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La quête de reconnaissance est de plus en plus générale et grandissante dans tous les secteurs de la société (Caillé, 2007 ; Lazzeri et Caillé, 2004). Au travail, la lutte pour la reconnaissance reflète le malaise accru et persistant des travailleurs mis à l’épreuve permanente par des contraintes de flexibilité, de mobilité et de compétitivité (Petersen et Willig, 2004). En dépit de la panoplie des outils de gestion des compétences et des discours valorisant la ressource humaine, la remise en question de l’idée de l’accomplissement par le travail et la difficulté d’apprécier de manière juste la contribution de chacun à la construction d’une organisation performante montrent l’incapacité des logiques managériales à fournir des formes adéquates de reconnaissance (Dubar, 2000 ; Perret et Roustang, 1993). « Tant les chiffres que les données qualitatives signalent la présence d’un décalage entre ce besoin de reconnaissance et les pratiques de gestion des ressources humaines mises au point en milieu de travail » (Brun et Dugas, 2005 : 79).

La quête de reconnaissance est intrinsèquement liée à la crise des identités personnelles et professionnelles. Plus les identités deviennent incertaines, instables, subjectives, construites par les acteurs eux-mêmes, souvent en dehors des luttes collectives, plus les discours « prêt-à-appliquer » et les pratiques managériales peinent à juguler les revendications pressantes de travailleurs en mal de reconnaissance. En effet, les mécanismes de construction et de recomposition identitaire représentent des processus sociaux et éthiques associés à la reconnaissance d’autrui et à la reconnaissance par autrui (Dubar, 2000 ; Legault, 2003 ; Petersen et Willig, 2004). À cet égard, Honneth (2006) estime que la formation d’une identité autonome et accomplie dépend étroitement des relations de reconnaissance mutuelle que les êtres humains parviennent à établir entre eux. Dans un contexte marqué par le flou des repères individuels et collectifs, le rapport positif que chacun entretient avec soi est de plus en plus fragilisé et intersubjectivement vulnérable, et par conséquent, il est toujours en quête de confirmation par le regard et le jugement gratifiant de l’autre (Renault, 2000 ; Ricoeur, 2004).

Cet article vise à explorer la reconnaissance comme une condition essentielle de construction, voire de reconstruction, de l’identité au travail. Ainsi, « les besoins d’être reconnus comme individus à part entière et d’être appréciés en tant que travailleurs aptes à s’engager dans le travail, à y consentir des efforts, à accomplir leurs tâches de manière compétente et à produire des résultats concrets » (Brun et Dugas, 2005 : 81) traduisent la recherche permanente du respect de soi et de l’estime sociale, et reflètent par conséquent l’importance de la confirmation des identités au travail en termes de spécificité.

En dépit de l’acuité des besoins de reconnaissance au travail et de l’intérêt croissant des chercheurs et des praticiens en management, les interrogations restent aussi nombreuses que diverses : Que signifie reconnaître ? Quels sont les mobiles de la reconnaissance au travail ou de la reconnaissance du travail ? À quel moment du processus de travail cette reconnaissance s’applique-t-elle ? Qui sont les pourvoyeurs, les bénéficiaires de cette reconnaissance ? Quelles en sont les principales manifestations ? Quelles sont les conditions d’une reconnaissance authentique et non manipulatrice ? Et les frontières entre reconnaissance et non-reconnaissance ? Quels sont les liens entre la reconnaissance au travail et l’estime de soi et la confiance en soi ?

Les théories de la motivation au travail, où l’enjeu de la reconnaissance semble transparaître en filigrane, ont en commun de maintenir un flou sémantique sur la définition et la portée de la reconnaissance. D’ailleurs, le terme « reconnaissance » est rarement utilisé tel quel : la reconnaissance entendue comme considération (Maslow, 1954) côtoie la reconnaissance entendue comme réputation (Miner, 1993) ; la reconnaissance porte tantôt sur les accomplissements et l’efficacité (Herzberg, 1966), tantôt sur des gratifications matérielles ou symboliques telles qu’un salaire satisfaisant, une promotion interne, une autonomie au travail et des encouragements (Applebaum et Kamal, 2000 ; Brun et Dugas, 2005 ; Ouadahi et Guérin, 2007 ; Ronen, 1979). D’autres cadres d’analyse semblent donc nécessaires pour cerner le rôle de la reconnaissance dans la construction de l’identité au travail.

La psychodynamique du travail fournit un cadre analytique intéressant à la compréhension de la reconnaissance. À partir des concepts de travail réel et de travail prescrit, Dejours (1993, 1998) montre que travailler suppose de prendre des libertés par rapport à l’organisation prescrite du travail, de « tricher » par rapport aux procédures et aux règles ; et en échange des risques qu’ils prennent, de l’intelligence qu’ils mettent en oeuvre, les employés attendent essentiellement une reconnaissance comme rétribution. Reconnaissance qui doit être comprise dans deux acceptions : reconnaissance au sens de constat, de prise de conscience de la contribution des individus à l’organisation du travail et à la performance, et reconnaissance au sens de gratitude, de la hiérarchie, des pairs et des clients, au regard de cette contribution. Dejours (1998) distingue la reconnaissance sur des « critères d’utilité » et la reconnaissance sur des « critères de beauté ». Selon cet auteur, la reconnaissance permet au travailleur d’accéder au sens de son rapport vécu au travail, fondant ainsi la construction de son identité. À cet égard, la reconnaissance renvoie à une forme de rétribution symbolique qui consacre au travailleur son appartenance, sa liberté et son originalité (Dejours, 1993, 1998).

L’objectif de cet article est d’enraciner l’étude de la reconnaissance dans le processus de construction identitaire au travail. Bien que le travail, au sein d’organisations de plus en plus complexes et flexibles, ait perdu de sa centralité dans la vie des individus, il demeure à la fois un lieu et un facteur de formation et de transformation identitaire (Alvesson et Willmott, 2002 ; Casey, 1995 ; Dubar, 2000 ; Gini, 1998 ; Legault, 2003). Nous postulons que non seulement le travail peut être appréhendé comme un cadre spatio-temporel d’une construction identitaire affirmée (ou infirmée) par la reconnaissance issue des relations professionnelles mais, comme activité, il devient l’ingrédient même de cette construction identitaire. Premièrement, nous montrerons que l’identité est une émanation sociale ; sa construction et le sens qui lui est donné sont donc tributaires d’une reconnaissance mutuelle des acteurs sociaux et organisationnels. Les relations interpersonnelles que procure la sphère du travail concourent à cette construction identitaire fondée sur la reconnaissance. Deuxièmement, nous présenterons notre cadre d’analyse dans lequel la reconnaissance et l’identité renvoient à des processus dynamiques et narratifs.

