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Qui trop embrasse mal étreint !

La protection internationale des droits de l’homme voulue par la Charte des Nations[1] est véritablement née avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Cette internationalisation s’est concrétisée par l’adoption des textes relatifs aux droits de l’homme et la mise en place d’institutions spécialisées pour assurer la garantie de ces droits tant au niveau universel que régional. L’Afrique n’est pas restée inerte face à ce mouvement : dernier-né, le système africain de protection des droits de l’homme est principalement fondé sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Cette dernière affirme nettement sa filiation avec la DUDH. Son préambule stipule l’engagement des États africains de favoriser la coopération internationale « en tenant dûment compte de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme » ainsi que « leur attachement aux libertés et aux droits de l’homme et des peuples contenus dans les déclarations, conventions et autres instruments »[2] adoptés dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies. Cet état de choses témoigne de la reconnaissance de l’universalité des droits de l’homme par les États africains. C’est la raison pour laquelle l’article 60 de la Charte africaine autorise la Commission africaine à « s’inspirer du droit international relatif aux droits de l’homme et des peuples, en particulier de divers instruments africains des droits de l’homme, de la Charte des Nations Unies, de la Charte de l’Organisation de l’Unité africaine et de la Déclaration universelle des droits de l’homme »[3]. Il s’en infère que la Charte africaine est un instrument universel culturellement incarné : elle opère un travail de métissage entre les normes conformes au système universel et les valeurs culturelles positives de l’Afrique. De ce fait, la Charte africaine a mis en oeuvre une conception des droits de l’homme globale et intégrée ; un équilibre y est observé entre les droits de l’homme et les droits des peuples, ce qui fait du document le propre du continent, l’émanation de sa vision de l’humain[4].

Au cours de l’année 2003, la Charte africaine a été utilement complétée par deux protocoles : le premier portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (Protocole de Ouagadougou) et le second est relatif aux droits de la femme en Afrique. Ainsi que le souligne la doctrine, « l’adoption d’un protocole instituant une véritable juridiction présente un intérêt fondamental et s’inscrit dans le prolongement du renforcement progressif du système africain »[5] des droits de l’homme. De ce fait, l’article 3(1) du Protocole dispose que « [l]a Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés »[6]. Si les deux premières bases juridiques de la compétence de la Cour africaine (la Charte et le Protocole) ne surprennent point, tout le contraire est la situation de la troisième base juridique (tous les autres instruments relatifs aux droits de l'homme). Cette formule très originale, extensive et généreuse attribue à la Cour africaine une compétence matérielle large, le but poursuivi étant de lui permettre de s’affirmer pleinement en tant que protecteur de tous les droits de l’homme universellement reconnus[7]. Le caractère libéral de cette disposition est confirmé par l'article 7, intitulé « Droit applicable », qui prévoit que « [l]a Cour applique les dispositions de la Charte ainsi que tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par l’État concerné »[8]. À bien d’égards, ces dispositions, curieuses et inédites, élargissent la compétence de la Cour aux traités relatifs aux droits de l’homme, en même temps et paradoxalement, elles procèdent par une amputation implicite du champ des règles pertinentes applicables par la Cour. Mis en parallèle avec les articles 60 et 61 de la Charte africaine relatifs au droit applicable par la Commission africaine, l’article 7 du Protocole de la Cour africaine se révèle très restrictif. Il prive notamment la Cour de l’application des règles coutumières et des principes généraux du droit. Sous cet angle, il constitue une limitation sévère de la possibilité d’enrichissement prétorien des droits de l’homme à la faveur d’une jurisprudence innovante de la Cour[9].

Le présent article tente d’analyser la mise en oeuvre des dispositions des articles 3 et 7 du Protocole de Ouagadougou par la Cour africaine. Prenant appui sur sa pratique jurisprudentielle, nous constatons un recours fréquent à la Déclaration universelle des droits de l’homme en tant qu’« instrument international relatif aux droits de l’homme ». Tout d’abord, la Cour africaine a largement interprété la valeur juridique de la DUDH (I). Ensuite, elle a accueilli des allégations de violations des droits de l’homme sur le fondement de la Déclaration universelle des droits de l’homme (II).

I. L’interprétation de la valeur juridique de la Déclaration universelle des droits de l’homme

Dans quelques-uns de ses arrêts, la Cour africaine a été amenée à interpréter la valeur juridique de la Déclaration universelle des droits de l’homme, lui accordant de ce fait une place particulière dans le système africain des droits de l’homme (A). En outre, la Cour africaine a réaffirmé l’universalisme des droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (B).

