le développement d’une réceptivité intérieure à ce qui est personnellement éprouvé lorsque, par exemple, un sujet éthiquement délicat est abordé en classe. À l’instar de Barbara Thayer-Bacon (2000), elle a de plus revendiqué une transformation de la conception de la pensée critique comme type de pensée puisant non seulement à la logique mais connecté également au contexte, au corps et aux émotions. Le programme ECR cherche plutôt à se distancier de l’intrusion de l’affect et du corps au profit d’une réflexion éthique se voulant idéalement « désincarnée ».

Par ailleurs, toujours concernant la problématique de l’avortement, le programme ECR lie celle-ci au thème de la justice, ce qui favorise une appréhension de cette problématique en fonction d’un langage orienté vers les principes et les droits (comme l’avait souligné auparavant Gilligan (1986) concernant les caractéristiques de la perspective de la justice). Pour sa part, Noddings (2002 : 235-236), en cohérence avec l’esprit qui préside à l’éthique du care, aborde la question en fonction des besoins et du critère de la relation. Il m’est impossible de présenter ici en détail l’argumentation utilisée par Noddings : je me contenterai donc d’indiquer que, d’une part, les besoins de la femme enceinte sont estimés les plus primordiaux à considérer dans la décision d’avorter ou non (« The pregnant woman’s needs are primary because it is she who must bear both the bodely burden and the burden to self ») et que, d’autre part, le foetus, tant qu’il se révèle preresponsive (incapable de réagir relationnellement de quelque façon), ne constitue pas un soi. La position d’autres personnes touchées (partenaire ou autres proches) désirant se faire entendre sera sans doute écoutée, mais « they should not be allowed to dictate [the decision] » (Noddings 2002 : 236). Ce qu’il faut surtout remarquer dans cette façon d’appréhender l’avortement, c’est, premièrement, que la problématique est située dans la perspective du care et des besoins[5] plutôt que dans celle de la justice et des droits. Deuxièmement, il convient de noter que cette analyse pose la femme comme noyau d’une décision qui sera, en certaines circonstances, en grande partie fondée sur l’évaluation de ses besoins personnels appropriés et de ses capacités relationnelles. Or il faut bien admettre qu’une telle analyse apparaîtrait tout simplement incompatible avec le programme ECR puisque celui-ci suppose que l’ensemble des problématiques morales doivent être régulées par le vivre-ensemble (et par les deux finalités qui lui sont adjointes : reconnaissance de l’autre et poursuite du bien commun). À mon avis, il peut se révéler risqué de poser la problématique de l’avortement dans un tel cadre éthique lorsqu’on s’adresse de surcroît à des adolescentes puisque ces trois éléments fondamentaux du programme ECR ont pour conséquence de stigmatiser une position éthique basée principalement sur une considération de besoins personnels légitimes (que l’on pourrait également identifier à un souci de soi) lorsque le foetus n’est que preresponsive.

Le volet « culture religieuse » du programme ECR

Le volet « culture religieuse » se traduit par la compétence suivante : « manifester une compréhension du phénomène religieux[6] ». Le programme ECR énonce que cette compétence « souhaite amener les élèves à comprendre les diverses expressions [du phénomène religieux], à en saisir la complexité et à en percevoir les dimensions expérientielle, historique, doctrinale, morale, rituelle, littéraire, artistique, sociale ou politique » (MELS 2008 : 20).

Le libellé et la présentation de cette compétence portent donc exclusivement sur le fait religieux qui devra être perçu sous différents aspects, y compris sociaux et politiques. Ainsi, l’intitulé de cette compétence occulte, comme je l’ai déjà souligné auparavant (Gendron 2012), la prise en considération des courants de pensée séculière, ce qui doit pourtant faire partie du programme ECR. Dans un document d’orientation, le MELS (2005 : 8) justifie ce fait par « un souci de concision » : « même si, par souci de concision, l’appellation du programme d’éthique et culture religieuse ne le laisse pas paraître, ce programme […] doit comporter des apprentissages sur les courants de pensée séculière ».

