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À Vincent

« Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître ».

Aristote, Métaphysique, Livre A

Il n’y a de « monde » que parce que les choses, naturelles et artificielles, se manifestent et prennent sens dans cette manifestation, et parce que dans une intersubjectivité l’individu s’extériorise dans des comportements signifiants. Pour autant, ce qui s’extériorise conserve toujours une part non manifeste, secrète, la nature aimant à se cacher[1]. Elle porte en germe une ambivalence entre le perçu et le non perçu.

Eu égard à son étymologie[2], le secret consiste en ce qui est mis à part, séparé de ce qui est apparent, donc éloigné de la connaissance que pourrait en avoir autrui. Il existe ainsi un cloisonnement entre ceux qui sont dans le secret et les autres, ceux auxquels l’accès à une information est refusé. Ce faisant, le secret instaure un rapport discriminatoire à la connaissance, ce qui est connu du détenteur ou du dépositaire du secret doit demeurer inconnu des autres.

Pour autant, tout ce qui est inconnu n’est pas nécessairement « secret ». La chose secrète est celle qui intéresse autrui. Un fait ou une information ignorée, qui ne présente pas d’intérêt pour le commun des mortels, ne relève pas du secret. Il n’y a donc de secret que parce qu’il y a des destinataires du secret. En conséquence, le secret implique ceux qui sont concernés par lui[3], reliant ses dépositaires et destinataires en un ensemble qui les distinguent de ceux que la confidence n’intéresse pas.

Le secret qui intéresse la présente étude se distingue d’autres types de secrets. Au regard de sa finalité, il n’est pas question ici d’un secret professionnel, lequel revêt plusieurs fonctions. Celui de l’avocat par exemple, ou du médecin, conditionne la relation de confiance entre deux individus : le professionnel, qui en est dépositaire et un tiers. Il ne relève pas non plus du secret industriel dont la finalité est de préserver des intérêts économiques susceptibles d’être détournés par autrui à des fins concurrentielles.

À la différence du secret défense ou du secret d’État, il est des secrets, dont le secret médical, qui peuvent céder face à l’intérêt public, ou à un impératif impérieux[4]. Le secret des échanges entre un professionnel de santé et son patient, entre un professionnel de l’action sociale et un individu pourra être supplanté par un devoir de signalement. De même, si un notaire est tenu par le secret vis-à-vis de ses clients, les aspects patrimoniaux demeureront secrets pour autrui mais pas pour des services de l’État. Autre exemple : un différend entre particuliers relève du domaine privé, excepté en cas d’une résolution judiciaire, le déroulement et le verdict étant publics.

Ce qui est caché, passé sous silence à l’égard d’autrui, peut également être amené à être exposé en raison de la fonction sociétale de l’individu, de son rôle politique, et ce, qu’il soit investi ou non d’un mandat représentatif. D’ailleurs, dans ce domaine, l’exigence de transparence de la vie politique, initialement empirique, l’emporte crescendo sur le droit au respect de la vie privée pour des questions de probité.

S’agissant de la posture de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour EDH) face au secret, cette juridiction internationale a souvent été appelée à se prêter à une mise en balance entre des intérêts privés concurrents dans l’exercice de sa fonction de juger. Certains droits fondamentaux impliquent de préserver une part de secret afin d’assurer leur effectivité. À l’aune de sa jurisprudence, il en va ainsi du secret des sources journalistiques[5], ou encore du huis clos en matière judiciaire[6]. Il en va de même du secret du délibéré qui s’impose à l’activité judiciaire. Sur ce point, sa jurisprudence est éloquente concernant l’office des juridictions nationales. Or, qu’en est-il du système de la Convention[7], les juges de la Cour EDH étant tout à la fois libres de s’exprimer et tenus à une certaine retenue afin de ne pas saper l’autorité de la Cour ou à en susciter un doute raisonnable quant à leur impartialité?

S’il leur est loisible de formuler en public des déclarations ou des commentaires sous certaines conditions[8], ils doivent, en revanche, « observe[r] une discrétion absolue sur les informations confidentielles ou secrètes en rapport avec les procédures suivies devant la Cour [et] respecte[r] le secret des délibérations »[9] . L’attrait de cette règle éthique ne sert pas pour autant qu’à sauvegarder l’image de la Cour, ni l’autorité de sa production.

