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Premier ouvrage de la musicologue américaine Sonja Lynn Downing, Gamelan Girls. Gender, Childhood, and Politics in Balinese Music Ensembles est l’une des rares études à s’intéresser à la situation des femmes dans la vie musicale balinaise[1]. Plus précisément, l’autrice y documente l’émergence d’orchestres de gamelan féminins et de musiciennes professionnelles à Bali. Si la littérature sur les arts performatifs indonésiens abonde, la plupart des publications sur la musique ont tenté de contextualiser le gamelan selon ses fonctions socioculturelles, à en analyser les structures musicales sous-jacentes ou à en étudier les changements depuis le contact avec les Européens[2]. Or, les femmes, à Bali ou ailleurs dans l’archipel, sont absentes de ces portraits puisqu’elles n’ont pas été à l’avant-plan des développements musicaux. Cette marginalité s’explique notamment par les rôles strictement genrés des citoyen·ne·s dans les sociétés traditionnelles indonésiennes. Les attentes normatives quant à l’emploi du temps des femmes les rendent ainsi minoritaires parmi les musicien·ne·s. À Bali, elles sont plutôt encouragées à pratiquer la danse, jugée plus appropriée étant donné leur présumée délicatesse, alors que la pratique du gamelan est presque exclusivement réservée aux hommes, considérés plus véloces et dextres. De plus, la religion balinaise a interdit pendant longtemps l’inclusion des femmes au sein de l’interprétation du gamelan dans sa fonction rituelle. Encore aujourd’hui, certains types d’orchestres sacrés sont interdits aux femmes[3]. De plus, les arts religieux et séculiers s’entrecroisent à Bali, de telle sorte que les connotations négatives qui accompagnent le jeu instrumental d’une femme sont restées fortement ancrées dans les normes balinaises malgré une sécularisation des arts. Les femmes sont donc rarement au centre de l’enseignement et de la performance du gamelan, et encore moins souvent impliquées dans la création musicale[4]. Pourtant, les musiciennes existent sur l’île depuis au moins un demi-siècle. Un nombre croissant de villages entretiennent des ensembles exclusivement féminins (gamelan wanita) qui se produisent fréquemment en contexte de compétition depuis 1982. Leur représentation dans la vie musicale balinaise s’est graduellement accrue de telle sorte que leur contribution artistique est aujourd’hui incontournable.

Fruit de multiples études de terrain s’étalant de 2002 à 2015, Gamelan Girls documente l’évolution d’ensembles composés de jeunes filles dans trois communautés balinaises : Sanggar Çudamani à Pegosekan, Sanggar Maha Bajra Sandhi à Denpasar et Sanggar Pulo Candani Wiswakarma à Batubulan. L’aspect novateur de cette entreprise est d’observer l’apprentissage musical de jeunes filles balinaises en bas âges, un phénomène inédit réduisant l’inégalité d’accès au gamelan chez les enfants. Ceci permet à l’autrice d’observer cette éducation en concomitance avec celle de jeunes garçons du même âge. Le groupe d’enfants du Sanggar Maha Bajra Sandhi étant mixte, son étude permet de vérifier en temps réel s’il existe une corrélation entre genre et aptitudes musicales. Ceci donne donc la possibilité de nuancer, voire discréditer l’hypothèse répandue selon laquelle les capacités d’apprentissage du gamelan par les femmes seraient intrinsèquement inférieures à celles des hommes. Ainsi, Downing dresse les profils de plusieurs musiciennes depuis l’enfance jusqu’au passage à l’âge adulte, mettant une emphase sur les défis auxquels sont confrontées les jeunes filles lorsqu’elles sont contraintes de réévaluer leur engagement envers la musique en fonction des pressions et responsabilités de la vie adulte. Notons que si la virtuosité des musicien·ne·s balinais·e·s est systématiquement louée, c’est parce que ceux·elles-ci intègrent cette culture musicale dès l’enfance, un avantage auparavant rarement accordé aux jeunes filles. Cette attention portée aux enfants en processus d’apprentissage de la musique n’est pas sans rappeler les observations de Colin McPhee dans son livre A House in Bali publié dès 1944[5]. Dans ce classique de la littérature sur Bali, l’auteur documente son rôle de mécène auprès de jeunes enfants artistes dans une prose plus proche du récit de voyage que de l’ethnographie. On pourrait lire Gamelan Girls comme un pendant féminin d’envergure académique à cet ouvrage, sorte de réponse nécessaire aux écrits désormais datés de McPhee.