L’élaboration d’un cadre interprétatif de la reconnaissance est enracinée dans une étude exploratoire fondée sur des entretiens non directifs reflétant le sens que des travailleurs donnent à leur vécu. En tant que jugement, la reconnaissance est essentiellement saisie à travers le ressenti restitué par les différents acteurs en milieu de travail. Nous présenterons ainsi la diversité des formes de reconnaissance au travail et en dégagerons les implications organisationnelles en interrogeant les pratiques managériales.

Le travail, lieu et facteur de construction identitaire

L’un des cadres majeurs d’interactions auquel participe l’individu est le travail. Sans vouloir renier la portée de la phase de socialisation primaire en matière d’intériorisation de modèles de conduite préexistants, Berger et Luckmann (1986) insistent sur l’importance de la « socialisation secondaire » et particulièrement, la socialisation professionnelle. Non seulement la socialisation n’est jamais définitivement achevée mais la socialisation secondaire peut opérer une rupture par rapport à la socialisation primaire, engendrant un phénomène de déstructuration/restructuration identitaire. Ainsi, la socialisation est caractérisée par un mouvement perpétuel et concomitant de conservation et de mutation identitaire (Corcuff, 1995). Les individus construisent, à des degrés divers, une part de leur identité sur la base de leur travail : « Pour nombre d’individus, l’identité professionnelle et/ou organisationnelle peut être plus marquante et déterminante que celle qui leur est attribuée sur la base du genre, de l’âge, de l’ethnicité, de la race ou de la nationalité » (Hogg et Terry, 2000 : 121). En devenant le lieu central du lien social, le travail représente l’un des sièges du sens existentiel, et ainsi un champ privilégié de la quête identitaire (Brun et Dugas, 2005).

Le travail façonne ainsi des modes de définition de soi via l’expérience relationnelle. Sainsaulieu (1977) s’est spécialement attelé à la description et à l’analyse du processus de production des identités – tant collectives qu’individuelles – au sein des organisations. Ses investigations empiriques lui ont permis de formaliser quatre types de processus identitaires – fusion, négociation, affinités et retrait. Au travers de ces différents modèles, Sainsaulieu voit, dans les interactions et la répartition du pouvoir en entreprise, le cadre de trajectoires identitaires parfois diamétralement opposées : pour les uns, la seule identité pouvant être échafaudée et revendiquée est fondamentalement collective, résultante de l’appartenance à un sous-groupe solidaire ; pour d’autres, la maîtrise d’une zone d’influence personnelle (matérialisée par la position de cadre) leur permet de bâtir leur identité sur son pôle individualiste.

Dubar (1991, 2000) analyse la construction identitaire comme un ensemble de transactions entre soi et autrui. Récusant la tradition sociologique déterministe selon laquelle une identité est le produit intériorisé de configurations sociales objectives et externes, Dubar intègre le rôle que jouent les processus subjectifs. Sa réflexion se matérialise par la définition d’une « identité pour autrui », attribuée par les entreprises et ses acteurs en interaction directe avec l’individu, résultant d’un rapport de force, et d’une « identité pour soi » forgée par les individus eux-mêmes, en fonction de la trajectoire sociale de leur groupe de référence. Quand il y a décalage entre identité pour autrui et identité pour soi, il en résulte la mise en oeuvre de stratégies destinées à combler l’écart. Dans cette définition de l’identité professionnelle préfigure le rôle déterminant de la reconnaissance au travail : « [l’identité] est un processus de construction et de reconnaissance d’une définition de soi qui soit à la fois satisfaisante pour le sujet lui-même et validée par les institutions qui l’encadrent et l’ancrent socialement en le catégorisant » (Demazière et Dubar, 1997 : 49). La reconnaissance au travail désigne ainsi un jugement de la spécificité de la personne et de son individualité.

En plus d’être un lieu de socialisation, le travail est aussi un moyen de régulation identitaire par le biais de différents mécanismes, notamment la centralité, la cohérence, la distinction et la valorisation (Alvesson et Willmott, 2002). La centralité se réfère à l’importance de l’appartenance professionnelle ou de la position dans l’organisation. La cohérence désigne le sens de continuité identitaire, liée au travail, à travers le temps et les situations. La distinction désigne la capacité d’un individu à se définir comme différent des autres sur la base de son travail. Liée à l’estime de soi, l’identité repose sur l’attribution d’une valeur sociale positive. Le travail constitue ainsi un facteur de construction identitaire, en orientant l’action de l’individu et en la valorisant en termes de contribution sociale dans un contexte d’échanges avec autrui. Il représente une sphère essentielle dans laquelle l’individu se réalise en mettant en oeuvre ses idées et ses compétences et en interagissant avec les autres dans un sens qui altère son rapport à soi (Honneth, 2000 ; Petersen et Willig, 2004).

De plus en plus exposés à des situations de changement dans des organisations focalisées sur la flexibilité, l’autonomie, l’innovation technologique et le service au client, les travailleurs sont d’autant plus contraints à redéfinir leur action par une remise en question de leurs identités professionnelles antérieures (Le Goff, 1999 ; Renault, 2000 ; Legault, 2003 ; Soussi, 2006). Malgré une tendance plus générale à la raréfaction du travail salarié stable tel que le symbolise le contrat à durée indéterminée, il n’en reste pas moins que « la réalisation des individus continue de passer par l’expérience du travail en entreprise publique ou privée. Il est abondamment prouvé que la perte de l’emploi conduit beaucoup de chômeurs à de forts troubles identitaires » (Sainsaulieu, 1997 : 233). Certes, les mutations du travail et de son organisation ont fragilisé son rôle dans la construction identitaire (Renault, 2000 ; Soussi, 2006). Néanmoins, au-delà de sa nature économique et instrumentale, le travail garde un potentiel émancipatoire à la base de la réalisation de soi, la confirmation de l’estime de soi et le développement de la confiance en soi (Petersen et Willig, 2004).

C’est à travers l’interprétation des expériences et des interactions au travail que l’individu va se construire une vision de soi, essentiellement guidée par les signes de reconnaissance, de ses qualités et ses contributions, affirmées ou infirmées par autrui (Petersen et Willig, 2004 ; Dutton et al., 2005). C’est par la reconnaissance qu’une identité se consolide ou s’effrite, et le travail procure un champ emblématique d’expression (ou non) de cette reconnaissance : « le travail est le terrain d’accès à une forme de reconnaissance sociale. Ici se rencontrent et s’affrontent les acteurs, pour obtenir du corps social la validation d’une part de leur être ou de ce qu’ils veulent être » (Schwartz, 1990 : 287). En reflétant la qualité et la dynamique des rapports sociaux de travail, la reconnaissance devient un déterminant majeur de la construction d’une identité plus solide et plus stable au travail (Dejours, 1998).

