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L’évolution historique de la justice pénale internationale montre que les juridictions internationales, quelles que soient les variations dans leurs modalités de création[1], ont pendant longtemps constitué les cadres privilégiés d’application du droit pénal international. Par contre, la tendance actuelle met en avant le rôle primordial des instances étatiques dans la répression des crimes relevant du droit international.

Dans la littérature comme au sein du mouvement international des droits de l’homme, l’idée que « le droit pénal international trouverait son avenir au niveau national »[2] fait son chemin. La campagne en vue d’une adoption généralisée des règles de compétence universelle dans les législations nationales constitue l’une des manifestations de cette nouvelle orientation dans les discours et les pratiques sur la mise en oeuvre du droit pénal international[3]. Cette nouvelle orientation justifie également, dans une certaine mesure, la préférence actuelle des tribunaux mixtes ou hybrides sur les tribunaux purement internationaux lorsque les Nations unies interviennent dans les processus de justice post-conflit. Les premiers offrent un potentiel plus élevé de renforcement des capacités des institutions locales, ultimes sphères de répression des crimes internationaux. Enfin, l’idée que la justice pénale internationale répond généralement mieux aux besoins des populations affectées par les crimes sous le Statut de Rome si elle est administrée localement justifie en partie le régime de complémentarité entre les instances nationales des États parties au Statut de Rome et la Cour pénale internationale (CPI) dans la répression des crimes internationaux. En effet, les règles de complémentarité sous l’empire du Statut de Rome consacrent la primauté des poursuites nationales, la CPI n’intervenant, en principe, que dans l’hypothèse d’un « manque de volonté et/ou incapacité » de l’État compétent à poursuivre[4].

William W Burke-White emprunte la métaphore d’une « communauté de juridictions » [notre traduction] à Laurence R Helfer et Anne-Marie Slaughter pour ainsi décrire la situation dans laquelle une pluralité de juridictions ayant leurs sièges dans des espaces géographiques différentes[5] sont simultanément impliquées dans l’administration de la justice pénale internationale[6]. Davantage que la logique d’une « communauté de cours », le concept de « régime complexe » et les dynamiques qu’il implique offrent un cadre conceptuel d’analyse plus approprié des développements actuels vers une régionalisation de la justice pénale internationale en Afrique, sur fond de tensions entre l’Union africaine (UA) et certains États africains d’une part, la CPI et des États occidentaux d’autre part[7]. Matiangai Sirleaf est la première, d’après l’auteure, à appliquer le concept de « régime complexe » dans le domaine du droit pénal international, spécifiquement dans ce contexte[8].

Avant les projets en cours sur le continent africain, les niveaux régional (continental) et sous-régional (zones géographiques généralement couvertes par les organisations couramment connues sous le nom de Communautés Économiques Régionales (CERs) étaient largement ignorés comme sphères d’application du droit pénal international. Pourtant, des observateurs avaient souligné, et cela sans anticipation de la crise actuelle que traverse la CPI, le potentiel unique d’une exploration régionaliste du droit pénal international dans la réalisation des objectifs majeurs de la justice pénale internationale, difficilement réalisables à une sphère plus globale d’administration de la justice pénale internationale[9].

La crise de légitimité sans précédent de la CPI sur le continent africain, culminant avec le retrait, en octobre 2016, de trois États du Statut de Rome, pourrait probablement tourner le regard des acteurs intéressés par la lutte contre l’impunité en Afrique vers le rôle potentiel des mécanismes régionaux dans la recherche d'une solution à ce problème[10]. Cet article épouse, mais va au-delà des opinions considérant ces juridictions comme des cadres alternatifs d’application du droit pénal international qui permettraient éventuellement de combler un vide dans le domaine de la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves sur le continent africain, entrainé par la crise. Une option régionaliste de la justice pénale internationale apporterait toujours, même dans les circonstances normales, un complément utile à la justice globale.

L’article est divisé en trois parties. La première consiste en une brève introduction sur le projet de justice transitionnelle au Burundi qui fournit le cadre d’application du droit pénal international pour le pays. Elle situe également la politique burundaise en matière de justice transitionnelle et de justice pénale internationale dans le cadre des débats et des pratiques internationaux dans ces domaines. La deuxième partie de l’article explore les avantages d’une approche régionaliste sur la justice pénale internationale. Enfin, la troisième partie de l’article propose une forme de coopération adéquate en matière d'intervention pénale internationale et, par la même occasion, une solution pour régler certains conflits de compétences éventuels entre des juridictions supranationales. Dans la logique d’une complémentarité positive entre les juridictions supranationales et à défaut de poursuites nationales, l’article propose que la juridiction supranationale ayant la plus grande « proximité géographique » avec le territoire du pays et des communautés affectés devrait bénéficier d’une primauté de compétence pour poursuivre les auteurs des crimes en question.

I. Aperçu sur le projet et la politique de justice transitionnelle au Burundi

Depuis bientôt deux décennies, le Burundi a enclenché un processus de justice transitionnelle pour tenter de mettre un terme à un demi-siècle d’impunité des crimes de masse qui ont marqué l’histoire du pays. Si le projet de justice transitionnelle au Burundi trouve ses fondements dans le contexte et l’histoire du pays, la politique de justice transitionnelle au Burundi s’inscrit également dans le contexte de l’évolution des idées et des pratiques internationaux sur la justice transitionnelle et la justice pénale internationale.

Le rapport de 2004 du Secrétaire général de l’ONU définit la justice transitionnelle comme

l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en oeuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation.[11]

Quoique la gamme des objectifs assignés à la justice transitionnelle varie largement dans la littérature, la découverte de la vérité ainsi que la détermination des responsabilités pénales comptent parmi les thèmes récurrents[12]. Les tribunaux et les commissions de vérité et/ou réconciliation sont les principaux outils couramment déployés pour atteindre ces objectifs[13]. Étant donné l’objet de cet article, l'auteur se focalisera essentiellement sur les initiatives visant l’établissement des responsabilités pénales dans le contexte du Burundi.

A. Fondements et cadre d’application du droit pénal international au Burundi

1. Le contexte des crimes de masse au Burundi

Successivement colonisé par l’Allemagne et la Belgique, le Burundi a accédé à l’indépendance le 1er juillet 1962. Alors que le pays acquiert son indépendance dans le cadre d'un régime de monarchie constitutionnelle, celui-ci est vite renversé à l’issue d’un coup d’État militaire mené par le capitaine Michel Micombero, lequel se proclame président de la première République burundaise et dirigera le pays de 1966 à 1976. Micombero est renversé par le colonel Jean-Baptiste Bagaza en 1976. Ce dernier est lui-même écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya une fois encore par un coup d’État militaire, en 1987. L’histoire du Burundi d’après l’indépendance est dominée par un conflit politico-ethnique, opposant ses deux principales composantes ethniques, à savoir la majorité hutue (environ 85 %) et la minorité tutsie (autour de 15 %). En effet, chacun des régimes militaires successifs connait au moins une période de violences de masse liée à ces guerres fratricides, exception faite de la deuxième République (1976-1987). Les périodes de violences majeures se situent dans les années 1965, 1972, 1987, pour culminer avec la guerre civile qu’a connu le pays à partir des années 1994.

L’ampleur et la fréquence de la violence au Burundi contrastent avec le peu d’intérêt tant de la part des décideurs internes que des acteurs internationaux dans le traitement des crimes du passé au Burundi. Écrivant au milieu de la guerre civile (1994 et suivants) et peu avant le génocide contre les Tutsis au Rwanda, René Lemarchand affirmait que « nulle part ailleurs en Afrique autant de violences n’ont tué autant de personnes à de si nombreuses occasions en un si petit espace qu’au Burundi d’après l’indépendance »[14] [notre traduction]. L’ONU est communément critiquée pour son inaction historique face aux violations graves, à grande échelle et répétitives des droits de l’homme dans le cadre du conflit burundais[15]. Cela dit, l’ONU a mandaté une série de missions d’investigation sur les crimes commis dans le contexte de certaines des périodes majeures de violence au Burundi. Même si ces différentes commissions n’étaient pas investies de compétences leur permettant de qualifier les crimes commis, au moins deux des rapports de mission évoquent néanmoins la commission de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre voire de génocide qui auraient été perpétrés dans le cadre du conflit[16].

2. Cadre d’application du droit pénal international

L’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi signé le 28 août 2000 est à l’origine du cadre légal et institutionnel de répression des crimes internationaux au Burundi[17]. Parmi les initiatives relatives à la poursuite des crimes les plus graves du passé, l’Accord d’Arusha prévoyait la mise en place d’un tribunal pénal international pour le Burundi chargé de poursuivre et réprimer les crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, commis dans le cadre du conflit burundais[18]. Toutefois, l’opportunité ainsi que les modalités de mise en place de cette instance restaient à déterminer par les autorités nationales, en collaboration avec l’ONU[19]. L’Accord d’Arusha recommandait également la « promulgation d’une législation contre le génocide, les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité et toute violation des droits de l’homme »[20]. Une loi portant répression de ces crimes a été adoptée en mai 2003 pour donner suite à cette recommandation[21]. Dans la même optique, les juridictions nationales ont été dotées de compétences en matière de crimes internationaux à l’issue de la révision du Code pénal burundais, en avril 2009[22]. Des dispositions relatives à la compétence universelle pour les crimes internationaux[23] ont été intégrées dans le Code pénal qui reprend, pour l’essentiel, les dispositions corrélatives du Statut de Rome, instrument que le Burundi avait d’ailleurs ratifié le 21 septembre 2004[24].

