Article body

Il arrive un temps dans la vie d’une nation où les gens et les individus doivent réfléchir à leur futur et leur destin.

Ce moment est arrivé.

La balle est maintenant dans notre camp et c’est à nous de marquer un but.

Quel but?

Prendre une part active dans les programmes sociaux, économiques, éducatifs et politiques […].

Nous sommes les mères des hommes qui revendiquent la supériorité sur nous.

Est-ce que le serviteur peut être au-dessus de son patron?

Sans nous il n’y a ni nation ni génération.

Avec nous les hommes peuvent avancer.

Nos femmes ne devraient pas être cantonnées dans leurs foyers.

Formons des syndicats, des clubs et des organisations. C’est maintenant ou jamais.

MISS NIGERIA (1948)[2]

Au cours des dernières décennies de la période coloniale, plus précisément à partir des années 40, un bouillonnement sociopolitique traverse le Nigéria et entraîne des mutations majeures des structures sociopolitiques, économiques et culturelles. Comme dans beaucoup d’autres pays africains, le développement d’une élite instruite et de plus en plus critique à l’égard du pouvoir colonial, la création de groupes d’intérêts variés qui se mobilisent pour la défense de leurs prérogatives, la naissance des coopératives d’achat, le fleurissement des syndicats et, enfin, le développement de la presse constituent des épines dans le pied du gouvernement colonial (Falola et Heaton 2008 : 136 et suiv.). Ce contexte favorise également une réorganisation de la vie politique et la première émergence de partis politiques nigérians (Sklar 1963). Au sud du pays, où se centre mon analyse, les deux grands acteurs de l’échiquier politique sont le National Council of Nigeria and the Cameroons (NCNC) et l’Action Group (AG). Le NCNC, que Nnamdi Azikiwe[3] dirige à partir de 1947, se fait notamment le porte-parole d’intérêts nationalistes et pan-nigérians alors que l’AG, fondé par Obafemi Awolowo[4], propose un discours régional et pan-yoruba qui met en avant les divergences culturelles entre les différentes « ethnies » du pays, qui doivent, selon lui, mener à des chemins séparés vers l’indépendance (Awolowo 1947).

De ces vagues réformatrices émerge une nouvelle nécessité pour les Nigérianes de s’engager dans le développement de leur nation, alors en pleine acquisition de son indépendance. Les femmes sont exhortées à sortir de leurs foyers pour se mobiliser et, ce faisant, négocier une nouvelle place au sein d’une société en changement. Elles commencent ainsi à former diverses organisations revendiquant des droits politiques, sociaux et économiques afin de sortir de leur position marginale. Loin d’être un phénomène propre au Nigéria, l’engagement constant des femmes à l’époque coloniale tardive, contemporain de l’émergence des mouvements nationalistes et anticoloniaux, est un trait que l’on trouve d’un bout à l’autre du continent[5]. Comme l’affirment Bouilly et Rillon (2016 : 5), l’intérêt d’une approche de genre dans l’étude des moments de décolonisation et des différentes formes de mobilisation qui les accompagnent est lié au fait qu’ils sont porteurs de profonds changements menant à une remise en cause et parfois à une redéfinition des assignations et des rapports de genre. Qu’elles soient conflictuelles et sources de fractures sociales ou pacifiques et occasions d’échanges consensuels entre les différents acteurs et actrices de la « société civile », qu’elles choisissent la voie de la visibilité publique ou d’un contournement souterrain, les mobilisations collectives féminines sont le produit d’assignations genrées dues à un contexte sociopolitique donné, mais aussi productrices elles-mêmes de genre (Fillieule et Roux 2009).

L’attention se portera ici sur Ibadan, ville du sud-ouest du Nigéria qui a été capitale d’abord des provinces occidentales et ensuite de la région homonyme, dont elle constitue le pivot géopolitique mais aussi économique et culturel. En effet, depuis le xixe siècle, la ville se distingue au niveau commercial, position encore renforcée par l’arrivée du chemin de fer en 1901. À partir des années 20, plusieurs compagnies étrangères y établissent des industries et contribuent à l’enrichissement culturel de la ville, qui verra la première université du Nigéria, l’Université d’Ibadan, ouvrir ses portes en 1948 (Lloyd et autres 1967; Watson 2003; Falola 2012). Ibadan est par ailleurs l’une des principales villes engagées dans ces mobilisations féminines. Pourtant, à quelques exceptions près (Mba 1982; Oladejo 2016)[6], cette ville reste à l’écart des études majeures sur le militantisme féminin. Celles-ci se concentrent plutôt sur la « guerre des femmes » dans l’est du pays (Van Allen 1976; Falola 2012; Matera et autres 2013), sur les mobilisations dans les villes voisines d’Abeokuta guidée par l’illustre Mrs Funmilayo Ransome-Kuti (Johnson-Odim et Mba 1997; Byfield 2004), et de Lagos, alors capitale du pays (Johnson-Odim 1982). En allant au-delà des figures politiques féminines plus connues et des foyers de mobilisations majeurs, je veux « saisir “ l’histoire par en bas ” des expériences et des luttes féminines » (Bouilly et Rillon 2016 : 7).

C’est à partir de 1947, avec la création de la première association féminine visant à sauvegarder les intérêts des femmes, que l’on assiste aux débuts du militantisme féminin à Ibadan. Certes, des formes d’action collective féminine avaient déjà eu lieu auparavant, mais elles concernaient uniquement les intérêts économiques des marchandes, et non les intérêts des femmes en tant que « catégorie sociale ». Les associations qui voient le jour durant les années 40 à Ibadan se distinguent donc des précédentes en tant qu’elles se présentent comme plaçant « au coeur de leur identité militante la catégorie des femmes » (Bereni et Revillard 2012 : 17). Bien que l’idée des femmes comme catégorie sociale semble se cristalliser à cette époque, d’autres allégeances sont convoquées dans ces mouvements, par exemple, des indicateurs économiques, politiques ou d’appartenance « ethnocitadine » qui permettent d’affirmer que cette catégorie est loin d’être homogène[7]. En 1957, trois ans avant l’accession du Nigéria à l’indépendance, de nouvelles formes de mobilisations se font jour : les femmes de diverses associations se fédèrent dans un corps unitaire, le Council of Women’s Societies (CWS) ensuite renommé National Council of Women’s Societies (NCWS), pour mettre en place un réseau les représentant au-delà de leur classe sociale au niveau national et international. Mon étude se focalise sur les années précédant la formation de ce réseau, qui représente de nouveaux enjeux socioéconomiques et politiques.