L’importance accordée à ces apprentissages est cependant minime puisque le programme ECR exige simplement de traiter de celles-ci une fois par cycle, ce qui laisse la possibilité de n’en traiter qu’une seule fois au cours d’un cycle de deux ans. Dans un avis sur la laïcité datant de 2011, le Conseil du statut de la femme (CSF) estimait que cette situation était problématique, car elle risquait de porter atteinte à la liberté de conscience d’élèves athées ou agnostiques. Pour ma part, j’ajouterais qu’une sérieuse prise en considération des conceptions séculières s’avère nécessaire pour concrétiser l’éducation au pluralisme et à la reconnaissance de l’autre qui représentent deux principes pourtant situés au coeur du programme ECR.

C’est d’ailleurs suivant cette perspective que Noddings (1993 et 2006) a écrit sur la nécessité d’éduquer les élèves relativement à ce qui relève de visions tant religieuses que séculières du monde, bien qu’elle soit tout à fait consciente des difficultés que cela peut poser. Tout comme le CSF, l’éthicienne jugerait sans doute essentiel de considérer sérieusement dans le programme ECR une éducation aux conceptions séculières, en raison notamment de son souci pédagogique de laisser place à l’expression de différentes voix, alors que la voix de la pensée séculière est à peine audible dans le contexte actuel.

D’autre part, lorsqu’elle a traité de ces questions, Noddings a soutenu qu’il était essentiel d’éduquer les jeunes du secondaire à poser un regard éclairé sur la croyance religieuse et sur les positions associées à l’incroyance, comme le précise l’intitulé de son ouvrage paru en 1993 : Educating for Intelligent Belief or Unbelief. Il s’agit en fait de développer une sensibilité morale à la complexité des enjeux se rattachant tant à la croyance qu’à l’incroyance par la présentation de différents aspects de celles-ci susceptibles d’encourager une position appréciative et critique de ces diverses visions du monde. Sur le plan du versant « critique », Noddings (1989, 1993, 2006 et 2010) a maintes fois souligné qu’une éducation de ce type ne pouvait faire l’économie de présenter les torts particuliers causés par les « grandes religions » à l’endroit des femmes.

En ce qui concerne le programme ECR, je suis bien consciente du fait que celui-ci diffère notamment de l’approche noddingnienne par son accent mis sur la culture religieuse dans son ensemble plutôt que strictement sur les croyances. Cependant, certaines orientations guidant la perspective noddingnienne demeurent sans nul doute pertinentes, plus particulièrement le souci de développer la pensée critique sur ces sujets. Ainsi, alors que le MELS (2008) annonce que le programme ECR devra présenter le fait religieux sous différents aspects, y compris sociaux et politiques, force est de constater que la compétence « manifester une compréhension du phénomène religieux » semble gommer tout type de compréhension d’ordre critique ciblant, par exemple, des enjeux de pouvoir et d’exploitation associés aux religions pour privilégier « son essentielle finalité de conciliation » (Estivalèzes 2012 : 6). De son côté, Leroux (cité dans Proulx (2008 : 9)) affirme d’ailleurs explicitement qu’en ECR l’instauration d’un dialogue d’ordre critique lui semble inappropriée pour traiter de questions ayant trait à des convictions religieuses ou séculières, alors que j’ai développé la position contraire (Gendron 2012).