B. La politique de justice transitionnelle au Burundi dans le contexte des pratiques et des débats internationaux sur la justice pénale internationale

1. Le mécanisme d’application du droit pénal international proposé pour le Burundi

Jusqu'à récemment, le mécanisme judiciaire qui était proposé comme organe principal d’application du droit pénal international pour le Burundi, en l'occurrence un Tribunal Spécial mixte, pouvait se situer dans le cadre de l’évolution de la politique et des pratiques de l’ONU, lorsque l’organisation apporte son assistance aux pays en situation post-conflit. Le projet burundais s’inscrit dans le contexte où, d’une part, l’ONU a adopté une position de principe qui veut qu’elle n’endosse plus des accords politiques qui n’intégreraient pas des dispositions sur les mesures relatives à la lutte contre l’impunité des crimes de droit international[25] et, d’autre part, la préférence en faveur des juridictions dites hybrides ou mixtes par rapport aux tribunaux purement internationaux comme mécanisme institutionnel de répression des crimes internationaux.

L’Accord d’Arusha s’écartait quelque peu de cette ligne d’idées puisqu’il envisageait plutôt la création d’un tribunal pénal international pour le Burundi. L’Accord d’Arusha aménageait toutefois une intervention ultérieure de l’ONU dans l’élaboration de la politique de justice transitionnelle au Burundi. Il conditionnait en effet la mise en place du tribunal envisagé aux conclusions d’un rapport par une commission internationale d’enquête qui serait mandatée par le Conseil de sécurité de l’ONU et établirait l’existence d’actes de génocide, de crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité[26]. L’intervention de l’ONU dans ce processus a été effectuée en deux phases principales. Tout d’abord à travers les recommandations d’un rapport émanant de la mission ainsi envisagée en mai 2004; ensuite, à l’occasion des négociations ultérieures entre le gouvernement du Burundi et l’ONU sur les mécanismes de justice transitionnelle et les modalités de leur mise en place, tenues entre février 2006 et mars 2007[27].

Conduite par l’ancien assistant du Secrétaire général de l’ONU aux affaires politiques, Tuliameni Kalomoh, la mission d’évaluation de l’ONU a séjourné au Burundi du 16 au 24 mai 2004. Au terme de sa mission, la délégation a proposé à la fois la mise en place d'un mécanisme de réconciliation ainsi que la création d’un mécanisme d’établissement des responsabilités pénales qui, aux yeux de ses membres, étaient plus appropriés dans le contexte du Burundi. S’agissant précisément du mécanisme judiciaire, le Rapport Kalomoh proposait la création d’une chambre criminelle intégrée au sein de l’appareil judiciaire burundais, spécialement compétente pour traiter des crimes internationaux commis dans le passé du Burundi[28]. Selon les termes du rapport, la délégation devait tenir ainsi compte « de l’expérience acquise au cours de la dernière décennie pendant laquelle les Nations unies se sont consacrées à promouvoir la justice et l’État de droit »[29].

Par ailleurs, le Rapport Kalomoh revenait sur les critiques fréquemment émises à l’endroit des tribunaux ad hoc du modèle de celui pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda pour justifier le rejet de cette formule dans le cas du Burundi. En fin de compte, la commission affirmait s’inspirer de l’organisation et des modes de fonctionnement de la Chambre des crimes de guerre de la Cour de Bosnie-Herzégovine, alors en cours de création. Quoiqu’intéressant à bien des égards de l’avis même de la délégation, le modèle de la Sierra Leone, un tribunal spécial mixte siégeant sur le territoire du pays, a été écarté au motif qu’il n’était pas intégré au sein de l’appareil judiciaire sierra léonin. Ceci, selon les auteurs du rapport, pourrait limiter le potentiel du tribunal spécial au renforcement des capacités locales[30]. C’est pourtant le modèle de la Sierra Leone qui prévaudra comme principale source d’inspiration pour le Burundi au terme des négociations ultérieures menées entre le gouvernement burundais et l’ONU. Un organe judiciaire hybride était ainsi proposé sous l’appellation de Tribunal spécial[31]. La raison principale du changement de position est liée au fait que la société civile locale était particulièrement opposée à l’idée d’intégrer un mécanisme judiciaire spécial proposé au sein de l'appareil judiciaire burundais en proie à une profonde crise de confiance[32].

2. État des lieux de la politique de lutte contre l’impunité des crimes de droit international au Burundi

Bien que la lutte contre l'impunité au Burundi soit rarement un sujet de débat dans la presse internationale, la récente décision prise en octobre 2016, par le gouvernement du Burundi, de se retirer du Statut de Rome a dominé l’actualité. Et pour cause. Aussi étonnante fut l’annonce surprise du processus de retrait du Statut de Rome que le rythme marathonien de la procédure. L’Assemblée nationale du Burundi a adopté, le 12 octobre 2016, à une majorité écrasante (94/110), un projet de loi portant retrait du Statut de Rome. Le texte de loi[33] a été promulgué par le président de la République le 18 octobre 2016, soit moins d’une semaine après son adoption et cela alors même que la Constitution de la République du Burundi accorde au président un délai de 30 jours à compter de la date de réception d’une loi adoptée par le parlement aux fins de sa promulgation[34]. Le fait est que l’initiative du projet émanait en réalité du bureau de la Présidence même[35].

Officiellement, les autorités burundaises ont tenté de justifier la décision en la liant au mouvement de contestation contre la politique d’intervention de la CPI en Afrique fréquemment dénoncée par les dirigeants africains comme étant « biaisée »[36]. Deux autres pays africains, en l’occurrence l’Afrique du Sud et la Gambie ont, il est vrai, pris des décisions similaires quelques jours plus tard[37]. Toutefois, le cas du Burundi se distingue en raison du contexte de la crise politique et humanitaire ainsi qu'au regard de la situation déplorable des droits de l’homme dans le pays. La démarche est intervenue, semble-t-il, en réaction à une série de rapports de sources diverses, y compris de l’ONU, accusant certains parmi les plus hautes autorités burundaises de violations graves des droits de l’homme dans le cadre de la gestion de la crise que traverse le pays depuis la réélection du président Pierre Nkurunziza à un troisième mandat contesté en juillet 2015. Un de ces rapports, publié à deux semaines de la procédure de retrait et rédigé par un groupe de trois experts indépendants mandatés par les Nations unies, fait état de probables crimes contre l’humanité et d’« un grand danger de génocide […] étant donné l’histoire du pays »[38]. Le rapport attribue la responsabilité « de la majeure partie des violations » à des agents officiels ou à des personnes dont la responsabilité des actes peut être attribuée au gouvernement[39]. Déjà en avril 2016, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, avait annoncé l’ouverture d’un examen préliminaire sur la situation au Burundi à la suite « de communications et de rapports faisant état de meurtres, d’emprisonnements, d’actes de torture, de viols et autres formes de violence sexuelle, ainsi que de cas de disparitions forcées »[40]. Il n’est donc pas étonnant que le communiqué du gouvernement à la base du projet prenne violemment à partie les auteurs du rapport ainsi que la procureure elle-même[41]. Au reste, comme le professeur Pacifique Manirikaza le fait remarquer, par ailleurs, le Burundi ne comptait même pas auparavant parmi les États africains qui dénonçaient régulièrement la politique d’intervention de la CPI en Afrique[42].

La décision des autorités burundaises s'interprète encore davantage à la lumière des prises de positions officielles en matière de justice transitionnelle au Burundi, s’agissant spécifiquement des mesures relatives à la lutte contre l’impunité[43]. En effet, au fur et à mesure de la progression du projet vers la mise en place effective des mécanismes de justice transitionnelle, les autorités officielles n’ont cessé d’exprimer leur hostilité à l’égard d’un traitement judiciaire des dossiers liés aux crimes du passé. À plusieurs occasions durant les négociations avec l’ONU et avant que le partenariat sur le projet ne soit en réalité rompu, le gouvernement du Burundi marquait sa préférence exclusive en faveur d’approches non judiciaires comme les procédures centrées sur l’octroi d’amnisties ou du pardon, inspirées explicitement des travaux de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud[44]. En mai 2014, une loi création d’une Commission vérité et réconciliation (CVR) a été promulguée sans mention d’aucun mécanisme judiciaire dans le texte[45]. Les groupes de défense de droits de l'Homme ont interprété cette omission comme l'expression de la volonté politique d’écarter définitivement la mise en place du Tribunal spécial initialement envisagé comme mécanisme principal de répression des crimes les plus graves commis dans le cadre du conflit burundais. Les activités de la CVR ont officiellement été lancées le 4 mars 2016, mais il serait simplement naïf de s’imaginer que la CVR ait effectivement été en mesure de réaliser son mandat dans le contexte sociopolitique du pays. En définitive, les perspectives internes d’une justice transitionnelle effective, quel que soit au reste l’aspect du projet (judiciaire ou non judiciaire), sont difficiles à envisager dans un proche avenir.