Par souci de brièveté, je me pencherai uniquement sur les formes de mobilisations encadrées dans des structures associatives, en laissant de côté toutes les formes qui échappent aux canaux officiels[8]. D’abord, les femmes se fédèrent en associations féminines qui se définissent constamment comme des organisations non politiques, indépendantes de l’action partisane. Les promotrices de cet associationnisme sont d’abord des femmes de l’élite « lettrées » et christianisées[9] puis des commerçantes aisées, âgées de 25 à 50 ans. Les thèmes fédérateurs de ces mobilisations sont l’éducation des filles et l’amélioration des conditions économiques des femmes, domaines dans lesquels ces mouvements connaissent un certain succès. À partir des années 50, beaucoup de ces femmes sont également actrices de mobilisations politiques. Elles s’engagent dans des partis politiques aux côtés des hommes, en formant des sections féminines à l’intérieur des formations majoritaires, ou encore elles fondent des partis politiques entièrement féminins. Dans ces structures politiques, on assiste dès le début à des formes de coopération entre femmes de profils variés, toujours dans les mêmes tranches d’âge : l’élite instruite, les riches commerçantes, les marchandes musulmanes et chrétiennes.

En proposant l’analyse des facettes socioéconomique et politique des mobilisations féminines, je cherche à démontrer que, dès l’époque coloniale tardive, certaines femmes commencent à revendiquer une révision de leur place au sein de la société. Comment les assignations de genre de l’époque se traduisent-elles dans ces deux formes de mobilisations? Quelle attention parviennent-elles à susciter en conséquence?

À travers un croisement de sources multiples (articles de presse, cahiers de bord et constitutions des mouvements, rapports des réunions, correspondance de ces militantes et entretiens avec des actrices des évènements ou leurs proches parents), je veux revenir sur les trajectoires de ces femmes et les modes d’engagement qu’elles choisissent selon leur domaine d’action – socioéconomique ou politique – ainsi que sur les obstacles qu’elles rencontrent, de manière à mettre en évidence les modalités, les contradictions et les paradoxes de leur marche vers l’obtention d’une place plus significative au sein de la société.

« Rester dans le sillon » : quand l’apolitisme ouvre la voie au changement socioéconomique

Dès 1947, les femmes de l’élite économique d’Ibadan, d’abord anciennes élèves des écoles coloniales britanniques rejointes ensuite par des riches commerçantes, font progressivement entendre leur voix en appelant d’autres femmes à se fédérer autour de revendications socioéconomiques. Elles forment quatre associations majeures, toutes demandant des frais d’inscription annuels, ce qui détermine le fait que leurs membres appartiennent à des classes sociales élevées[10]. Ces frais baisseront de manière draconienne en 1957, avec la création du CWS, l’attention se portant alors davantage vers l’inclusion des femmes de tous niveaux sociaux[11]. La première organisation à émerger est la Nigerian Women’s Improvement Society (WIS) présidée par Mrs Tanimowo Ogunlesi, enseignante passionnément préoccupée par l’éducation des femmes[12], qui rassemble des femmes instruites de l’élite d’Ibadan, enseignantes, sages-femmes, directrices d’école ou fonctionnaires[13]. Association qui se voulait politiquement neutre à l’origine, la WIS entretient en réalité des liens étroits avec la scène politique de l’époque et en particulier avec l’AG. Elle est suivie par la Young Women’s Christian Association (YWCA) qui implante à Ibadan en 1948 une branche de la YWCA de Lagos. Fondée à Londres en 1894 par des femmes anglicanes, cette association internationale accompagne les jeunes filles chrétiennes dans leur développement personnel. Durant les années 40, la YWCA reproduit au Nigéria le modèle testé en Angleterre à la fin du xixe siècle : l’accompagnement des jeunes filles d’origine rurale dans leur transition urbaine par la mise à disposition d’un logement propre et d’un environnement « moralement » apte à les encadrer. Les membres fondatrices de la branche d’Ibadan témoignent de l’alliance entre femmes britanniques et nigérianes issues de l’élite instruite[14] : on y trouve à la tête Lady MacPherson, épouse de Sir John MacPherson, et les Nigérianes Mrs Ronke Doherty (enseignante), Mrs Wuraola Esan (aussi membre de la WIS), Mrs McGrath et Mrs Adeniyi-Williams (femme au foyer). Un an plus tard naît le Women Movement (WM) à l’initiative de Mrs Elizabeth Adekogbe[15], avec un groupe de femmes issues de l’élite instruite d’Ibadan, dont plusieurs sont liées à l’AG, tandis que d’autres sont affiliées au NCNC. Le WM se présente comme un parti politique féminin sans ambition électorale qui veut aller au-delà des formations politiques existantes pour inciter les femmes à prendre conscience des responsabilités politiques qu’elles ont à exercer. Selon Adekobge (1962a), cette prise de conscience politique ne peut avoir lieu sans un engagement social préalable destiné à renforcer l’éducation des femmes et améliorer leurs conditions de vie. Enfin, on assiste à la création d’une association musulmane : l’Isabatu-deen Women Society (IWS) fondée en 1958 par un groupe de riches musulmanes non instruites[16]. La présidente de l’IWS, Mama Humuani Alaga, est une marchande de tissus très influente à Ibadan, partisane de l’AG et porte-parole de ce parti au sein des marchés de la ville[17]. L’objectif principal de l’IWS est de rassembler les musulmanes pour leur permettre de parler d’une même voix de tous les problèmes qui les concernent, elles et leurs enfants (Panata 2014i).