Le programme ECR comporte par ailleurs une liste de contenus à présenter obligatoirement en classe. Ainsi, dans la section relative aux contenus du volet « culture religieuse », on trouve divers thèmes obligatoires[7] auxquels sont adjoints des éléments de contenu également prescriptifs, de même que des exemples n’ayant qu’un statut indicatif. Au secondaire, on observe à deux reprises une référence aux femmes parmi les exemples indicatifs des thèmes à traiter en classe. Premièrement, en rapport avec l’élément de contenu prescriptif « Des temps de développement et de diffusion », qui fait partie du thème obligatoire Des religions aufil du temps, on trouve à titre d’exemple : « le rôle des femmes et des hommes : des fonctions et des statuts différenciés, des missionnaires, des fondatrices et fondateurs d’institutions, des défenseurs, etc. » (MELS 2008 : 44). Si certains éléments de cet exemple peuvent encourager une réflexion critique sur les statuts différenciés assignés par des cultures religieuses aux femmes et aux hommes, aborder un tel contenu en classe demeure optionnel puisque l’exemple n’est qu’indicatif. Deuxièmement, en rapport avec l’élément de contenu « La nature de l’être humain », qui fait partie du thème Des questions existentielles, on trouve à titre d’exemple indicatif : « l’homme et la femme : les rapports entre les hommes et les femmes, la sexualité, la complémentarité de l’homme et de la femme, l’idée de dignité humaine, etc. » (MELS 2008 : 45). À noter que, bien qu’il demeure lui aussi indicatif, l’élément de l’exemple libellé « complémentarité de l’homme et de la femme », qui est rattaché à l’élément de contenu prescriptif « nature de l’être humain », laisse pour le moins perplexe, car il paraît cautionner l’idée que l’hétérosexualité correspond à la nature humaine. Rappelons que cet exemple est intégré au thème obligatoire des questions existentielles, lequel doit, selon le programme ECR, « prendre appui sur des textes sacrés ou philosophiques pour amener les élèves à comprendre diverses réponses concernant […] la nature de l’être humain » (MELS 2008 : 44). Or, concernant l’exemple précédemment mentionné, l’appel aux textes tant sacrés que philosophiques comme ressources privilégiées n’a rien de rassurant puisque ces deux traditions ont largement apporté (sauf quelques rares exceptions) des « réponses » considérant la nature de la femme comme strictement complémentaire (ou subordonnée) par rapport à celle de l’homme. Compte tenu de cet état de fait, il devient d’autant plus important d’intégrer sérieusement dans le programme ECR les dimensions sociales et politiques des cultures religieuses annoncées par le MELS. Une véritable intégration de ces dimensions permettrait notamment de traiter de la subordination des femmes dans les cultures religieuses et dans les traditions philosophiques si un jour celles-ci étaient véritablement présentées en parallèle avec les conceptions religieuses du monde.

En résumé, voici les principaux éléments distinguant l’approche de l’éducation éthique inspirée de l’éthique du care de Noddings et celle qui a été adoptée dans le programme ECR du MELS. Sur le plan du volet « éthique », alors que la conception de cette notion en ECR s’inspire de la philosophie libérale, est rationaliste et a pour objet de « désincarner » l’agentivité morale au profit de l’atteinte d’une supposée neutralité (ce que contredisent plusieurs travaux en matière d’épistémologie morale féministe), Noddings considère que l’éducation éthique doit s’enraciner dans le développement de la sensibilité et des sentiments moraux des agents et des agentes. Elle favorise de plus une approche contextualiste des problèmes moraux plutôt qu’une approche orientée vers la recherche de principes universalisables. Nous avons vu en outre, avec la problématique de l’avortement, que son éthique, reposant sur l’idée d’apporter une réponse aux besoins légitimes, pouvait déterminer une tout autre configuration de la compréhension des problèmes moraux qu’une éthique fondamentalement gouvernée par le « vivre-ensemble ». Sur le plan du volet « culture religieuse » du programme ECR, nous avons observé que celui-ci, contrairement à sa prétention d’éduquer au pluralisme et à la reconnaissance de l’autre, ne démontrait pas une réelle prise en considération des conceptions séculières du monde et qu’il ne paraissait pas non plus se préoccuper de développer une compréhension critique du phénomène religieux. La prise en considération de ces éléments est pourtant estimée essentielle par la philosophe pour laisser place, dans l’éducation éthique, à l’expression de différentes voix et encourager une pensée à la fois appréciative et critique de ces diverses visions du monde.