Il ne fait pas de doute, par ailleurs, que les instances judiciaires locales accuseront toujours un déficit de compétences techniques pour traiter des dossiers impliquant des crimes de droit pénal international, à supposer même l'existence d'un contexte politique idéalement favorable. Le Rapport Kalomoh mentionnait déjà le déficit de qualification et de formation des praticiens de la justice comme une des « défectuosités endémiques » du secteur judiciaire[46]. La remarque est particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit, pour les juges burundais, d’appliquer le droit pénal international dans la mesure où le législateur burundais a choisi de réprimer les crimes internationaux effectivement sous leur qualification en tant que crimes internationaux et non comme des crimes de droit commun[47].

II. Les avantages d’une approche régionaliste en matière de justice pénale internationale

L’administration de la justice pénale internationale par une juridiction physiquement proche des lieux de commission des crimes peut mieux contribuer à la réalisation d’un certain nombre d’objectifs d’une importance cruciale dans les contextes post-conflit. La reconstitution des liens sociaux brisés par le conflit, à travers une justice restauratrice ainsi que le renforcement des capacités des institutions locales dans la prévention et la lutte contre l’impunité sont les avantages communément relevés. L’application du droit pénal international dans un cadre régional peut offrir un avantage également important, lié à l’opportunité unique de réprimer des crimes d’une préoccupation particulière pour les populations de la région.

A. Un potentiel plus élevé pour la reconstruction de l’État de droit et la réconciliation dans les sociétés divisées

1. Contribution à une justice réconciliatrice

Les contextes post-conflits posent des défis particuliers à la justice pénale internationale. Un de ces défis tient à la nécessité d’intégrer des objectifs propres à ces contextes, mais inhabituels parmi les buts de la justice pénale classique de tradition libérale occidentale. En plus de sa fonction rétributive initiale, elle doit aménager des mesures visant entre autres la réconciliation. Ce tempérament est imposé par les réalités de terrain dans les sociétés divisées par des conflits intercommunautaires. Dans la plupart des cas, les auteurs des crimes et les victimes sont condamnés à vivre en permanence ensemble dans des relations de voisinage et d’interdépendance inévitables. C’est sans doute dans le contexte d’une telle réalité au Rwanda qu’il faut interpréter, en partie, cet aspect inhabituel dans les textes fondateurs des tribunaux internationaux, mais figurant dans la Résolution 955 instituant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Selon les propos du Conseil de sécurité de l’ONU, « dans les circonstances particulières qui [régnaient] au Rwanda », les poursuites pénales permettraient non seulement de mettre fin aux crimes internationaux, « mais contribueraient également au processus de réconciliation nationale »[48].

En réalité, la réconciliation est un objectif difficilement à la portée d’une juridiction de la nature du TPIR. Une opinion au sein de la littérature académique principalement d’obédience occidentale soutient, il est vrai, la thèse des vertus réconciliatrices du procès pénal, de par même l’établissement des responsabilités individuelles par le jugement. À ce propos, Antonio Cassese écrit ainsi :

Les procès pénaux établissent les responsabilités individuelles en remplacement d’une responsabilité collective, c’est-à-dire qu’ils établissent que non pas tous les Allemands étaient impliqués dans l’Holocauste, ou les Turcs dans le génocide arménien, ou tous les Serbes, musulmans, Croates, ou Hutus, mais les auteurs individuellement […] le procès dissipe le désir de vengeance parce que lorsque la cour applique au bourreau la peine qu’il mérite, alors le cri des victimes au châtiment est entendu […] les victimes sont prêtes à se réconcilier avec leurs anciens bourreaux, parce qu’elles savent que ces derniers ont payé leurs crimes; une vérité [documentation] totale fiable sur les atrocités est établie de telle sorte que les générations futures seront informées de ce qui s’est passé.[49] [Notre traduction]

Pourtant, des études empiriques remettent sérieusement en cause cette assertion[50]. Une limite des juridictions internationales sous l’angle de la justice réconciliatrice communément relevée tient à leur éloignement des communautés affectées au moment où une justice réconciliatrice est largement tributaire de la place et de l’opportunité des communautés touchées de participer dans les procédures pénales. C’est pour souligner l’importance de cet aspect que des observateurs insistent sur l’avantage que procurait le rapprochement géographique du TPIR du territoire du Rwanda permettant à la procureure Louise Arbour de délocaliser des audiences d’Arusha (Tanzanie, siège du TPIR) à Kigali, la capitale du Rwanda[51]. En contraste, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) est entre autres critiqué du fait qu’il offrait difficilement cette option[52].

Au-delà de ces défis d’ordre pratique, des considérations idéologiques limitent tout autant le potentiel de ce genre de tribunaux sous l’angle qui nous occupe. Du point de vue de la victime, les procès pénaux internationaux incarnent la critique de Hannah Arendt à l’égard du procès pénal qu’elle dépeint ainsi :

[u]n procès [pénal] ressemble à une pièce en ce sens que les deux débutent et se terminent toujours avec l’auteur et non la victime […] et s’il [le bourreau] doit souffrir, il doit souffrir pour ce qu’il a fait et non pour la souffrance qu’il a infligée aux autres.[53] [Notre traduction.]

La critique reste valable à propos des procès plus récents dans l’histoire de la justice pénale internationale[54].

Une juridiction régionale permettrait bien évidemment, de par sa situation géographique, de combler les lacunes de la justice pénale internationale résultant de l’éloignement géographique des juridictions internationales des lieux de commission des crimes. En Afrique spécifiquement, il y a, en outre, de fortes chances qu’un traité régional permette également de contourner les obstacles idéologiques à l'encontre d'une procédure pénale plus ouverte à l’implication communautaire. Comme Kai Ambos le rappelle, les sociétés africaines en général mettent en avant une justice pénale restauratrice orientée vers la réconciliation et le rétablissement des liens sociaux plutôt qu’une justice « stigmatisante » exclusivement centrée sur le criminel[55]. Comme nous pourrons le voir plus loin, cette conception africaine de la justice pénale à laquelle Kai Ambos fait référence transparaît effectivement à travers les documents relatifs aux projets d’établissement de mécanismes régionaux de droit pénal international et de justice transitionnelle en Afrique[56].

2. Contribution au renforcement des capacités locales

Le renforcement des capacités locales occupe incontestablement une place centrale dans la définition des politiques de justice pénale internationale destinées aux sociétés en situation post-conflit. Comme nous l’avons relevé dans la section précédente, il s’agit d’un facteur déterminant dans la conception des mécanismes de droit pénal international appropriés dans de tels contextes. Certains vont même au-delà des contextes des tribunaux spécifiquement mis en place pour traiter des situations post-conflit pour proposer que le renforcement des capacités locales des États soit une mission essentielle, lorsque c’est la CPI qui intervient.

Par exemple, William W Burke-White soutient que la CPI devrait envisager une politique d’intervention directe dans le renforcement des capacités locales des États où elle envisage des poursuites, y compris, le cas échéant, à travers la formation des praticiens locaux[57]. Cette approche traduirait, selon l’auteur, une politique de « complémentarité positive » entre la CPI et les États parties au Statut de Rome dans la répression des crimes relevant de la compétence de la CPI. L’idée d’une assistance directe de la CPI aux instances étatiques ne fait cependant pas l’unanimité. Contrairement à la proposition de William W Burke-White, Carey Shenkman suggère plutôt que la CPI se limite à un rôle de « catalyseur » éventuel des réformes nationales sans pour autant fournir une assistance directe aux États[58]. Dans une telle perspective, les réformes éventuelles résulteraient indirectement des poursuites pénales entreprises par la CPI, voire des menaces de poursuites dans les États en question. L’idée ici est que les pays visés entreprendraient des réformes dans le sens d’aligner leurs cadres légaux et institutionnels de répression des crimes prévus dans le Statut de Rome aux exigences internationales dans le dessein de préserver la primauté des poursuites pénales que l’article 17 du Statut de Rome garantit aux États, mais moyennant des conditions[59]. Il s’agirait précisément, de la part de ces États, de se prémunir contre les risques d’être qualifiés d’États « manquant de volonté et/ou incapables de mener à bien des poursuites pénales » au sens de l’article 17 du Statut de Rome et de perdre, par conséquent, dans le contexte des exceptions d’irrecevabilité des affaires devant la CPI[60].