Considéré isolément, le secret des délibérations protège la liberté d’expression de ses membres lorsqu’ils siègent en formation collégiale (I)[10], tout en étant inversement préservé lorsque cette liberté se traduit par l’exercice d’un droit singulier : celui d’exposer publiquement une opinion séparée (II)[11].

I. Une liberté d’expression protégée par le secret des délibérations

Le secret des délibérations protège la liberté d’expression des juges, une liberté consubstantielle à leur indépendance et à l'autonomie de ces derniers. Il en va ainsi de ceux siégeant à la Cour EDH. Le périmètre du secret des délibérations y est conçu à cet effet (A), mais aussi afin de protéger les expressions antagonistes (B). 

A. Un secret protecteur par son périmètre

C’est l’article 22 du Règlement intérieur de la Cour EDH[12] qui pose le principe du secret des délibérations, sans autre forme de procès, sans qu’aucune précision soit apportée concernant son périmètre.

Ce secret, qui s’impose aux formations collégiales, entoure la salle de délibéré, permettant ainsi une possible déconstruction de l’affaire. Il peut en effet être envisagé que dans cet espace certaines discussions sont à même de favoriser un recul, une sorte d’épochè nécessaire au travail des juges. Or, sur ce point, le secret doit être bien gardé. Observer le secret des délibérations consiste à ne pas divulguer, à ne pas révéler la position des autres membres de la formation de jugement. Ainsi, il revient à chaque juge de veiller au respect de l’indépendance de ses pairs dans l’exercice de leur liberté d’expression.

S’agissant de cette liberté d’expression, l’article 22 alinéa 3 du Règlement intérieur de la Cour EDH livre, en revanche, une indication. Selon cette disposition : « [a]vant tout vote sur une question soumise à la Cour, le Président peut inviter les juges à exprimer leur opinion »[13]. Or, qu’est-ce qu’une opinion? Ce vocable, très individualisé, subjectif, n’a pas l’aspect élargi, voire scientifique, de l’analyse.

Dans le secret de la salle de délibéré, un juge membre de la formation collégiale peut donc être « invité » à partager une opinion, laquelle, si elle n’est pas suivie par la majorité, deviendra une position individuelle, isolée, n’ayant aucune force judiciaire. Elle ne sera pas davantage couverte par le secret dans la mesure où elle peut être officialisée a posteriori[14].

Si dans le système conventionnel, le résultat des votes échappe au secret des délibérations, un vote avec ou sans commentaires ne peut s’effectuer sans travail préalable. Ce travail forcément prééminent est le fruit d’échanges de points de vue et de documents, lesquels, communiqués en amont de la réunion en salle de délibéré, peuvent être couverts par le secret du délibéré. Tel est l’un des enseignements de l’arrêt Menet c France[15]. Dans cette affaire, le requérant arguait que la non-communication de l’intégralité du rapport du conseiller rapporteur à la Cour de cassation constituait une violation de l’article 6 de la Convention de sauvegarde[16]. Or, la Cour EDH ne l’a pas suivi au motif que « l’avis personnel du rapporteur et le projet d’arrêt “– légitimement couverts par le secret du délibéré restaient en tout état de cause confidentiels” à l’égard des parties[17] ». Ainsi, par analogie, l’avis personnel des juges de la Cour EDH, un projet de motivation écrit, ou encore un projet d’arrêt antérieur à leur retrait dans la salle de délibéré, doit être considéré comme couvert par le secret du délibéré.

Il en va différemment d’autres documents, en l’occurrence ceux comportant l’exposé des faits et de la procédure, l’analyse des moyens, l’examen objectif de la question juridique, les textes et la jurisprudence utiles à la solution du pourvoi et la doctrine de référence ne seront par nature pas couverts par le secret du délibéré, car nécessaires au déroulement contradictoire de la procédure[18]

En droit de la Convention, le périmètre du secret des délibérations apparaît, somme toute, assez large en ce qu’il s’étend à tout ce qui ne ressort pas du contradictoire de la procédure. Nécessaire à la protection des droits et libertés des juges de la Cour EDH, il contribue à la protection d’un droit singulier inhérent à leur liberté d’expression : celui de se contredire.

B. Un secret protecteur des expressions antagonistes

Ainsi que le soulignait Charles Baudelaire, « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller »[19].