L’éthique du care de Noddings : quelques enjeux de critiques

De façon globale, on peut dire que les éthiques du care (qu’il s’agisse de celles de Gilligan, de Noddings ou de Tronto) ont suscité certaines polémiques au sein du mouvement féministe et ont souvent conduit à soulever des questions importantes à leur endroit. Il m’est impossible d’apporter ici réponse à l’ensemble des aspects de la philosophie de Noddings ayant été discutés dans la littérature féministe. Ainsi, seules quelques critiques majeures portant plus particulièrement sur la relation entre cette éthique et les femmes seront examinées, certaines éthiciennes féministes (par exemple, Barbara Houston en 1990) ayant même affirmé que cette éthique risquait d’encourager leur exploitation.

Soulignons d’abord que l’éthique noddingnienne conteste non seulement la prédominance qu’exerce en philosophie la perspective de la justice, mais qu’elle dénonce aussi l’ethos du « chacun ou chacune pour soi » qui afflige notre société. Remettre à l’avant-plan l’importance du souci des autres se révèle donc nécessaire pour contrebalancer le règne actuel de l’individualisme et de l’intérêt personnel, mais il est bien connu que les femmes, historiquement, ont été et sont encore largement tenues de « porter » ce souci et que cela leur a coûté très cher à plusieurs égards. Il est donc essentiel d’examiner la manière dont cette éthique s’articule et d’en étudier la structure à la lumière de ce qu’elle peut engendrer comme effet ou incidence sur les femmes.

Je considère qu’il convient de spécifier d’abord une caractéristique fondamentale de cette éthique, aspect qui en constitue une force et une faiblesse en même temps : elle concerne avant tout les relations foncièrement non mutuelles (asymétriques) du type parents-enfants, enseignant ou enseignante-élèves, thérapeute-patient ou patiente. Cela constitue une force, car elle cible des relations largement ignorées dans les philosophies libérales qui visent quasi exclusivement des relations entre individus adultes et présumés égaux. Par contre, il faut aussi admettre que, par conséquent, Noddings a peu traité du care à l’intérieur des relations mutuelles et des conditions de son exercice. Elle estime cependant depuis ces dernières années qu’il est nécessaire de repenser l’autonomie et de défendre une version « révisée » de cette notion, c’est-à-dire moins connotée avec l’idée libérale d’un contrôle absolu, afin d’éviter une mésinterprétation du care définissant les aidantes et les aidants en fonction de ce que ces personnes apportent aux autres : « Indeed, the most damaging feminist objection to care theory is that it seems to endorse the self-sacrifice and subordination of women. It is, therefore, especially important for care theorists to suggest and elaborate upon a defensible view of autonomy » (Noddings 2010 : 111). Malheureusement, cette conception de l’autonomie, identifiée à un état de contrôle sur sa vie limité, approprié et, au moins, minimalement satisfaisant, demeure ancrée dans une ontologie relationnelle qui pose problème. Une telle ontologie était déjà inscrite dans l’éthique de Noddings dès sa première élaboration. En la présentant, Noddings (1986, citée dans Houston (1990 : 117)) a affirmé que l’individualité y est définie en relation et que, par conséquent, l’accomplissement de quelque chose pour autrui enrichit la personne à l’origine de cet acte à travers la relation définissant tant cette personne que celle qui en bénéficie. Noddings réaffirme d’ailleurs sa position par la suite : « I have claimed that, in most cases, when we respond as carers, we do something for ourselves as well as for the recipient of care » (Noddings 2010 : 113). L’inquiétude exprimée par Houston (1990) à cet égard demeure donc toujours pertinente : cette conception de l’autonomie protège-t-elle suffisamment de la possibilité de définir des personnes, et spécialement des femmes, par des relations d’exploitation? Je crois que l’ajout du concept de l’autonomie à la théorie, tel qu’il est présenté, ne réussit malheureusement pas vraiment à écarter cette possibilité.