Quels que soient les mérites de la proposition, les limites des tribunaux internationaux sur le modèle de la CPI ou des tribunaux pénaux internationaux comme le TPIY ou le TPIR sous cet aspect sont communément admises parmi les acteurs de la justice pénale internationale. Dans le cas du Timor oriental, par exemple, c’est principalement par cet argument que le Secrétaire général de l’ONU justifiait l’abandon de la proposition d’un tribunal pénal international pour un mécanisme judiciaire plutôt mixte qui contribuerait mieux au renforcement des structures judiciaires nationales avec l’assistance de l’ONU[61]. Le potentiel élevé des tribunaux mixtes ou hybrides dans le renforcement des capacités locales découle à la fois de leur présence physique localement ainsi que d’une combinaison d’éléments internationaux et locaux dans leurs modes d’organisation et de fonctionnement[62].

Dans la même optique, une approche régionaliste sur la justice pénale internationale offre des opportunités comparables. William W Burke-White résume ainsi la dynamique de fonctionnement de celles-ci : « les juridictions régionales comprendraient des procureurs, des juges et du personnel en provenance [des pays] de la région, formant du coup ceux qui retourneront probablement travailler au sein des systèmes judiciaires nationaux »[63]. [Notre traduction]

La Cour de justice de l’EAC (EACJ) en est un exemple concret. L’EACJ est l’organe judiciaire de l’EAC et a son siège actuel à Arusha en Tanzanie[64]. Elle comprend une section de première instance et une section d’appel[65]. La section de première instance compte dix juges, tandis que celle d’appel en est composée de cinq[66]. Les juges sont désignés par le Sommet des chefs d’États et de gouvernements des États membres de l’EAC sur base d’une liste de nominations préalablement soumises par les États[67], qui disposent par ailleurs d’un droit d’égale représentativité au sein de chacune des deux chambres de l’EACJ[68]. L’impact de l’EACJ au niveau du renforcement des capacités des pays membres de l’EAC peut être instrumental. C’est le cas s’agissant, par exemple, d’un juge qui termine son mandat de juge et rentre travailler comme cadre au sein d’un service national de législation au Burundi ou encore d’un autre qui rentre pour enseigner dans une faculté de droit[69]. Il y a, par ailleurs, tout lieu de croire que l'impact de ce type de juridictions dans le renforcement des capacités locales pourrait être encore plus direct, dans la logique de ce que souhaitait William Burke White de la CPI. Rien n’empêcherait aux États qui négocient un traité régional de prévoir que les juges régionaux interviendraient dans la formation des juges et des praticiens locaux[70]. Les obstacles idéologiques à ce genre d’arrangements ne se poseraient pas nécessairement dans le cadre d’un traité régional africain.

B. Une opportunité unique de réprimer des crimes d’une préoccupation particulière pour la région

Un traité négocié à l’échelle régionale peut offrir aux États impliqués, une occasion unique de réprimer des crimes d’une préoccupation particulière aux populations de la région. Une analyse comparée des compétences matérielles de la CPI en vertu du Statut de Rome, d’une part, et de la Section de droit pénal international (SDPI) telle qu'envisagée par le Protocole portant amendements au Protocole portant Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme[71], d’autre part, permet d’illustrer ce propos. Dans la même logique, une analyse de l’évolution de la pratique de l’EACJ dans les domaines de la bonne gouvernance, de l’État de droit et des droits de l’homme permet de conclure qu’un organe de droit pénal international au sein de l’EAC suivrait la même trajectoire.

1. Analyse comparée des compétences de la SDPI et de la CPI

L’adoption du Protocole de Malabo a été entourée de vives polémiques et suscitée des controverses dans la littérature, liées aux circonstances du projet. En effet, le Protocole a été adopté dans le contexte d’une crise diplomatique entre l’UA d’une part, certains pays occidentaux et la CPI d’autre part, à la suite d’une série de poursuites contre des officiels africains, soit auprès des juridictions étatiques en Europe, soit devant la CPI. Des critiques ont alors été émises que le projet de création d’un organe de droit pénal international au sein des structures de l’UA équivaudrait à une tentative de court-circuiter toute intervention future de la CPI sur le continent[72]. On est même allé jusqu’à prétendre l’illégalité du projet[73].

Pourtant, les débats sur le projet de création d’une juridiction de droit pénal international en Afrique remontent loin dans l’histoire de l’organisation panafricaine[74]. L’idée avait par ailleurs été avancée dans la littérature sur la justice pénale internationale[75]. Le projet trouve sans nul doute une base légale dans l’Acte constitutif de l’Union africaine[76], plus précisément dans ses articles 3(h), 4(h) et 4(o)[77]. L’article 4(h) autorise en effet l’organisation panafricaine à intervenir dans un État membre « dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité »[78].

Certes, les tensions entre l’UA et le monde occidental ont servi de catalyseur du projet[79]. Toutefois, limiter le projet au seul contexte de cette crise occulte une partie importante de son contexte historique. Les opinions dans ce courant avancent ainsi une analyse parcellaire du Protocole de Malabo. Pourtant, une analyse plus objective du texte permet de déceler une série d’innovations intéressantes, comparées au Statut de Rome et aux textes créateurs des juridictions de droit pénal international qui ont existé à ce jour[80].

S’agissant précisément de la compétence matérielle de la SDPI qui nous intéresse ici, particulièrement dans une perspective comparative, la compétence de la CPI apparait « limitée aux crimes les plus graves » qui « touchent l’ensemble de la communauté internationale » pour reprendre les termes du Statut de Rome[81]. Les seuls crimes qui atteindraient ce seuil de gravité sont ceux qui constituent la trilogie traditionnelle des crimes internationaux, à savoir le crime de génocide, le crime contre l’humanité ainsi que les crimes de guerre auquel s’est ajouté le crime d’agression à l’issue de la conférence de Kampala en 2010. De son côté, l’article 28A du Protocole de Malabo reprend la liste des quatre crimes y compris leurs éléments constitutifs[82], tout en y ajoutant dix incriminations, à savoir 

[…] le crime relatif au changement anticonstitutionnel de gouvernement, la piraterie, le terrorisme, le mercenariat, le crime de corruption, le blanchiment d’argent, la traite des personnes, le trafic illicite de stupéfiants, le trafic illicite de déchets dangereux ainsi que l’exploitation illicite des ressources naturelles.[83]

Incontestablement, les incriminations spécifiques au Protocole de Malabo visent des faits qui font des ravages en Afrique, voire globalement, quoiqu’ils ne figurent pas dans le Statut de Rome en tant que crimes qui « touchent l’ensemble de la communauté internationale ». Ademola Abass est d’avis que le fait même de cette omission justifie en soi les spécificités du Protocole de Malabo[84].

Parmi ces nouvelles incriminations internationales en Afrique, le crime qui touche aux actes constitutifs de changement anticonstitutionnel de gouvernement (CACG) revêt un intérêt régional particulier à bien d’égards. Tout d’abord, le changement inconstitutionnel de gouvernement constitue une préoccupation historique de l’UA et de l’Organisation de l’unité africaine (OUA)[85]. Ensuite et plus intéressant encore, les pratiques que le Protocole de Malabo réprime sous ce label vont au-delà des formes classiques de renversement de gouvernement par voie de coup d’État militaire[86], de rébellion[87] ou encore par recours à des mercenaires[88]. Le crime couvre toute une gamme d’actes illégaux de maintien des dirigeants africains au pouvoir, lesquels constituent une pandémie sur le continent dans son ensemble. Les actes ainsi visés sont : le refus des dirigeants en place de céder le pouvoir au vainqueur à l’issue des élections; des amendements illégaux des constitutions en violation des principes d’alternance démocratique au pouvoir; des modifications unilatérales et « spéculatives » des lois électorales[89].

Davantage que les coups d’État militaires classiques, en effet, la gestion des crises liées aux pratiques contemporaines en Afrique qualifiées par Ahmedou Ould-Abdallah, ancien envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU Boutros-Boutros Ghali au Burundi, de « coups d’État civil » représente un des plus grands défis contemporains de l’UA[90]. La question peut se poser d’ailleurs de savoir si ceux-ci ne risquent pas de rompre le consensus au sein de l'opinion publique sur la condamnation des coups d’État militaires classiques[91]. Il est donc tout à fait logique qu’un traité régional de droit pénal international en Afrique incrimine les actes constitutifs du crime de CACG. Point n’est besoin de démontrer l’intérêt de la répression de cette criminalité dans le cas du Burundi, lequel est nommément cité par les experts comme l’un des exemples de ce type de comportement des dirigeants en place[92].

2. La pratique de l’EACJ dans les matières liées à l’État de droit dans les pays membres de l’EAC

La pratique prometteuse de l’EACJ dans les domaines de la gouvernance, l’État de droit et les droits de l’homme milite en faveur d’un organe de droit pénal international régional au sein des structures actuelles de l’EAC. D’emblée, il faut noter que l’EACJ n’est pas dotée d’une compétence explicite dans ces matières. En effet, le premier alinéa de l’article 27 du Traité de l’EAC dispose que l’EACJ est « initialement » compétente en matière d’« interprétation et d’application du Traité », tandis que le deuxième alinéa de cette disposition prévoit l’éventualité d’une extension des compétences de l’EACJ aux questions touchant les droits de l’homme[93].

