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Avec la transformation du fait guerrier, on assiste, ces dernières décennies, à une recrudescence de la violence et à une multiplication des conflits prolongés. Cette double prolifération des conflits et de la violence a engendré un nombre record de personnes déplacées de force dans le monde. Il a atteint près de 80 millions pour l'année 2019, soit deux fois le nombre de 2010[1]. Cet important « flux migratoire » doublé au paradigme grandissant de la sécuritisation[2] ont entrainé des réponses diverses de la part des États transitaires ou d'accueil. Parmi celles-ci, la criminalisation de la migration par l'utilisation de politiques ou de mesures de droit criminel a fait large consensus. C'est de cette tendance partagée que les codirecteurs − Idil Atak (professeure associée au département de criminologie de l’Université de Ryerson) et James C. Simeon (coordonnateur des groupes de travail de l’International Association of Refugee and Migration Judges et professeur associé à l’Université York) − ont tenté d'en dégager le contexte et les conséquences, portant une attention particulière aux politiques et pratiques du Canada.

En dressant un tableau précis et détaillé de la « crimmigration »[3], cet ouvrage collectif tente de stimuler un débat sociétal au sein d’un public cible très large, allant de la communauté universitaire aux décideurs politiques. Il prend racine lors de la conférence annuelle de la Canadian Association for Refugees and Forced Migration Studies en 2015, organisée par l’Université de Ryerson, regroupant les présentations de chercheurs, professionnels et juristes spécialisés en la matière. L’ouvrage compte douze articles de seize experts, rassemblés en quatre parties : « The Criminalization of Migration and its Intended and Unintended Consequences » (1), « The Criminalization and the Exclusion of Refugees in Canada and Abroad » (2), « Crimmigration Responses to “Migration Crises” : Historical and Comparative Perspectives » (3) et « Criminalizing Refugees and Other Forced Migrants : Current Dynamics, Future Challenges, and Prospects » (4). Ces sections seront d'ailleurs présentées séparément vu l'absence d'une thèse centrale et le peu de liens apparents entre celles-ci.

L’ensemble des contributeurs adoptera une perspective légaliste, variant à divers degrés selon leur champ d'expertise. Pour appuyer leur propos, les chercheurs useront d’études comparatives, d’approches historiques et de recherches empiriques. C’est d’ailleurs par la richesse de ces contributions et la diversité des approches méthodologiques que l’ouvrage se différencie de la littérature existante sur le sujet. Son caractère interdisciplinaire est fait innovateur.

La première partie de l'ouvrage, intitulée « The Criminalization of Migration and its Intended and Unintended Consequences », se consacre à l'analyse de la « crimmigration » par son processus juridique de formation et ses conséquences. En ouverture, Graham Hudson[4] propose l'utilisation de l'analogie par les juges canadiens, afin de prouver que les pratiques migratoires et criminelles mettent en jeu les mêmes principes sous-tendant les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés[5]. Ce faisant, les mesures de détention et de déportation prévues par le droit de l'immigration pourraient être considérées comme des pratiques punitives au regard du droit criminel. Engageant de facto le principe de proportionnalité, Hudson souligne les intérêts moral et juridique d'une telle protection constitutionnelle plus large. Malgré sa pertinence, l'approche théorico-philosophique de l'auteur rend la lecture quelque peu complexe et crée une divergence méthodologique avec les chapitres suivants.

La contribution d'Angus Grant[6], au deuxième chapitre, permet de comprendre les impacts de la lutte contre le trafic humain sur la criminalisation de la migration. L'auteur souligne que plusieurs juridictions adoptent une législation dite overbroad[7] par rapport à leurs obligations internationales, telles qu'en vertu de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée[8] (CNUCTO). Censés combattre de manière effective le trafic humain, les termes plus larges de sa définition, en droit interne, ont entrainé une criminalisation importante des personnes apportant une aide aux demandeurs d'asile, notamment pour des raisons humanitaires ou d'assistance familiale. L'auteur conclut sur le paradoxe ainsi créé par les États, qui, en dressant des obstacles sur la voie légale pour combattre le trafic humain, ont créé une situation précaire pour les réfugiés, lesquels sont de plus en plus contraints de recourir aux services de ces trafiquants. Pour clore la section, Julie Kaye[9] poursuit sur ce thème. L'auteure se penche sur la justification des mesures migratoires restrictives au Canada par l'utilisation de discours anti-trafic humain et dans un objectif de protection des victimes. Contribuant à son image de défenseur des droits de la personne, les discours s'inscrivent toutefois dans un paradigme sécuritaire visant à réduire les risques d'une menace (c'est-à-dire l'« autre ») par le contrôle du crime et des frontières. Kaye souligne également l'enjeu fort intéressant du construit genré de la vulnérabilité, entraînant une criminalisation importante des personnes se trouvant exclues du cadre de la « victime parfaite ».