Le droit de se contredire appartient à l’intimité de l’être humain. Il ne peut être divulgué sinon l’action de la justice en serait perturbée par le truchement de la mise en cause d’un juge dans des contradictions qui lui sont personnelles et ne sont que des dimensions de valeurs différentes exprimées en son for intérieur.

La position des juges de Cour EDH est au confluent de plusieurs systèmes juridiques, à l’orée de la souveraineté des États membres du Conseil de l’Europe signataires d’un instrument juridique contraignant visant à instaurer un standard minimum de protection en matière de droits fondamentaux. Ce faisant, les litiges portés devant eux peuvent faire apparaître des difficultés pratiques, dans la manière de juger, dans la compréhension de la situation juridique (interprétariat, concepts juridiques différents, approches judiciaires diverses…). Des tensions politiques peuvent même apparaître, concernant les effets de la décision à venir.

Considéré isolément, chacun de ces juges a des convictions personnelles, une conscience politique qu’il sera conduit à passer au second plan. Son devoir de neutralité l’impose. Ainsi, un juge résolument laïc peut être invité à exprimer son opinion en salle du délibéré par le Président de la formation de jugement et dans un même temps se rallier à la majorité concernant un litige aux prises avec la liberté de religion. Un autre peut, en son for intérieur, cautionner la libéralisation de l’usage de certaines substances mais voter en faveur d’un texte national l’interdisant. Parmi ceux ayant eu à statuer sur l’affaire K.A. et A.D. c Belgique[20], certains se sont peut-être laissé aller à une certaine latitude d’expression concernant les pratiques sadomasochistes tout en privilégiant un vote équilibré. Et, pour citer une autre affaire qui a fait le tour des réseaux sociaux dans des dizaines de milliers d’occurrences, il en fut certainement de même concernant l’affaire ES c Autriche[21]. Or, dans chaque cas, seul le secret du délibéré les protège, leur permet de s’exprimer librement sans être exposé.

Le travail de juge n’est pas un travail de militant. À l’instar de la situation dans laquelle peut se retrouver un diplomate ou un avocat, sa mission peut l’amener à agir à contre-courant de ses convictions, voire de ses valeurs, aux fins de servir un intérêt transcendantal, un intérêt qui le dépasse. En guise d’illustration, lorsqu’un avocat accepte de défendre un criminel, cela ne signifie aucunement qu’il cautionne ses actes.

Le droit de se contredire pour sauvegarder un intérêt supérieur est certainement, pour les juges, un droit fondamental devant demeurer secret en matière de justice. Entre ce qui s’est dit en salle du délibéré et ce qui a été finalement jugé, les apparences doivent être sauvegardées afin d’éviter tout discrédit et d’éventuelles attaques ad hominem.

Outil mixte dans l’action de juger, le secret des délibérations n’est cependant pas la seule façon de concevoir une décision de justice. La conception de l’ingénierie judiciaire évolue. Remis en cause par le mouvement de généralisation de la justice à juge unique, pourtant dirimante pour les droits des justiciables et auquel la Cour EDH n’a pas échappé[22], le secret des délibérations tend également à l’être par un autre mouvement. L’hégémonie de l’image dans nos sociétés pour une transparence très accomplie du processus judiciaire prône l’enregistrement des débats judiciaires et leur diffusion télévisuelle[23]. Pour autant, le secret des délibérations qui se tiennent en formations collégiales résiste. Versant positif de la liberté d’expression des juges, dans le cas présent de ceux siégeant au sein des différentes formations de la Cour EDH, il n’est pas davantage remis en cause par leur droit à une opinion séparée.

II. Un secret des délibérations préservé par le droit à une opinion séparée

Ainsi que le rappelait le Professeur Malenovsky dans une étude publiée en 2010, selon « les règles de procédure des tribunaux internationaux, les juges ont le droit de se prononcer avec une opinion séparée, même si ce droit ne se trouve pas typifié de façon expresse dans le Statut ou le traité constitutif de l’organisation »[24].

À la différence des juges siégeant à la Cour de justice de l’Union européenne, ceux siégeant à la Cour EDH jouissent d’un tel droit subjectif. Inscrit dans le corps de la Convention de sauvegarde, il s’avère être conçu de manière à concilier secret du délibéré, indépendance des membres de la Cour EDH et transparence. Diversement encadré à cet effet (A), le droit à une opinion individuelle lève cependant le voile sur d’autres secrets (B).