Le sommet des chefs d’État, tenu le 30 novembre 2013 à Kampala en Ouganda, a considéré, mais sans entériner une proposition du Conseil des ministres des États membres de la Communauté (Conseil des ministres de l’EAC ou Conseil) d’étendre effectivement les compétences de la Cour en matière de droits de l’homme. À l’issue du sommet, les chefs d’États et de gouvernement ont plutôt recommandé au Conseil de mener des consultations préalables sur ce sujet avec l’UA[94].

Il est par ailleurs intéressant de noter que le Conseil des ministres avait en outre proposé de doter l’EAC d’une compétence en droit pénal international, quoique d’une portée limitée, puisqu'elle ne devait couvrir que les crimes contre l’humanité[95]. Des observateurs ont émis des doutes tout à fait fondés, par ailleurs, quant aux motivations réelles à la base de ce projet[96]. En effet, l’initiative est intervenue dans le contexte des poursuites pénales contre de hauts cadres du gouvernement kenyan, dont le président en exercice Uhuru Kenyatta ainsi que son vice-président, William Ruto, pour les crimes commis dans le cadre des violences postélectorales survenues en 2007 au Kenya[97]. Si le processus avait abouti, l’EACJ aurait été désormais compétente pour connaître des faits constitutifs de crimes contre l’humanité dont les suspects étaient poursuivis devant la CPI. L’étape suivante aurait alors été d’envoyer une requête à la CPI pour demander un transfert des dossiers afférents à ces actes à l’EACJ[98]. Cela dit, comme les critiques mêmes le suggèrent, les circonstances particulières qui entourent cette initiative ne remettent cependant pas en cause le bien-fondé même de la proposition[99].

En effet, la jurisprudence de l’EACJ démontre son engagement réel dans les domaines liés à l’État de droit dans les États membres de la Communauté. Plus intéressant encore, elle démontre une volonté de résistance des juges afin de défendre les principes de l'État de droit, y compris dans un contexte politique peu favorable. Au cours des dix dernières années, l’EACJ a adopté une interprétation dynamique et créative du Traité de l’EAC dans le traitement des questions liées à des violations des droits de l’homme, malgré les limites du texte et en dépit de la protestation persistante des États. De même, l'approche holistique adoptée par l’EACJ dans l’interprétation du Traité de l’EAC a permis aux juges de condamner les différents types de violation de droits, qu'il s'agisse de droits civils et politiques ou environnementaux[100]. Plus récemment, la Cour a même eu à débattre d’un cas inédit dans le cadre d’une procédure judiciaire supranationale, en l’occurrence la question du troisième mandat contesté du président Pierre Nkurunziza, touchant ainsi à des aspects du problème de changement inconstitutionnel de gouvernement évoqué ci-haut[101].

Une première décision de principe de l’EACJ dans le domaine des droits de l’homme est intervenue en 2007 dans le cadre de l’affaire Katabazi, procès emblématique mettant en cause l’État de l’Ouganda[102]. Dans cette affaire, les requérants avaient été détenus en Ouganda pour actes de trahison et non-révélation de la haute trahison vers fin 2004[103]. Certains d’entre eux avaient alors demandé et obtenu l’octroi de mandats de libération moyennant caution par une haute juridiction ougandaise, la Haute Cour de l’Ouganda. Alors que les juges de la haute juridiction préparaient les documents de libération, un groupe paramilitaire gouvernemental était intervenu et avait procédé à l’arrestation des prévenus, dans l’enceinte même de la Cour, le 15 novembre 2005[104]. Les détenus avaient par la suite été conduits devant une juridiction militaire, qui les avait accusé de détention illégale d’armes à feu et de terrorisme pour les faits mêmes sur la base desquels ils avaient bénéficié des mandats de libération[105]. Ils ont été maintenus en détention en dépit d’une décision ultérieure de la Cour constitutionnelle ougandaise constatant de l’inconstitutionnalité des arrestations et ordonnant la libération des détenus[106].

Devant l’EACJ, les requérants ont accusé l’Ouganda d’avoir agi ainsi en violation des articles 6, 7(2), et 8(1) du Traité de l’EAC. L’article 6 du Traité de l’EAC énonce le respect et la promotion des droits de l’homme en conformité avec la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples[107] parmi les principes fondamentaux qui lient les États parties dans l’accomplissement des objectifs de l’EAC[108]. L’article 7(2) du Traité de l’EAC complète les dispositions de l’article 6 en précisant les objectifs de la Communauté : « les principes de bonne gouvernance, y compris l’adhésion aux principes de la démocratie, l’État de droit, la justice sociale ainsi que le respect des standards universels des droits de l’homme »[109] [Notre traduction et nos italiques]. Enfin, l’article 8(1)(c) du Traité de l’EAC oblige les États parties à s’abstenir de toute mesure susceptible d’entraver la réalisation de ces objectifs ou de la mise en oeuvre des dispositions du Traité de l’EAC[110].

Sans surprise, l’Ouganda a soulevé comme principal moyen de défense l’exception d’incompétence de l’EACJ dans les matières relatives aux droits de l’homme[111]. Les juges de l’EACJ ont cependant rejeté les arguments des autorités ougandaises critiquant, par la même occasion, les agissements de l’État ougandais comme constituant « un précédent inacceptable et dangereux susceptible de saper les fondements de l’État de droit »[112] [Notre traduction]. La Cour a maintenu sa ligne de raisonnement dans une série de décisions ultérieures relatives à des questions concernant l’État de droit et les droits de l’homme[113]. La Division d’appel de l’EACJ a eu l'occasion de confirmer la position de la Cour qui avait été exprimée sur un ton on ne peut plus ferme en première instance dans l'affaire Rugumba contre Rwanda. La décision de première instance confirmée en appel lisait notamment:

[] we are of the firm view that the principles set out in Article 6(d) and 7(2) were not inscribed in vain. The Jurisdiction of this Court to interpret any breach of those Articles was also not in vain, neither was it cosmetic. The invocation of the provisions of the African Charter on Human and Peoples Rights was not merely decorative of the Treaty but was meant to bind Partner States hence the words that Partner States must bind themselves to the “adherence to the principles of democracy, the rule of Law [...] as well as the recognition, promotion and protection of Human and Peoples Rights in accordance with the provisions of the African Charter on Human and Peoples Rights” (ACHPR).[114]

De l’avis de la Cour, la détention incommunicado d’un citoyen rwandais durant cinq mois sans jugement et sans que le détenu ait pu avoir accès à un juge compétent constituait une violation des principes de bonne gouvernance et de l’État de droit, principes consacrés par les articles 6(d) et 7(2) du Traité de l’EAC[115].

Pour revenir sur la question du troisième mandat du Président Nkurunziza, il faudrait noter que l'affaire revêtait un intérêt très particulier pour les individus et les groupes de défenses des principes de l'État de droit en Afrique, qui n'est pas nécessairement lié à l'issue de l'affaire. De fait, elle a été l’occasion d’introduire, pour la première fois, un débat judiciaire sur la violation des limitations constitutionnelles des mandats présidentiels en Afrique devant une juridiction supranationale[116]. L’on comprend ainsi que l'affaire ait mobilisé la société civile aux niveaux local, sous régional et panafricain, qui lui attribuaient une « importance historique »[117].

L’affaire a été introduite le 6 juillet 2015 par l’East African Civil Society Organisations’ Forum (EACSOF), une plate-forme régionale d’ONGs émanant de la société civile, représentée par la Pan African Lawyers’ Union (PALU)[118]. Les requérants ont attaqué une série de mesures en rapport avec le processus électoral de 2015 au Burundi à savoir : la nomination du président Nkurunziza comme candidat par son parti politique le CNDD-FDD, puis son élection aux présidentielles contestées de 2015. Ils soutenaient que ces décisions, de même que l’arrêt polémique RCCB 303[119] de la Cour constitutionnelle du Burundi validant la candidature du président Nkurunziza, violaient « la lettre, l’esprit et les objectifs » de l’Accord d’Arusha[120] et de la Constitution du Burundi[121].

Le Burundi était accusé d’avoir enfreint une série de dispositions du Traité de l’EAC relatives aux obligations de promotion de la paix, de la sécurité, de la stabilité au sein de la communauté, ainsi que de maintien des rapports de bon voisinage parmi les pays membres[122]; d’adhésion aux principes de bonne gouvernance, de démocratie, d’État de droit, de respect et de promotion des droits de l’homme en vertu des articles 6(d) et 7(2)[123]. Les requérants avaient saisi la Cour à la veille des élections présidentielles et sénatoriales de juin 2015 en requête d’une décision ordonnant le report desdites élections au titre des mesures provisoires et conservatoires en attendant l’issue des débats au fond, mais n’avaient pas eu gain de gain cause sur ce point[124]. Une session de débats sur le fond a eu lieu en audience publique le 13 juin 2016. Dans la décision rendue le 29 septembre 2016 par la première division de l’EACJ, la Cour s’est déclarée incompétente en l'espèce[125]. Une décision qui n'enlève rien cependant à l'intérêt de notre proposition.

