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Introduction

Alors que la crise sanitaire de la COVID-19 a révélé au grand public l’extraordinaire abnégation des personnels soignants qui ont travaillé sans relâche, et au péril de leur vie, à la prise en charge des patients, elle a aussi accéléré les démissions et s’est traduite, selon la Fédération hospitalière de France, par une augmentation sans précédent du taux d’absentéisme. Les applaudissements au balcon tous les soirs à 20 h au printemps 2020 et les augmentations de salaire accordées par le Ségur de la santé ne semblent donc pas avoir satisfait les attentes des personnels hospitaliers. Au moment d’affronter de nouvelles crises sanitaires, la recherche devrait donc porter une attention accrue à leurs attentes de reconnaissance puisqu’il semble que la société et les pouvoirs publics n’ont jusqu’à présent pas trouvé les bonnes réponses.

En France, de nombreux auteurs dénoncent depuis plusieurs années les compressions budgétaires liées à l’introduction du nouveau management public à l’hôpital qui conduisent à une dégradation des conditions de travail des personnels hospitaliers (Estryn-Béhar, 2008 ; Acker, 2005 ; Loriol, 2003). Sont notamment dénoncés les réductions d’effectifs, les postes vacants, l’intensification du travail due à la diminution de la durée moyenne de séjour et la multiplication des tâches administratives. Dans ces conditions, l’hôpital public se caractérise par un taux d’absentéisme élevé de 10 jours en moyenne, contre 7,9 jours dans l’ensemble des secteurs (Pollack et Ricroch, 2017), par une forte rotation des personnels, notamment des médecins et des soignants[1] (Boiteau et Baret, 2016) et par des mouvements sociaux très nombreux (infirmières, urgentistes, sages-femmes). Comme le montrent Pollak et Ricroch (2016), les conditions de travail ont des répercussions sur l’absentéisme des personnels hospitaliers. On peut donc s’attendre à ce que les conditions de travail soient perçues comme des pratiques de non-reconnaissance ; or les travaux de recherche sur ce sujet sont peu nombreux.

La lutte pour la reconnaissance est un moteur des dynamiques sociales (Hegel, 1802). Le sujet de la reconnaissance surgit quand il fait défaut (Honneth, 1992). Ce manque de reconnaissance porte atteinte à l’identité de l’individu et peut avoir des conséquences délétères, notamment sur sa santé mentale (Dejours, 1998), entrainant des comportements de réaction, comme l’absence, les départs ou la baisse de productivité. Lorsque les personnels soignants se mobilisent pour réclamer des moyens supplémentaires, l’arrêt des réductions d’effectifs ou encore des augmentations de salaire, l’enjeu n’est-il pas une meilleure reconnaissance de leur profession et de leur engagement au travail ? Une meilleure reconnaissance de leur besoin vital de faire un travail de qualité dans lequel ils se reconnaissent (Clot, 2010) ?

Dans cet article, nous présentons les résultats d’une étude exploratoire qui cherchait à appréhender les besoins de reconnaissance des personnels hospitaliers. Dans la première partie, après avoir présenté les dimensions de la reconnaissance au travail, nous faisons état des facteurs de l’émergence du besoin de reconnaissance mis en évidence par la littérature. Nous présentons ensuite la méthodologie de notre enquête puis nos résultats qui distinguent les attentes de reconnaissance des personnels, qui sont essentiellement centrées sur le travail, des perceptions de ces attentes par les experts et les encadrants, qui eux mettent l’accent sur la reconnaissance de l’individu. Nous montrons que, dans les deux cas, les conditions de travail ont une forte influence sur les perceptions de la reconnaissance.

Les transformations du travail sont à l’origine de l’émergence du besoin de reconnaissance

Ce sont tout d’abord les travaux du philosophe Honneth (1992) qui marquent le regain d’intérêt pour le concept de reconnaissance. En reprenant les travaux de Hegel (1802), qui considérait que les groupes sociaux sont en quête de reconnaissance, Honneth propose une théorie de la reconnaissance dans une approche multidimensionnelle. Il définit trois types de reconnaissances : la reconnaissance amoureuse qui repose sur l’affection et la bienveillance des proches, elle procure de la confiance en soi ; la reconnaissance juridique qui garantit les droits fondamentaux de l’individu, ce dernier mérite respect et considération ; la reconnaissance culturelle qui atteste de la contribution de l’individu à la vie sociale, elle procure de l’estime de soi.

Ces travaux philosophiques sont un point de départ qui marque le développement du concept de reconnaissance au travail dont vont s’emparer les sciences de gestion puis, plus tardivement, les sociologues. Toutefois, la reconnaissance au travail est aujourd’hui un concept protéiforme qu’il s’agit de clarifier et de préciser. La littérature expose plusieurs approches et définitions de la reconnaissance centrées sur l’individu ou sur le travail. Pour Bourcier et Palobart (1997), par exemple, la définition est centrée sur celui qui émet des signes de reconnaissance « la reconnaissance est la réaction constructive et personnalisée, exprimée à court terme par un individu à la suite d’une action ou d’une attitude, particulière ou globale, qui constitue un effort méritant d’être relevé à ses yeux » (p. 67). La reconnaissance est définie par Brun et Dugas (2002), au contraire, à partir de celui qui perçoit la reconnaissance à son égard « la démonstration sans ambiguïté du fait que nos réalisations, nos pratiques de travail et notre personnel sont appréciés à leur juste valeur » (p. 7). La reconnaissance résulte ainsi d’une interaction sociale. Les interactions à l’origine de la reconnaissance induisent nécessairement une réciprocité (Honneth, 2006). La reconnaissance s’exprime dans une relation où se joue le fait d’être reconnu (ou de ne pas l’être) et de reconnaître (ou de ne pas reconnaître) « si la reconnaissance est réelle, […] elle est réciproque […] » (Bourcier et Palobart, 1997 : 38).