A. Un droit subjectif diversement encadré

Garde-fou contre les risques d’influences susceptibles de se faire jour au sein de la Cour EDH à l’endroit de ses membres lorsqu’ils siègent en formation collégiale, leur droit à une opinion séparée s’avère être encadré dans ses modalités d’exercice et dans son mode d’expression.

S’agissant de ces modalités d’exercice, celles-ci, clairement définies par la Convention de sauvegarde et le Règlement intérieur de la Cour EDH, corroborent le choix de privilégier la transparence sur la confidence[25] dans le respect du périmètre du secret du délibéré, la prise de décision n’étant pas considérée comme relevant de la délibération. Qu’elle soit saisie d’une requête sur le fondement des articles 47, 48 et 49 de la source conventionnelle[26], ou sur le fondement de l’article 4 du Protocole n° 16[27], si l’arrêt, la décision, ou l’avis consultatif rendu « n’exprime pas en tout ou en partie l’opinion unanime des juges, tout juge a le droit d’y joindre l’exposé de son opinion séparée »[28].

Généralisé à l’ensemble de la production judiciaire de la Cour EDH, excepté l’hypothèse de sa saisine sur le fondement de l’article 46 de la Convention de sauvegarde[29], ce droit s’exerce indépendamment du score[30]. La faculté qu’ont les juges de la Cour EDH d’exposer officiellement une opinion séparée n’est donc pas conditionnée par l’absence d’unanimité. Au sein du collège à l’origine d’une décision, d’un arrêt, ou d’un avis consultatif, certaines opinions peuvent contraster sans que cela impacte le résultat du délibéré. Un (ou plusieurs) juge(s) peu(ven)t, en effet, s’être rallié(s) à la majorité sans pour autant pleinement partager le raisonnement suivi. En tel cas, il lui (leur) est d’ailleurs possible d’exercer son (leur) droit à une opinion séparée, le système conventionnel n’enserrant pas cette faculté à l’expression d’une opinion dissidente. Un juge peut même partager le raisonnement de la majorité, mais souhaiter y apporter des précisions ou encore, l’approfondir[31]. Là encore, à cet effet, il pourra user de sa faculté d’exposer une opinion séparée, laquelle sera qualifiée de concordante.

Garant de l’autonomie des juges de la Cour EDH, l’exercice du droit à une opinion séparée connaît des limites dans son mode d’expression[32]. Ainsi qu’a pu le souligner l’un d’eux, « separate opinions should contain no reference to any statements covered by the secrecy of the Court’s deliberations »[33]. Les juges de la Cour sont libres d’exprimer officiellement, par écrit, leur opinion. Dans ce cadre, ils doivent néanmoins veiller à passer sous silence la teneur des débats. Avant d’entrer en fonctions, ils prêtent d’ailleurs serment en ce sens, devant le Président de la Cour réunie en Assemblée plénière. Ils s’engagent à exercer leur charge avec honneur, indépendance et impartialité, et à observer le secret des délibérations[34], un impératif catégorique, « véritable reliquat du droit canonique »[35], qui s’étend à l’exercice de leur droit à une opinion séparée.

Ce droit subjectif, conçu comme une forteresse de la personnalité du juge libre[36], commande ainsi à celui qui l’exerce de maintenir un équilibre entre sa liberté d’exposer son opinion sur l’arrêt, la décision, ou l’avis consultatif rendu et le respect dû à la liberté d’expression des autres membres de la formation de jugement dans l’antre du délibéré. Durant les délibérations, certains juges peuvent en effet

exprimer quelque chose de peu judicieux, de malavisé́, de ridicule, voire de fou, car les bonnes idées ne voient le jour que lorsque celles qui sont mauvaises sont rejetées. La rationalité ne l’emporte parfois sur l’irrationalité́ qu’après une longue réflexion[37].

Du point de vue de son contenu, une opinion séparée doit donc se limiter à retranscrire l’avis personnel du juge qui en est l’auteur à l’égard d’une décision au délibéré de laquelle il a participé. Il doit fait oeuvre de retenue, expliquant seulement pourquoi il a voté comme la majorité des membres de la formation de jugement ou pour quel(s) motif(s) il ne s’est pas rallié à leur vote. En termes de transparence, les opinions séparées ne donnent pas tout à voir, les juges de la Cour étant astreints, à l’instar de leurs homologues nationaux et internationaux, à « une obligation déontologique générale, qui sous-tend de nombreux devoirs professionnels, de ne pas porter atteinte au crédit de la justice ni à l’image de l’institution judiciaire[38] ». Nonobstant, elles lèvent le voile sur d’autres secrets.