Tout en ayant ces points en commun, les divers mouvements féminins présents sur le terrain socioéconomique constituent un ensemble complexe et très varié. Partis politiques, associations fermement non partisanes, organisations religieuses, ils prennent des formes différentes dans leur composition et dans leur manière d’agir. Cependant, le but affiché de ces quatre associations (WIS, YWCA, WM et IWS) est de revendiquer une égalité des droits avec les hommes, pour atteindre les mêmes conditions sur le plan éducatif et économique en suivant une voie déjà parcourue par le féminisme européen d’avant la Seconde Guerre mondiale (Gubin et autres 2004). Le facteur principal d’union demeure une revendication des femmes comme une catégorie différente, avec des besoins propres et des intérêts distincts de ceux des hommes, comme le souligne Mama Comfort, marchande depuis les années 40 au marché de Gbagi, centre de rassemblement des marchandes actives dans les associations et les partis (Panata 2014f) :

Les femmes ne peuvent pas être avec les hommes. On dit : « Qui se ressemble s’assemble. » Les hommes ont leur mode de vie, et il est différent de celui des femmes et les femmes aussi.

Les femmes craignent en effet que les discussions mixtes ne soient dominées par les hommes qui, étant plus nombreux à être instruits, risquent d’imposer leurs points de vue au détriment des intérêts féminins (Panata 2014g[18]). Cette manière de s’associer selon des critères de genre excluant les hommes[19], indépendante des groupements masculins principaux, n’est pas partout le critère premier de rassemblement pour les femmes. Divers cas d’étude montrent comment, dans les moments de décolonisation, les femmes sont d’abord mobilisées par les partis politiques nationalistes en tant qu’atouts propres à toucher une plus grande partie de la population. Par la suite, c’est au sein des partis qu’elles commencent à lutter pour leurs droits et à développer, en parallèle, des associations féminines afin de mieux faire entendre leurs revendications. C’est le cas de la Guinée-Bissau, où l’engagement des femmes dans la lutte contre le colonialisme portugais et contre un « colonialisme masculin » les touchant plus particulièrement est d’abord sollicité par le parti indépendantiste, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) (Urdang 1975). De la même manière, de 1955 à 1965, l’union nationaliste tanzanienne Tanganika African National Union (TANU) invite les femmes à se joindre au mouvement, encore une fois pour augmenter le nombre de militants et de militantes (Geiger 1997). Les cas de la Guinée et du Mali, décrits respectivement par Schmidt (2005) et Rillon (2013), démontrent également qu’à la fin des années 50 les femmes sont, dans un premier temps, militantes du Rassemblement démocratique africain (RDA) aux côtés des hommes, tout en développant une façon propre et genrée de se mobiliser et en créant des associations féminines à part. Au Nigéria, à l’exception de la ville de Lagos durant les années 20, où les femmes sont invitées à se mobiliser par le Nigerian National Democratic Party (Johnson-Odim 1982), on assiste au contraire à un développement autonome des associations féminines qui ne sont pas toujours bien vues ni soutenues par les dirigeants des partis politiques.

L’éducation, premier pas de l’ascension féminine

En 1945, après les difficiles années de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement colonial instaure un plan décennal de développement économique et social qui prévoit un important budget pour le secteur de l’éducation (Falola et Heaton 2008 : 146). L’objectif est d’accroître le nombre d’écoles primaires et secondaires et de multiplier les formations pour le personnel enseignant (Fafunwa 1974 : 162-168). Pour faire face à une pénurie de subventions due à la crise économique qui frappe le Nigéria à l’après-guerre, le gouverneur Sir Arthur Richards nomme en 1947 un fonctionnaire spécialement chargé des réformes éducatives et prévoit notamment l’allocation de subventions beaucoup plus considérables aux organisations confessionnelles qui gèrent, durant cette période, 90 % des écoles.

En insérant leurs revendications dans cette réforme générale de l’éducation, les associations féminines nigérianes se battent pour développer l’éducation des filles, vue comme le premier pas pour faire des femmes des actrices à part entière de leur société. Ces associations se joignent ainsi à un mouvement de promotion de la scolarisation des filles, en phase avec les féminismes européens de la première vague ainsi qu’avec les mouvements de plusieurs pays d’Afrique en marche vers l’indépendance[20], pour lesquels l’éducation des filles est considérée comme une condition sine qua non pour entamer une négociation de la place des femmes dans la société.

Bien que l’éducation soit vue comme un gage d’égalité, les programmes promus vont dans la direction d’un renforcement de fonctions sociales des femmes comme mères, épouses et gardiennes du foyer. En effet, c’est dans le contexte des écoles missionnaires et coloniales, dans des colonies aussi bien anglophones que francophones (Barthélémy 2010), que ces assignations de genre sont transmises. Si le mariage, la procréation et le soin du foyer étaient au centre de la vie des femmes yorubas bien avant l’implantation des écoles britanniques et l’introduction des sciences domestiques dans la formation des filles (Oyewumi 1997), les contacts entre assignations de genre britanniques et yorubas forgent l’image d’une femme qui est ontologiquement programmée pour s’occuper de la maison. Ainsi, l’alphabétisation des filles va de pair avec un apprentissage des arts ménagers qui doivent façonner des femmes au foyer idéales. Bouilly et Rillon (2016 : 16) soulignent que ce féminisme différentialiste ressortant de l’étude de plusieurs cas de mobilisations féminines à la même époque, ne doit pas être disqualifié a posteriori, à la lumière des féminismes plus radicaux qui émergent à partir des années 60. Dans le cas présenté par exemple, il a ouvert à des renégociations importantes de la place des femmes. En effet, à la différence du modèle bourgeois européen dont cette conception de la féminité est tirée, les compétences mentionnées servent aussi à acquérir une expertise qui permet aux femmes de progresser dans leurs professions respectives, d’accéder à des emplois mieux rémunérés et de s’engager dans la vie publique de leur pays. Une femme éduquée est donc une femme qui dispose de ressources économiques personnelles indépendamment des hommes (McIntosh 2009), ce qui lui permet de s’investir dans les activités associatives, comme le souligne à plusieurs reprises la presse de l’époque (Cassandra 1948) :