Selon Brun et Dugas (2008), le concept de reconnaissance au travail trouve ses origines dans quatre courants de recherche : l’approche éthique qui prône le respect de chaque individu et un traitement équitable (Aquino et coll., 1999) ; la conception humaniste qui valorise l’autonomie et l’influence sur les décisions (Martin et coll., 1996), dans laquelle la communication et les relations interpersonnelles sont ici primordiales, comme l’ont montré les expériences d’Elton Mayo dans les années 1920 et le fameux effet Hawthorne (Mayo, 1933) ; la psychodynamique du travail qui met l’accent sur la pratique de travail et les qualités professionnelles (Clot, 1999), dans laquelle il s’agit de prendre en compte les efforts et les adaptations, parfois invisibles, que nécessite le travail réel ; l’approche comportementaliste (Siegrist et coll., 1990) qui s’intéresse à la logique « contribution-rétribution », une récompense venant sanctionner un comportement jugé positif par l’employeur. Brun et Dugas (2008) ont alors proposé une analyse transverse autour de quatre types de reconnaissances : le premier type concerne l’individu en tant que personne (la reconnaissance existentielle) et les trois autres types concernent le travail, à travers la reconnaissance de la pratique du travail (qualité du travail, professionnalisme et compétences), de l’investissement (efforts) et des résultats du travail.

Dans la lignée des approches proposées par Honneth (1992) et Brun et Dugas (2008), et suite à ses travaux de recherche-intervention, Roche (2014) a proposé de distinguer trois catégories de reconnaissance. La reconnaissance-relation valorise l’individu lui-même dans ses relations interindividuelles : « Il s’agit d’une valorisation de l’individu lui-même (aux niveaux physique, mental, social ou des capacités) dans sa relation directe avec un autre individu, dans et hors du travail » (Roche, 2014 : 23). La reconnaissance-récompense valorise les résultats de l’action de l’individu et se matérialise par des primes et autres gratifications. Enfin, la reconnaissance-accomplissement valorise l’utilité sociale d’un individu, la fierté du travail accompli. Ces trois catégories ont comme intérêt principal de distinguer la reconnaissance de l’individu lui-même (relation) de la reconnaissance du travail, ses résultats et sa finalité (récompense et accomplissement).

Yves Clot (2010) et Isabelle Gernet et Christophe Dejours (2009) soulignent, chacun à leur manière, la primauté de l’activité et du travail dans l’analyse de la reconnaissance, à rebours d’une approche individuelle ou individualisante, qui s’expose au risque d’instrumentalisation ou d’un recours idéologisant (Honneth, 2006, Molinier, 2010). En effet, comme le souligne Axel Honneth, « on ne peut s’empêcher de soupçonner que le déplacement de la reconnaissance sert avant tout à susciter un nouveau rapport à soi qui incite à assumer volontairement des charges de travail considérablement accrues » (Honneth, 2006, souligné par Bigi, 2014).

Pour Yves Clot, « en focalisant sur les salariés souffrants et sur le mal-être au travail, non seulement on a tendance à faire des salariés des “victimes passives”, mais surtout on perd de vue que c’est le travail lui-même qui est malade et que ce sont souvent ses conditions d’exercice et de reconnaissance qu’il faut soigner » (Clot, 2010). Pour Isabelle Gernet et Christophe Dejours, et pour la psychodynamique du travail, la reconnaissance porte avant tout sur le faire, sur l’activité, et seulement dans un second temps sur l’individu : « La forme majeure de reconnaissance porte d’abord sur le faire, c’est-à-dire sur le travail réalisé et non pas directement sur l’être » (2009 : 33).

Dominique Méda l’a bien montré dans son analyse de la valeur du travail à la fin des années 1990, le travail reste aujourd’hui central dans la vie des salariés, notamment des salariés français ; il est au coeur de leur existence et est devenu un lieu central de réalisation de soi. Dans l’ouvrage collectif Travailler au xxie siècle : des travailleurs en quête de reconnaissance, auquel contribue notamment Méda, les auteurs montrent combien les travailleurs ont des attentes non seulement instrumentales (salaires, sécurité de l’emploi, etc.), mais également expressives (besoin de se réaliser dans son travail, de s’exprimer, etc.) (Bigi et coll., 2015). Face à ces attentes, les entreprises ont promis à leurs salariés une autonomie en contrepartie de leur engagement total et subjectif, mais les promesses n’ont pas été tenues (augmentation de la production de rapports, contrôles, etc.) et expliquent combien les salariés ne se sentent pas reconnus dans ces conditions (ibid.).

Quelques auteurs se sont intéressés précisément aux facteurs de l’accroissement du besoin de reconnaissance. Pour El Akremi et ses collègues (2009), ce sont les contraintes de flexibilité, de mobilité et de compétitivité qui sont à l’origine d’une quête croissante de reconnaissance de la part des employés. D’ailleurs, les résultats de l’enquête Santé et itinéraire professionnel (2006) montrent effectivement que le sentiment de travailler « sous pression » augmente au fil des générations et que, parallèlement, le sentiment de déficit de reconnaissance s’amplifie (Rouxel et Virely, 2012). Alors que les activités de travail sollicitent davantage d’investissement au travail, les employés sont en quête de sens et de reconnaissance pour préserver leur identité au travail, qui constitue un élément central de leur identité sociale. Pour El Akremi et ses collègues (2009), dans la logique de la théorie de l’échange social, ce sont les exigences accrues d’investissement au travail qui engendrent en retour une attente de reconnaissance.