A. La place de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le système africain de garantie des droits de l’homme : une source directe des droits subjectifs ?

Contrairement aux systèmes européen et interaméricain des droits de l’homme où les dispositions consacrées à l’institution d’une Cour sont contenues dans le même texte que le droit substantiel, l’institution de la Cour africaine par un texte distinct de la Charte africaine n’a pas rendu aisée la désignation des dispositions dont l’application revient à la Cour. Cette dernière a été déclarée garante de l’ensemble des instruments pertinents relatifs aux droits de l’homme et ratifiés par les États africains. Les articles 3 et 7 du Protocole semblent être inspirés par le modèle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, et ce, contrairement à la Cour européenne des droits de l’homme dont la compétence classique ne vise que la Convention et ses protocoles[10]. Des difficultés d’application de cette compétence universelle de la Cour africaine n’ont pas tardé à surgir.

Dans une affaire soumise à sa juridiction, la Cour africaine était appelée à se prononcer sur l’exception d’incompétence ratione materiae. La défenderesse (la République-Unie de Tanzanie) soutenait que les requérants ont fondé leur requête sur les articles 7, 8, 23, 25 et 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Or, l’article 3(1) du Protocole confère à la Cour la compétence de traiter des affaires concernant les violations des instruments des droits de l’homme qui y sont mentionnés, pour autant qu’ils aient été ratifiés par le gouvernement tanzanien. La défenderesse conclut que cette requête ne relève certainement pas du champ d’application de l’article 3(1) du Protocole et conclut que la Cour devrait se déclarer incompétente ratione materiae. La question de droit qui se pose dans le cas d’espèce est de savoir si la Déclaration universelle des droits de l’homme est un instrument de protection des droits de l’homme à prendre en considération au sens des articles 3 et 7 du Protocole. La Cour prend le soin de rappeler que la DUDH est une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies et qu’en dépit du fait qu’elle soit l’un des premiers instruments dont l’objectif est de protéger des droits subjectifs de l’individu, elle n’est pas ratifiée par les États[11]. La Cour ajoute cependant une considération capitale, puisqu’elle se fait le devoir d’interpréter la nature juridique de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle estime que « même si la Déclaration n’est pas un traité qui nécessite une ratification par les États pour entrer en vigueur, elle a été élevée au statut de droit international coutumier et de norme incontournable »[12] et, par conséquent, « la Cour […] est donc tenue de l’interpréter et de l’appliquer »[13].

La position de la Cour africaine d’après laquelle la DUDH relève du droit coutumier est conforme au droit international. En effet, quoi que se présentant initialement comme « l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations », la Déclaration universelle des droits de l’homme a eu une portée imprévisible à la fois pour ses rédacteurs, qui n’ont nullement prévu de mécanisme de mise en oeuvre telle une cour appliquant des sanctions aux contrevenants, et pour les États, ceux-ci n’ayant jamais cru qu’elle contraindrait leur comportement puisqu’il ne s’agissait que d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies[14]. La doctrine majoritaire s’accorde aujourd’hui à penser que les principes énoncés par la DUDH font partie du droit coutumier international[15]. Cette position est justifiée par la considération qu’en dépit du fait que la DUDH ne soit pas un traité, elle est aujourd’hui acceptée par les États comme une interprétation authentique de la Charte des Nations Unies, car celle-ci n’entreprend pas de définir ni de cataloguer les droits de l'homme. En témoigne le consensus juridique international dont une des indications se trouve dans les positions prises et les votes émis par les États au sein des conférences et organisations internationales. De ce point de vue, la DUDH devrait être observée pleinement, strictement et fidèlement[16]. La jurisprudence internationale parait bien assise. La Cour internationale de justice a jugé que « le fait de priver arbitrairement de leur liberté des êtres humains et de les soumettre dans des conditions pénibles à une contrainte physique est manifestement incompatible avec les principes de la Charte et avec les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme »[17]. Il en résulte qu’aux yeux de la Cour internationale de justice, la DUDH est sans contredit la source matérielle des droits de l’homme sur le plan international et les droits qui y sont énoncés sont obligatoires pour les États. Dans l’affaire Barcelona Traction, la Cour internationale de justice reconnait que les principes et règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine sont des obligations erga omnes et que tous les États ont un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés[18].