La femme ne peut plus seulement considérer la maison comme l’endroit assigné à son sexe par Dieu. Elle a de plus amples domaines dans lesquels se montrer et montrer ce que son sexe est capable de faire […] Les femmes ne peuvent pas actuellement prétendre que les opportunités et les occasions ne leur sont pas données; ce serait là une bien piètre excuse. Les opportunités se présentent à nous. Des opportunités s’ouvrent à nous pour faire des études, pour oser et pour agir. Alors réveillons-nous et offrons à nos frères la compétition qu’ils attendent de nous.

L’éducation doit être vue comme un instrument qui rend la femme autonome économiquement et intellectuellement et qui devrait donc l’entraîner dans sa croisade vers l’activisme national, porte d’entrée vers l’égalité.

Dans leurs actions de promotion de l’éducation, les femmes s’organisent d’abord indépendamment des institutions gouvernementales. Elles créent elles-mêmes des centres et des écoles ou conçoivent des activités éducatives en dehors des établissements scolaires, ce qui enrichit et diversifie le paysage éducatif à destination des femmes et des filles. C’est la démarche suivie notamment par la WIS et la YWCA qui ouvrent des foyers pour filles, respectivement en mars 1948 et en octobre 1951. Les filles et les femmes qui y logent peuvent participer aux cours, de même que les Ibadanaises qui ont dû interrompre leur scolarité prématurément, par exemple en raison d’une grossesse (Adekogbe 1960 : 4-7). Ces cours traitent de divers sujets (Ogunlesi 1952 : 2) :

L’économie domestique, la couture, la lessive et le soin aux enfants […] Ces cours avaient été conçus pour préparer les élèves à leur futur rôle de femmes et de mères.

De plus, des expertes et des experts sont invités à tenir des séminaires. Parmi les thèmes abordés, on trouve : « Problèmes domestiques », « Le soin des dents des enfants » ou encore « Comment décorer votre maison » (Adekogbe 1960 : 4-7). Par ailleurs, les femmes de la WIS se tournent vers l’éducation des femmes des marchés : en 1960, la WIS ouvre une garderie pour les enfants dont les mères travaillaient à l’extérieur du foyer, partant du constat que les jeunes passent leurs journées près des stands de leur mère dans des conditions d’hygiène déplorables (Panata 2014g) :

Nous souhaitions développer les compétences des filles, des jeunes femmes et nous avions un programme de formation pour les jeunes filles. Ensuite, nous avons pensé qu’il fallait faire quelque chose pour les marchandes et on est allées dans les marchés, on a vu les enfants traîner parmi les stands, on a pensé à créer une école pour les jeunes et on a ainsi ouvert la crèche de la WIS, une garderie de jour qui est ensuite devenue une école qui existe toujours. Elle n’est pas loin du marché de Dugbe.

L’IWS place également l’éducation au centre de son action en cherchant à répondre à la pénurie d’écoles secondaires pour les jeunes filles musulmanes durant les années 50. Malgré l’existence d’une école musulmane mixte et de plusieurs écoles publiques non confessionnelles, les jeunes musulmanes restaient désavantagées par rapport aux chrétiennes qui disposaient aussi d’écoles missionnaires (McIntosh 2009; Gbadamosi 2014). Le principal projet du programme de l’IWS est donc l’implantation d’un collège pour filles musulmanes, l’Isabatu-deen Girls Grammar School, qui ouvrira ses portes en janvier 1964. Ce collège prévoit une éducation musulmane pour les filles, centrée sur l’apprentissage de la religion islamique et des arts ménagers.

L’intervention du WM prend une forme différente de celle des autres associations. Celui-ci s’intéresse en effet au développement de l’éducation des filles par l’entremise d’une action à l’intérieur des institutions gouvernementales existantes en vue de les inciter à réformer le système éducatif en vigueur, où les hommes sont largement favorisés. Le WM propose deux principaux axes d’action. D’une part, il fait le constat d’une inégalité dans l’allocation des bourses d’études gouvernementales annuellement distribuées aux élèves d’après des critères de mérite. D’autre part, il revendique la construction d’écoles secondaires pour les filles, afin de freiner leur important décrochage scolaire après le cycle primaire (Adekogbe 1953b) :

Nous estimons que nous devons tous et toutes avoir des chances égales dans le domaine de l’éducation […] Nous accomplissons notre devoir éducatif en demandant des moyens pour éduquer nos femmes à leurs responsabilités en ce qui concerne la maison, la garde d’enfants, l’attention à l’alimentation. Nous avons demandé un quota de 50 % des bourses d’études dans le pays pour les femmes et la poursuite résolue de l’éducation féminine, puisqu’elle a été tristement négligée par le passé.

Ces questions sont soumises au ministre de l’Éducation en mars 1954. Celui-ci refuse de se pencher sur la question des bourses, insistant sur le fait qu’elles sont attribuées au mérite et qu’en outre les filles perdent souvent le bénéfice de leurs bourses à cause de grossesses précoces. Par cette remarque stigmatisant les élèves, le ministre renforce les préjugés à l’encontre des mères adolescentes au lieu d’ouvrir les yeux sur la précarité de la situation scolaire des filles (Adekogbe 1954). Pour répondre au problème du faible taux de scolarisation des filles, il propose en revanche un nouveau programme pensé par l’AG, parti au pouvoir dans la Région occidentale : l’introduction de l’Universal Primary Education (UPE), qui mettrait en oeuvre une éducation gratuite, obligatoire et universelle à partir de janvier 1955 et qui établirait, enfin, l’égalité entre les filles et les garçons dans le contexte de l’éducation[21].