Le rôle de la reconnaissance dans la construction identitaire

Si le travail endosse un rôle critique dans la formation de l’identité, ceci ne nous éclaire pas sur les modalités même de cette formation. Comment se bâtit l’identité individuelle ? À première vue, sa définition paraît évidente : si l’on se réfère à son étymologie, l’identité, qui provient du latin identitas, est la « qualité de ce qui est le même ». Rapportée à l’individu, elle caractérise ce qui, en lui, reste identique, permanent. Cette logique de la « mêmeté », selon le terme de Paul Ricoeur (1990), a prévalu chez les pères fondateurs du concept en sciences humaines, comme Erickson (1972), pour qui la formation de l’identité est définitivement fixée au terme de l’adolescence. Or, cette conception substantialiste et immuable de l’identité a été remise en question pour en souligner au contraire son caractère à la fois processuel, évolutif et socialement ancré.

Les tenants de l’interactionnisme symbolique ont été parmi les premiers à formaliser cette théorie de l’identité socialement construite. Mead (1963) a démontré la genèse sociale de l’identité individuelle. Le soi d’un individu se déploie à partir de l’intégration des jugements que les partenaires d’interaction – qu’il désigne par « l’autrui généralisé » – émettent sur lui. L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se déconstruit tout au long de l’existence, au gré des signaux – confirmatifs ou infirmatifs – reçus de l’environnement social (Dejours, 1998 ; Honneth, 2000). En avançant que l’environnement social pèse de tout son poids dans la formation de la personnalité, Mead (1963 : 167) pressent le rôle-clé joué par la reconnaissance dans la formation sociale de l’individu, qu’il évoque même explicitement : « c’est cette identité capable de se maintenir dans la communauté, qui est reconnue dans cette communauté pour autant qu’elle reconnaît les autres ».

Analysant les interactions usuelles et de face-à-face, particulièrement révélatrices selon lui de l’ordre social, Goffman (1973) rejette également la compréhension de l’identité comme phénomène purement subjectif, reflet d’une intériorité pour l’enraciner dans l’expérience sociale, dans les innombrables interactions quotidiennes. Bien que les niveaux d’engagement diffèrent d’une situation interactionnelle à l’autre, il s’agit constamment, pour l’individu, de se conformer aux convenances sociales en montrant au partenaire d’interaction qu’il lui reconnaît une juste valeur, par la déférence et la tenue. Et la perspective goffmanienne, selon laquelle la plupart des interactions sociales sont l’occasion pour les partenaires de gagner simultanément quelque chose en observant (ou en faisant semblant d’observer) les règles et les conventions sociales, nous incite à penser que ce « quelque chose » n’est rien d’autre que la reconnaissance de leur personne.

Cette vision de l’identité comme construction sociale (Ailon-Souday et Kunda, 2003), comme processus en perpétuelle évolution, comme état éphémère et instable (Thomas et Linstead, 2002 ; Petersen et Willig, 2004) car sans cesse remodelé par et lors d’interactions sociales, la rend intrinsèquement dépendante de la reconnaissance reçue. Le travail semble alors renforcer l’acuité de ce processus, à un double niveau : qu’il soit considéré comme un des lieux marquants de la formation identitaire ou comme l’un de ses moteurs, le travail s’avère un terrain d’observation privilégié de la formation identitaire – processus jusqu’à présent rarement analysé (Sveningsson et Alvesson, 2003). L’étude de la reconnaissance au travail, qui constitue le soubassement de cette construction identitaire et de l’estime de soi qui lui est associée, revêt alors une importance aussi capitale qu’inédite. En effet, la reconnaissance est définie « comme la formation d’un rapport positif à soi-même, tel qu’il est à la fois construit et conforté par autrui » (Dubet, 2006 : 195).

Proposition d’un cadre interprétatif de la reconnaissance au travail

Une recherche qualitative

En dépit des travaux récents menés au sujet de la reconnaissance au travail (Brun et Dugas, 2005 ; St-Onge et al., 2005), la jeunesse de ce champ d’étude en management justifie et motive l’orientation exploratoire de cette recherche dont la visée est d’éclairer un phénomène peu ou prou étudié empiriquement et théoriquement. Inscrite dans un cadre interprétativiste où le chercheur doit découvrir le sens explicite et implicite que les acteurs eux-mêmes donnent à leur expérience (Thietart, 2007), l’étude de la reconnaissance au travail sera, dans notre cas, le fruit d’une « immersion », à travers leurs discours, dans les perceptions et les états affectifs des interviewés. Élément clé de la construction identitaire (Honneth, 2006 ; Ricoeur, 2004), la reconnaissance au travail – perceptuelle par essence – ne pouvait être appréhendée qu’au travers d’une approche permettant de capturer la subjectivité singulière des sujets ; une subjectivité dont il est indispensable de tenir compte puisque le cadre conceptuel même que nous retenons est d’influence psychodynamique (Dejours, 1998). En cohérence avec l’assise interprétativiste et la méthodologie qualitative retenues, il va de soi que l’outil d’enquête permettant cette immersion soit l’entretien non directif. Fondée sur une relation de confiance où l’empathie du chercheur se conjugue avec la liberté accordée au sujet interrogé, l’entretien non directif permet une « rigoureuse » souplesse pour obtenir des sujets enquêtés des informations les plus fidèles à leur vécu et les plus détaillées (Thietart, 2007).

Confier sans appréhension des événements intimes liés au travail, souvent lourdement chargés en signification et en émotion – comme il en est le cas pour la reconnaissance au travail – ne peut se concevoir à l’égard d’un parfait inconnu (Sandberg, 2005). Ainsi, le choix de notre échantillon fût-il conditionné par un double impératif : celui d’une confiance mutuelle nécessaire à la confidence et celui d’une proximité affective inéluctablement contrôlée. Dans ce sens, nous avons jugé opportun d’interroger d’anciens collègues au sujet de la reconnaissance au travail. Onze entretiens compréhensifs ont ainsi été menés.