Il convient cependant de spécifier que Noddings a fermement affirmé que les relations mutuelles exigeaient une permutation régulière des positions d’« aidant » ou d’« aidante » (carer) et de « personne aidée » (cared-for) entre les partenaires. Ajoutons qu’elle a en outre clairement énoncé que, lorsque le care devient strictement sacrifice de soi, il s’éloigne de sa visée et ne constitue plus une relation de caring (Noddings 2010 : 114). Ces précisions associées à la discussion de relations mutuelles apportent sans doute un éclairage sur certaines conditions devant accompagner ces relations, mais l’éclairage demeure minimal alors que les enjeux pour les femmes sont très élevés. C’est pourquoi j’ai tendance à penser, à l’instar de Houston (1990 : 118) que cette éthique ne peut suffire pour traiter de ce type de relations.

Si l’on considère maintenant cette perspective morale du point de vue plus particulier des relations non mutuelles, il apparaît important d’abord de souligner que plusieurs conditions d’exercice du care ont été exprimées par Noddings en vue de comprendre celui-ci dans une logique de responsabilité partagée. Ainsi, il apparaît erroné de prétendre, comme le fait Brugère (2011 : 12) que cette théorie détermine une « responsabilité écrasante » de la personne aidante (carer). En effet, une telle personne, à l’intérieur de cette éthique relationnelle, n’assume surtout pas l’entière responsabilité de l’actualisation du care puisque, d’une part, la personne aidée (cared-for) contribue elle aussi à cette actualisation par la manifestation d’une forme de reconnaissance (distincte de la réciprocité contractuelle) de la relation de care entreprise (Noddings 2013 : xxi). D’autre part, la personne aidante (carer) est fortement encouragée à se tourner vers des personnes-ressources extérieures à la relation lorsqu’elle estime que d’autres peuvent l’aider elle-même à déterminer la réponse appropriée (acquiescement ou refus) à la demande qui lui est faite ou lorsqu’elle juge avoir atteint ses limites (Noddings 1992b : 17). L’éthicienne a également soutenu que, au-delà de ce type de partage de responsabilités, d’autres facteurs, telles des structures institutionnelles ou politiques encadrant la relation, pouvaient être à l’origine de l’incapacité à réaliser le care (Noddings 1991; Gendron 2003) et elle a également déclaré que sa perspective était en mesure de déterminer une théorie critique de ces structures. Elle a d’ailleurs opéré une telle critique de l’école dans son ouvrage The Challenge to Care in School (1992a), alors que le volume Starting at Home (2002) constitue à la fois une critique de l’approche libérale des politiques sociales et une proposition pour repenser celles-ci en fonction des fondements de son éthique.

Il est important de noter que l’éthicienne s’est toujours préoccupée de dénoncer la dévaluation structurelle des pratiques liées au fait de « prendre soin » (caregiving), dévaluation qui n’est certainement pas étrangère au fait que ces pratiques sont largement effectuées par des femmes. Mentionnons de plus que, selon Noddings (2010 : 46), la perception du caring comme piège pour les femmes repose en partie sur une erreur consistant à conclure que le genre de la personne aidante devrait systématiquement être identifié aux femmes plutôt qu’aux hommes : « This worry [that women will fall into or fail to escape the “ caregiving trap ”] rests on [the mistake] that “ carer ” applies permanently to a person by vertue of her gender. » Il est donc extrêmement clair que la position de la philosophe ne suppose nullement que les femmes soient les agentes continuelles du « prendre soin » (caregiving). Elle réclame au contraire une participation vigoureuse des hommes dans ce domaine, qui doit aussi être développée par l’éducation. Cette position a d’ailleurs toujours été celle de Noddings, et c’est pourquoi certains propos de Brugère (2011 : 13) m’apparaissent tout à fait inexacts, comme lorsqu’elle écrit relativement à cette éthique : « Les femmes seraient idéalement les agents d’une éducation morale dont le soin est la pièce maîtresse et qu’elles peuvent dispenser, car elles portent seules la possibilité de la transmission de ces formes d’ouverture aux autres. » Il faut reconnaître cependant que certains propos tenus par Noddings ont pu contribuer à ce type de mécompréhension en désignant par exemple « éthique féminine » sa théorie du care. Elle s’est rétractée par la suite à ce sujet en alléguant notamment que son intention était alors de lier le care non à des caractéristiques appartenant par essence aux femmes, mais, plus précisément, à des types d’expériences pratiquées depuis des centaines d’années par celles-ci (Noddings 2013 : xiii). Encore ici, il faut admettre toutefois que, dans ses derniers écrits, Noddings (2010) pose un certain type d’essentialisme des femmes en ancrant les origines des capacités empathiques de celles-ci dans un « instinct maternel » que, pour ma part, je récuse fermement. Il en est de même pour le rattachement du care à la relation paradigmatique mère-enfant qui me paraît ignorer la construction culturelle de cette relation privilégiée et contribuer aussi, malheureusement, à nourrir la perception erronée que cette éthique constitue une « morale spécifique aux femmes » en identifiant le modèle par excellence de l’expression du care au maternalisme. J’adhère plutôt, pour les raisons mentionnées plus haut, à la position de Joan Tronto suivant laquelle il est préférable de « dégenrer » le care.