Avec une approche décidément ethnographique, Downing se met en scène dès l’anecdote qui amorce Gamelan Girls. Ainsi, dans les premières pages du livre, le rôle de la chercheuse est mis à nu alors qu’elle déclare que son immersion dans le terrain d’étude dépassait la simple observation. En plus de se lier d’amitié avec bon nombre d’informatrices, elle a été accueillie comme musicienne à plusieurs reprises, influant directement sur les processus d’apprentissage qu’elle décrit plus tard dans son livre. Dans cette introduction (p. 1-20), l’autrice contextualise son objet de recherche, présente sa méthodologie et réclame sa subjectivité dans les conclusions qu’elle en tire. La nature longitudinale de cette recherche permet à Downing de structurer son livre de manière plus ou moins chronologique, suivant l’évolution des protagonistes, tout en conservant une division essentiellement thématique où chaque chapitre problématise un aspect différent de son objet de recherche.

Le premier chapitre (« Clubs of small women. Organizations and institutions that support female musicians », p. 21-41) contextualise la présence des femmes dans la musique balinaise en amont de l’émergence de groupes de jeunes filles. Downing y présente un historique des différentes institutions et forces sociopolitiques qui ont donné ou restreint l’accès aux femmes dans l’interprétation du gamelan à Bali. À l’échelle du village, les systèmes d’organisation sociale (sekaha et banjar) distribuent les rôles communautaires selon une logique de genre, conférant des responsabilités distinctes aux hommes et aux femmes[6]. De plus, l’influence des castes, héritée d’un hindouisme depuis longtemps absorbé par la religion locale, a joué un rôle historique quant au fondement des sociétés balinaises[7]. Depuis l’indépendance de l’Indonésie, les institutions gouvernementales telles que les écoles publiques, les organisations pour le soutien aux femmes et les compétitions de gamelan wanita ont grandement contribué à rendre accessible l’enseignement du gamelan à la gent féminine. Cependant, la centralisation des institutions artistiques vers le sud de l’île accompagnant l’ouverture des conservatoires KOKAR et STSI-Denpasar dans les années 1960 a créé un contrepoids à ce progrès en conférant à une élite d’hommes un pouvoir décisionnel sur l’orientation des arts balinais. Une minorité de femmes ont bénéficié d’un enseignement au sein de ces institutions. Ceci inscrit les agentes du livre, présentées dans le deuxième chapitre (« Support and satisfaction. Sanggar and their advantages », p. 42-67), dans l’histoire politique complexe de Bali et de la jeune nation indonésienne. L’autrice y introduit le concept de « sanggar », nom donné aux associations artistiques privées qui ont émergé à partir de la toute fin du millénaire. Si les sanggar sont très répandus dans la plupart des villages de Bali, seulement certains d’entre eux développent des ensembles accueillant des jeunes filles. Downing démontre que, par leur investissement dans l’instruction de jeunes musiciennes, les activités des trois sanggar étudiés résistent significativement aux pressions exercées par la standardisation de la culture balinaise et par les rhétoriques qui en circonscrivent la définition depuis le tournant du millénaire.

Une analyse approfondie des idéologies politiques auxquelles les musiciennes se heurtent au fil de leur développement artistique fait l’objet des chapitres 3 et 4 (« Arjuna’s angels. The cultural politics of Balinese identity, music and gender », p. 68-92 ; « Gamelan vs. cell phones. The cultural politics of children, music and globalization », p. 93-116). L’autrice démontre qu’en se perfectionnant en musique, les jeunes filles atteignent un niveau de réflexivité sur leur pratique leur permettant de se positionner dans le climat politique complexe de Bali. Les musiciennes balinaises font face à un lot de tensions conflictuelles entre idéologies de genre et d’identité. En résulte la perception des ensembles féminins comme étant davantage une curiosité qu’un changement significatif pour les arts balinais. Dans le même ordre d’idées, le calibre des musiciennes balinaises est largement considéré comme étant inférieur à celui des groupes d’hommes. Leurs habiletés musicales étant peu prises au sérieux, les musiciennes sont fréquemment instrumentalisées pour l’apparat d’événements officiels et leurs opportunités musicales dépassent rarement le cadre de compétitions exclusivement féminines. Dans Gamelan Girls, Downing fournit un exemple saillant de cette marginalisation à travers un discours communiqué par Jero Wacik, un ministre indonésien de la Culture et du Tourisme, à l’occasion d’une compétition mebarung à Ubud (p. 91-96), où il s’empresse de complimenter l’élégance esthétique du groupe sans toutefois souligner un quelconque accomplissement musical[8]. Cet exemple démontre que si la participation des femmes est une force créatrice pour la musique balinaise, cette contribution est susceptible de n’être appréciée que superficiellement. Entre conservatisme balinais (Bali Ajeg) et identité nationale, les discours sur la culture sont complexifiés par la croissance démesurée du tourisme et par les changements rapides entraînés par la mondialisation. Selon Downing, les groupes de gamelan féminins et leurs professeurs exercent toutefois une force contre ces tensions en faisant rayonner l’excellence musicale de femmes dans un paysage où les hommes dominent.