Conscients que les modalités de l’entretien influencent et contraignent le récit des expériences (Clandinin et Connelly, 1994), nous avons adopté l’approche de Kaufmann (1996) qui préconise, sous l’appellation d’entretien compréhensif, le mode de la conversation usuelle comme méthode de restitution de l’expérience (Knuth, 2000). Dans le cadre d’une rencontre individuelle à leur domicile, la conversation a été menée avec les sujets dans une situation de confiance réciproque, d’écoute active et d’intérêt authentique pour l’expérience décrite (Baumard et al., 2007). Le climat préexistant de confiance et d’estime mutuelles nous a permis de raccourcir – voire de passer outre – la traditionnelle période servant à « briser la glace », au cours de laquelle le chercheur vise à mettre l’interviewé en confiance (Kaufmann, 1996 ; Juan, 1999). Concrètement, nous entamions les premiers entretiens par une consigne de départ très générale : « Voudriez-vous me parler de votre parcours professionnel, de votre vie au travail ? ». À aucun moment, en effet, nous n’avons évoqué, ni même suggéré le terme « reconnaissance » : « la généralité, et donc la polysémie du thème, est une exigence absolue dans le cadre de la non-directivité puisque la manière dont la personne structure son discours, comprend et interprète la consigne est déjà un résultat » (Juan, 1999 : 114). Très tôt dans la conversation, les sujets interrogés ont fait tout naturellement référence au sujet de la reconnaissance au travail et spécifiquement de ses marques.

Les principales caractéristiques de l’échantillon sont résumées dans le tableau 1. Il est à préciser que tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits et que leur durée moyenne est de 1 h 45 min. L’objectif de la restitution est surtout de présenter une validation transversale des formes de reconnaissance sans prétendre à une construction de l’unité et de la continuité des processus identitaires.

Tableau 1

Profil des participants à l’étude empirique

Sexe

4 hommes et 7 femmes

Âge (moyenne d’âge)

De 27 à 44 ans (35 ans)

Domaines d’activité actuels

Banque / finance, marketing, imprimerie, gestion des ressources humaines, commerce, TIC

Statut des employeurs

Multinationales, grandes entreprises industrielles, PME/PMI, entreprises familiales

Nombre d’employeurs par personne

De un à cinq

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Reconnaissance et travail : une relation double, substantialiste et processuelle

Qu’attendez-vous de votre travail ?

D’être reconnue. Reconnue, qu’est-ce que ça veut dire ? Pas seulement l’argent. Bon, l’argent a son importance, c’est vrai. Mais parfois, c’est juste un mot : quand il [le supérieur hiérarchique] t’écrit « Très bien » sur un dossier, ça fait chaud au coeur ! Tu te dis : « Au moins, j’ai fait quelque chose, j’ai un certain niveau, je suis apte à faire un travail comme celui-là alors que c’est un travail difficile. J’ai travaillé et j’ai réussi à le faire. » C’est que… tu sens que tu es arrivée à faire quelque chose. Ce n’est pas : tu fais un travail banal, que tu le fasses ou non, ça revient au même…

Le bilan que tire AG, jeune femme de 27 ans, au sortir de sa première année d’expérience professionnelle, est emblématique de la quête de reconnaissance. Il condense les attentes de l’ensemble de notre échantillon qui nous a rapporté, au travers des entretiens, des exemples de marques ou de manquements à la reconnaissance reflétant la singularité des trajectoires personnelles et professionnelles et nous permettant, de par la richesse des propos, de présenter une conceptualisation de la reconnaissance comme vecteur d’une construction identitaire au travail.

À l’instar de l’identité qu’elle sous-tend et qu’elle vise à étayer, la reconnaissance est bipolaire : l’individu tente simultanément d’exprimer sa distinction et sa conformité au groupe d’identification (Robertson, Scarbrough et Swan, 2003). La reconnaissance de conformité vise à conforter la partie sociale, collective, de l’identité, par laquelle l’individu est reconnu comme membre d’un groupe. Dans cette optique, sont recherchés et appréciés les points communs que l’individu décèle avec son groupe de référence, les signes indiquant son appartenance groupale ; elle correspond à l’identité sociale (Kärreman et Alvesson, 2004). La reconnaissance de distinction atteste, quant à elle, de la singularité, de l’unicité de l’individu. Pour Ricoeur (2004), il s’agit d’être reconnu dans son irréductible différence – et c’est là l’étape ultime de son Parcours de la reconnaissance. Tel un continuum, la reconnaissance est tiraillée entre ces deux extrêmes. Bien qu’antinomiques, reconnaissance de distinction et reconnaissance de conformité sont simultanément recherchées (Thomas et Linstead, 2002).

Outre le paradoxe de cette dualité, le caractère processuel de la reconnaissance est souligné par l’étude empirique. Pour l’expliciter, le recours à la théorie de la reconnaissance formulée par Ricoeur (2004) s’est avéré particulièrement utile. La démarche du philosophe a consisté à délimiter les dimensions de la reconnaissance par l’articulation des différentes acceptions du terme relevées dans le dictionnaire. Derrière l’hétérogénéité sémantique du mot « reconnaissance » se cache en effet un enchaînement cohérent de significations, un parcours que Ricoeur qualifie de « polysémie réglée » (2004 : 14). Or, la transition d’une étape à l’autre de ce parcours ne va pas de soi : le risque de non-reconnaissance est omniprésent. Les données de l’enquête nous ont ainsi permis de cerner trois acceptions (ou étapes) majeures : la « reconnaissance-identification », la « reconnaissance-attestation de valeur » et la « reconnaissance-récompense ». L’investigation empirique a ainsi montré le poids de la reconnaissance, dans la sphère professionnelle, sur un double registre : celui de la reconnaissance de l’individu au travail et celui de la reconnaissance du travail de l’individu.

Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici les principales formes, tant positives que négatives. Cette distinction rejoint les différentes formes de reconnaissance identifiées par Brun et Dugas (2005) qui distinguent la reconnaissance existentielle de la personne, la reconnaissance des résultats du travail, la reconnaissance de la pratique de travail en termes de compétences et d’habiletés et la reconnaissance de l’investissement au travail compte tenu des contraintes contextuelles.

Les formes de la reconnaissance de l’individu au travail

Moi, j’étais la plus épanouie de [mes frères]. Parce que quand je réussissais, c’était une réussite due au travail… je montrais à tout le monde ! Je suis passée à la télévision, j’ai montré, j’ai fait des émissions, j’ai écrit dans la presse, j’ai écrit plein de choses. Je voulais montrer, en fait. Je voulais réussir. Le regard des autres, c’était très important pour moi.

« Être […], c’est toujours se produire dans un horizon de visibilité » : cette citation de Sobel (2004 : 204) pourrait à la fois servir de légende à ce témoignage de MB (38 ans) et synthétiser la première étape du parcours de la reconnaissance : être reconnu, c’est simplement et avant tout être regardé. C’est le sens premier du mot « reconnaissance » tel que le définit le dictionnaire : « Action d’identifier, de percevoir quelqu’un, quelque chose comme déjà connu », ce que nous appellerons, à l’instar de Ricoeur, la « reconnaissance-identification ». Il semble en effet impossible de construire une identité et, a fortiori, de la revendiquer et de la faire valider par autrui, si ce dernier ne la perçoit – et ne l’aperçoit – même pas. A contrario, l’indifférence reflète, de manière encore plus prégnante, l’importance du regard comme signe premier de reconnaissance, en ce qu’une indifférence totale anéantit l’existence même de l’individu concerné (Todorov, 1995).

