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En décembre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme a reçu, pour la première fois, une demande d’avis consultatif soumise par le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe (DH-BIO) en vertu de l’article 29 de la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine[1] (ci-après, la Convention d’Oviedo). Les questions posées par le Comité de bioéthique visent à clarifier certains aspects de l’interprétation juridique de l’article 7 de la Convention d’Oviedo dans le but d’éclairer les actuels et futurs travaux du DH-BIO[2].

La Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) est interrogée sur les exigences minimales de protection requises par la Convention d'Oviedo en vue de « [garantir] à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité »[3] et sur les conditions des traitements psychiatriques sans consentement dans le but de protéger autrui contre un préjudice grave[4]. Le Conseil de l'Europe a précisé que

[l]a demande d’interprétation sera examinée par la Grande Chambre, en application, par analogie, du chapitre IX du règlement de la Cour qui concerne les avis consultatifs au titre des articles 47, 48 et 49 de la Convention européenne des droits de l’homme[5].

La Cour EDH se transforme ici en organe consultatif, interprète de sa propre jurisprudence, et anticipant ainsi sur ses futurs développements. C’est peut-être l’un des moyens qui lui permettra d’étoffer et de systématiser une jurisprudence éparse, mais ô combien importante pour identifier les valeurs qui sous-tendent la Convention européenne des droits de l'homme[6] (ci-après, CEDH ou Convention) et leur évolution.

La CEDH est en effet sans doute trop ancienne pour avoir ambitionné de répondre aux enjeux sociétaux et normatifs des techniques biomédicales. Elle n’en dit mot, alors que quelques années seulement après, sans doute dans le souvenir des crimes jugés à Nuremberg, le Pacte international relatif aux droits civils et politique[7] (PIDCP) a entendu lier l’interdiction de la torture et celle des expérimentations biomédicales. Cependant, l’interprétation dynamique opérée par la Cour ainsi que l’adoption d’un instrument conventionnel spécifique, la Convention d’Oviedo, associée aux travaux du Comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l’Europe, ont permis de concrétiser quelques normes générales posées par la CEDH. Si l’article 8 est principalement à l’oeuvre, il est possible que la gravité des enjeux mobilise aussi le droit à la vie et l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants[8].

Il faut avant tout préciser que l’on retiendra ici un sens étroit de la notion de bioéthique, ou de biodroit. Il ne s’agira pas ici de traiter de toutes les questions liées aux usages du corps humain ou de ses dérivés, ni même de santé, mais, selon le champ de la loi française, des domaines où la technique a posé des questions que le droit commun ni n’envisage ni ne permet de résoudre de manière satisfaisante et spécifique. Il ne sera donc pas ici question de fin de vie, d’interruption de grossesse, de transsexualisme ou de droit des malades, sujets de société qui ont assez largement sollicité la Cour, mais plutôt des usages des techniques biomédicales qui conduisent à créer ou utiliser un artefact : la procréation, le recours aux diagnostics génétiques qui lui sont liés, l’utilisation des produits et éléments du corps humain, la recherche biomédicale et le recours à des traitements expérimentaux.

L’opération cependant débute à peine. La jurisprudence demeure rare et lacunaire, comme au plan interne. Que les États parties à la CEDH aient ou non érigé une législation précise et spécifique ou qu’ils s’en remettent au droit commun et aux pratiques existantes, il est encore relativement rare que les prétoires soient envahis par ces questions. Bien que l’activité médicale dans ces domaines progresse très vite quantitativement, les conflits qu’elle engendre éventuellement demeurent un peu tabous. De son côté, le juge européen ne peut que « bricoler ». À construire un pont vers le vide et le brouillard, la Cour de Strasbourg, tiraillée par la diversité culturelle des États parties et par la pluralité des convictions propres de ses juges, ne tranche que lointainement des conflits normatifs que les États peinent eux-mêmes à résoudre. La marge nationale d’appréciation se trouve ici plus souvent mobilisée qu’à son tour, même si ses variations suscitent l’analyse.

La complexité des arbitrages à rendre dans des cas concrets rapproche la Cour d’une sorte de comité international de bioéthique opérationnel, assez différent dans sa démarche des instances qui portent ce nom, y compris au sein du Conseil de l’Europe, qui paradoxalement se prononcent, elles, dans l’abstrait, avant adoption d’instruments normatifs. Certes, la Cour peut s’appuyer sur l’important travail effectué par les instances du Conseil de l’Europe (l’Unité de bioéthique de la direction des droits de l’homme) et le Comité de bioéthique (DH-BIO). Une petite vingtaine d’arrêts et décisions mentionnent en effet la Convention d’Oviedo comme soft law concrétisant les exigences de la CEDH elle-même. Une dizaine se réfère même aux travaux du Comité directeur pour la bioéthique, aujourd’hui suppléé par le Comité de bioéthique. Cette solution entend légitimer les prises de position de la Cour et assurer la cohérence du droit du Conseil de l’Europe, mais elle conduit aussi à imposer parfois à un État non-signataire de la Convention d’Oviedo une norme à laquelle il n’a pas consenti, et parfois sciemment.

La Cour européenne se trouve confrontée, en raison de la généralité et de l’imprécision des droits qu’elle protège, à des problèmes éthiques pour lesquels il n’existe pas encore vraiment de notion juridique qui serve d’« adaptateur » entre la morale et législation nationale. La Cour propose donc de se reconnaître compétente en adaptant les droits de la Convention et la logique des droits fondamentaux comme clef d’arbitrage ou cadre limite. Et cette configuration se multipliera à l’avenir à la faveur de la lecture individualiste et subjectiviste des droits. Mais il n’est pas acquis qu’elle soit en mesure de légitimer ses choix de manière convaincante par la seule logique des droits fondamentaux. D’ailleurs, on verra que les variations de la marge nationale d’appréciation dans les quelques arrêts rendus en la matière attestent de réelles difficultés à appréhender des sujets complexes et nouveaux pour elle[9].