La deuxième partie de l'ouvrage, intitulée « The Criminalization and the Exclusion of Refugees in Canada and Abroad », contient trois chapitres traitant de l'article 1 F de la Convention relative au statut des réfugiés[10] (Convention). Dans sa contribution, Nancy Weisman[11] présente le nouveau test développé dans l'affaire Ezokola c Canada[12] servant à la détermination de complicité pour les crimes de l'article 1 F. (a)[13]. La Cour suprême du Canada, dans un souci de conformité avec le droit international, établit une distinction entre la notion d'association (c'est-à-dire complice par association) et celle de complicité, grâce à l'élaboration de trois éléments clés de détermination[14]. L'auteure analyse l'application de ce test dans la jurisprudence canadienne et conclut que seule une analyse systématique de tous les facteurs rendra prudente l'utilisation de cet article. Les contributions de Waldman et Shazadi Meighen[15] complètent le chapitre précédent sur l'article 1 F. (a) par une analyse comparative avec la jurisprudence du Royaume-Uni. Ils arguent que plusieurs cas d'exclusion ou de déportation au Canada sont le résultat de ses faibles standards de preuve dans l'application du test de complicité. Des conclusions qui pourraient possiblement être évitées en appliquant le fardeau de preuve de la balance des probabilités, comme celui adopté par la deuxième juridiction. Les auteurs tiennent à rappeler les directives émises par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), selon lesquelles la clause d'exclusion doit être utilisée avec précaution, ayant été émise au départ pour favoriser une plus large ratification de la Convention. Dans le dernier chapitre, Joseph Rikhof[16] analyse de manière comparative l'interprétation de l'article 1 F. (b)[17] au sein de différentes juridictions. En constatant l'application internationale fragmentée dudit article, Rikhof propose a fortiori d'utiliser certains concepts issus du droit transnational. Ainsi, et conformément à la CNUCTO, une peine minimale d'emprisonnement de quatre ans comme déterminant d'un crime grave pourrait servir de seuil commun aux États. Bien que ce dernier chapitre soit dûment synthétisé, le manque de profondeur des propositions est regrettable.

La troisième section « Crimmigration Responses to "Migration Crises" : Historical and Comparative Perspectives » contient trois chapitres couvrant un large espace temporel et géographique. La première contribution de Petra Molnar[18] s'attarde au concept d'attrition through enforcement en Jordanie et en Turquie en réponse à l'arrivée massive de Syriens. L'auteure définit ce concept comme le fait de rendre les conditions de vie difficiles aux réfugiés, entre autres par l'accès limité aux services sociaux et au travail, dans le but d'encourager ces derniers à s'autodéporter. En Jordanie, Molnar soulève l'application du concept à l'égard de certains groupes visés, principalement les réfugiés possédant une maladie transmissible et les sans-permis de travail. La Turquie, appliquant la clause territoriale de la Convention[19], ne reconnaît que le statut de réfugiés à ceux fuyant l'Europe, laissant les Syriens en droit à une seule protection temporaire. Partant de ces pratiques, l'auteure constate l'application flexible du principe de non-refoulement. Elle rappelle néanmoins que ce principe est largement reconnu comme faisant partie du droit international coutumier, voire comme une norme de jus cogens, liant de ce fait les États.

En ce qui a trait aux États-Unis, Galya Ben-Arieh[20] analyse le « flux migratoire » provenant d'Amérique centrale comme une crise institutionnelle. L'auteure s'appuie sur la théorie de Fuller pour expliquer la prolifération des règles informelles créées par les agents de l'État (creeping legalism) par l'existence d'une contradiction au sein du droit. Ben-Arieh soutient en effet que le droit des réfugiés est victime d'une dichotomie au sein de son processus juridique, opposant un objectif humanitaire de protection et un désir de dissuasion envers le passage irrégulier à la frontière. Le droit des réfugiés, rendu ineffectif, entraîne une criminalisation importante des femmes et filles d'Amérique centrale. La culture de disbelief au regard de leur expérience migratoire et de leur vécu y contribue de fait largement. Quoiqu'analysées de manière théorique plutôt que sociale, la clarté des propos de l'auteure et son habileté à manier les différents concepts profitent au lecteur.

Au niveau historique, Dan Horner[21] conclut cette section sur la « crise migratoire » issue de la famine des années 1840 en Irlande. L'auteur soutient que la réaction des populations des villes de Liverpool, Boston et Montréal et les réponses de l'État constituent un moment pivot dans la conception de la migration comme un agent perturbateur du tissu social. Afin d'assurer une meilleure gestion des « crises » actuelles, Horner conclut en appelant les pays à faire des parallèles avec ces événements historiques. Bien qu'il souligne l'utilité de la comparaison, le chapitre revêt un caractère purement descriptif des mesures de « crimmigration » du passé.