L’étape suivante, qui à la fois englobe le noyau que constitue la reconnaissance-identification et en élargit la portée, est la reconnaissance entendue comme attestation de valeur : « Fait d’admettre pour vrai, comme certain ; reconnaître la légitimité de… ». Ce qui est demandé à autrui, c’est d’abord de reconnaître notre existence (reconnaissance-identification), puis de la confirmer, en attestant par là notre valeur (reconnaissance-attestation de valeur) : la seconde étape ne peut avoir lieu que si la première est déjà réalisée. Dans son versant positif, la reconnaissance-attestation de valeur au travail se manifeste par le respect envers la personne. Ce respect est entendu comme la considération de la valeur de la personne, quelle qu’elle soit. En ce sens, le respect témoigné à l’individu, conforte l’aspiration de ce dernier à être confirmé dans sa similitude aux autres ; il s’inscrit donc dans la dimension de la reconnaissance de conformité. Ce respect se traduit d’abord par le regard qui, de neutre dans la première phase de la reconnaissance, devient chargé de sens, d’un sens positif car approbateur. Outre un regard exprimant la considération, la reconnaissance-attestation de valeur que véhicule le respect emprunte des chemins aussi multiples que simples. Le respect peut ainsi se manifester par des réactions d’empathie, comme le fait de considérer que l’individu au travail est aussi un individu en dehors du travail, ce dont témoigne MS par rapport au comportement de son supérieur hiérarchique (27 ans) :

Il respectait notre vie privée : il ne nous demandait pas de rester après les heures, on ne travaillait pas le samedi. Il nous disait qu’il fallait faire du sport, il pensait quand même à nous : « Ah ! Tu es fatiguée. Peut-être que tu devrais prendre un jour pour te reposer. » Il était très clean au niveau des congés, des horaires. Ça, c’était bien.

Il peut aussi s’agir d’une parole, d’un geste, d’un sourire – un ensemble d’attitudes et de comportements de nature verbale et non verbale qui reflètent l’estime portée à la personne du travailleur. De même, les signaux d’appartenance et de solidarité lancés à l’individu soulignent et renforcent son identité sociale en lui démontrant son appartenance effective au groupe ou, mieux, en prenant sa défense le cas échéant. Conforter la dimension sociale de l’identité individuelle représente un aspect fondamental de la reconnaissance-attestation de valeur ; le témoignage de AG en souligne l’importance a contrario :

Il y avait le Développement et nous, le Crédit. Et notre chef était plutôt avec le Développement, le Crédit, c’est quelque chose qu’il délaissait un peu. Il nous ignorait. Pendant les réunions, il réunissait le service Développement seulement. Nous, on était toujours à côté de la plaque pour les informations concernant les clients, alors que nous-mêmes, on était censés être informés. Et çà, on le vivait mal. Le chef suivant a commencé à avoir ses préférences parmi les analystes : il était très ami avec S, il lui racontait tout ce qui se passait avec la direction.… Dès qu’il y avait un truc important, il lui en parlait. Moi et mes collègues, on était de côté ! Il ne nous méconnaissait… pas complètement, mais il nous ignorait.

La personne au travail entend être traitée et reconnue en tant qu’individualité singulière, mais assurément différente des autres. Un premier moyen consiste à fournir des justifications au salarié sur des décisions négatives l’affectant – ce que Bies (2001) considère comme une marque de respect et donc, de justice interactionnelle. De même, mais cette fois en amont du processus décisionnel, un mode de reconnaissance-attestation de valeur plus marquant, et plus apprécié, consiste en la consultation du salarié ; il s’agit là d’un des thèmes où les occurrences du terme reconnaissance, relevées dans les entretiens, sont les plus nombreuses. IB (40 ans) a eu le bonheur – il l’a vécu comme tel et, au moment de relater l’épisode, son expression s’est transformée en exaltation – d’avoir été consulté et sérieusement écouté par les principaux responsables de l’entreprise, lors d’un projet transversal d’envergure :

J’étais devenu très connu [dans l’entreprise], ils me consultaient, me questionnaient sur tous les détails. Étant donné que je faisais tous les trucs manuels dès le tout début, puisque je connaissais le secret de tous les trucs comptables et manuels ! […] J’assistais aux réunions à haut niveau pour l’informatisation, tu es avec les directeurs généraux, avec les directeurs, avec les chefs de départements, et on te donne la parole, tu parles avec eux… Ça m’a donné une assurance. Et donc, automatiquement, à un certain moment après, mon travail, je le vénère ! Quelque part, j’étais épanoui dans mon travail ! Pourquoi ? Parce qu’il y a une reconnaissance, bien qu’elle ne soit pas d’une façon directe, c’est-à-dire par une promotion.

Si le concept de « voice » correspond aussi bien à l’aspect formel d’une procédure de prise de décision – elle est alors une opportunité officiellement proposée au travailleur d’exprimer son point de vue – qu’au comportement interpersonnel du décideur (Folger et Cropanzano, 1998), il semble que c’est à cette deuxième acception que renvoie la forme de reconnaissance-attestation de valeur recherchée dans une perspective de distinction. La possibilité spontanément offerte par un responsable à son subordonné d’émettre un avis semble davantage perçue comme une confirmation de la valeur de la personne concertée que celle résultant de l’application indifférenciée (donc, valable et égale pour tous) d’une procédure formelle de travail. Car, que signifie être réellement écouté, si ce n’est que non seulement la parole exprimée est chargée de valeur pour le destinataire, mais que cette valeur est de surcroît positive ? Si l’individu est consulté car susceptible d’apporter une « valeur ajoutée », la responsabilisation a priori est une forme encore supérieure de reconnaissance-attestation de valeur, en ce qu’elle confirme plus nettement la personne dans sa valeur, bien que celle-ci n’ait pas encore été définitivement établie. Le jugement favorable de valeur est porté sur un potentiel – une valeur attendue – et non sur un existant déjà éprouvé : la reconnaissance est ici intrinsèquement liée à la confiance.