En parallèle, la WIS et le WM se tournent vers l’éducation à l’hygiène. Notamment, la WIS encourage le nettoyage des marchés et une meilleure présentation des marchandises suivant des conditions d’hygiène plus strictes (Panata 2014g), et en 1953, le WM se fait le porte-parole de la réouverture des latrines au marché de Dugbe auprès du responsable de l’Office de santé à Ibadan (Adekogbe 1952).

Le WM cherche la confrontation avec les institutions gouvernementales de l’époque afin d’obtenir les droits envisagés, mais ce modus operandi ne fait que soulever des débats sans apporter de solutions concrètes et pragmatiques. A contrario, la WIS et l’IWS restent formellement en dehors des institutions gouvernementales, ce qui débouche sur des résultats plus concrets. Cette stratégie nécessite cependant d’être étudiée à travers le prisme des parcours personnels des femmes de la WIS, de la YWCA et de l’IWS : celles qui revendiquent une action dans des mouvements non politiques et autonomes ont en réalité des liens étroits avec les institutions. En effet, à quelques exceptions près, ces femmes sont soit épouses de fonctionnaires ou d’hommes politiques de l’AG, soit militantes dans les sections féminines du parti, grâce à quoi elles disposent d’une autonomie majeure. Il est intéressant de souligner la portée novatrice de l’action de ces mouvements : étant donné que la confrontation directe produit des résultats peu convaincants, les militantes créent des avenues sortant du cadre institutionnel pour assurer l’éducation des femmes, ce qui enrichit, par conséquent, les modalités éducatives à leur disposition.

Des femmes qui s’associent dans un but économique : échec ou réussite?

Des politiques économiques sont également menées au sein de la WIS et du WM. Elles s’appuient sur l’idée qu’une amélioration de la condition féminine passe aussi par la défense des intérêts économiques des femmes. Dans cette optique, deux types de sociétés coopératives sont créés : les caisses d’épargne et de crédit ainsi que les sociétés d’achat. Le WM ouvre la voie en créant en 1953 la première société coopérative féminine de la Région occidentale, qui prend la forme d’une caisse d’épargne et de crédit établie au sein du marché de Dugbe à Ibadan. La société collecte parmi ses membres la somme d’un shilling, à l’époque abordable pour toute marchande possédant un étal[22], et s’en sert pour accorder des crédits aux membres de l’association qui en ont besoin afin de réaliser des projets économiques. Par ailleurs, la WIS et le WM établissent des coopératives d’achat en 1954, avec un objectif double : la préservation des intérêts économiques des membres et le financement de programmes sociaux liés à l’éducation grâce aux bénéfices réalisés (Ogunsheye s. d.). Alors que la coopérative du WM, qui reçoit l’appui de l’AG, connaît la plus grande longévité, celle de la WIS ferme ses portes en 1956. Tout au long de son existence, cette dernière subit la pression des coopératives d’achat masculines qui veulent l’annexer : le ministre chargé du développement de la Région occidentale lui propose à plusieurs reprises de se dissoudre au profit d’une adhésion individuelle des femmes à une plus grande coopérative masculine, soit la Cooperative Supply Association. Cependant, les femmes veulent être incorporées en tant que groupe et, par conséquent, la coopération entre les deux organismes tourne court. Ces pressions des sociétés masculines, perçues comme prédatrices, sont donc repoussées pour mieux valoriser les intérêts économiques féminins. La volonté d’une autonomie complète des femmes de la WIS provoquera finalement la faillite de la coopérative, dont le succès était aussi déterminé par le nombre de clientes et de clients non membres qui achetaient dans le magasin. Cet aspect souligne le fait que la WIS, tout en tissant un lien étroit avec l’AG, cherche dans ce domaine à garder son indépendance, même si cela implique de s’exposer à des difficultés économiques qui la mèneront jusqu’à la fermeture.

Au sein des sociétés coopératives féminines, les activistes aspirent à sauvegarder leurs intérêts pour être de plus en plus indépendantes sur le plan économique. Cependant, leur autonomie se trouve limitée : en effet, soit le patronage est confié à des hommes, soit il y a des tentatives permanentes de récupération au sein des coopératives masculines.

Deux grands leviers sont à l’origine de l’engagement féminin se revendiquant comme « socioéconomique » : l’attention accordée à l’éducation des filles et la volonté de sauvegarder les intérêts économiques féminins. Ces deux axes de mobilisation poursuivent le but commun d’offrir aux femmes une place plus indépendante des réseaux masculins au sein de la société. Les activistes ne demandent pas un renversement de l’ordre social : elles veulent le réformer pour y avoir une meilleure position. Certaines associations, notamment la WIS, la YWCA et l’IWS, tentent de maintenir leur complète autonomie à l’égard de l’action politique, autonomie conçue comme seule garante de la sauvegarde de leurs intérêts. Toutefois, les engagements multiples des militantes impliquent en réalité de nuancer les distinctions entre militantisme socioéconomique, indépendant de la sphère politique, et militantisme politique, qui a lieu à l’intérieur des partis politiques majoritaires. Établir un champ socioéconomique séparé du champ politique implique une délimitation de deux espaces fictifs, stratégie dont se servent ces militantes pour définir leur propre sphère d’action. Derrière une façade apolitique, ces mouvements parviennent, dans la majorité des cas, à atteindre leurs objectifs. A contrario, quand les femmes cherchent à se positionner au niveau institutionnel, comme dans le cas du WM, ou à couper leurs liens avec les hommes, comme dans le cas de la coopérative de la WIS, leurs actions tournent court. Cette question est à replacer dans la conjoncture historique mentionnée, dans laquelle la femme est considérée comme la maîtresse de la sphère privée, et l’homme, le maître du domaine public. Cette distinction rend légitime l’engagement des femmes dans le domaine globalement perçu comme « socioéconomique » quand il ne touche pas directement les intérêts masculins. En revanche, dans le champ « politique » leur intervention autonome est vue comme une intrusion. Cela donne lieu à des dynamiques d’engagement différentes.