À l’occasion du bilan auquel invite l’anniversaire des soixante-dix ans de la CEDH, on peut évoquer ce que chacun tient pour acquis sans plus s’en étonner : le caractère extensible et adaptable des droits protégés par la Convention (I) et son revers, plus problématique, une lecture subjectiviste biaisée, qui donne une configuration originale et différente de la manière dont les législations nationales posent les enjeux bioéthiques (II).

I. Les auspices des droits pertinents

La Cour européenne des droits de l’homme affirme pour sa part régulièrement depuis l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni, la CEDH comme un instrument vivant, l’interprétant de manière dynamique et évolutive[10]. Là se trouve le pont aux ânes du droit de la Convention : l’interprétation dynamique de la Cour la conduit à avoir une conception très extensive, mais pas illimitée des droits de la Convention. Pour les enjeux liés au corps, l’article 8 (A) s’est commué en « trou noir » qui absorbe tous les sujets et les décline selon les requérants, victimes directes, subrogés de ces victimes et victimes par ricochet. Parfois l’article 3 vient le suppléer (B), mais la Cour n’a pas succombé à la tentation de mettre en oeuvre le droit au respect des biens (C).

A. L’omniprésence de l’autonomie personnelle

La vie privée à l’européenne, l’autonomie personnelle, bien loin du seul secret de l’intimité et confondue avec ce que les droits constitutionnels de plusieurs États européens désignent par la « liberté personnelle », concentre les manifestations d’un fort individualisme. La jurisprudence de la Cour EDH l’invoque pour se montrer particulièrement favorable à l’établissement de tous les liens personnels ou familiaux susceptibles de promouvoir l’épanouissement personnel ou le rejet de liens non souhaités. L’assistance médicale à la procréation en est un moyen; la protection du corps un autre.

Dès 1976, la Commission des droits de l’homme liait le droit au respect de la vie privée avec « le droit d’établir et d’entretenir des relations avec d’autres êtres humains, notamment dans le domaine affectif pour le développement et l’accomplissement de sa propre personnalité »[11]. L’article 8 de la CEDH regroupe en réalité de nombreuses et hétérogènes prérogatives dont le seul point commun semble être l’usage du corps[12]. Initié par l’arrêt Pretty dans un contexte de demande de suicide assisté[13], puis exacerbé par l’envol de la liberté sexuelle[14] ou le droit des personnes transgenre[15], le droit de disposer de soi semble tout admettre sous son toit, plus encore, servir de paradigme pour un droit qui, jusqu’aux années quatre-vingt-dix, se trouvait régi par des normes d’interdit d’ordre public, objectives et conservatrices. En effet, le droit de ce qui n’est pas encore la « bioéthique » est assez largement en Europe un droit civil des bonnes moeurs et des structures de droit romano-chrétien[16]. L’oeuvre de la Cour a donc été de subjectiviser les enjeux et de libérer les possibles. Le droit à la vie privée étendit son empire partout où le corps devint l’objet des techniques médicales[17].

D’abord, en matière d’assistance médicale à la procréation (AMP), cela signifie que l’individu a la liberté de faire connaître son désir d’enfant et d’y être aidé par la puissance publique, à la fois en autorisant, sur un plan légal, l’accès le plus libre possible aux techniques médicales et en s’assurant parfois des conditions matérielles et financières de cet accès.

Ainsi, par sa décision Dickson c. Royaume-Uni, la Cour a eu à connaître du cas d’un couple dont l’homme était détenu après une condamnation à perpétuité avec une période de sureté de quinze ans et qui voulait recourir à une insémination artificielle. Elle a estimé que l’administration pénitentiaire doit permettre de recourir à la procédure d’AMP, même en prison et même quand l’un des partenaires n’élèvera pas l’enfant[18]. La Cour EDH a adopté une formulation qui évoque « le droit d’un couple de concevoir un enfant et [de faire usage de] la procréation médicalement assistée »[19] comme entrant dans le champ d’application de l’article 8. Dans ce même arrêt, c’est le droit à une vie familiale normale qui est examiné à propos d’une demande de don de gamètes. Le droit à constituer une famille y devient, contrairement aux dires de la Cour elle-même, le complément du droit à une vie familiale normale dans la mesure où cela nourrit l’autonomie personnelle comme droit de nouer des relations personnelles[20].

L’article 8 couvre ainsi l’accès à l’AMP, pour un couple marié qui n’a pas pu récupérer des embryons cryogénisés en vue d’une AMP et saisis par le parquet; ils ont ainsi été empêchés d’avoir un autre enfant[21]. L’arrêt Knecht c. Roumanie a confirmé cette conception en soumettant à l’article 8 le refus de la restitution d’embryons à une femme qui en avait été privée parce qu’elle les avait déposés, en vue d’une AMP, dans une clinique privée non habilitée à opérer ce type de conservation[22]. La requérante ne sera ainsi pas victime de ses propres agissements ou de sa propre légèreté. Son droit à poursuivre le processus d’AMP l’emporte. Est également une violation du droit à la vie privée le fait pour les médecins de ne pas avoir mis à même une femme de choisir le traitement médical qu’elle doit subir, alors qu’à l’issue de celui-ci elle dut supporter une ablation de l’utérus[23].

Depuis, ce sont plusieurs aspects des techniques procréatives qui ont intégré le giron de l’article 8. L’affaire Costa et Pavan c. Italie concerne le diagnostic préimplantatoire (DPI) imposé par la Cour à l’Italie au nom de la cohérence du droit : alors que la législation italienne permettait l’accès à l’AMP aux couples stériles ou aux couples dont l’homme est atteint d’une maladie virale transmissible par voie sexuelle (dans le but d’éviter le risque de transmission des pathologies en question) et que l’interruption médicale de grossesse existe, les couples n’avaient pas accès au DPI[24]. En réalité, cela permet de compléter l’accès à l’AMP en ouvrant une autre voie d’accès à la fécondation in vitro.