Toutefois, les formes de non reconnaissance-attestation de valeur, de conformité et de distinction, sont plus nombreuses à être évoquées. En ôtant toute possibilité de nouer et de maintenir des relations avec les autres (et donc, toute possibilité de reconnaissance), mise à l’écart et sectarisme constituent les formes de non reconnaissance-attestation de valeur évoquées les plus pernicieuses. L’impolitesse, au mieux, et la dévalorisation, au pire, sont également ressenties comme une atteinte à la dignité individuelle ou collective (dans le cas d’une équipe de travail). Selon Renault (2000), l’absence de reconnaissance correspond surtout à un déni de la dignité pour une personne. « Dans la mesure où l’expérience de la reconnaissance est une condition dont dépend l’identité personnelle dans son ensemble, l’absence de cette reconnaissance, autrement dit le mépris, s’accompagne nécessairement du sentiment d’être menacé dans sa propre personnalité. Dans ce cas, la personne réagit en règle générale par des sentiments moraux qui accompagnent l’expérience du mépris, et donc par la honte, la colère ou l’indignation » (Honneth, 2006 : 193). L’humiliation à titre individuel est tout aussi attentatoire et d’autant plus destructrice qu’elle se déroule en présence de tiers, qu’elle revêt les formes de l’injure ou de la ridiculisation et de la condescendance pour CG (34 ans), quand elle exprime en réunion des réticences qu’elle estime fondées à propos d’un dossier litigieux :

[Mon chef] m’avait tourné en ridicule devant tout le comité en me disant : « Mais vous voyez, avec ces petits jeunes, ils voient le mal partout… ». Bref, il m’avait complètement démolie, et je me souviens que le [PDG] m’avait regardée comme ça, avec ses yeux un petit peu en coin, et qu’il avait doucement rigolé.

Ultime étape du parcours, la reconnaissance comme récompense : « sentiment qui témoigne qu’on se souvient d’un bienfait reçu ». Une fois l’existant identifié (étape 1), et sa valeur attestée (étape 2), la reconnaissance peut devenir récompense quand la valeur perçue de l’existant est telle pour le pourvoyeur de reconnaissance que celui-ci l’assimile à un bienfait reçu, à une faveur qui lui est faite. Le bénéficiaire s’estimant redevable, se développe en lui un sentiment de dette, l’obligation de donner en retour (Mauss, 1973 ; Caillé, 2004 ; Godbout, 2004). Alors que la confiance dans le potentiel d’une personne relève de la reconnaissance-attestation de valeur, la responsabilisation a posteriori peut également procéder de la reconnaissance-récompense lorsque la confiance qu’elle renferme est perçue comme gratifiant la valeur éprouvée de la personne. Autre forme de reconnaissance-récompense, l’autonomie au travail relève de la reconnaissance de distinction. Une distinction de la personne à interpréter doublement : cette forme de reconnaissance à la fois distingue la personne de ses collègues (dans le sens d’une différenciation) et constitue, en tant que telle, une distinction (dans le sens d’une récompense). Ce qu’IB exprime par ces propos :

Je me sentais… disons que je sentais que j’avais ma place dans l’équipe. J’ai une certaine importance dans [l’entreprise]. Dans cette période-là, j’ai senti que j’existais, je suis une personne ici qui… ce n’est pas la peine que je commande pour dire que je suis là, non, non ! Je SENS qu’il y a un respect de la part de tout le monde. Pourquoi ? Parce que j’apporte quelque chose, j’ai un savoir-faire, et plusieurs personnes – la majorité – ne pouvait pas venir piétiner sur MON terrain ! Étant donné que ce terrain-là, moi, je le maîtrisais, et parfaitement. Donc, personne ne s’y collait et je me sentais maître à bord.

À l’inverse, le musellement de l’individu, qui se voit déchargé de toute responsabilité et interdit de toute « voix au chapitre », après avoir pourtant reçu des marques positives de reconnaissance-identification et de reconnaissance-attestation de valeur, est une forme de non reconnaissance-récompense vécue comme une rupture de la confiance jusqu’alors attribuée et réitérée à son endroit. Les propos fournis par CG confirment le malaise conséquent à ce dit musellement lorsqu’elle parle de son exclusion, de sa mise à l’écart du processus de travail.

Je me souviens très bien, il [le patron] avait fait exprès d’aller dans le bureau de B. – qui était juste à côté du mien – et de parler suffisamment fort pour que j’entende [sur un ton colérique] : « Je te préviens ! Ne donne rien à C. ! Je ne veux pas qu’elle fasse la centrale des bilans ! » Je pense que j’étais un peu le grain de sable qui l’embêtait […]. Je n’étais pas jeune diplômée comme le reste de l’équipe, j’avais à peu près son âge, j’arrivais à lui tenir tête et techniquement, j’avais quand même des arguments. Il ne voulait pas travailler avec moi, parce qu’il voulait que TOUTES les idées viennent de lui, il pensait qu’il n’y avait que lui qui pouvait avoir de bonnes idées. Et les autres exécutaient. Il le disait de toute façon.

Une rupture extrêmement douloureuse si l’on se remémore le rôle de la reconnaissance : en lui retirant de manière assez soudaine des marques fortes de reconnaissance, ce sont les (fragiles) piliers de sa structure identitaire qui lui sont ainsi dérobés.

Les discours de nos sujets s’associent – à travers ce qu’ils renferment en évocations, directes ou indirectes, aux marques ou manquements de reconnaissance – pour nous éclairer quant à la structure de la reconnaissance de l’individu au travail ; reconnaissance non seulement de son unicité, de sa singularité mais également de son appartenance, de son inclusion dans un groupe. Dejours (1993), de par ses analyses du vécu subjectif des personnes au travail, fait référence à cet aspect de la reconnaissance sous le vocable de « reconnaissance-gratitude ». Un jugement est ainsi porté sur l’utilité et la valeur ajoutée de l’individu ainsi que sur son intégration dans une communauté. Les trois volets de cette reconnaissance de l’être au travail (l’identification, l’attestation de valeur et la gratitude) ainsi que ses marques (positives ou négatives) le plus souvent évoquées par nos sujets d’étude sont présentées dans le graphique suivant :

Graphique 1

Formes de reconnaissance (ou de non-reconnaissance) de l’individu au travail

Formes de reconnaissance (ou de non-reconnaissance) de l’individu au travail

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Les formes de la reconnaissance du travail de l’individu

En étayant l’idée selon laquelle le travail comme pratique est ce par quoi l’individu se définit lui-même et se définit par rapport à autrui, reconnaître le travail de l’individu revient in fine à reconnaître l’individu derrière ce travail. Dès lors, la reconnaissance-identification du travail, comprise comme visibilité, différenciation par rapport au travail d’autrui, marque le point de départ du parcours de la reconnaissance du travail. En effet, l’enquête révèle à plusieurs reprises des cas de déni total du travail et des efforts inhérents, que CG, par exemple, a vivement ressenti à l’arrivée d’un nouveau supérieur :

Tout le travail que tu avais fait avant, c’était forcément nul, tout était à jeter. On a eu le sentiment que tout ce qu’on avait fait a été annihilé. Annihilé, ouais, ce n’est pas trop fort : annihilé, c’est nier, c’est RIEN, comme si ça n’avait jamais existé ! Ce n’est même pas parti en fumée, ce n’est même pas quelque chose qu’on a rangé dans un placard, c’est vide ! Y a rien eu. Rien ! On a fait table rase de TOUT ! Tout !