S’aventurer sur le champ politique, une gageure pour les femmes?

En tant que femme, je voudrais féliciter les hommes de ce pays pour leur esprit de patriotisme […] Que faisons-nous, nous les femmes?

Les hommes ont sonné le clairon pour nous appeler à adhérer à quelque parti politique que ce soit et à aider le pays à s’émanciper. C’est vraiment très décourageant que jusqu’à présent je n’aie entendu parler d’aucune femme active dans le champ politique. Sommes-nous des ventres mous? Que faisons-nous? C’est le moment de réfléchir posément. 1946 est en passe de disparaître à l’horizon. 1947 va bientôt être inaugurée par de nouvelles résolutions, une nouvelle imagination, de nouveaux idéaux […] Ainsi donc, j’en appelle aux femmes d’Ibadan pour qu’elles passent à l’action. Votre pays a besoin de vous. Vos enfants vous appellent. Ne soyez pas vaincues par les efforts de l’autre sexe. Vous aussi, vous êtes des patriotes. Donc je vous invite à adhérer à un quelconque parti politique et à vous battre pour notre Nigéria béni.

Cassandra (1946)

Dès le milieu des années 40, les Nigérianes sont invitées à se mobiliser en politique en tant que mères, pour le bien de leurs enfants, et donc de la nation. Il s’agit de présenter l’engagement politique des femmes comme un devoir à accomplir en tant que mères d’une famille, celle du Nigéria. L’appel qui est fait aux femmes pose les bases d’une entrée biaisée en politique : invitées à investir le champ politique non pas en tant que Nigérianes, mais en tant que mères, elles ne sont pas reconnues comme des actrices politiques à part entière.

La notion de maternité patriotique, qui trouve sa première formulation dans le féminisme européen de la première vague, est employée pour mobiliser les femmes dans plusieurs contextes de libération nationale[23]. Ce type de discours représente la femme en confondant les deux notions que sont la féminité et la maternité, donnant « à la fonction maternelle une valeur pragmatique qui efface toute autre définition de l’être femme » (Pouzol 2006 : 281294).

L’article cité en exergue est adressé aux femmes d’Ibadan : il les exhorte à s’engager en politique, à se joindre à un parti, quel qu’il soit, et à lutter pour leur pays, pour leurs enfants. Cette invitation se concrétise au cours des années 50 au moment où quelques pionnières (Mrs Ogunlesi (WIS), Mama Alaga (IWS), Mrs Adekogbe (WM), etc.) commencent à s’intéresser à la politique. Deux voies se présentent alors à elles : s’associer aux sections féminines des partis politiques majoritaires ou se fédérer au sein du WM.

Un parti politique des femmes pour les femmes : le cas du WM

Le WM propose aux Nigérianes de se fédérer au-delà de toute distinction partisane en vue de lutter pour des intérêts politiques propres aux femmes. Elles qui ont été négligées par le passé doivent désormais faire leur possible pour obtenir une place égale à celles des hommes en politique, en se libérant de l’action des partis majoritaires, peu disposés à les écouter. Ainsi s’exprime Mrs Adekogbe (1953b), présidente du WM, pendant la première assemblée générale :

Nous réclamons les droits des femmes par les efforts unifiés des femmes. Nous travaillerons avec le gouvernement, quel que soit le parti politique au pouvoir. Les problèmes des femmes sont au-dessus de la politique des partis, c’est pourquoi nous ne faisons pas de propagande pour un parti politique en particulier, bien que nous puissions avoir des sympathies partisanes particulières sur une base individuelle. Nos soutiens appartiennent à divers partis politiques et nous devons donc conserver un point de vue indépendant à tous les égards, nous travaillons sur une base de neutralité dans notre volonté d’émancipation des femmes.

Au moment de son inauguration, le parti est acclamé par la presse et perçu comme l’occasion d’une renaissance pour les femmes d’Ibadan : les articles des journaux de diverses tendances politiques s’accordent dès lors pour souligner qu’il était temps de former un rassemblement de toutes les femmes d’Ibadan afin qu’elles commencent à marcher à côté des hommes. Cette incitation à l’union, couplée avec la volonté du mouvement de s’établir au-delà des démarcations partisanes, se traduit par le fait que les 14 premières membres sont issues de partis politiques différents, notamment le NCNC et l’AG : Mrs Adekogbe (NCNC), Mrs C. Adesiyan, Mrs Alabi, Mrs Awolowo (AG et WIS), Mrs Banjo (NCNC), Mrs Bolarinwa (WIS), Mrs Comfort Solarin, Dre Irene Ighodaro (épouse du ministre AG de la Santé publique), Mrs Lasoyi, Mrs Odebiyi, Mrs Ogunlesi (AG et WIS), Mrs Oguntola, Mrs Omilabu-Gandhi, Mrs M. A. Oni (AG) et Mrs Mary Toye. Avec cette composition mixte, le WM entend lutter pour les droits des femmes en politique, tout particulièrement pour l’obtention du suffrage universel et pour une réforme du système électoral en vigueur.