Selon Roche (2014), lorsque la pression économique est forte, les réductions d’effectifs sont telles que les conditions de travail sont parfois fortement dégradées par manque d’effectif ou de matériel. Les salariés sont aux prises avec un renforcement des logiques instrumentales au travail, une perte de sens. Ils doivent faire des efforts croissants pour faire face à la complexité de l’organisation et de leur environnement. Cela tend à accroitre leur besoin de reconnaissance. En ce sens, les besoins de reconnaissance s’expriment fortement lorsqu’ils manquent, lorsqu’il y a un déni, voire un mépris, de reconnaissance et révèlent bien en creux les conditions de travail auxquelles font face les salariés (Roche, 2018).

Michel Lallement souligne d’ailleurs combien le concept de reconnaissance permet d’analyser ces mutations du travail (2007). Il émerge dans un contexte de développement de la relation de service et de tendance forte de responsabilisation des salariés. Lallement fait le lien, comme Osty (2010) et De Gaulejac et Hanique (2015), avec les nouvelles formes d’organisation du travail et de management : participation subjective de plus en plus forte du salarié, exigence de réflexivité, mobilisation psychique, injonction à s’investir et à bien faire son travail tout en en n’ayant pas les moyens, etc. Ces auteurs constatent une relation entre l’autonomie exigée et la problématique de reconnaissance, entre conditions de travail et reconnaissance.

La littérature met clairement en évidence que, dans différents secteurs d’activité, les transformations du travail sont à l’origine du renforcement des attentes de reconnaissance. Qu’en est-il du secteur hospitalier ? Les travaux récents de Bourdil et Ologeanu-Taddei (2018), prenant appui sur une enquête auprès de personnels hospitaliers, montrent que ce sont les patients, comme forme de reconnaissance externe, qui contribuent le plus à la reconnaissance. Viennent ensuite les équipes et les pairs qui sont des sources de reconnaissance de la qualité du travail réalisé. Ils concluent que la montée de la reconnaissance externe vient pallier la faiblesse de la reconnaissance interne, tout particulièrement celle de la direction. Maury (2019) fait un constat identique à la suite de sa recherche conduite auprès de 417 médecins d’un centre hospitalier universitaire (CHU) : « Le sentiment de reconnaissance découle en premier lieu du travail réalisé (95 citations) puis des compétences (49 citations) ; la valeur de la personne elle-même vient en dernier (14 citations) » (p. 172). La principale source de reconnaissance est le patient ; viennent ensuite l’équipe et les collègues médecins. La hiérarchie et la direction sont très peu citées comme sources de reconnaissance.

De nombreux auteurs préconisent de s’intéresser davantage à la reconnaissance du travail plutôt qu’à la seule reconnaissance de l’individu et voient dans la dégradation des conditions de travail une des causes principales de l’expression du besoin de reconnaissance. Pourtant, les travaux ayant porté sur l’hôpital se sont jusqu’à présent principalement intéressés aux sources de reconnaissance. Aussi, nous proposons ici de compléter ces travaux en explorant les relations entre les conditions de travail et les besoins de reconnaissance.

Méthodologie

Afin d’explorer et de comprendre ce que recouvrent précisément les besoins et attentes de reconnaissance des personnels hospitaliers, la méthodologie s’est appuyée sur une enquête qualitative reposant sur 21 entretiens approfondis auprès de personnels d’un CHU français qui compte environ 12 000 employés non médicaux et 1800 employés médicaux. Les personnels ont été choisis pour représenter la diversité des catégories professionnelles présentes dans ce CHU, en ne se limitant pas aux personnels médicaux, mais en élargissant aux personnels administratifs, sociaux et éducatifs.

Pour favoriser la diversité des expressions, le principe du tirage au sort dans une liste a été retenu. Ainsi, une personne a été tirée au sort pour chacune des catégories de personnel les plus nombreuses de l’établissement, soit 16 au total[2]. Les personnes interrogées se répartissent en 12 femmes et 4 hommes, avec une ancienneté moyenne de 15 ans environ. En plus de ces 16 personnes, cinq personnes ont été interrogées en tant qu’experts sur le sujet de la reconnaissance, certaines ayant de surcroît des responsabilités de direction. Ces experts ont tous été désignés par le comité de pilotage : un référent qualité de vie au travail (QVT) de la Commission médicale d’établissement (CME), une référente QVT de la Direction des ressources humaines, un médecin du travail, un membre élu du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), une directrice de site.

Les deux grilles d’entretien de l’enquête qualitative destinées l’une au personnel, l’autre aux experts et à l’encadrement ont été établies à partir des résultats de la revue de littérature, en s’appuyant tout particulièrement sur les pratiques de reconnaissance et de non-reconnaissance vécues en situation de travail, et en les articulant avec les sources de la reconnaissance au travail (collègues, hiérarchie, direction, patients, société). Afin de pouvoir apporter des éléments d’éclairage sur les liens entre reconnaissance, ou non-reconnaissance, et conditions de travail, un certain nombre de questions de la grille d’entretien des personnels ont porté sur les conditions de travail, l’organisation du travail, ou encore le sentiment de réaliser un travail de qualité et les relations de travail avec les collègues.