Dénier le travail, c’est non seulement faire fi du résultat obtenu mais aussi, de la part du soi investi tout au long de l’exécution. Tout travail, fût-il rudimentaire ou bien finement préconçu, exige un investissement et une inventivité personnels afin de faire face aux aléas qui, immanquablement, jalonnent sa réalisation (Clot, 1995). Il est alors aisé de saisir la portée de cette étape primordiale de la reconnaissance : comment être reconnu quand l’objet même de cette reconnaissance est inexistant aux yeux de l’évaluateur ?

La deuxième phase du processus, la reconnaissance-attestation de valeur du travail conforte (ou fragilise) l’individu dans son identité. Le respect envers le travail et les efforts fournis figure parmi les marques de reconnaissance déduites de l’enquête empirique et situées au croisement de la reconnaissance de conformité et de la reconnaissance-attestation de valeur, dont une autre composante réside dans le sentiment d’utilité du (et au) travail. Trouver la confirmation de la valeur de ses compétences professionnelles (et personnelles) passe également pour le travailleur par la démonstration de son utilité à la collectivité : être reconnu, c’est aussi donner, et non plus seulement recevoir, des marques de reconnaissance. Confortant l’individu dans sa valeur sociale, le sentiment d’utilité du travail peut aussi se rapporter à la reconnaissance de distinction, quand le désir ordinaire de contribution se mue en désir de contribution extraordinaire. Non seulement s’agit-il de voir son travail reconnu comme utile et profitable au collectif, mais que cet apport soit directement et exclusivement associé à son auteur, et à aucun autre. Rapporté à la perspective psychodynamique (Dejours, 1998), le jugement d’utilité est la reconnaissance de l’utilité du travail accompli, tandis que le jugement de beauté – et, plus précisément, le jugement d’originalité – est un palier supérieur, celui de la reconnaissance d’une « empreinte » personnelle. Au delà d’un travail unique, c’est la reconnaissance d’un travailleur unique : tout risque de confusion, de confiscation ou de reproduction du travail par un autre est alors définitivement écarté. De ses nombreuses années d’expérience comme imprimeur, DC (44 ans) retient de son activité, par ailleurs éprouvante, le plaisir d’avoir été reconnu comme un spécialiste :

J’aimais le boulot. Pourquoi ? Parce qu’il y a un côté créatif : le conducteur peut, par ses réglages, son toucher, il apporte… bref, tu peux distinguer un bon conducteur d’un conducteur moyen. Il fallait que j’aie la même vision que le client sur le produit […] Ça a été le côté créatif quoi, la touche personnelle.

Si le travail – compris simultanément comme résultat et comme processus – franchit avec succès les étapes de l’identification et de l’attestation de valeur, il ne sera cependant pleinement reconnu que s’il est gratifié – étape finale de la reconnaissance-récompense. L’équité salariale peut, à cet égard, exprimer une reconnaissance appropriée à un travail auparavant dévalorisé (Hallée, 2005). La reconnaissance prend ainsi une forme monétaire qui attribue une récompense individualisée pour un travail accompli. Dans nombre d’entreprises, il y a souvent une focalisation sur la forme monétaire de la reconnaissance en comparaison à d’autres formes plus symboliques. Selon St-Onge et al. (2005), les formes de reconnaissance basée sur une rémunération variable sont valorisées parce que, comparées aux autres formes de rémunération, elles sont plus personnalisées et moins perçues comme des acquis. Toutefois, les récompenses monétaires ne constituent pas un substitut aux autres formes non pécuniaires de reconnaissance. C’est le ressenti de IB qui les assimile à des « cadeaux empoisonnés » qui ne parviennent pas à effacer des marques préalables et négatives de reconnaissance :

Bien qu’on m’ait donné une promotion, que je sois devenu fondé de pouvoirs, qu’on m’ait augmenté, malgré ça, je suis mécontent ! Pourquoi ? Parce que ce n’est pas ça que je veux ! Ce que je veux, c’est le respect entre nous. Avant toute chose ! Avant l’argent, et avant la promotion ! Le salaire que j’avais, j’en vivais très bien. Ce n’est pas parce que tu m’as augmenté de deux sous, que je vais oublier tout ça ! Soi-disant tu m’as donné tel grade, tu m’as augmenté, la belle affaire […]. Pour moi, tout ça, ce sont des cadeaux empoisonnés, je dis !

Summum de la reconnaissance, les remerciements pour son travail sont encore plus valorisants quand ils sont reçus en public. MB abonde en ce sens :

On était en réunion avec les Français de Kheops et le PDG a dit, en parlant de moi : « Vous savez comment elle est entrée celle-là ? Elle a SU se vendre ! » […] Il te donne de l’importance parmi les Français ! C’est pas le genre qui dit tu n’as rien fait et que c’est lui au contraire qui a tout fait. Non ! C’est vraiment une personne qui donne à chacun son dû, voilà ! C’est très important ! « Tu as fait ce travail, bravo ! » Et devant tout le monde !

Considérée comme un dû, et non comme un geste gratuit et discrétionnaire du supérieur hiérarchique, la gratitude est attendue comme la juste récompense d’une faveur préalablement octroyée. Des formes plus élaborées de cette reconnaissance, visant à récompenser de manière spécifique le travail d’un individu dans le cadre d’une reconnaissance de distinction, peuvent être envisagées et appréciées : obtenir une promotion, apporter une contribution déterminante à l’entreprise. Il arrive néanmoins que ce stade ne soit jamais atteint et, qu’en guise de récompense, ce soit plutôt un travail déclassé que se voit proposer l’employé. Après avoir reçu des marques de reconnaissance sur la valeur de son travail – notamment sur son utilité –, puis en voir le contenu dépouillé, ce retournement de situation est vécu non seulement comme une profonde ingratitude mais aussi comme une véritable déchéance, puisque toute possibilité de reconnaissance est désormais tronquée. Dévaloriser le contenu du travail est ressenti comme une dévalorisation de la personne même. C’est pourquoi l’étape finale de la récompense, qui permet de « boucler la boucle », est indispensable à une pleine et entière reconnaissance non seulement du travail, mais de la personne au travail.