La question de la gestation pour autrui ne concerne pas en soi la bioéthique, mais la filiation. Cependant, elle emporte avec elle les usages de l’AMP et les solutions finalement retenues pour accepter la filiation (affaires Labassée et Mennesson[25]), ce qui contribue aussi à banaliser le lien entre vie privée et procréation assistée. C’est au nom de la vie privée des enfants, reformulée sous le vocable d’intérêt supérieur de l’enfant, que l’aspect « droits de l’homme » l’emporte sur les motifs d’ordre public tenant à l’indisponibilité du corps et de l’état civil. Certes, la Cour européenne a finalement apporté son soutien aux autorités nationales soucieuses de ne pas encourager la fraude dans l’affaire Paradiso[26]. En l’occurrence, l’absence de liens biologiques entre le couple d’intention et l’enfant n’impose pas à l’État d’établir une filiation[27]. Mais en cas de lien biologique avec l’un des deux parents, la position de la Cour conduit que la vie privée couvre le fait que la gestation pour autrui ne soit au fond qu’une technique comme une autre de produire un enfant[28].

Dans l’affaire S.H. et autres c. Autriche, la Cour consacre le droit des couples à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à l’AMP, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale[29]. Les intéressés ont été privés d’un traitement d’AMP par l’effet d’une disposition de la loi excluant le don de gamètes. La Cour a même constaté un consensus européen pour l’accès à ce don[30]. On verra plus loin qu’elle n’a pas imposé le recours au don de gamètes.

La Cour n’a plus aussi souvent recours à une combinaison des articles 8 et 14 qu’elle ne le fit dans les années deux-mille. Néanmoins, elle veille à la cohérence du droit interne de l’État partie, lequel ne doit pas avoir traité différemment des hypothèses semblables[31]. La CEDH admet qu’un État puisse ne pas reconnaître le droit à une assistance à la procréation, mais sous réserve de ne pas discriminer les demandes une fois ce droit reconnu. Ainsi, les requérants de l’affaire Costa et Pavan c. Italie, qui avaient déjà choisi d’avorter après un diagnostic prénatal, se disaient victimes d’une discrimination par rapport aux couples stériles ou infertiles et à ceux dont l’homme est atteint d’une maladie sexuellement transmissible[32]. Certes, la Cour relève l’incohérence du système, mais elle ne retient pas le motif de discrimination, car l’interdit frappe en réalité tous les couples. Aidée par le principe de non-discrimination, la Cour établit que l’homoparentalité ne fait que révéler un même désir d’enfant et de famille chez toutes personnes indépendamment de leur orientation sexuelle[33]. La Cour n’impose ni le mariage[34] ni l’AMP pour les couples de même sexe, mais l’AMP ne serait donc ici à nouveau qu’une étape dans la réalisation du projet parental et sa justification ne saurait se limiter seulement à la seule stérilité médicalement établie, mais s’étendre aussi à la « stérilité sociale ».

À l’inverse, il faut remarquer que la Cour a mis un terme à cette ouverture (aventure?) de l’article 8. Par exemple, dans une affaire où la requérante se plaignait de l’impossibilité de disposer des gamètes de son fils décédé, en vue de procéder, dans le respect de ses dernières volontés, à une procréation médicalement assistée au moyen d’un don à un couple stérile ou une gestation pour autrui (procédures qui seraient autorisées en Israël ou aux États-Unis), la Cour a observé que le grief de la requérante se divisait, en réalité, en deux branches distinctes, selon qu’elle le formulait en tant que victime indirecte au nom de son fils défunt ou en tant que victime directe privée de descendance[35]. Mais elle a déclaré les deux branches de la requête irrecevables, relevant en particulier que le droit de décider de quelle manière et à quel moment un individu souhaite devenir parent est un droit intransférable et que l’article 8 de la Convention ne garantit pas de droit à devenir grands-parents[36].

Comme pour la procréation, l’article 8 s’applique en matière de prélèvement d’organes. La Cour européenne a admis que la protection de la volonté du défunt entre en tant que telle dans le champ de la vie privée et familiale ou relève des droits des proches (à condition d’être subrogés ou victimes directes) justifiant une limitation de ce droit[37].

B. La proximité des traitements dégradants

En matière d’intégrité physique en général, et de biodroit en particulier, la Cour européenne exige d’abord un consentement éclairé, condition pour qu’« aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention »[38], surtout en l’absence de nécessité médicale (comme pour un examen gynécologique destiné à établir la virginité d’une personne en détention)[39]. La nécessité thérapeutique d’un traitement doit d’ailleurs toujours être prouvée, comme dans le cas de l’alimentation forcée d’un détenu en grève de la faim[40]. Ici, une certaine fluidité s’opère avec l’article 8 puisqu’un usage du corps, ou un contact, non consenti peut relever de la vie privée puis entrer dans le champ de l’article 3[41], à partir d’un certain degré d’humiliation ou de souffrance.

La Convention ne connaît certes pas de dispositif explicite comme l’article 7 du PIDCP qui traite des expériences biomédicales non consenties[42], mais l’idée est bien là. En effet, la Cour a eu l’occasion de condamner l’absence de consentement en matière de traitement expérimental[43]. En 2015, l’arrêt Bataliny a rappelé ces principes dans une affaire d’administration forcée d’un nouveau traitement antipsychotique au requérant, sans consentement et sans nécessité médicale[44]. Mais la violation de l’article 3 découlait alors, en l’espèce, des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité susceptibles d’humilier ou de dévaloriser le requérant[45].