Plus précisément, la grille d’entretien des personnels est composée de trois catégories de questions successives :

  • une première série de questions aborde les conditions de travail et leur évolution ;

  • une deuxième série de questions cherche à appréhender de manière très ouverte ce que l’interviewé entend par reconnaissance spontanément afin de distinguer les dimensions de la reconnaissance (individu versus travail), les contextes de reconnaissance ou de non-reconnaissance et de quelle source elle est attendue – les patients, les pairs, la hiérarchie (y compris la direction), la société ;

  • une troisième série de questions traite explicitement des formes et sources de reconnaissance.

Les experts ont été, d’une part, interrogés sur leurs pratiques de reconnaissance, mais également sur leur perception des pratiques de reconnaissance attendues par les personnels de l’établissement hospitalier. Le croisement des perceptions des experts avec les réponses des personnels s’est avéré riche d’enseignements pour l’analyse.

Tableau 1

Liste des 21 membres du personnel rencontrés

Liste des 21 membres du personnel rencontrés

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Le manque de reconnaissance au travail comme révélateur d’une dégradation ressentie des conditions de travail

Nous présentons l’analyse des liens entre conditions de travail et reconnaissance dans le milieu hospitalier en mobilisant la grille d’analyse établie par Roche (2014, p. 25) à la suite de ses travaux de recherche-intervention. Le fait que la place du travail soit centrale la rend particulièrement appropriée à notre approche, puisque l’objet de la recherche est d’analyser l’expression des relations entre manque et besoin de reconnaissance et conditions de travail. Par conséquent, les marqueurs que sont les conditions de vie au travail §3.1 (rémunération, conditions physiques de travail, conditions immatérielles de travail), le statut §3.2, c’est-à-dire le positionnement dans le ou les groupes de travail (titre, responsabilité, compétences, relations avec les autres individus, réputation de l’organisation), et l’accomplissement §3.3, à savoir le sentiment d’évolution à travers le travail et le sens du travail (création, atteinte d’un objectif et sens du travail) permettent d’expliciter dans le détail les pratiques de reconnaissance évoquées par les personnels hospitaliers interrogés.

Conditions de travail perçues par les agents : quand parler de reconnaissance renvoie aux conditions matérielles et immatérielles de travail

Lorsqu’ils sont interrogés à propos de leurs attentes en matière de reconnaissance au travail, sans davantage de précision sur la forme ou la source de reconnaissance, les agents évoquent spontanément et en premier lieu les conditions de travail comme signe d’absence de reconnaissance. Pour eux, la reconnaissance s’inscrit avant tout dans le registre de la reconnaissance du travail, c’est-à-dire dans la reconnaissance-accomplissement de Roche (2014). Le sentiment de reconnaissance est intimement lié à la possibilité de faire leur travail correctement. À ce titre sont mentionnées les conditions matérielles de travail (locaux, effectifs, matériel, etc.) comme les conditions immatérielles (le soutien organisationnel, la formation, la prise de décision).

Du professeur des universités à l’agent de service, soignant ou non, tous soulignent en premier lieu le manque de matériel et les effectifs insuffisants qui conduisent à une intensification du travail et à une qualité du travail « empêchée ».

Le premier facteur mentionné est le manque de matériel pour assurer un fonctionnement normal. Un cadre de santé mentionne explicitement le manque de fournitures comme élément de dégradation de ses conditions de travail : « Ce qui pénalise surtout les conditions de travail c’est le manque de fournitures d’hôtellerie, de draps, de couvertures. On n’a pas le basique pour bien travailler ». Un médecin indique manquer cruellement de matériel : « On manque notamment de matériel de stérilisation. On doit opérer dix personnes, mais on ne reçoit que huit boîtes d’instruments stériles. Du coup on va se battre toute la journée pour réclamer 2 boîtes supplémentaires ou bien déprogrammer les dernières interventions de la journée. C’est complètement aberrant ! » Ces conditions de travail sont explicitement liées à celles de la reconnaissance du point de vue des professionnels.

S’agissant de l’organisation du travail, les agents soulignent la tendance à la centralisation de la logistique qu’ils accusent d’engendrer de nombreux dysfonctionnements. Ainsi, les agents déclarent avoir perdu les interlocuteurs qui leur permettaient de résoudre leurs problèmes : « Avant on avait des interlocuteurs dans les autres services que l’on pouvait contacter quand on avait un problème. Aujourd’hui l’organisation est compliquée, on a centralisé beaucoup de choses. On ne sait plus à qui s’adresser » (PUPH).

Un sentiment d’intensification du travail est perçu lorsque la direction leur demande de faire plus à moyens constants, voire moindres. Ce directeur interrogé le reconnaît : « Aujourd’hui on nous demande d’augmenter l’activité en diminuant les dépenses. Mais on ne peut pas faire plus avec moins de personnel, je veux qu’on me dise comment expliquer ça aux professionnels. Il y a quelque chose de pas cohérent dans l’objectif, une injonction paradoxale. » De la même façon, à la question « vous sentez-vous reconnue ? », cette adjointe administrative répond par la négative en expliquant qu’elle a signalé à plusieurs reprises à sa cadre avoir trop de travail : « Quand vous dîtes “tu sais je ne m’en sors pas, j’en ai trop” et qu’on vous dit “le travail est équitablement réparti” et qu’elle s’en va […]. »

Par-delà les difficultés évoquées au regard des conditions matérielles de travail ressenties, d’autres difficultés sont mentionnées en lien avec les conditions de travail immatérielles. Du point de vue des agents, du fait de sa taille et de sa complexité, l’organisation semble incapable de répondre dans des délais raisonnables à leurs demandes, ce qu’ils perçoivent comme un signe de non-reconnaissance. Ils déplorent un manque de soutien organisationnel dans leurs demandes pour avoir les moyens nécessaires de faire correctement leur travail.