Cependant, cette volonté d’agir dans la politique du pays est mal accueillie par le parti majoritaire de la Région occidentale, l’AG. Quelques semaines après la création du WM, Mrs Adekogbe est convoquée par Awolowo, qui propose la dissolution du mouvement et son remplacement par une section féminine de l’AG. Le WM, plébiscité par la presse et possédant une base importante de militantes, était un foyer potentiel de futures électrices de l’AG, d’autant plus qu’il s’engageait sur un terrain politique proche des intérêts du parti. Mrs Adekogbe (1952 : 4) voit dans cet arrangement une position inacceptable marquant l’échec des femmes à s’organiser de manière autonome, mais devant la menace de retrait du soutien de l’AG en ce qui concerne tant le financement que la publicité, la présidente du WM propose une affiliation formelle à l’AG. Ce type d’alliance n’étant pas prévu par la constitution du parti, Mrs Adekogbe se voit radiée de la rédaction du journal de l’AG, le Nigerian Tribune, dont elle était une contributrice prolifique. On assiste alors à une scission : les membres de l’AG sont incitées par le parti à quitter le WM et à former, en février 1953, une section féminine du parti. Cette nouvelle association commence par ailleurs une campagne de presse contre le WM au sein du Nigerian Tribune.

Les sections féminines des partis, des « coquilles vides[24] »

En même temps que l’AG, le NCNC se donne une section féminine. Dans les deux cas, ce sont les leaders partisans, notamment Awolowo et Azikiwe, qui invitent les femmes à se rassembler en sections féminines. Cela traduit la volonté d’extension du rayonnement des partis auprès d’une « catégorie de la population » jusqu’alors peu présente en leur sein. L’organisation des partis reflète donc la perception d’un engagement politique masculin comme la norme, les sections féminines constituant plutôt des accessoires complétant les partis et non des espaces conçus pour représenter les intérêts des femmes.

Si ces points sont communs aux deux partis, leurs règlements concernant ces sections diffèrent. L’AG ne prévoit pas de section féminine dans sa constitution, mais il en encourage la création tout au long de son parcours. Awolowo en personne s’investit beaucoup dans la mise en place d’une section féminine dès les premiers pas du parti et, une fois qu’elle est établie, il en encourage la diffusion au niveau régional par l’intermédiaire de branches locales qui organisent de nombreuses conférences. Comme le souligne son épouse, Mrs Awolowo[25], membre de l’aile féminine du parti dès sa création, les sections féminines n’agissent pas à côté des hommes, mais avec eux (Panata 2014h) :

[Les femmes de l’aile féminine de l’AG] travaillaient en collaboration avec les hommes, elles venaient avec les hommes et nous travaillions ensemble. Nous avions les mêmes réunions, tout était exactement pareil [avec emphase]! […] Les femmes suivaient toujours les hommes.

À l’inverse, la constitution du NCNC prévoit l’organisation d’une section féminine soumise à la même réglementation que les associations des jeunes du parti (Sklar 1963 : 402). Selon la constitution, ces associations ne peuvent pas se présenter aux élections et elles doivent accepter les lignes directrices du parti dans l’ensemble de leurs branches, qui s’étendent aux niveaux local et régional.

Comme le notait Ophélie Rillon (2013 : 310) à propos des ailes féminines des organisations politiques au Mali, « [ces sections] constituaient plus des coquilles vides que de réels espaces d’autonomie et de regroupement pour les femmes ». Au Nigéria également, au sein de ces groupements, les femmes suivaient les hommes, elles n’élaboraient pas de programmes indépendants, ne menaient pas de campagnes ni de réunions séparés. Le rôle limité des femmes dans les partis politiques entrave leurs occasions de prise de décision, quoiqu’il soit toutefois opportun de souligner les attentes importantes qui reposaient sur cette activité féminine concernant les votes, la promotion et la défense du parti, de même que son implantation au niveau populaire.

De la revendication au progressif étouffement : l’ échec d ’un engagement féminin en politique

La section féminine de l’AG exerce de manière particulièrement forte une action de défense du parti en cherchant à mettre un terme à l’action politique du WM, notamment concernant ses revendications autour de l’obtention du suffrage universel. Au moment de la création du WM, les Nigérianes du Sud qui paient des impôts peuvent voter et être élues, droits obtenus en 1951. Cependant, puisqu’il n’existe pas d’uniformité dans le paiement des taxes dans les diverses villes et que beaucoup de femmes ne paient pas d’impôts, le système censitaire exclut d’emblée la majorité des femmes. Par ailleurs, le WM demande une réforme du système électoral en vigueur. En particulier, il exige une révision du système de nomination des femmes à la Chambre des députés où un poste leur était réservé, et également un système d’élection directe qui ne soit pas articulé en collèges électoraux[26]. En 1953, en vue d’un nouveau cycle de conférences constitutionnelles, Mrs Adekogbe saisit l’occasion pour envoyer un télégramme au Secrétaire d’État pour les colonies, demandant la représentation du WM dans le corps de révision de la constitution. La section féminine de l’AG ne laisse pas passer cette action ambitieuse de Mrs Adekogbe et les articles de protestation contre le WM se multiplient. Les femmes de l’AG suggèrent au Secrétaire d’État d’ignorer le télégramme de ce mouvement, désigné comme un véritable parasite (Akerele 1952) :

Le fait qu’une organisation de ce type ait l’audace d’exiger une représentation au Comité de réécriture de la Constitution du Nigéria témoigne de la personnalité exagérément ambitieuse de la hautaine dame politique dont la spécialité est, au mieux, la pédagogie scolaire.

Exclu des conférences de révision de la constitution, le WM cherche donc la voie du dialogue avec les institutions. En février 1954, ses propositions de révision du système électoral sont envoyées aux trois gouverneurs régionaux afin de faire connaître sa position et une délégation de femmes du WM est chargée de faire pression sur le gouvernement colonial.