La dernière partie de l'ouvrage, « Criminalizing Refugees and Other Forced Migrants : Current Dynamics, Future Challenges, and Prospects », regroupe des thèmes fort différents. Dans le premier chapitre, Peter Goodspeed[22] présente les politiques canadiennes en matière de réfugiés, partant de la crise d'Indochine de 1979 au décès du jeune Syrien Alan Kurdi en 2015. La réaction du public dans les deux cas fut agent catalyseur de l'intervention étatique. Toutefois, l'auteur souligne que le programme de parrainage privé a formé une réponse plus importante que celle venant de l'État, répondant à la fois aux aspirations nationales et à l'impératif humanitaire. L'auteur conclut en rappelant les retombées positives pour le Canada, et les Canadiens, de demeurer une terre d'accueil[23].

Au deuxième chapitre, Hannan et Baulder[24] abordent certaines mesures de protection des droits du travail garantis par des « sanctuaires » au Canada, au Royaume‑Uni et aux États-Unis. Les mesures fédérales de « crimmigration », empêchant l'emploi de migrants irréguliers et entraînant le retrait de leurs droits, ont précarisé les conditions de vie de ces travailleurs, les rendant plus sujets à l'exploitation. La non-ratification des différentes conventions internationales assurant leur protection fait également foi de la réticence des États à garantir ces droits. Les auteurs esquissent ainsi les différents programmes initiés par les provinces et les États américains pour éviter les conséquences de tels obstacles. Ils concluent sur la nécessité de prendre certaines précautions lors de l'établissement de ces sanctuaires, afin d'éviter entre autres la création d'un faux sentiment de protection.

Judith Gleeson[25] clôt la section sur les réponses de l'Europe face à la « crise migratoire » des dernières années couplée aux récents attentats terroristes en territoire européen. L'auteure soutient que la construction de murs aux frontières des États et les nouvelles mesures nationales restrictives en matière d'asile ont mis à mal l'Accord de Schengen[26] et le régime d'asile européen commun (RAEC). L'auteure appelle les pays européens à trouver une nouvelle stratégie commune, avec ou sans la survie du RAEC, voire de l'Union européenne en soi. Malgré quelques concepts abordés à la hâte, l'auteure résume de manière habile un thème fort substantiel.

En guise de conclusion, les codirecteurs proposent différentes solutions aux « crises migratoires » de l'avenir en vue de décriminaliser la migration. Nonobstant la pertinence des autres propositions, la nécessité d'adresser les causes profondes de ces crises (c'est-à-dire les conflits prolongés) demeure certainement l'une des plus fondamentales. Le rôle du HCR en tant que médiateur et l'inclusion des « réfugiés de guerre » dans la définition de la Convention constituent des moyens forts intéressants.

De par la diversité des thèmes abordés et des approches méthodologiques propres aux auteurs, l'ouvrage rend difficilement compte d'un fil conducteur. Il est particulièrement ardu de déceler une suite logique entre les parties de l'ouvrage, de même que pour les chapitres au sein des sections. La deuxième partie portant sur l'article 1 F de la Convention y fait toutefois exception. D'un autre côté, l'approche interdisciplinaire de l'ouvrage offre au lecteur une grille de lecture diversifiée, permettant à ce dernier d'acquérir une connaissance plus vaste du sujet, au travers de points de vue multiples, allant de la philosophie à la criminologie en passant par l'histoire et le droit. Outre cet objectif atteint de rassembler divers champs d'expertise à l'étude d'un seul thème, il faut également souligner la richesse empirique de l'ouvrage. Les témoignages et les récits de réfugiés permettent de donner une voix à ces derniers et de dépasser l'étiquette ou le seul statut juridique qui leur est attribué, découvrant leurs autres identités, comme travailleurs, parents ou enfants.

De plus, il faut mentionner la portée géographiquement limitée de l'ouvrage. Bien que l'attention soit dirigée principalement sur le Canada, certains chapitres contenant des titres avec les mentions Abroad, Around the World ou Internationally, ne font que des références ponctuelles à certains pays, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Ainsi, il aurait été fort intéressant de miser sur une perspective comparative et d'approfondir les passages sur les mesures de criminalisation des autres pays.

Qui plus est, alors que les codirecteurs définissent clairement le néologisme de la « crimmigration », il n'en est pas de même pour les concepts associés à la migration et au système de protection des réfugiés. En l'absence d'une définition explicite des termes de migrants, réfugiés, migrants forcés et demandeurs d'asile, ces derniers peuvent sembler interchangeables à la lecture des chapitres pour un lectorat non spécialisé. Ce faisant, cela risque de détourner l'attention du lecteur des particularités du système de protection des réfugiés et brouiller les frontières entre les obligations internationales prises à l'égard de ces derniers et celles en vertu des migrants[27].

Finalement, il faut saluer les différentes pistes de solutions proposées par les codirecteurs en guise de conclusion. Il aurait été certes pertinent de sortir du paradigme humanitaire privilégié abordé dans la majeure partie de l'ouvrage et refléter les enjeux soulevés par les témoignages des réfugiés dans la formulation des recommandations. Bref, inscrire la diversité des thèmes abordés dans un changement narratif à l'égard de réfugiés serait grandement intéressant.