Cependant, la Cour africaine pousse très loin la place de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans le système africain des droits de l’homme au point d’en faire non seulement une source directe des droits pour les individus, mais aussi un fondement de sa compétence sur pied des articles 3 et 7 du Protocole de Ouagadougou. L’illustration, sans doute la plus prégnante, est faite dans l’affaire Anudo Ochieng Anudo c République-Unie de Tanzanie. Dans cette cause, le requérant a été déporté au Kenya après que sa nationalité tanzanienne lui ait été retirée. Le Kenya l’a par la suite déporté vers la Tanzanie où il est resté bloqué dans la zone tampon à la frontière. Le requérant a allégué que son droit à la nationalité, garanti par la DUDH, avait été violé. La Cour africaine a estimé que ni la Charte africaine, ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne traitaient explicitement du droit à la nationalité, mais que le retrait de la nationalité qui rend le requérant apatride violait la DUDH, celle-ci ayant acquis le caractère de droit international coutumier. Pour justifier cette position, la Cour note simplement que « la Déclaration universelle des droits de l’homme est reconnue partie intégrante du droit coutumier international » et que « dans certains arrêts de la Cour internationale de justice, il a été fait expressément mention de la Déclaration universelle des droits de l’homme »[19]. Cette justification, à elle seule, est loin d’être convaincante. Pour autant que la violation alléguée du droit à la nationalité reposait exclusivement sur la DUDH, la Cour africaine aurait dû analyser si elle était matériellement compétente d’appliquer la DUDH au regard des articles 3 et 7 du Protocole. Ces dispositions conventionnelles ne lui accordent la compétence de n’appliquer que les dispositions « de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifiés par les États concernés »[20]. Il en résulte qu’une violation des droits de l’homme ne peut être constatée sur le fondement d’un texte juridique international que si ce dernier est un traité international, s’il a été ratifié par l’État défendeur et si ce traité est relatif aux droits de l’homme. Ces trois conditions sont cumulatives. Dans le cas sous examen, s’il est incontestable que la DUDH soit un instrument relatif aux droits de l’homme dans la mesure où elle énonce expressément des droits subjectifs au profit des individus, cette Déclaration, fruit d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, n’est pas un traité international et n’a pas été ratifiée par les États. À l’analyse, les dispositions de l’article 7 du Protocole de 1998 portant création de la Cour africaine sont très restrictives quant au champ du droit applicable par cette dernière. Elles sont en retrait par rapport aux articles 60 et 61 de la Charte africaine, lesquels autorisent la Commission africaine à appliquer « les pratiques africaines conformes aux normes internationales relatives aux droits de l’homme et des peuples, les coutumes généralement acceptées comme étant le droit, les principes généraux de droit reconnus par les nations africaines ainsi que la jurisprudence et la doctrine ». Cette restriction du droit applicable par la Cour a pour corollaire de priver cette dernière de l’application primaire du droit coutumier ; que celui-ci soit régional ou universel, il ne saurait être appliqué en tant que source directe et exclusive des droits. La doctrine enseigne à ce sujet que l’utilisation, à l’article 3 du Protocole, des qualificatifs tels que « pertinent », « ratifié », « droits de l’homme » et « par l'État concerné » ont pour vocation de limiter la compétence ratione materiae de la Cour africaine. Le qualificatif le plus important est « ratifié », ce qui implique que les instruments auxquels il est fait référence doivent être des traités et non de simples déclarations ou d'autres textes ou instruments juridiques non contraignants[21]. En ce sens, la Cour africaine a jugé qu’il faut « que les droits dont la violation est alléguée soient protégés par la Charte ou par tout autre instrument des droits de l’homme ratifié par l’État concerné pour que la Cour ait la compétence requise pour connaître de la cause »[22], la mention expresse des dispositions du traité violées étant toutefois facultative[23]. Aussi, a-t-elle jugé qu’elle n’a pas compétence, aux termes de l’article 3 du Protocole, de statuer sur une requête qui se fonde exclusivement sur la rupture du contrat de travail en rapport avec l’article 13(a) et (b) du Statut et Règlement du personnel de l’Union africaine[24], pas plus qu’elle ne saurait retenir des violations des droits de l’homme sur la base de la Convention européenne des droits de l’homme (Convention européenne), de la Convention américaine des droits de l’homme (Convention américaine), de la Constitution ou du Code pénal de l’État défendeur[25]. Il faut en déduire que l’étroitesse des expressions utilisées par les rédacteurs du Protocole de Ouagadougou ne laisse de place à aucun doute : la confiance est limitée aux traités des droits de l’homme. La principale justification gît dans le fait que les États assument des obligations envers tous individus relevant de leur juridiction lorsqu'ils ratifient des traités sur les droits de l'homme, et pas seulement par rapport à d'autres États. Ainsi, des instruments juridiques tels que la DUDH ne sont pas inclus dans la compétence de la Cour africaine en vertu de l’article 3 du Protocole. Bien que la DUDH relève du droit coutumier et contienne des dispositions importantes pour les droits de l’homme, elle ne constitue nullement une source directe des droits subjectifs pour les individus ; tout au plus, elle pourrait servir de support aux droits conventionnellement garantis.