Conclusion

Au terme de ces analyses, me voici un peu perplexe. D’une part, nombre d’éléments de l’éthique et de la philosophie de l’éducation de Noddings me semblent extrêmement précieux pour disposer de « mots pour le dire » en éducation. Ainsi, à ce titre, son travail, comme je l’avais annoncé en introduction, représente pour moi l’un des plus inspirants pour examiner, par exemple, la teneur des fondements du programme ECR. D’autre part, lorsque cette conception du care est analysée dans son rapport avec les femmes, il convient de faire preuve d’une grande prudence. En effet, la configuration même de cette éthique, axée sur les relations non mutuelles, incite à prêter attention de manière périphérique aux conditions d’exercice des relations mutuelles, ce qui m’amène à conclure que celle-ci se révèle malheureusement de peu de secours pour l’analyse de telles relations. En ce qui concerne la structuration de cette « éthique des relations non mutuelles » en regard des femmes, celle-ci présente à la fois des forces et des vulnérabilités. Ces dernières tiennent principalement à la définition de son ontologie relationnelle (et à la conception de l’autonomie qui lui est rattachée) qui figent l’identité de la personne aidante dans une dynamique incessante de contribution aux relations de care par laquelle elle se définit. Une telle ontologie risque ainsi de se révéler dangereuse pour les femmes. L’identification au maternalisme comme relation paradigmatique du care est également problématique, car elle écarte la construction socioculturelle de cette figure du « prendre soin » pour la transformer en quelque sorte en archétype. Il en va de même du recours à un instinct maternel comme source d’une empathie supposée plus prégnante chez les femmes, qui reconduit l’idée d’un essentialisme. Sur le plan des forces de cette éthique, toujours concernant son rapport aux femmes, je retiens, en premier lieu, la définition des conditions d’exercice du care (non mutuelles) qui, suivant une logique de responsabilité partagée, pose l’exigence de la contribution de la personne aidée (cared-for) à la relation. Dans la mesure où, pour le moment, le « prendre soin » demeure surtout réalisé par des femmes, l’insertion d’une vision relationnelle des responsabilités assouplit d’une certaine manière celles de la personne aidante (carer). En deuxième lieu, cette éthique soutient aussi les intérêts des femmes en offrant la possibilité de procéder, à l’aide de celle-ci, à une critique des structures sociales et politiques qui, à l’heure actuelle, font obstacle à la reconnaissance et à la valorisation du « prendre soin » et pénalisent l’ensemble des personnes qui exercent ce type de travail (en grande partie des femmes). Finalement, en troisième lieu, cette éthique encourage l’instauration d’une société plus dégagée des stéréotypes de genre, en défendant l’urgence que les hommes contribuent davantage au travail du « prendre soin » et que les femmes occupent davantage les créneaux traditionnellement masculins.