Le plein potentiel des musiciennes, rivalisant de plus en plus avec la compétition masculine, devient manifeste dans la seconde moitié du livre alors que l’autrice documente plusieurs jalons idéologiques et performatifs chez les sanggar féminins. Dans le chapitre 5 (« Leading girls in gamelan. Embodiement and agency in practice and performance », p. 117-142), l’argument de Downing s’articule autour du développement gestuel de la pratique du gamelan. Elle y introduit le terme « gaya », un concept qui réfère à la synergie de groupe qui se manifeste dans les mouvements chorégraphiques accompagnant le jeu instrumental. En acquérant de l’expérience, les musiciennes adoptent et redéfinissent une gestuelle normalement associée aux hommes. Elles peuvent ainsi développer leur propre conception de ce que doit être le geste musical au-delà des idéaux esthétiques genrés qui prévalent. Cette mise à l’épreuve a une signification qui déborde du cadre strictement artistique puisqu’elle contribue à remettre en question l’incarnation des genres dans le mouvement dès l’enfance. Avec l’approche de l’âge adulte, l’autorité de ces musiciennes dans le discours sur les arts ne fait que croître.

Dans le chapitre 6 (« Playing in the dark. Old memories and current challenges », p. 143-168), Downing fait un état des lieux de la situation des femmes musiciennes en 2015, quelque sept années après le dernier terrain effectué en vue de l’écriture des chapitres précédents. En plus de constater que le nombre de jeunes ensembles féminins se soit décuplé, elle exemplifie le niveau de virtuosité atteint par certains d’entre eux en rapportant des cas de performances particulièrement marquantes. L’un des concerts rapportés est une prestation du Sanggar Çudamani à l’édition 2013 du Festival des arts de Bali, où l’ensemble est parvenu à jouer synchrone malgré une panne de courant faisant perdre aux musiciennes tout repère visuel pendant plusieurs minutes (p. 145-147). Ce chapitre illustre aussi les nombreux défis qui perdurent dans le maintien de la pratique du gamelan dans l’horaire des femmes balinaises. Au-delà des suppositions négatives encore en vigueur quant au talent des femmes pour cet art, l’autrice décrit les complications qui interviennent au terme de l’enfance. Les femmes se relocalisant traditionnellement chez leur mari après l’union, de nombreux ensembles sont éclopés de leurs musiciennes lorsque celles-ci atteignent l’âge adulte. Les responsabilités familiales et communautaires, en plus de la vie professionnelle, représentent une charge de travail démesurée rendant complexe l’entretien d’un passe-temps tel que la musique. Pour ces raisons, il y a peu de débouchés professionnels pour les musiciennes, une perspective qui explique également pourquoi peu de femmes sont incitées à s’inscrire en musique aux conservatoires ou à s’imposer comme professeures de gamelan. Le livre se conclut toutefois sur une note optimiste avec le constat de changements des mentalités chez quelques musiciens balinais quant au potentiel musical des femmes (« Conclusion. Mulo keweh megambel (Indeed, playing gamelan is difficult) », p. 169-194). Downing souligne également la plus grande fréquence de femmes inscrites en musique aux conservatoires de Bali. L’exemple donné par les sanggar Çudamani, Maha Bajra Sandhi et Pulo Candani Wiswakarma constitue décidément un précédent susceptible d’élargir l’éventail des possibilités pour les femmes dans la société balinaise contemporaine. Ainsi, le nombre croissant de femmes initiées au gamelan depuis leur jeunesse est garant d’une réactualisation des idées reçues quant à la place des musiciennes dans les arts balinais[9]. En effet, plus d’une décennie après avoir entamé sa recherche, Downing constate qu’« elles peuvent maintenant compétitionner les unes contre les autres, indiquant une prochaine étape vers la parité » (p. 169, notre traduction).