Lorsque les compétences et les effectifs correspondent à l’activité, alors, aux yeux des professionnels, ils ont le sentiment de faire un travail de qualité et en sont très satisfaits. Lorsque les cadres sont perçus comme réactifs aux demandes des salariés, cela est vécu comme une forme de reconnaissance. Le soutien hiérarchique lorsqu’il apporte les moyens pour travailler est un élément fort de la reconnaissance-accomplissement. Les professionnels soulignent par exemple que certains cadres s’intéressent individuellement au travail de chaque agent et essaient d’apporter des réponses aux problèmes qu’ils rencontrent dans leur activité. Quand le supérieur hiérarchique répond aux demandes, soutient ses équipes, fait confiance, cela est très apprécié et est vécu comme une reconnaissance : « Les relations de travail ici sont franchement géniales. On a la reconnaissance de la hiérarchie ici, notre cadre nous fait confiance, elle est à l’écoute de nos soucis, ma collègue va partir à la retraite, on cherche quelqu’un mais on a droit de regard sur les postulants » (IDE).

En revanche, la grande taille et le fonctionnement bureaucratique de l’établissement sont souvent soulignés comme nuisant à la communication et à la prise de décisions, ne participant pas à la reconnaissance des professionnels. Ce qui frappe ces derniers, c’est le coût de la coordination et la lenteur de la prise de décision. Ils sont plusieurs à exprimer une grande difficulté à faire réagir les acteurs de l’établissement. Après de multiples réunions, il y a parfois des retours en arrière qui donnent l’impression de beaucoup de temps perdu : « Je ne supporte pas, on a usé les cadres à travailler sur des choses qui ne sont jamais sorties. Ils en crèvent » (directrice).

Nous avons observé que les conditions matérielles et immatérielles de travail, incluant les moyens matériels, les moyens humains, la charge de travail, la coordination avec la direction, etc., sont des facteurs de levier ou de frein à la reconnaissance-accomplissement. Nous pouvons également relever que les personnels sont en attente de reconnaissance-relation que dans la mesure où la hiérarchie apporte son soutien à la réalisation du travail. Ces premiers résultats montrent que les personnels ont des attentes fortes de reconnaissance de leur travail (reconnaissance-accomplissement principalement) qui sont engendrées par le manque de moyens (matériels et humains) et, de manière plus générale, le manque de soutien de la part de l’organisation, notamment de la direction, pour qu’ils puissent réaliser un travail de qualité. Ces constants confirment les analyses de Clot (2010) et de Gernet et Dejours (2009), les besoins de reconnaissance portent avant tout sur le travail réalisé.

Positionnement des agents dans l’organisation : l’autonomie comme facteur positif de reconnaissance

Le statut, entendu comme le positionnement de l’individu dans son organisation, vient compléter la compréhension du manque de reconnaissance des personnels du centre hospitalier. Au-delà des conditions de travail, les agents regrettent les glissements de tâches et des relations difficiles entre professionnels engendrés par le manque de personnel. Ils soulignent l’importance de l’autonomie au travail, qui est perçue comme un signe positif de reconnaissance de leurs compétences.

Parmi certaines catégories de soignants, l’attribution implicite de responsabilités, au travers d’un mécanisme de glissement de tâches, est interprétée par les personnels rencontrés comme un manque de reconnaissance parce qu’il est lié au phénomène concomitant de sous-effectif. Dans d’autres contextes, la prise de responsabilités pourrait au contraire être perçue comme une reconnaissance-accomplissement ou une reconnaissance-récompense. Dans ce centre hospitalier, il est plutôt fait écho que les glissements de tâches sont perçus comme un manque de reconnaissance du statut. Les glissements de tâches surviennent lorsqu’il faut faire le travail d’autres personnels absents ou dont les postes sont vacants. Les situations de ce type sont vécues négativement : « Au départ, il n’y avait pas d’encadrement. Donc pendant plusieurs mois, j’ai fait des plannings des 95 agents, jusqu’à la régulation du public quand il n’y avait pas de tickets. Je me suis battue pour retrouver de l’encadrement. J’ai obtenu 3 postes » (directrice). On retrouve ces glissements de tâches dans les services soignants. Comme le résume cette sage-femme : « En clair quand on est sage-femme ici on est aide-soignante, infirmière, brancardière, IADE, ASH et après sage-femme. »

Dans certaines situations, l’autonomie génère de la reconnaissance. Il est aussi très apprécié de pouvoir réaliser des tâches plus intéressantes qui sont confiées par la hiérarchie : « Pour moi le plus important c’est l’autonomie. Je tiens à garder une liberté d’expression, à pouvoir m’exprimer quand je suis d’accord ou quand je ne suis pas d’accord. Je ne veux pas être prisonnière. Je veux avoir la possibilité de lancer des projets » (cadre de santé).

Par ailleurs, les soignants se sentent reconnus quand les autres professionnels leur font confiance. Cette confiance favorise la communication et l’autonomie dans les équipes de travail. Elle favorise de surcroît le développement des compétences et la valorisation des compétences détenues. Les entretiens font clairement ressortir cette importance dans un contexte hospitalier pour assurer une qualité du travail. Pour les soignants, la qualité des relations avec les médecins est importante pour assurer un travail de qualité. Ils soulignent combien cela facilite les échanges d’informations et d’avis sur les patients et combien cela améliore la prise en charge : « On a vraiment une reconnaissance des médecins, une confiance dans notre jugement. Si on met le doigt sur quelque chose de pas normal ou quoi, on peut prendre les devants, demander un examen supplémentaire avant de leur en parler » (IDE).