La reconnaissance du travail de l’individu est au sens de Dejours (1993) une « reconnaissance constat ». Elle est identification des contributions et des résultats des travailleurs, attestation de la valeur intrinsèque de leurs réalisations et rétribution juste, symbolique et réelle en contrepartie de leurs contributions. Le graphique 2 synthétise ces composantes de la reconnaissance et en propose des illustrations.

Graphique 2

Formes de la reconnaissance (ou de non-reconnaissance) du travail de l’individu

Formes de la reconnaissance (ou de non-reconnaissance) du travail de l’individu

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Conclusion

« La reconnaissance peut se pratiquer sur une base quotidienne, régulière ou ponctuelle ; elle peut se manifester de manière officielle ou non officielle ; elle peut s’octroyer sur une base individuelle ou collective ; elle peut s’accorder en privé ou en public ; elle peut être pécuniaire ou non pécuniaire ; enfin, elle peut avoir une valeur symbolique, affective, concrète ou pécuniaire pour la personne qui la reçoit » (St-Onge et al., 2005 : 92). Dans la continuité de la conceptualisation proposée par Brun et Dugas (2005), l’étude pourtant embryonnaire de la reconnaissance au travail révèle, au travers des discours recueillis, un phénomène complexe, riche de sens et présent dans une multitude d’interactions et d’échanges au travail.

L’enquête empirique nous enjoint à en souligner trois étapes : reconnaître, c’est d’abord identifier l’individu/son travail, puis en attester la valeur et, enfin, le gratifier. La reconnaissance se situe à la fois en amont et en aval de la connaissance : en amont, la reconnaissance ouvre la voie à la connaissance, via l’identification et la confiance accordée (reconnaissance-identification et reconnaissance-attestation de valeur) ; en aval, elle est « re-connaissance », une deuxième connaissance auréolée par la gratitude à l’égard de ce qui est connu (la personne aussi bien que son travail). Diverses formes de (non-) reconnaissance s’intègrent à chacune des étapes, tant matérielles qu’immatérielles ; ces dernières ont par ailleurs été quantitativement les plus nombreuses à être revendiquées – respect, sentiment d’utilité, esprit de solidarité, remerciements, etc. En cohérence avec les travaux précurseurs de Dejours (1998) concernant les processus psychodynamiques au travail où la subjectivité guide la compréhension des besoins en reconnaissance de l’être au travail et du travail de l’être, ces formes de reconnaissance viennent consolider la construction identitaire qui s’opère au travers des échanges établis au travail (Sainsaulieu, 1988).

L’étude menée montre également que la reconnaissance agit sur la motivation selon un effet modérateur et rétroactif : la quête et les espoirs de reconnaissance professionnelle enclenchent et dynamisent la motivation au travail, laquelle se matérialise par une productivité accrue ou des comportements prosociaux. Des résultats qui appellent, en retour, des signes de reconnaissance : s’ils s’avèrent positifs, ils viennent alors nourrir et renforcer la motivation ; négatifs, ils entraînent démotivation et comportements de retrait (Bourcier et Palobart, 1997). Escalade positive ou négative selon le cas, l’effet des marques de reconnaissance sur la motivation obéit au principe de réciprocité. Dans cette perspective le recours aux théories du don (Mauss, 1973) et de l’échange social (Blau, 1964 ; Gouldner, 1960) s’avère indispensable à l’exploration des mécanismes de fonctionnement et de maintien de cette escalade de motivation par l’octroi des marques de reconnaissance de l’individu et de son travail. Si l’employé s’investit dans son rôle, en multipliant les efforts et les signes d’implication, c’est dans l’attente vraisemblable, et non illusoire, d’une reconnaissance (d’identification, d’attestation et de gratitude) en retour. Le même type de raisonnement peut être applicable au cas de l’employeur : en adressant des signaux positifs de reconnaissance (d’identification, d’attestation et de gratitude), il peut raisonnablement s’attendre à susciter voire, à renforcer, l’implication et la mobilisation de ses employés et donc, à en recueillir les fruits.

Le processus de reconnaissance au travail et l’influence des théories de l’échange social appellent inéluctablement à tenir compte de deux protagonistes : celui qui en reçoit les signes et celui qui les dispense. De ce fait, il est, à notre sens, nécessaire – et nous rejoignons en cela les critères de qualité des pratiques de reconnaissance recensés par Brun et Dugas (2005) – d’impulser une réflexion quant aux critères ou caractéristiques indispensables en la source, en l’émetteur de ces marques de reconnaissance et dans le contexte de leur échange.

Inéluctablement riche de ces enseignements qui guident et orientent le champ de la recherche sur la reconnaissance au travail, cette étude comporte néanmoins certaines limites qui tiennent principalement à la nature même de cette recherche. Exploratoire, elle souffre du nombre réduit d’entretiens utilisés, même si la fécondité des propos a permis d’établir à dessein une caractérisation des niveaux de reconnaissance et de ses composantes. Cette étude avait pour visée d’analyser – à travers leur vécu subjectif – le sens que donnent les sujets interrogés à la reconnaissance au travail et à ses marques. Les synthèses proposées résultent de l’analyse transversale des propos recueillis ; multiplier le nombre d’entretiens en profondeur avec les mêmes personnes sur une période de temps plus importante orienterait l’étude vers l’usage des récits de vie. Cette technique assurerait une acuité plus importante et permettrait des analyses intra individuelles explicitant davantage le processus de construction de l’identité professionnelle auquel concourt la reconnaissance au travail.

La quête de la reconnaissance est au centre des préoccupations des salariés. Que les gestionnaires s’en soucient devient un impératif inéluctable. Ainsi, en développant, envers le travail et surtout la personne du travailleur, des signes de reconnaissance authentiques, congruents malgré leur diversité et régulièrement adressés, la confiance est alors renforcée et la justice est assurée. Les gestionnaires pourraient également faire bon usage des marques de reconnaissance au travail puisqu’elles sont, non pas un substitut mais un complément aux formes de rétribution financière et qu’elles sont même parfois plus valorisées que ces dernières (St-Onge et al., 2005). Au coeur de la démarche de gestion des compétences (Pierre et Jouvenot, 2007), la reconnaissance pourrait également être pour les gestionnaires un axe d’action privilégié en matière de formation des responsables d’équipe. Cependant, il importe de se poser la question, d’une part, sur le rôle des collectifs de travail dans une lutte pour la reconnaissance, souvent focalisée sur l’accomplissement individuel et, d’autre part, sur les nouvelles formes de domination qui accompagnent les pratiques managériales et les discours sur la reconnaissance.