L’implication de la société civile dans le fonctionnement de la Cour constitue justement un autre aspect intéressant. En effet, l’intervention constante de l’EACJ dans les domaines liés à la gouvernance, l’État de droit et les droits de l’homme en dépit de la résistance persistante des États a été rendue possible, dans une large mesure, par une implication significative des ONG et des groupes de défense des droits dans le fonctionnement de la Cour légitimant, en quelque sorte, ses interventions. À ce propos, James Thuo Gathii décrit en détail le rôle de l’East African Law Society, une plate-forme d’avocats membres des barreaux de la sous-région[126], une participation de la société civile qui a été, à son tour, rendue possible par l’ouverture et la flexibilité des juges à cet égard[127]. Or, une Cour ouverte à la participation de la société civile dans son fonctionnement est susceptible de mieux protéger les droits des victimes.

III. Approche d’une complémentarité positive en cas de conflits de compétences entre juridictions supranationales

Le débat sur la complémentarité entre les instances étatiques et la CPI a toujours suscité un grand intérêt dans la littérature relative à l’administration de la justice pénale internationale sous l’empire du Statut de Rome[128]. Initialement, cet intérêt se justifiait par la place centrale qu’occupent les dispositions réglant la coopération ainsi que la gestion des conflits de compétence entre les États et la CPI dans la poursuite et la répression des crimes relevant du Statut de Rome. Par la suite, les tensions entrainées par l’application effective de ces dispositions ont suscité un regain d’intérêt sur la question[129].

Les projets de création des mécanismes de droit pénal international en Afrique ajoutent une dimension toute nouvelle aux débats. Jusqu’ici, la complémentarité était envisagée uniquement entre les instances étatiques et la CPI. Ce qui était logique puisque le régime de l’article 17 Statut de Rome prévoit un seul ordre de complémentarité à savoir national-international (CPI). Par contre, le Protocole de Malabo envisage deux niveaux de compétence supplémentaires à l’échelle supranationale : sous-régional dans le cadre des CER, et continental au sein des structures de l’UA. Il faut dorénavant entrevoir la gestion des conflits de compétences entre non plus seulement des instances nationales et une juridiction internationale, mais également entre des juridictions supranationales. Concrètement, il faut envisager les paliers suivants : national, sous-régional, continental (Africain), international (CPI), du moins pour un État qui serait partie aux deux instruments, comme cela pourrait être le cas du Burundi.

Dans le souci d’une politique de complémentarité positive dans ce contexte, la proximité géographique de la juridiction supranationale du territoire de l’État sur lequel les crimes ont été commis est proposée par cet auteur comme critère de principe pour déterminer la juridiction qui devrait bénéficier d’une priorité de poursuites. Un aperçu comparé des régimes de complémentarité sous le Statut de Rome et le Protocole de Malabo introduit le propos.

A. Analyse comparée du principe de complémentarité dans le Statut de Rome et le Protocole de Malabo

1. Notion et régime de complémentarité dans le Statut de Rome

L’article 1 du Statut de Rome pose le principe selon lequel « la CPI est complémentaire des juridictions pénales nationales »[130]. Le principe de la subsidiarité de la CPI par rapport aux juridictions nationales en soi ne suscite pas de débats. Au-delà du fait qu’il permet de préserver la souveraineté et les intérêts des États dans la répression des crimes relevant de leur compétence, la règle repose sur des considérations communément admises liées à une bonne administration de la justice pénale internationale, à savoir : un accès aux éléments de preuve plus facile pour les États que pour la CPI, les coûts nettement plus raisonnables des procès nationaux, etc. Selon les termes du document de politique du Bureau du procureur de la CPI de septembre 2003, le régime de la complémentarité dans le Statut de Rome, en plus de traduire la volonté des États parties de se réserver la priorité des poursuites, se fonde sur des considérations d’« efficacité » et d’« effectivité » de la justice pénale internationale[131]. Enfin, la justice pénale internationale répond mieux aux besoins des communautés touchées par les crimes si elle est administrée à proximité des lieux de commission des crimes[132].

Par conséquent, en application des règles sur la complémentarité, lorsqu’un État compétent et la CPI (le Bureau du procureur) se disputent la conduite des poursuites dans une « même affaire », l’État l’emporte en principe. Le premier paragraphe de l’article 17 du Statut de Rome précise les modalités de mise en oeuvre du principe en énumérant tour à tour quatre situations dans lesquelles la CPI devra déclarer ainsi l’irrecevabilité d’une affaire aux motifs que l'affaire en cause fait l'objet d'enquête ou de poursuites au niveau étatique, ainsi que les exceptions au principe[133]. La première de ces quatre exceptions nous intéresse particulièrement ici. Elle est posée à l’article 17(1)(a) du Statut de Rome[134]. Selon cette disposition, une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque « l’affaire fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce, à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites »[135].

Dans le cadre des débats sur les exceptions d’irrecevabilité au motif que l’affaire poursuivie par la CPI « fait l’objet d’une enquête ou de poursuites » par les autorités judiciaires de l’État compétent, la CPI (Chambre préliminaire) vérifie d’abord, selon un certain nombre de critères, si les poursuites nationales concernent effectivement la même affaire. Dans l’affirmative, la Cour passe alors aux volets suivants du test : celui du « manque de volonté » d'abord; celui lié à l’« (in)capacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites » en vue de traduire le suspect devant la justice ensuite. Sous le volet « manque de volonté » – formulé de façon négative –, le paragraphe 2 de l’article 17 du Statut de Rome prévoit que la Cour pourra conclure dans ce sens, si elle estime que l’enquête ou les poursuites engagées au niveau national visent plutôt à soustraire la personne poursuivie de la justice[136]. Un tel dessein pourra se déduire des circonstances telles « qu’un retard injustifié » ou le manque d’« indépendance ou impartialité » dans la conduite des procédures nationales[137]. S’agissant de l’incapacité de poursuivre, celle-ci doit découler « de l’effondrement de la totalité ou d’une partie substantielle (de l’appareil judiciaire de l’État concerné) ou de l’indisponibilité de celui-ci »[138].

La signification et la portée des expressions « manque de volonté et/ou incapacité de mener véritablement à bien des poursuites » employées dans la formulation de l’article 17 au regard des objectifs visés par les dispositions de celui-ci ont fait l’objet d’intenses débats et de controverses dans la littérature[139]. La CPI a, pour sa part, eu l’occasion de préciser l’interprétation qu'elle donne à ces dispositions dans le cadre des débats sur la recevabilité des affaires visant les situations au Kenya, puis en Libye[140].

2. Le régime de complémentarité dans le Protocole de Malabo

Le Protocole de Malabo reprend les dispositions du Statut de Rome s’agissant de la complémentarité de la SDPI par rapport aux instances étatiques. Sur cet aspect, le deuxième paragraphe de l’article 46H du Protocole de Malabo est presque l’équivalent du premier paragraphe de l’article 17 du Statut de Rome. En revanche, la spécificité du Protocole de Malabo réside dans le fait qu’il prévoit, en plus de la complémentarité de la SDPI aux instances étatiques, l’éventualité d’une subsidiarité de la juridiction continentale à un mécanisme de droit pénal international sous-régional préexistant au Protocole de Malabo ou qui serait ultérieurement établi au sein d’une CER et qui serait concurremment compétent pour mener des poursuites dans l’État visé. Aux termes de l’article 46H, paragraphe premier du Protocole de Malabo, « la juridiction de la Cour est complémentaire à celle des juridictions nationales et éventuellement à celle des Communautés économiques régionales quand cela est expressément prévu par lesdites communautés »[141] [Nos italiques].

Ademola Abass relève certaines préoccupations d’ordre pratique au sujet de cette innovation africaine en matière de complémentarité[142]. La première découlerait du fait que des États africains sont simultanément parties à plus d’une organisation sous-régionale, ce qui est notamment le cas du Burundi. L'auteur s'interroge alors sur le fait de savoir lequel de ces mécanismes devrait être pris en considération aux fins de la complémentarité dans le cas d’un État membre de plus d’une CER, instituant chacune un mécanisme de droit pénal international[143]. La deuxième préoccupation de l’auteur tient au fait que les règles de procédures applicables devant certaines instances régionales créent des obstacles quant à l’accès des individus à ces systèmes (la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est spécifiquement visée). L’auteur s’inquiète alors quant à la légitimité de considérer, dans le cadre de la complémentarité, la priorité d’intervention de ce genre de mécanismes[144].