Dans sa décision du 27 juin 2017 en l’affaire Gard et autres c. Royaume-Uni, la Cour européenne avait déjà déclaré l’irrecevabilité d’une requête de maintien de soins sur un bébé atteint d’une maladie génétique rare et mortelle. Convaincue qu’il souffrirait considérablement si ses douleurs actuelles étaient prolongées sans perspective réaliste d’amélioration, et que les soins expérimentaux, dont les parents demandaient l’octroi à la Cour face au refus des autorités britanniques, ne lui procureraient aucun avantage[46].

Ce terrain de l’article 3 convoque la question de la référence à la notion de dignité de la personne humaine, par ailleurs associée en France au champ bioéthique puisque le Conseil constitutionnel a justement reconnu ce principe dans sa première décision « bioéthique »[47]. On le sait[48], la CEDH ne mentionne pas le terme de dignité, mais la Cour considère la dignité comme valeur essentielle de la Convention conjointement avec la liberté sur le terrain des articles 3 et 4[49].

Dans nombre d’affaires liées au corps, la Cour reconnaît ainsi la dignité comme valeur essentielle de la Convention, associée à l’autonomie personnelle. C’est par exemple le cas des stérilisations forcées, car le fait d’ôter les trompes de Fallope, en ayant recueilli un faux consentement écrit auprès d’une femme illettrée, sans information loyale, viole à la fois l’autonomie et l’intégrité physique en supprimant une fonction du corps[50]. Même si l’État met en avant les vertus d’une approche paternaliste, la Cour indique que l’analyse doit aussi être faite sous l’angle « du principe de respect de la dignité et de l’intégrité de la personne »[51]. Dans l’affaire Evans c. Royaume-Uni, concernant la disposition de gamètes en vue d’une fécondation in vitro, la Cour utilise même la dignité, de manière aussi curieuse qu’inutile, pour appuyer l’obligation du recueil du consentement des membres du couple à l’utilisation des gamètes sans tenir compte de la souffrance qu’endure la femme qui doit renoncer à toute maternité, pour toujours, face à un ex-conjoint qui rétracte son consentement[52]. Inversement, la Grande Chambre admet dans S.H. et autres c. Autriche que l’État invoque la dignité humaine comme restriction aux droits, au titre de la marge nationale d’interprétation, en matière de fécondation in vitro[53].

C. La mise à l’écart du droit au respect des biens

À l’inverse des articles 3 et 8, la Cour n’applique pas le droit de propriété[54] au corps ou à ses démembrements. Sans que la Convention n’en dise rien, la Cour semble adopter la conception non patrimoniale des éléments et produits du corps humain. La doctrine souligne la portée étonnante que la Cour donne, pour la « bonne cause », à certains articles[55]. On sait que le droit au respect des biens est de ceux-là, s’étendant même à la promesse d’un bien, à une créance. Mais elle a reculé devant l’idée de faire d’un élément du corps humain, quel que soit son usage, un bien ainsi protégé. En termes français, il semble que la Cour répugne à voir patrimonialisé le corps ou un élément qui en serait issu.

L’arrêt Parrillo rejette à l’unanimité le grief fondé sur l’article 1 du Protocole 1 à la CEDH. La Cour considère en effet que la notion de bien est une notion autonome, indépendante donc des qualifications en droit interne qu’elle assimile à des « droits patrimoniaux »[56]. En l’occurrence, « eu égard à la portée économique et patrimoniale qui s’attache à cet article, les embryons ne sauraient être réduits à des “biens” au sens de cette disposition »[57].

Distinguant implicitement les usages du corps « entier », comme la prostitution, qui ne sont que des usages à titre onéreux de la liberté corporelle et sexuelle, des usages des éléments séparés, elle protège l’intégrité en évitant le marché des « démembrements du corps ». Ce faisant, elle adopte la conception non-patrimoniale que développe la Convention d’Oviedo[58]. Une limite à cette répugnance a cependant été déjà posée quand le droit au bien peut renforcer un autre droit. En effet, d’une certaine manière, dans les affaires Draon c. France et Maurice c. France, en sanctionnant la France pour atteinte au droit au bien, la Cour avait consacré une sorte de droit à la qualité des diagnostics dans le domaine de la procréation (lorsqu’ils sont la condition du recours au droit à une interruption de grossesse)[59]. Un défaut d’information ainsi induit, ne permettant pas d’exercer les choix légalement possibles en matière de procréation, fait naître une créance protégée par le droit au bien[60] et l’espérance légitime que l’état de la jurisprudence nationale leur donne d’être indemnisés. Ce droit au dépistage a été ensuite fondé sur l’article 8 lui-même dans le cas d’une requérante qui alléguait en particulier qu’elle avait été privée de l’accès un dépistage prénatal lequel aurait indiqué un risque d’anomalie génétique du foetus et lui aurait permis de choisir si elle souhaitait poursuivre ou non sa grossesse[61]. En se basant sur le volet procédural de l’article 8, la Cour en a constaté la violation.

Notons, avant de mesurer les conséquences de cette ouverture des droits, que, sans doute mal à l’aise avec l’idée de devoir évaluer les choix de société des États, la Cour a tendance à se rabattre sur le volet procédural des droits afin de donner satisfaction aux requérants sans avoir à se prononcer sur le fond. Par exemple, dans les différentes affaires portant sur des diagnostics prénataux n’ayant pas permis à la mère d’avorter alors que l’enfant était lourdement handicapé[62].

Cette « traduction » des situations biomédicales en droits fondamentaux emporte certaines conséquences.