En fin de compte, Gamelan Girls est une étude qui appartient davantage à l’ethnographie qu’à la musicologie. On s’étonne donc peu de l’absence d’analyse musicale des oeuvres interprétées par les musiciennes, lesquelles ne sont pas l’objet du livre. Sur le plan méthodologique, Downing s’appuie principalement sur les sciences sociales, avec une grande emphase sur les données recueillies empiriquement grâce aux observations de terrain et aux entretiens semi-dirigés. Avec une recherche en archive complémentaire, l’autrice arbore un bilan complet des institutions qui influent de près ou de loin sur l’activité des musiciennes. Cet aspect de la recherche dresse un panorama des forces politiques qui circonscrivent à plusieurs échelles l’implication des femmes dans les arts depuis plusieurs générations. Ainsi, si les premiers gamelans féminins émergent de mouvements sociaux pour la libération des femmes des années 1970, ceux-ci ont opportunément été promus par un gouvernement indonésien soucieux de s’aligner avec les valeurs internationales tendant vers l’égalité. Il s’agit là d’une lecture inédite, inspirée des études féministes, de l’histoire des arts balinais et indonésiens. Downing adopte également les précautions éthiques propres à la recherche sociologique sur les enfants. Par ailleurs, et ce à l’instar de plusieurs publications récentes sur le gamelan[10], Gamelan Girls accomplit la tâche complexe de faire émerger le politique qui se cache derrière le culturel. L’étude novatrice proposée par cet ouvrage comble un angle mort de la recherche sur le gamelan en s’intéressant à un phénomène à la fois récent et peu convoité par les chercheur·e·s. Elle esquive au passage le piège des études sur le gamelan trahissant avant tout des intérêts de compositeur·rice·s[11].

Rappelons qu’en plus de se faire observatrice, Downing a bénéficié d’une immersion dans les communautés qu’elle étudie. Elle a été appelée à y participer activement en devenant musicienne occasionnelle des différents sanggar, une invitation qui va dans le sens de l’hospitalité balinaise. Désormais en relation conjugale avec l’un des professeurs du Sanggar Çudamani, l’autrice ne se gêne pas d’employer la première personne du singulier dans l’articulation des multiples anecdotes qui structurent son ouvrage. Cette position lui donne un regard inédit sur les dynamiques internes des ensembles étudiés. De plus, Gamelan Girls se passe d’une utilisation excessive du jargon associé au gamelan et à la culture balinaise, garantissant ainsi l’accessibilité du texte hors des cercles d’initiés. De cette façon, et grâce à son interdisciplinarité, l’ouvrage est susceptible de rejoindre un large éventail de spécialistes dans divers champs de recherche.

Comme tout est à faire dans la recherche sur l’activité des femmes à Bali, Gamelan Girls ouvre une porte vers de nouveaux axes d’approfondissement. Cette recherche fournit le pilier nécessaire à l’imposition de ce phénomène musical comme objet de recherche complexe valant la peine d’être étudié. L’ouvrage permet d’entrer dans le vif du sujet, à travers le discours des musiciennes qui sont à la source du changement de paradigme observé. Ce souci confère aux femmes interrogées l’autorité discursive qui leur est due, une tendance qui s’accorde avec l’ethnomusicologie indonésianiste récente[12]. L’étude de Downing se démarque en ce qu’elle tente de rééquilibrer le discours en donnant une voix aux femmes. Cependant, l’activité des musiciennes balinaises n’est pas seulement un phénomène socioculturel, il s’agit aussi d’un phénomène musical. Avec un délai de quatre ans entre la dernière étude de terrain de l’autrice et la publication de son livre, nous pouvons déjà constater une effervescence de jeunes compositrices balinaises. Ces nouveaux développements s’accompagnent d’un corpus d’oeuvres signées par des femmes, un répertoire qui mérite d’être analysé au même titre que les oeuvres de compositeurs balinais mieux établis[13]. Souhaitons que cette avenue soit explorée dans les recherches subséquentes sur l’activité musicale à Bali[14].