Ces préoccupations sont fondées, mais il nous semble qu'elles portent essentiellement sur des questions d’ordre pratique. Elles ne remettent pas en question les fondements mêmes du principe de complémentarité du Protocole de Malabo qui, à défaut de poursuites nationales, reconnaît la priorité d’intervention à une juridiction sous-régionale par rapport à la SDPI envisagée au niveau continental. En règle générale, cette solution nous parait conforme à la logique d’une politique de complémentarité positive entre des juridictions supranationales. Il s’agit de l’approche justement avancée par cet article. Elle consiste à régler ce genre de conflit de compétence en accordant la primauté de compétence, en règle générale, à la juridiction internationale ayant la plus grande proximité géographique avec lieux des crimes, par hypothèse la juridiction sous-régionale.

Au reste, la question soulevée à propos des conflits de compétence entre des juridictions, toutes sous-régionales, se règlerait idéalement en amont dans le cadre de l’adhésion des États aux traités. À défaut, le critère même de la proximité géographique permettrait de trancher. En effet, même si les deux juridictions concurremment compétentes étaient toutes établies au sein des CER et par-là-même situées aux échelons de juridictions (sous-régionaux), l’on peut anticiper qu’il serait rare qu’elles soient situées à la même distance géographique du territoire de l’État en cause. Par exemple, le Burundi est à la fois partie de l’EAC et de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC). Cela étant, un mécanisme de droit pénal international qui serait créé au sein de la CEEAC et établi, supposons, à Libreville (Gabon), siège actuel de la CEEAC, ne remplirait pas nécessairement les critères de proximité géographique de l’EACJ sise à Arusha en Tanzanie. L'EAC demeurerait géographiquement plus proche des populations burundaises, cette proximité physique s'accompagnant d'un attachement psychologique en raison de l'histoire régionale.

La deuxième question, celle qui a trait à l'opportunité d'accorder une priorité de poursuites à des juridictions sous-régionales alors même que les règles de procédures devant celles-ci entraveraient la justice, trouverait probablement une solution dans le cadre d’une jurisprudence de la SDPI, lorsque celle-ci sera opérationnelle. À cet égard, la jurisprudence de la CPI dans le cadre des débats sur les exceptions de recevabilité fournirait des sources d’inspiration utiles dans la mesure où, comme nous l’avons mentionné, les dispositions relatives au principe de complémentarité ainsi que les exceptions relatives figurant dans le Protocole de Malabo sont presqu’un copié-collé des règles du Statut de Rome, du moins s’agissant des rapports avec les États. Or, la CPI a établi une jurisprudence intéressante qui fait fixant l’objectif ultime d’« amener le suspect devant la justice », un critère pivot d’appréciation du « manque de volonté et/ou l’incapacité » [nos italiques] de poursuivre de la part d’un État qui prétend préserver la priorité de poursuites dans le cadre de l’article 17 du Statut de Rome[145].

Ainsi, les mêmes critères qui s'appliquent pour apprécier dans quelle mesure les poursuites devant les instances étatiques traduisent une volonté réelle et démontrent la capacité de l’État de poursuivre, serviraient mutatis mutandis aux fins de la complémentarité entre la SDPI et les mécanismes sous-régionaux. À cet égard, l’évaluation porte autant sur la pertinence de la législation nationale qui forme le cadre légal des poursuites que sur les éléments de faits relatifs aux poursuites prétendues ou envisagées par l’État. Un cadre légal national inadéquat ou ineffectif traduirait un manque de volonté et/ou une incapacité de mener à bien des poursuites pénales. Dans la même optique, l’organe judiciaire d’une CER régi par un traité inadéquat ou ineffectif au point de compromettre les objectifs de la justice pénale internationale équivaudrait à une incapacité de la juridiction sous-régionale de mener à bien les poursuites. Celle-ci perdrait alors le privilège de l'article 48 (H), paragraphe premier. En d'autres termes, pour préserver la primauté de poursuites, les mécanismes sous-régionaux devraient répondre à des critères de satisfaction à tout le moins comparables à ceux imposés aux instances étatiques.

Notons en passant la préférence, par les rédacteurs du Protocole de Malabo, des termes « réticence ou incapacité à réellement mener des poursuites » en lieu et place des expressions « manque de volonté ou incapacité de mener véritablement à bien des poursuites » employées dans le Statut de Rome. Le choix des termes n’est peut-être pas neutre de considérations idéologiques ou politiques, mais cela relève d’un autre débat[146]. Il est encore trop tôt pour spéculer sur les implications pratiques de ces différences de formulation entre les deux textes.

B. La proximité géographique comme critère d’une primauté de compétence dans le cadre d’une complémentarité positive entre des juridictions supranationales

1. Notion et approche d’une complémentarité positive dans le cadre du Statut de Rome

L’expression « complémentarité positive » est couramment employée pour désigner une certaine politique d’intervention de la CPI. Elle a trait aux rapports de coopération entre la CPI et les États parties dans l’administration de la justice pénale internationale. Elle ne concerne pas nécessairement ni principalement l’interprétation et l’application technique des critères de recevabilité de l’article 17 du Statut de Rome. L’idée renvoie beaucoup plus à une politique d’intervention du Bureau du procureur de la CPI qui valoriserait et encouragerait les poursuites nationales. L’ancien procureur de la CPI Louis Moreno-Ocampo l’évoquait ainsi implicitement :

[as] a consequence of complementarity, the number of cases that reach the Court should not be a measure of its efficiency. On the contrary, the absence of trials before this Court, as a consequence of the regular functioning of national institutions, would be a major success.[147]

Une politique de complémentarité positive a pour corollaire la possibilité pour les États en déficit de capacité de poursuites de pouvoir compter sur une assistance internationale sous forme de renforcement de ces capacités, du moins si les instances étatiques manifestent la volonté politique réelle de réprimer les crimes en application du Statut de Rome. Le rapport final du Bureau de l’Assemblée des États parties au Statut de Rome, tenue à Kampala en 2010, le rappelle à travers un document de politique adopté à l’issue de l’Assemblée :

[…] la complémentarité positive fait référence à toutes formes d’activités par lesquelles les capacités des instances judiciaires nationales sont renforcées et celles-ci sont capables de mener à bien les poursuites et la répression des crimes prévus sous le régime du Statut de Rome […].[148] [Notre traduction]

Toutefois, la proposition faite par les dirigeants africains d’assigner à la CPI cette fonction d’assistance technique aux États a été rejetée[149]. Le bureau de l’Assemblée a renvoyé le traitement de cette question dans le cadre des relations bilatérales entre États[150]. L'intervention de la CPI en ce sens n'est donc pas à l'agenda de la Cour. Pour notre part, nous avons déjà mis en doute les capacités d'une juridiction globale à assumer cette fonction même si la volonté politique existe réellement.

2. Proposition d’une approche de complémentarité positive entre des juridictions supranationales

L’objectif ici est de déterminer laquelle des juridictions toutes supranationales concurremment compétentes, mais siégeant dans des espaces géographiques différents par rapport à l’État où les crimes ont été commis, devrait bénéficier d’une priorité d’intervention dans le cadre d’une politique d'intervention pénale internationale effective. Puisque le renforcement des capacités locales demeure au centre de toute politique de complémentarité positive, il est plus logique que la juridiction supranationale qui offre le plus grand potentiel dans la réalisation de cet objectif doive, si elle pouvait engager des poursuites, bénéficier d’une priorité de compétence. En vertu des arguments développés dans la deuxième partie de cet article, il s’agit donc de celle ayant la plus grande proximité physique avec le territoire de l’État où les crimes ont été commis.

En effet, les chances que la justice pénale internationale atteigne globalement ses objectifs y compris le renforcement des capacités locales, augmentent, en principe, avec la plus grande proximité de la juridiction qui poursuit avec les lieux où les crimes ont été commis. Inversement, ce potentiel diminue avec l’éloignement géographique de la juridiction. Cela dit, l’auteur admet le fait que la juridiction ayant la plus grande proximité géographique ne serait pas toujours forcément celle qui assure au mieux les objectifs de la justice post-conflit. La juridiction n'assumerait par exemple, la fonction réconciliatrice de la justice transitionnelle qu'à la condition que les règles d'organisation et de fonctionnement prévoient, notamment, le rôle et la place des victimes dans les procédures pénales. La solution que nous proposons en est une de principe et trouve ses fondements dans les arguments développés par cet article. Toutefois, elle peut souffrir des exceptions. Il n’y aurait pas de raison légitime à faire prévaloir la règle si la juridiction géographiquement la plus proche n’offre pas de garantie à cet égard. Tel serait le cas lorsque l’organisation et les modes de fonctionnement de la juridiction en question ne tiennent pas compte – ou insuffisamment – des besoins des victimes. La remarque rejoint en quelque sorte une des préoccupations d’Ademola Abass à laquelle l’auteur a tenté de répondre[151].

À notre avis, c’est cependant ce critère qui pourrait donner une ligne d’interprétation de la solution proposée par cet article, celle retenue par l’article 46H du Protocole de Malabo qui reconnaît, comme nous l’avons relevé, la primauté de compétence aux instances sous-régionales par rapport à la SDPI[152]. Par ailleurs, un projet de document cadre d’une politique de l’UA en matière de justice transitionnelle en Afrique en fait une recommandation de politique générale sur le continent[153]. Il est également intéressant de noter que le document recommande une justice pénale centrée sur la participation des victimes[154].