La bonne transmission des informations entre les personnels des services (médecins, internes, soignants) est mise en avant par les professionnels. Elle est présentée comme cruciale pour la qualité de la prise en charge des patients, or, les professionnels ont le sentiment qu’avec la complexité de l’organisation (due à la taille de l’établissement) elle ne se fait pas toujours très bien : « Un travail de qualité ? Non, parce qu’il y a trop d’intermédiaires. La prise en charge ne se fait pas bien. Ça laisse passer des infos » (manipulateur radio). La qualité des relations entre les équipes médicales et médico techniques est très variable selon les services : « On ne travaille pas assez ensemble. Les trois quarts des vacations on n’a pas les médecins avec nous, on a deux mondes. On n’a pas l’habitude de travailler avec eux, sans communication on se renvoie vite la balle sans se voir » (manipulateur radio).

Ce thème du statut de l’individu dans l’organisation permet de mettre en évidence l’importance de la qualité de la relation entre les catégories de personnel comme facteur de la qualité des soins, donc du travail. La reconnaissance des compétences est essentielle, car c’est une condition de l’autonomie au travail de chaque personnel et de la confiance accordée entre les personnels. Si la dégradation des conditions de travail est perçue comme une pratique de non-reconnaissance, l’autonomie et la confiance accordée sont au contraire perçues comme des pratiques de reconnaissance appréciées lorsqu’elles sont présentes. Comme Bigi et ses collègues (2015) nous remarquons qu’en contrepartie d’un engagement accru au travail les agents sont en attente d’autonomie. À l’hôpital, cette autonomie apparaît comme un marqueur fort de la perception de reconnaissance.

Accomplissement

Les entretiens mettent en évidence combien l’engagement des professionnels de santé pour la qualité des soins est fort, comme nous l’avons déjà mentionné. Aussi, ils regrettent que l’organisation soit peu réactive à leurs demandes et ne leur donne pas les moyens de réaliser des soins de qualité selon leurs propres critères de qualité du travail. L’absence d’évaluation du résultat du travail est soulignée lorsque les professionnels s’adaptent sans cesse aux exigences du métier, pour le bien du patient : « Quand on a géré des situations de crise, qu’il y aurait pu avoir des drames, personne ne se manifeste pour nous remercier tout simplement » (sage-femme). De la même façon, par exemple, la centralisation des achats est critiquée, car les agents expriment combien ils ont du mal à obtenir les dispositifs dont ils ont besoin pour assurer des soins de qualité. C’est alors perçu comme un manque de reconnaissance : « Cela fait des mois que l’on a signalé au service achat que le fil chirurgical qu’ils ont acheté n’est pas de bonne qualité et provoque des problèmes chez les patients et notamment des infections post-opératoires. Pourtant rien n’a été fait, on n’arrête pas de le signaler, mais ça ne change rien. On a vraiment l’impression que la qualité des soins est leur dernier souci » (PUPH).

Dans certains services, le manque de places et de lits ne permet pas d’accueillir les patients dans des conditions satisfaisantes : « Il y a le manque de lits aussi, donc les patientes stagnent en salle d’accouchement, ce qui engendre de la difficulté dans la gestion de ces patientes, on doit les mettre sur des brancards dans le couloir, elles sont souvent séparées de leurs bébés. Une dame qui vient d’accoucher, sa place ce n’est pas sur un brancard » (sage-femme).

On observe alors un surinvestissement de la part des professionnels pour pouvoir maintenir la qualité des soins. La charge de travail incite de nombreux agents à augmenter l’amplitude de leurs journées de travail, parfois sans contrepartie : « Oui je refuse de faire 25 minutes par famille, je vais passer parfois 2 heures avec une famille, je les revois. Au détriment de ma pause repas que je prends en 5 minutes, j’estime que ce n’est pas aux familles d’en pâtir » (assistante sociale). Certains se plaignent de la non-prise en compte d’heures de travail qui seraient alors devenues « du bénévolat » : « Déjà que la relève n’est pas prise en compte dans notre temps de travail, c’est sur le temps personnel. Par exemple, lors d’une grossesse à risque, la relève peut parfois durer 45 minutes à 1 heure. C’est du travail qui n’est ni compté sur la balance horaire ni sur la fiche de paye, c’est du bénévolat » (sage-femme).

Pour les soignants, la question du sens du travail est au coeur de leurs préoccupations, car elle met en jeu la qualité des soins. Ils sont nombreux à s’efforcer de compenser le manque de moyens par un surinvestissement qui se traduit par une intensification du travail. Par rapport à cet objectif de maintien de la qualité de la prise en charge, le manque de moyens donnés par l’organisation est perçu comme une pratique de non-reconnaissance non seulement de leur travail, mais de la mission même de l’hôpital.