B. Un droit subjectif levant le voile sur certains secrets

Le droit à une opinion séparée demeure un droit controversé[39]. Considérée dans « les systèmes judiciaires qui la pratiquent […] comme de la “doctrine judiciaire”»[40], l’opinion séparée présente des vertus mises en perspectives par diverses études spécialisées.

Ainsi, sur le plan individuel, il est de notoriété que « l’expression publique du désaccord d’un ou de plusieurs juges avec la motivation ou / et le contenu de la décision »[41] renforce l’indépendance des juges[42] de même que leur collégialité. Il est également admis que sur le plan qualitatif cela améliore la qualité́ argumentative de la décision, de l’arrêt, ou de l’avis consultatif qui sera rendu. Cette analyse de l’incidence du droit d’émettre une opinion séparée s’avère instructive en ce qu’elle révèle ce qui peut s’apparenter à un secret de « fabrication ». Le fait que chacun des juges siégeant au sein d’une formation collégiale soit en mesure d’exprimer officiellement son opinion dès lors qu’elle diffère en tout ou partie de celle de la majorité « oblige la formation collégiale à rechercher un consensus en discutant les différentes opinions lors du délibéré »[43]. Qu’elle soit concordante ou dissidente, une opinion séparée ne saurait, en effet, être exprimée a posteriori. L’effet de surprise n’a pas droit de cité.

Une fois publiées, donc portées à la connaissance des parties, de la communauté des juristes, au rang desquels figurent les juges naturels de la Convention de sauvegarde, en l’occurrence les juges nationaux des États signataires, les opinions séparées livrent d’autres secrets.

Leur contenu peut lever le voile sur un revirement feutré. Il peut également livrer des indices sur un éventuel changement de cap jurisprudentiel à venir[44]

Outre leur utilité sur le plan de la prospective, les opinions séparées revêtent une utilité pédagogique. Sans lever le voile sur la teneur du débat qui s’est joué au sein de la formation collégiale, elles en favorisent la perception et la compréhension permettant ainsi au justiciable de saisir la manière « dont les aspects de sa cause ont été “entendus” au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme et discutés par les juges délibérants[45] ».

Nul doute que « [c]e qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie et tout se fait par discorde »[46]. En analogie avec ces propos héraclitéens, un arrêt de la Cour EDH sera toujours au croisement de positions contraires et source de luttes intellectuelles et politiques. Il apparaîtra en harmonie car la forme enveloppant du secret des délibérations masquera un contenu irrévélable. Ainsi l’arrêt de la Cour EDH, malgré les opinions dissidentes, tout en se montrant se cache[47]. La forme primant sur le contenu, l’intention signifiante qui s’en dégage invite à envisager le secret des délibérations comme un instrument visant à opacifier une décision, un arrêt ou encore un avis consultatif, afin qu’il apparaisse, in fine, naturel, en adéquation avec les principes sur lesquels il était en équilibre.

Si le secret des délibérations permet à la justice de se cacher, la pratique des opinions séparées telle que conçue en droit la Convention de sauvegarde « lève le voile sur le vrai débat »[48], favorisant par-là même un lissage des contraires. Les contraires, tout en s’opposant, sont complémentaires[49]. Que ce soit dans l’exercice de sa fonction de juger ou d’interpréter la source conventionnelle, la Cour EDH se nourrit de la rencontre de contraires (traditions juridiques distinctes, conceptions distinctes…). La pratique des opinions séparées les révèle, sans pour autant livrer certains secrets d’alcôve. Il s’agit d’exposer publiquement une opinion, et non celles qui se sont exprimées lors des délibérations. Un juste équilibre est ainsi aménagé entre transparence et liberté d’expression des juges de la Cour EDH. Or, si dans le système conventionnel, l’unité du résultat ne doit pas l’emporter sur la transparence du raisonnement juridictionnel[50], celle-ci ne peut être qu’en demi-teinte. Franchir ce Rubicon, opter pour une transparence totale, conduirait, en effet, à « l’impasse d’un monde sans symbolique, l’illusion de la démocratie directe »[51].