Encore une fois, l’opinion qui interprète la priorisation des institutions régionales africaines dans la répression des crimes internationaux commis sur le continent comme une sorte de confirmation de la préoccupation déjà évoquée selon laquelle les projets africains ne viseraient que l’établissement des « boucliers » contre l’intervention de la CPI en Afrique[155] se comprend dans le contexte conjoncturel du projet. Sur le plan des principes, cependant, l’approche cadre mieux avec une bonne politique d’intervention pénale internationale dans les contextes de post-conflit (ou de conflits) qui prévalent en Afrique.

Bien entendu, une meilleure coopération entre la CPI et l’UA est souhaitable et reste la condition pour la réalisation de l’objectif communément partagé par les deux institutions, à savoir la prévention et la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves. La réalité est que l'interdépendance entre les deux institutions semble inévitable dans cette entreprise. Du côté africain, la conscience de cette interdépendance transparaît à travers une série déclaration de politiques ainsi que des efforts orientés, semble-t-il, vers l’assainissement des relations entre l’UA et la CPI, allant jusqu’à proposer l’établissement de cadres formels de collaboration. Ainsi, le document sur la justice transitionnelle en Afrique susmentionné reconnaît que « l’entrée en vigueur du Statut de Rome et la création d’une toute première juridiction pénale internationale permanente fut une réalisation primordiale dans la lutte contre l’impunité des crimes internationaux »[156] [Notre traduction]. Par ailleurs, un rapport de 2013 du Groupe des sages de l’UA, produit dans le cadre de la mise en oeuvre du document, déclare que « le document de politique marque le début d’une complémentarité positive entre l’Afrique et la justice internationale »[157] [Notre traduction]. Le rapport proposait la création d’un bureau de liaison entre la CPI et l’UA, qui assurerait « la mise en oeuvre effective de la politique de complémentarité positive envisagée par le document »[158] [Notre traduction].

Que les déclarations traduisent une bonne volonté politique ou non, il n’y a pas de doute que l’intervention de la CPI en Afrique restera indispensable et sera accueillie favorablement parfois même par les détracteurs de la CPI. Il en sera au moins ainsi des dossiers impliquant des suspects présentant un certain profil, ce qui ne correspond évidemment pas à l'idéal d’une coopération dans la lutte contre l’impunité, bien que ce soit la réalité[159].

Dans le contexte africain, on peut d'ailleurs toujours s’attendre à ce que la rhétorique contre l’intervention de la CPI en Afrique ne fasse pas l’unanimité parmi les dirigeants africains[160]. Le fait que la crise ait récemment atteint un nouveau pic avec le retrait d'États africains du Statut de Rome est indéniable. Nous ne pensons cependant pas que cela suffise pour présager d'une position commune et généralisée. Il faudrait d’ailleurs, et à ce propos, distinguer, y compris parmi les pays qui se sont effectivement retirés du Statut de Rome, les cas des États dont les motifs de retrait cadrent effectivement avec les raisons de protestation contre la CPI dans le contexte du mouvement de contestation plus ou moins généralisé sur le continent, de ceux qui ont peu en commun avec le mouvement. Le cas du Burundi, par exemple, loin de s’inscrire dans cette lignée se situe, au contraire, dans une logique d’auto-isolement entrepris au cours des dernières années, aussi bien sur la scène internationale que sur le continent africain[161]. Le cas de l’Afrique du Sud, par contre, repose sur la question controversée de l’opportunité des poursuites pénales contre de hauts dirigeants étatiques encore en exercice, objets de désaccords mêmes parmi les experts sur la justice pénale internationale en Afrique[162].

Du côté de la CPI, l’importance d’une bonne coopération avec les États africains n’est pas à démontrer[163]. Des observateurs avisés estiment, d'ailleurs que les tensions entre la CPI et l’UA ne devraient pas être une fatalité dès lors que des efforts sont consentis des deux côtés[164], et si la CPI elle-même adopte effectivement une meilleure approche de la complémentarité positive[165].

3. Risques de fragmentation du droit international ?

La création d’un organe judiciaire régional comme modalité de régionalisation de la justice pénale internationale figurait déjà parmi les quatre propositions de William W Burke White dans le cadre de ce que l’auteur qualifiait d’« exploration préliminaire d’une mise en oeuvre régionale de la justice pénale internationale »[166] [Notre traduction]. Cet auteur considérait cette forme de régionalisation qui consiste soit à créer des juridictions régionales de droit pénal international entièrement nouveau, soit d’incorporer celles-ci dans des structures judiciaires déjà existantes à l’échelle continentale[167], comme la manifestation la plus forte du régionalisme. Il estimait par ailleurs que, même si le Statut de Rome était déjà entré en vigueur au moment de l’analyse et que la CPI bénéficiait, à l’époque, d’un soutien considérable de la part des États [c’est nous qui précisons], il ne serait pas inopportun d’explorer cette piste[168]. Burke-White hésitait, il est vrai, à privilégier cette approche de mise en oeuvre régionale du droit pénal international par rapport à d'autres modalités envisagées[169]. On peut comprendre les hésitations de cet auteur dans la mesure où il écrivait, comme il le mentionne, durant les premières années d’opérationnalisation de la CPI.

Ces hésitations seront peut-être moins prononcées avec le bilan actuel de la CPI en matière de lutte contre l'impunité de par le monde, maintenant que la Cour est fonctionnelle depuis plus d’une décennie. D'aucuns, parmi les promoteurs de la lutte contre l'impunité, avaient, en effet, espéré que l'avènement d'une cour pénale internationale sonnerait le glas de l'impunité des crimes les plus graves[170] et rendrait du même coup inopportun le recours à des juridictions de droit pénal international à compétence régionale ou ad hoc. Cependant, la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves, en particulier en Afrique, continue de poser des défis qui imposent le recours à ce genre de mécanisme parallèlement à la CPI[171].

Sur le plan juridique, une des objections qui pourraient être avancées à l’endroit de la proposition de cet article consisterait dans les risques supposés d’une fragmentation du droit pénal international, laquelle résulterait d’une application régionaliste du droit. À ce sujet, il faut admettre d’emblée que la diversification et l’expansion du droit international[172] rend ce phénomène inévitable. Cela étant, la fragmentation du droit pénal international n’est pas nécessairement préjudiciable. Tout dépend de l’aspect du droit international touché. Si on envisage cette fragmentation du point de vue du droit matériel ou substantiel[173], plus spécifiquement un risque d’interprétation contradictoire des éléments de qualification des crimes déjà bien établis en droit international, le risque est en réalité minime. En effet, des études comparées de jurisprudence internationale montrent clairement que la prolifération des juridictions de droit international en général[174], et de droit pénal international en particulier, modifie très peu la substance même de la jurisprudence internationale[175]. Or, c’est justement cet aspect de la fragmentation dont on aurait des raisons fondées de craindre les effets[176]. En revanche, une fragmentation affectant les autres aspects du droit pénal international[177] n’emporte pas tellement de danger. Elle peut même constituer un enrichissement utile du droit et de la jurisprudence pénale internationale[178].

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Dans les contextes post-conflits comme celui du Burundi, l’application du droit pénal international par un organe judiciaire régional peut permettre d’atteindre des objectifs importants de la justice pénale internationale, difficilement réalisables dans un cadre plus global d’administration de la justice pénale internationale. En raison de sa proximité géographique avec le territoire du pays et des communautés affectées par les crimes, un mécanisme judiciaire régional offre un plus grand potentiel de contribution à la réconciliation ainsi qu’au renforcement des capacités locales des institutions locales dans la lutte contre l’impunité. Fort de ces idées, l’article propose la mise en place d’un organe de droit pénal international au sein de l’EAC. Dans le cas du Burundi, cette option pourrait constituer une alternative viable aux options internes initialement prévues dans le cadre d’un processus interne actuellement dans l’impasse. Le mécanisme judiciaire régional contribuerait également dans la lutte contre l’impunité dans la plupart des États membres de l’EAC en situation post-conflit et qui éprouvent des défis comparables en matière d’État de droit et de lutte contre l’impunité.

L’article tient compte des développements en cours en Afrique vers la création d’un organe de droit pénal international au sein des structures de l’UA tout en encourageant en même temps l’implication des mécanismes d’intégrations régionales dans la répression des crimes de droit pénal international. Afin de régler les conflits de compétence entre des juridictions supranationales de droit pénal international ainsi envisageables, l’article propose que la plus grande proximité géographique avec le territoire du pays où les crimes ont été commis serve de critère pour déterminer la juridiction supranationale qui devrait bénéficier d’une priorité de compétence pour intervenir, à défaut de poursuite nationale. Cette solution offre le plus grand potentiel de réalisation des objectifs de la justice pénale internationale dans le cadre d’une politique de complémentarité positive.