Ainsi, l’analyse des entretiens exploratoires réalisés auprès des professionnels des services de ce CHU, interrogés sur leurs attentes et leurs besoins de reconnaissance, fait nettement ressortir les questions de travail, de conditions de travail et de qualité du travail. En creux, puisque ce sont plutôt des pratiques de non-reconnaissance qui sont exprimées à l’exception de l’autonomie. Quand la reconnaissance-relation est évoquée, c’est pour mentionner que la qualité des relations entre pairs et avec les supérieurs hiérarchiques permet d’obtenir des informations ou des ressources facilitant la réalisation du travail. Nous rejoignons ici les travaux de psychodynamique du travail qui enjoignent de privilégier la reconnaissance du travail à la seule reconnaissance de l’individu (Bigi et coll., 2015, Clot, 1999, Gernet et Dejours, 2009). Lorsqu’on interroge les encadrants et les experts sur les attentes « supposées » de reconnaissance des professionnels de l’établissement et des pratiques à mettre en oeuvre, les résultats sont différents, comme nous allons le voir ci-dessous.

Des pratiques de reconnaissance décalées de celles qui sont attendues dans les services

Les encadrants et les experts interrogés n’abordent pas la question de la reconnaissance de la même manière selon que la question porte sur leurs propres besoins de reconnaissance ou sur les besoins ressentis de leurs équipes et ce qu’ils mettent (ou devraient mettre) en oeuvre. Ainsi, à la réponse à la question « vous sentez-vous reconnu ? », les attentes se situent également du côté du travail et de ses conditions de réalisation, des moyens alloués pour faire leur travail.

Cependant, lorsqu’on interroge les experts sur les formes de reconnaissance attendues et prioritaires pour les professionnels dont ils ont la charge, et non plus pour eux-mêmes, les réponses sont différentes. Pour leurs équipes, les professionnels mobilisent (ou pensent qu’il faudrait mobiliser) principalement le registre de la reconnaissance-relation, centrée sur l’individu, tant du côté de l’encadrement que du côté des experts interviewés.

Les entretiens révèlent un étonnant décalage entre les représentations et les besoins des professionnels en matière de reconnaissance et ceux des experts de l’établissement chargés de travailler sur ces problèmes de reconnaissance et de la ligne hiérarchique. Les professionnels évoquent explicitement un manque de reconnaissance de leur travail et soulignent au passage qu’ils n’attendent pas de reconnaissance-relation au sens de Roche (2014). Comme le disait cette salariée d’un service administratif : « Je n’ai pas besoin qu’on me félicite… Je n’accorde pas beaucoup d’importance à la reconnaissance de mes efforts. La reconnaissance, ça passe par les problèmes que je peux avoir […] que quelqu’un soit là pour m’aider à le régler » (agente administrative). Pascale Molinier (2010) met en garde contre une acception de la reconnaissance dans laquelle « une certaine représentation managériale de la reconnaissance voit en celle-ci un processus intersubjectif se résumant à des actes ponctuels d’encouragement, de gratitude ou de félicitations personnellement et chaleureusement adressés par la hiérarchie, les collègues ou les clients » (p. 106). Si certains encadrants ou experts évoquent bien les difficultés croissantes des conditions de travail actuelles, ils évoquent avant tout un manque de temps et une impossibilité d’être en relation pour pouvoir remercier, gratifier les agents. Cette forme de reconnaissance est pensée comme fortement attendue par les agents du CHU.

La reconnaissance-relation est mentionnée par trois experts sur cinq en premier lieu pour évoquer la forme de reconnaissance dont manqueraient le plus les professionnels de leur établissement : « Il faudrait une sensibilisation de tous les managers avec par exemple des formations sur la bientraitance […] il faudrait leur rappeler qu’ils doivent traiter les gens comme ils aimeraient eux-mêmes être traités. Les agents apprécient quand le directeur passe dans l’établissement et les salue individuellement » (directeur de site).

De la même façon, cet expert souligne combien les civilités et le lien sont importants dans le processus de reconnaissance des professionnels : « Il y a une négation croissante de l’individu. On n’a plus le temps pour organiser des réunions, on n’a plus le temps pour se coordonner, on n’a plus le temps pour les relations internes individuelles. Il est important maintenant de remettre du lien » (DRH adjointe).

Seul le représentant syndical au CHSCT évoque plus en détail la reconnaissance par des actes : « Ça peut passer simplement par des mots “vous avez bien bossé, on a fait un truc particulier, ça s’est bien passé, vous êtes venus alors que vous étiez en repos” […] du merci quoi, mais le personnel a son quotidien surtout, il y a beaucoup d’arrêts non remplacés, donc on est sans arrêt impacté par le manque de poste, l’absentéisme, le personnel fait des efforts, il aimerait bien entendre merci. » Même s’ils reconnaissent l’importance de l’investissement au travail des agents pour faire face à la pénurie de moyens et de personnel, selon eux c’est surtout la reconnaissance-relation qui est en jeu, et non pas la reconnaissance de l’investissement au travail : « Quand il y a plusieurs facteurs de mal-être comme par exemple la surcharge de travail et l’agressivité, là, le manque de reconnaissance fait déborder le vase. Cela engendre démotivation, absentéisme et mal être » (médecin du travail).