II. Une lecture subjectiviste biaisée

D’une manière générale, l’utilisation de droits généraux, comme celui de l’article 8, conduirait à traiter selon le même concept de liberté le droit d’user de son corps et ses « fonctionnalités » (comme dans le cas de la prostitution) et les cas qui impliquent un démembrement du corps, la maîtrise de ses éléments séparés, avec ou sans projet de vie privée et parfois sur les éléments du corps d’autrui (qu’il n’ait pu lui-même le faire ou que le requérant soit une victime directe d’un dommage collatéral). Mais la Cour ne peut aller jusque-là en raison de la protection objective de l’intégrité du corps et du maintien d’un paternalisme d’État protégeant des lois du marché.

La jurisprudence consacre donc concrètement des prérogatives individuelles (A) qui divergent quelque peu des objectifs et équilibres des droits nationaux (B), encore marqués par une logique du soin et de la recherche biomédicale. La Cour doit donc jouer avec la marge d’appréciation pour ne pas aller trop loin (C).

A. La transformation de dispositifs sanitaires en droits individuels

Ici les « droits procréatifs », comme une doctrine « post-moderne » aime à les baptiser, font figure d’archétype. Ainsi que l’écrit Nathalie Bettio :

dans le prolongement d'une interprétation dynamique et évolutive de la Convention, la Cour de Strasbourg qui réévalue « à la lumière des conditions d’aujourd’hui, qu’elles sont l’interprétation et l’application de la Convention qui s’imposent à l’heure actuelle », opère une extension du contenu de ce droit dans laquelle se profile l’émergence d’un droit à l’enfant[63].

Comme le font souvent les législations nationales, la Cour a sacralisé le « projet parental » dans le cadre de l’AMP. Tant qu’il y a désir d’enfant, l’article 8 lui sert de support à toute revendication. Dans l’arrêt Knecht c. Roumanie, la requérante avait sollicité le transfert de ses embryons vers une clinique déterminée, après que les autorités les eurent saisis dans le cadre d’une enquête, car la clinique où elle les avait déposés n’était pas habilitée et aient tardé à les transférer. Toutefois, la Cour avait conclu à l’unanimité l’absence de violation de l’article 8, les juges internes ayant constaté la violation de l’article 8 de la Convention et obtenu le transfert dans un délai assez court[64].

L’indifférence quant aux techniques retenues fait aussi partie de cet ensemble. Toujours dans l’affaire S.H et autres c. Autriche, la Cour EDH estime que si les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation, la Cour a estimé injustifiées les différences de traitements existant dans la loi autrichienne quant à l’accès au don de sperme ou au don d’ovules. Elle précise que les préoccupations fondées sur des considérations morales ou sur l’acceptabilité sociale ne sont pas en elles-mêmes des raisons suffisantes pour une interdiction totale d’une technique spécifique[65].

Dans le même temps, l’affaire Costa et Pavan c. Italie donne droit à dépister les maladies génétiques. La Cour a été confrontée à un couple d’Italiens porteurs sains de la mucoviscidose, souhaitant éviter de la transmettre à leur enfant en ayant recours à la procréation médicalement assistée et au dépistage génétique. À l’époque, l’Italie refusait le diagnostic préimplantatoire (DPI) au nom de la lutte contre le risque d’eugénisme, alors que la législation italienne permettait l’accès à l’AMP aux couples stériles ou aux couples dont l’homme est atteint d’une maladie virale transmissible par voie sexuelle, dans le but d’éviter le risque de transmission des pathologies en question. La Cour relève l’incohérence du système italien qui ne donne pas accès au DPI pour éviter la sélection des embryons, mais autorise l’avortement des foetus atteints par la pathologie. Cela conduit à des souffrances disproportionnées en violation de l’article 8[66].

L’article 8 sert encore de fondement à une forme bien connue, en bioéthique, de maîtrise des objets corporels : le droit de suite. Certaines législations nationales accordent ainsi aux individus un droit de regard sur l’usage qui est fait des prélèvements de tissus, de cellules, d’organes. Il ne s’agit pourtant plus de protéger l’intégrité de la personne, puisque le prélèvement a eu lieu, mais d’une sorte de « droit moral », comme pour une oeuvre intellectuelle. Alors que le don est gratuit et anonyme, en principe en Europe (ce n’est pas nécessairement le cas aux États-Unis), le donneur doit être informé et doit consentir au don pour certains usages. La Cour européenne a adopté spontanément ce schéma. Mais elle l’a fait pour un type bien particulier de « ressource » : l’embryon.

Dans l’affaire Parrillo c. Italie, la requérante avait réalisé une fécondation in vitro avec son compagnon, et cinq embryons avaient été cryoconservés. Mais son compagnon décéda lors d’un attentat, entraînant l’abandon du projet de grossesse. Elle souhaitait que les embryons soient donnés à la recherche scientifique sur les maladies difficilement curables. Elle fit plusieurs démarches en ce sens en faveur de la recherche sur les cellules souches, mais le directeur du centre de médecine reproductive qui conservait les embryons refusa. En effet, loi italienne sanctionne pénalement de telles recherches. Faute de projet procréatif, la femme survivante peut-elle disposer de l’embryon pour une fin illicite? Posée ainsi, la question semble appelée une réponse négative. D’une part, le « père » putatif n’est plus là pour décider lui aussi des suites à donner; ensuite les embryons sont généralement traités comme l’accessoire du projet parental, enfin, la finalité projetée n’est pas légale. La Cour a pourtant trouvé dans l’article 8 la ressource d’un « droit de suite », réaffectant les embryons à un nouveau projet, non procréatif. La Cour relève deux éléments : d’une part, le fait que la législation italienne reconnaisse une liberté de choix sur les embryons issus de fécondation in vitro et non destinés à l’implantation[67], d’autre part, et surtout, le lien existant entre la personne et les embryons, lien qui tient

au fait que ceux-ci renferment le patrimoine génétique de la personne et représentent à ce titre une partie constitutive de celle-ci et de son identité biologique […] et touche un aspect intime de [la] vie privée [de la requérante] et relève à ce titre de son droit à l’autodétermination[68].