En rupture stratégique nette avec le WM, les femmes de l’AG reprochent au mouvement de vouloir passer pour une instance qui agit au nom de toutes les Nigérianes, alors que le WM n’en représente qu’un petit nombre, et elles proposent de traiter la question des luttes des femmes dans les partis existants. Comme l’exprime une journaliste membre de la section féminine de l’AG, les femmes ont besoin du soutien des hommes, qui leur ouvrent la voie politique. Ainsi, c’est en s’affiliant aux partis majoritaires, et non en créant des partis précisément féminins, qu’il faut lutter pour les causes des femmes (Kukoyi 1954) :

Si les femmes souhaitent effectivement aller au même rythme que les hommes, comme de nombreux patriotes le désirent, elles devraient s’associer aux hommes dans toutes les sphères d’activité, socialement, économiquement et politiquement, afin de se mesurer à eux et de prouver leur force de caractère. Ce sera ainsi un bon conseil à donner à toutes les femmes, en groupe ou individuellement, qui désirent s’engager en politique, de s’affilier ou d’adhérer aux principaux partis politiques du pays ‒ l’AG, le NCNC et bien d’autres – par l’entremise desquels elles pourraient être élues au mérite aux conseils et aux chambres législatives. Et c’est dans ce type de partis qu’elles pourront mieux lutter pour la cause des femmes.

Une autre femme, proche de l’AG, reprend ces thématiques dans un article dont le titre parle de lui-même : « Mrs Adekogbe demande, demande et ne fait que demander tout le temps, si bien qu’on pourrait s’attendre qu’elle demande une chambre pour les femmes à côté de la Chambre de chefs! » (Akinyemi 1954) :

C’est une opinion répandue que de croire qu’une nation ne s’élève pas au-dessus de ses femmes; cela signifie seulement que cela devrait être le devoir des hommes d’entraîner les femmes dans la voie qu’ils empruntent pour l’avancement de tous et de toutes et le bien-être du peuple et du pays tout entier, afin que le développement ne se fasse pas d’un seul côté. Cela ne veut pas dire que les femmes devraient elles-mêmes se constituer en une entité séparée au sein du groupe commun, comme le préconise Mrs Adekogbe […] Je vous le demande, quelles sont ces choses que les femmes sont capables d’accomplir sans le soutien des membres masculins de la communauté? […] Les femmes ont besoin du soutien des hommes dans tout ce qu’elles font et particulièrement en politique.

Les femmes de l’AG invitent donc les Nigérianes à se joindre aux partis politiques existants : une fois affiliées au parti, elles pourraient participer aux élections sans peur de perdre, car elles seraient poussées par les hommes qui voteraient pour elles.

Ces différends entre le WM et l’AG se poursuivent encore pendant une année, à l’issue de laquelle, en juillet 1954, l’AG tente de se réconcilier avec le WM. Cela aboutit, de manière subite et inattendue, à la nomination, en août 1954, de Mrs Adekogbe comme organisatrice de la section féminine de l’AG et, en novembre 1954, à une réintroduction des femmes proches de l’AG dans le WM. Le changement d’orientation politique de Mrs Adekogbe et le virage dans la trajectoire de son mouvement peuvent être lus, d’un côté, comme la volonté de mettre un terme à cette croisade contre sa personne faite au moyen de la presse, de l’autre, comme la conséquence de la pression de l’AG sur Mrs Adekogbe et sur son mari. Mr Adekogbe était en effet senior service officer au Cooperative Departement d’Ibadan : à ce titre, il était donc salarié de la Région occidentale, où l’AG était au pouvoir, ce qui pouvait être un moyen de faire pression sur Mrs Adekogbe. Quels qu’en soient les facteurs, cette nouvelle charge de leader féminine de l’AG coïncide avec un progressif abandon de l’activité du WM dès 1954 de la part de Mrs Adekogbe. Les revendications des femmes d’Ibadan et du WM pour l’acquisition d’une place sur la scène politique du pays s’éteignent donc en 1954.

Finalement, en octobre 1957, Mrs Adekogbe renonce à la charge de chef de la section féminine de l’AG, tout en confirmant sa loyauté au parti et l’activité du WM reprend alors, mais demeure très faible par rapport à la période 1952-1954.

Le WM franchit les limites socialement construites entre la sphère politique, perçue comme masculine, et la sphère sociodomestique, perçue comme féminine, et se trouve en rupture aussi bien avec les autres mouvements féminins qu’avec les sections féminines des partis dominants. Cela le conduit à devenir la cible de l’AG, qui parvient finalement, sinon à intégrer Mrs Adegokbe, du moins à l’affilier, atteignant ainsi son objectif de récupération du mouvement.

Conclusion

Dès la fin des années 40, certaines femmes d’Ibadan sont à la recherche d’une nouvelle position sociale et d’une révision des hiérarchies. Cependant, ces négociations révèlent plusieurs contradictions qui découlent d’un conservatisme limitant la portée de leurs revendications là où ces dernières impliquent une remise en cause de logiques sociales de l’époque. Notamment, quand les femmes agissent dans les champs de l’éducation et de l’économie, et tant qu’elles n’empiètent pas sur les intérêts masculins, elles parviennent à négocier de meilleures positions, qui cependant s’insèrent dans des logiques sociales en vigueur. Là où elles ont une libre capacité d’action, elles arrivent aussi à imaginer des paysages éducatifs multiples pour redessiner leur place en dehors des circuits institutionnels, plus difficiles d’accès. En revanche, quand les femmes cherchent à faire entendre leur voix au niveau politique, elles appellent à un bouleversement des logiques sociales. Cette exigence suscite une forte opposition, non seulement de la part des hommes, mais également de certaines femmes, qui préfèrent confier aux hommes la gestion de toute décision politique. Tout élan réformateur pour sortir les femmes de leur position politique marginale est alors corrigé dans le sens d’un système hiérarchique basé sur des critères de genre et difficile à éradiquer.

Mon étude invite également à repenser les diverses formes de mobilisations féminines à la lumière de la « multipositionnalité[27] » de leur engagement. Celui-ci prend deux formes principales absolument distinctes dans les discours : l’une est définie et perçue comme socioéconomique; l’autre, ouvertement classifiée comme politique. Pourtant, une analyse des trajectoires personnelles des militantes démontre en réalité une oscillation constante entre les organisations féminines, les partis politiques et leurs sections féminines qui incite à faire une lecture multimodale de leur engagement.