Focalisant toujours sur l’absence de reconnaissance-relation, les experts livrent plusieurs explications de l’affaiblissement des relations interindividuelles dans l’établissement. Ils citent le manque de temps : « Avant sur ce site on était cinq directeurs, maintenant n’est plus que deux. Alors on prend de moins en moins de temps pour la courtoisie et pour les explications. Les courriels sont de plus en plus courts, de plus en plus directs » (directeur de site). Ils estiment aussi qu’aujourd’hui la direction et les cadres se sont éloignés du terrain, ils ne savent plus ce qui s’y passe. Les cadres sont happés par les réunions et l’élaboration récurrente de la planification des horaires de travail des personnels, ils ne sont plus suffisamment sur le terrain avec les équipes et les patients. Les résultats confirment les analyses sur la désertion de l’encadrement des scènes du travail (Clot, 1999, Detchessahar et Grévin, 2009). Par ailleurs, l’instabilité des équipes d’encadrement complique également le travail : « Aujourd’hui, les cadres tournent beaucoup, donc on perd la mémoire des efforts réalisés. Les gens sont de moins en moins stables, ce qui rend difficile la reconnaissance » (médecin du travail). La direction générale est aussi très éloignée du terrain, car elle est sur un autre site : « Quand le personnel s’exprime sur ses conditions de travail, c’est l’incompréhension parce qu’ils ne vivent pas ça, ils se demandent comment c’est possible ! » (représentant élu du CHSCT). Pour reprendre les mots de Roche (2018), il semble que l’on ne soit pas dans le mépris (dévalorisation intentionnelle de l’individu), mais dans le déni, par ignorance de la réalité des conditions de travail due à l’éloignement de certains cadres et de la direction de la scène du travail.

Selon les experts, les relations interindividuelles se distendent également entre pairs, au sein des équipes. Cette convivialité est souvent mentionnée comme ayant existé auparavant, mais comme s’étant perdue du fait de la pression économique et de la modification des horaires de travail. Quand les infirmières, les aides-soignantes et les agents de service hospitalier (ASH) ne travaillent plus selon les mêmes horaires, cela crée des tensions entre équipes qui ne se rencontrent plus et ne se comprennent plus. Les cadres manquent cruellement de moyens pour réaliser un contre-don en retour de l’investissement dans le travail. Un premier empêchement (Clot, 2010) concerne les horaires de travail : « Avant il y avait des arrangements entre les agents et les cadres concernant les jours de repos par exemple. Aujourd’hui, les cadres ne peuvent plus arranger les choses pour les agents qui ont fait des efforts, car il y a trop de tensions sur les effectifs » (médecin du travail). Les conditions de travail sont en jeu, mais ne sont pas envisagées comme un levier possible d’amélioration de cette reconnaissance.

Alors que les personnels mettent en avant le manque de reconnaissance de leur travail, les encadrants et les experts soulignent, eux, le manque de reconnaissance de l’individu. L’affaiblissement des relations interindividuelles en raison de la surcharge de travail ne permet plus d’écouter les besoins et de dire « merci » à celles et ceux qui sont fortement investis dans le bon fonctionnement de l’hôpital. Comme le soulignent Honneth (2006) et Molinier (2010), une approche managériale de la reconnaissance survaloriserait la reconnaissance de l’individu par les relations affectives pour tenter de mieux faire supporter le surcroît d’investissement au travail imposé par les restrictions budgétaires. Cette différence constatée dans la dimension à valoriser de la reconnaissance entre les personnels et les encadrants est-elle due à la diffusion d’une idéologie managériale ou bien à l’impuissance des encadrants soumis eux aussi à une dégradation de leurs conditions de travail ?

Conclusion

Nous faisons l’hypothèse que les mouvements sociaux des soignants, et plus largement des personnels hospitaliers, attestent d’un manque de reconnaissance perçue. Nous retenons l’approche multidimensionnelle de la reconnaissance de Roche (2014) qui distingue la reconnaissance-relation centrée sur l’individu des reconnaissances-récompenses et accomplissements centrés sur les résultats et la finalité du travail. Dans la lignée de nombreux auteurs qui recommandent de s’intéresser en premier lieu à la reconnaissance du travail pour saisir les transformations du travail, nous avons proposé de compléter les travaux existants sur les sources de reconnaissance à l’hôpital en examinant les relations entre les conditions de travail et les pratiques de reconnaissance (ou non-reconnaissance) dans un CHU français. Les entretiens semi-directifs réalisés en 2018 auprès de 21 personnels et experts montrent que la dégradation progressive des conditions matérielles et immatérielles de travail qui fait suite aux réductions budgétaires est perçue comme une pratique de non-reconnaissance de la part de la direction de l’établissement. Le manque de moyens, le manque de temps, le manque de soutien organisationnel empêchent les personnels de réaliser des soins de qualité, ce qui altère la reconnaissance-accomplissement au sens de Roche (2014). L’autonomie et la communication entre professionnels, lorsqu’elles sont présentes, sont perçues comme des pratiques de reconnaissance des compétences. Ces pratiques sont variables d’un service à l’autre, il conviendrait de les renforcer.

Si les personnels mettent l’accent sur la reconnaissance du travail, les encadrants, la direction et les experts mettent eux l’accent sur la reconnaissance de l’individu. Cette centration de l’encadrement et des experts sur la reconnaissance-relation centrée sur l’individu est-elle due à l’absence de moyens disponibles pour reconnaître le processus de travail ou à une certaine approche de la reconnaissance, centrée sur les rapports interindividuels et sur l’individu ? Dans la suite des travaux de Detchessahar sur le management empêché, éloigné des sphères du travail (Detchessahar, 2011), nous proposons que ce sont là encore les conditions de travail actuelles (intensification du travail, manque de personnel, augmentation des activités de traçabilité et de production de rapports) qui ne permettent pas à l’encadrement, d’une part, d’échanger avec les professionnels sur leurs attentes et, d’autre part, de dédier du temps et des moyens à ce chantier de la reconnaissance au travail (par l’amélioration des conditions de travail appelée de leurs voeux par tous les professionnels interrogés, direction, experts, encadrement et professionnels des services). Des travaux futurs auprès de l’encadrement devraient permettre d’éprouver cette proposition.