Hésitante face à sa propre audace, la Cour ajoute que ce « droit de suite » conventionnel « ne fait pas partie du noyau dur des droits protégés par l’article 8 de la Convention en ce qu’il ne porte pas sur un aspect particulièrement important de l’existence et de l’identité de l’intéressée »[69]. L’embryon n’a donc aucune valeur en lui-même, la Cour ne s’interroge nullement sur la conventionnalité des recherches détruisant l’embryon, mais découvre un droit subjectif à décider de leur sort, droit qui rappelle une formule de droit romain selon laquelle le foetus est pars viscerum matris (une partie des viscères de la mère)!

Au-delà de ce cas, la Cour européenne ne s’est pas encore prononcée quant aux droits d’un donneur vivant sur des tissus ou organes déjà prélevés. L’article 22 de la Convention d’Oviedo envisage de pouvoir réaffecter un greffon qui n’a pu être utilisé pour une thérapie avec le consentement du donneur. La loi française établit ce « droit de suite » par une « non-opposition » : l’expression du consentement est plus souple que pour celle précédant le prélèvement[70].

Cette subjectivisation semble généralement assez « exotique » par rapport aux objectifs des législations en place et exacerbe la vision conflictuelle de droits qui s’opposent. C’est ce qu’il faut voir à présent au prisme du cadre « conflictuel » que se donne la Cour européenne pour juger de certaines affaires.

B. La réduction des équilibres collectifs à des conflits de droits

La Cour européenne raisonne toujours in concreto, dans le cadre d’une affaire donnée, face à une « victime » donnée. Sa solution dépend donc largement de l’équilibre des intérêts en présence et de leurs protections par le droit à la vie privée. Son appréciation repose sur la conjonction ou la divergence des intérêts individuels.

Cette divergence, la Cour l’a rencontrée au sein du couple, dans une des toutes premières affaires liées à l’AMP. Dans l’affaire Evans c. Royaume-Uni, la Cour était confrontée à la loi britannique sur l’AMP qui autorise chaque membre du couple à revenir sur son consentement. Le juge a estimé en l’espèce que l’absence de consensus européen ne saurait permettre de poser l’obligation positive pour l’État d’imposer de poursuivre une AMP qui n’est plus souhaitée par les deux partenaires[71]. Cependant, cette solution, protectrice du choix du conjoint de procréer ou non, s’opère au détriment à la fois des embryons qui seront nécessairement détruits (alors qu’une fécondation naturelle n’aurait pas laissé ouverte une telle issue dans la mesure où la femme n’aurait pas voulu avorter) et du choix de procréer de la femme (qui se trouve victime d’une inconstance de l’homme alors que si elle avait été enceinte il n’aurait pas eu d’autre choix que d’assumer sa paternité). En outre, en l’espèce, la femme avait dû recourir à une ablation des ovaires et ne pourra donc plus être biologiquement mère. D’aucuns considèreront qu’ici, l’intérêt de l’enfant a joué en réalité un rôle, la Cour estimant sans doute que le refus du père potentiel d’assumer son rôle aurait été néfaste à l’enfant. Néanmoins, là encore la présomption de paternité et les obligations pesant objectivement sur le père défaillant auraient été de nature à sauvegarder les intérêts de l’enfant. On remarque alors encore que la Cour donne la priorité au désir des adultes de ne pas procréer plutôt qu’à l’enfant. Dans cet arrêt, on remarquera aussi que la Cour a confirmé qu’aucun droit à la vie n’est invocable au profit de l’embryon, étant donnée la marge nationale laissée ici aux États[72].

La divergence entre adultes et enfants permet à la Cour de favoriser aussi l’autonomie des adultes. Par la décision Dickson c. Royaume-Uni, déjà évoquée, la Cour a sanctionné le gouvernement britannique pour avoir violé le droit à la vie privée en ne ménageant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en présence[73]. Si l’État a l’obligation positive de garantir la protection effective des enfants, cela ne peut aller jusqu’à empêcher les parents qui le désirent de concevoir un enfant, d’autant que la femme était en liberté et pouvait, jusqu’à la libération de son mari, prendre soin de l’enfant éventuellement conçu. L’État ne peut ainsi faire peser sur le couple la charge de prouver que leur demande est « exceptionnelle », condition qui avait en l’espèce été posée et dont le caractère systématique empêche l’État d’apprécier réellement les cas particuliers. L’intérêt de l’enfant, alors invoqué par l’État, n’a pas servi de limite, ici non plus, au désir des adultes[74].

Une analyse similaire peut être menée dans le domaine des transplantations. L’enjeu est comparable lorsqu’on regarde la question des prélèvements post-mortem en vue d’une transplantation, voire pour des finalités scientifiques (autre que judiciaires donc). En effet, le prisme de la vie privée ou des traitements dégradants conduit à survaloriser le rôle des proches du défunt par rapport aux intentions du dispositif. Le prisme individuel par lequel la Cour se saisit des sujets tend à biaiser sa lecture des équilibres opérés par le droit ou la pratique nationale.

C’est manifeste dans le cas de décisions rendues en matière de prélèvement d’organes et tissus. Les législations nationales en la matière se préoccupent d’abord de l’obtention de greffons pour pratiquer le maximum de greffes. En France, la tendance est même de présumer que chacun est donneur[75], sans que l’entourage n’ait légalement la possibilité de s’y opposer (sauf si le défunt est mineur), même si en pratique, dans le cas où le défunt n’a pas laissé de volonté explicite, les proches sur place sont consultés. Mais la jurisprudence européenne donne aux proches une tribune nouvelle.

Dans une affaire lettone, dont la législation implique les proches même lorsque le défunt est majeur, la Cour estime qu’on aurait dû rechercher activement leur avis[76]. Dans les faits, les dispositions pertinentes, telles qu’en vigueur à l’époque, n’obligeaient les médecins à rechercher activement les proches parents du défunt et à les informer d’un éventuel prélèvement d’organes que si la personne concernée était mineure, ce qui n’était pas le cas. La requérante alléguait qu’elle n’avait pas été informée du projet de prélèvement des organes de son fils à des fins de transplantation. Le gouvernement soutenait au contraire que lorsque les proches parents du défunt n’étaient pas présents à l’hôpital, le droit interne n’imposait pas l’obligation de faire des recherches spécifiques pour vérifier s’il y avait une quelconque objection à un prélèvement d’organes, et qu’en pareille situation le consentement au prélèvement pouvait être présumé. La Cour décèle cependant un manque de clarté dans la façon dont ce « système de consentement présumé » a fonctionné en pratique et conclut à la violation de l’article 8, car la requérante, en qualité de plus proche parente de son fils, avait certains droits concernant le prélèvement des organes de son fils[77]. Cela revenait en pratique à faire de la mère l’unique détentrice d’un consentement que la loi pourtant présume dans l’intérêt général.

Dans l’affaire Elberte c. Lettonie du 13 janvier 2015, alors que des prélèvements sur un cadavre ont été effectués, sans consentement, à des fins scientifiques et après une autopsie légale, la condamnation est la même, mais s’y ajoute le constat d’un traitement inhumain ou dégradant en raison de l’incertitude et du désarroi de l’épouse du défunt quant à la nature et le but des prélèvements de tissus sur le corps de son défunt mari[78].

Enfin, le même schéma se répète lorsque la Cour est saisie de la compatibilité de la sélection des patients pour des essais cliniques de médicaments ou traitements innovants au regard du droit à la vie privée, mais aussi des articles 2 et 3 de la CEDH[79]. En effet, d’un côté, les États parties et l’Union européenne ont développé des législations dont la finalité, déjà délicate, est de réaliser un équilibre entre, d’une part, l’objectif de progrès de la recherche et d’investissement des entreprises pharmaceutiques et, d’autre part, la protection des intérêts de la personne qui se prête aux essais. En termes de droits fondamentaux, il s’agit d’une première conciliation entre la liberté d’entreprendre, la liberté du commerce et de l’industrie, la dignité, l’intégrité et la santé des patients retenus pour intégrer le protocole de recherche, lequel fait l’objet d’une police sanitaire. Mais un second enjeu concerne le choix des « cobayes » (pour désigner de manière concise les personnes se prêtant aux recherches). Jusqu’ici, seuls les besoins médicaux et la logique scientifique guident ce choix qui tient compte prioritairement de l’objet du test et non des chances d’amélioration de l’état d’éventuels malades. N’oublions pas en outre que certains cobayes doivent être sains et que certains ne prendront pas en réalité le traitement. Ces questions éthiques font l’objet de conseils et directives non juridiquement contraignantes. Or certains malades, espérant bénéficier d’un traitement nouveau et salutaire, tentent tout pour que l’on impose leur présence dans la cohorte. Dans une époque où l’information circule, où le coût des traitements et la médecine personnalisée augmentent rapidement, la démarche est tentante. Elle peut trouver à s’épanouir sur le terrain de la discrimination en cherchant à déjouer la légitimité des critères de sélection, mais pour l’heure, il s’agit de demander aux juges de leur accorder cela comme une concrétisation du droit à la vie ou à la santé. Comment, en effet, d’un point de vue individualiste, admettre que l’on prive un malade d’un traitement existant, même expérimental? La logique veut pourtant que le médicament ne soit pas disponible sans que son auteur ne le commercialise et sans la sécurité qu’il teste, justement.

Dans deux affaires, la Cour européenne n’a donc pu qu’admettre sa compétence tout en laissant aux États le soin de maintenir la logique objective qui régit le système. C’est déjà beaucoup de considérer que la revendication n’est pas un abus de droit au sens de l’article 17 de la Convention. Dans une affaire bulgare, les dix requérants, des malades atteints d’un cancer, se plaignaient de ne pas avoir eu accès à un anticancéreux expérimental non autorisé. En droit interne, une telle permission ne pouvait être accordée que lorsque le médicament avait déjà été autorisé dans un autre pays. Or, même si certains pays permettaient d’utiliser ce médicament à des « fins d’humanité », il n’avait été officiellement autorisé dans aucun pays. La permission demandée fut donc refusée par les autorités bulgares. Si la Cour a conclu à la non-violation de l’article 8, elle a admis son applicabilité, car elle a observé qu’il existait, au sein des pays européens, une tendance à permettre, dans des circonstances exceptionnelles, le recours à des médicaments non autorisés, sans toutefois identifier un principe établi du droit de ces pays[80].

Peu après, une affaire italienne a confirmé cette lecture individualiste du droit des recherches biomédicales. L’affaire concernait cette fois le refus opposé par les tribunaux d’autoriser l’accès de la fille du requérant, affectée d’une pathologie cérébrale dégénérative, à une thérapie compassionnelle encore en cours d’expérimentation et donc soumise à des conditions d’accès restrictives. Ici encore, l’article 8 et l’interdiction de la discrimination s’appliquent, mais l’interdiction poursuivait le but légitime de la protection de la santé et était proportionnée à ce but faute de certitude scientifique. Les arguments peinent à convaincre, car la Cour tient pour établi qu’il existe un droit à un traitement au titre de la Convention[81]. Cette logique dite « compassionnelle » se trouve pourtant immédiatement relativisée par le caractère expérimental et bureaucratique de l’essai, soit qu’il soit privé soit qu’il nécessite encore des garanties sanitaires publiques. Ce qui revient à dire qu’il n’y a en fait pas de traitement. La Cour revient à une lecture objectiviste et s’en remet à la marge nationale d’appréciation sans avoir posé un regard cohérent du point de vue des droits de l’homme, lequel nécessiterait d’intégrer au raisonnement des éléments stratégiques et économiques relevant des politiques de santé qui dépassent la Cour[82].

La marge nationale sert, dès lors, de moyen (prétexte?) à se désengager d’un conflit que la Cour n’a ni les moyens, ni l’envie d’arbitrer, sauf en cas de violation grave qui irait sur le terrain de l’article 3. Si en principe, elle n’est mise en oeuvre qu’en l’absence de consensus européen, il arrive, en matière de bioéthique, que la Cour l’admette sans en examiner les conditions habituelles.

C. Le recours à la marge nationale d’appréciation

Le terrain de l’AMP est tantôt propice au rappel du principe du respect de la marge nationale. La Cour expose que

[its] task is not to substitute itself for the competent national authorities in determining the most appropriate policy for regulating matters of artificial procreation, in respect mainly of procedures to be followed or authorities to be involved and to what extent, especially since the use of IVF treatment gave rise then and continues to give rise today to sensitive moral and ethical issues against a background of fast-moving medical and scientific developments. It is why in such a context the Court considered that the margin of appreciation to be afforded to the respondent State is a wide one […]. The State’s margin in principle extends both to its decision to intervene in the area and, once it has intervened, to the detailed rules it lays down in order to achieve a balance between the competing public and private interests[83].

Mais cela ne l’empêche de découvrir des exceptions. Ainsi, dans l’affaire Costa et Pavan c. Italie, à propos de l’accès au DPI, la Cour note que seuls trois États, dont l’Italie, le refusent, indiquant par-là que la marge d’appréciation se réduira comme peau de chagrin[84].

Dans l’affaire Parrillo, déjà rencontrée, la Cour, toute confuse d’ordonner que l’État accorde l’affectation d’embryons sans projet parental à une finalité de recherche illicite, accorde une ample marge nationale d’interprétation[85] (contestée notamment par la première opinion séparée du juge Dedov) sans avoir préalablement recherché l’existence du consensus, lequel n’existe d’ailleurs pas. Relevant dans un second temps qu’il s’agit de questions morales et éthiques pour lesquelles il n’existe pas de consensus européen (elle évalue mécaniquement la présence d’un consensus, en comptant et classifiant les législations des États), elle en vient à s’interroger sur le maintien d’un juste équilibre entre les intérêts[86]. Tout en constatant que la recherche sur des lignées de cellules embryonnaires issues d’embryons détruits à l’étranger était autorisée par la législation italienne, la Cour rejette l’argument de l’incohérence de l’État et ne précise pas jusqu’où va la liberté de disposer des éléments du corps (si tant est que l’embryon détaché du corps et sans projet parental en soit un…).

Inversement, dans l’affaire S.H et autres c. Autriche, s’agissant du choix d’interdire en principe le don de gamètes, la Cour admet une large marge d’appréciation[87]. Elle constate que les États membres du Conseil de l’Europe ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes, mais que cela tend à évoluer très vite dans un domaine où les principes ne sont pas établis. Or justement, en Autriche, le débat demeure vif. La Cour observe en outre que les instruments juridiques européens pertinents laissent expressément aux États le choix d’autoriser ou non l’utilisation de cellules souches. La Cour conclut que

ni l’interdiction du don d’ovules à des fins de procréation artificielle ni la prohibition du don de sperme à des fins de fécondation in vitro […] n’ont excédé la marge d’appréciation dont [l’Autriche] disposait à l’époque pertinente[88].

Les opinions dissidentes dénoncent parfois le recours immodéré à la marge d’appréciation dans les affaires de bioéthique où les aspects éthiques et moraux ne paraissent pas assez couramment absorbés par les notions juridiques[89]. La marge cacherait davantage soit un renoncement de la Cour à imposer un standard plus individualiste, soit à masquer son indécision, soit enfin servirait de cheval de Troie à une interprétation plus audacieuse de la Convention que les juges n’entendent pas expliciter.

Ainsi sous l’arrêt Hristozov, les juges De Gaetano et Vučinić estiment que « la marge d’appréciation de l’État n’est pas illimitée : aussi large qu’elle soit, elle doit toujours s’apprécier à la lumière des valeurs qui sous-tendent la Convention, au premier rang desquelles celle de la vie »[90]. De même, la juge Kalaydjieva relève que la Cour s’est empressée d’y recourir avant même d’envisager la question de légalité en usant comme « valve de sureté », et comme « clause de portée générale permettant d’exonérer les États de l’obligation que leur fait l’article 1 de la Convention de respecter ces droits et libertés »[91].

De son côté, le Conseil d’État français a jugé bon de s’attribuer lui-même une marge d’appréciation dans une affaire d’insémination post-mortem. Cela lui a permis de mettre en oeuvre, de manière inhabituelle, un contrôle concret, équivalent à celui que la Cour européenne aurait pu utiliser, pour aboutir à une exception à la loi française : la requérante a pu échapper aux rigueurs de l’interdit pour procéder en Espagne à une telle insémination[92].

On assiste donc à une jurisprudence complexe, hésitante, mal aisée, discutée, dont la cohérence peut être en effet interrogée. Plusieurs affaires attendent au rôle de la Cour ce traitement aléatoire et d’autres pourraient être suscitées par la perspective d’une victoire contentieuse. À l’heure où en France s’ouvre l’accès des couples de femmes et femmes célibataires à la procréation assistée, que le dépistage génétique s’étend, que le don d’organes et d’éléments se trouve promu comme priorité, les perspectives des soixante-dix prochaines années de la Convention sont ouvertes aux droits subjectifs sur le corps, la santé, et la vie.