Concernant la question de savoir si un traité particulier peut être considéré comme « un instrument relatif aux droits de l’homme », la jurisprudence de la Cour africaine est assez disparate. Appelée à se prononcer sur la question de l’applicabilité du Traité portant création de la Communauté d’Afrique de l’Est, à la lumière des articles 3(1) et 7 du Protocole, la Cour africaine a brillé par son silence[26]. Pire encore, la Cour africaine qualifie une observation générale du Comité des droits de l’homme d’« instrument adopté par les Nations Unies relatif aux droits de l’homme »[27], suivant en cela la mauvaise voie tracée par la Commission africaine pour qui les décisions et commentaires généraux des organes des Nations Unies constituent des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme[28]. Un début de solution a vu le jour avec l’affaire Actions pour la protection des droits de l’homme (APDH) c République de Côte d’Ivoire. Après avoir noté que l’État défendeur a ratifié la Charte africaine sur la démocratie et le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie, la Cour a tenu à s’assurer également que ces deux instruments juridiques sont des instruments des droits de l’homme au sens de l’article 3 du Protocole. De ce fait, elle a sollicité les avis de la Commission de l’Union africaine et de l’Institut africain de droit international. Cet arrêt est pertinent au regard de son enseignement : pour déterminer si un instrument international est un traité relatif aux droits de l’homme au sens des articles 3 et 7 du Protocole, il convient de se rapporter non seulement à son objet (l’énonciation expresse des droits subjectifs au profit des individus ou groupes d’individus), mais aussi, et surtout à la prescription à l’égard des États d’obligations contraignantes impliquant la jouissance conséquente des mêmes droits (l’existence des mécanismes de contrôle)[29]. Appliqué à la DUDH, cet enseignement de la Cour africaine nous conduit à l’écarter des « instruments relatifs aux droits de l’homme » au sens de l’article 3 du Protocole. Quand bien même elle consacre expressément des droits subjectifs, elle ne comporte aucun mécanisme de mise en oeuvre. En conséquence, la Cour africaine n’a pas compétence pour l’appliquer en tant que source directe des droits. Elle demeure néanmoins fondée à invoquer l’universalisme des droits qui y sont consacrés.

B. La réaffirmation de l’universalisme des droits consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme

Outre le caractère de norme coutumière de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Cour africaine fonde également la référence à cet instrument international sur le caractère universel des droits qui y sont consacrés. Elle s’approprie les arguments des Nations Unies d’après lesquels la Déclaration universelle des droits de l’homme « représente la reconnaissance universelle que les droits et les libertés fondamentales sont inhérents à toute personne humaine et qu’ils sont inaliénables et applicables à tous de la même manière ; que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »[30]. Cette position jurisprudentielle ne peut être qu’approuvée. En effet, « [p]arlant au nom de notre humanité commune, elle [la DUDH] tire ses principes de nombreuses traditions et les établit sur une base solide par une codification uniforme »[31]. Mettant en place une compréhension commune des droits de l’homme mentionnés dans la Charte des Nations Unies, la DUDH représente un changement majeur par rapport au système westphalien : « la relation entre les États et les individus n’est plus une simple question de droit national complètement exemptée d’interférence de pays tiers, ou des institutions de la communauté internationale »[32]. Afin d’ « éviter un retour à la barbarie » et dans le but de créer « un monde où l’homme sera libéré de la terreur et de la misère », la Déclaration universelle des droits de l’homme a le mérite d’avoir consacré des points de repère universellement admis, lesquels ont, par la suite, donné naissance à ce qu’il est convenu d’appeler « le droit de regard » de la communauté internationale[33]. À ce titre, la DUDH apparait comme le « ferment du processus de création du droit international des droits de l’homme »[34]. C’est donc « le premier jalon de la construction d’un véritable système onusien de protection des droits de l’homme » et « la première manifestation concrète du phénomène d’internationalisation des droits de l’homme opéré par la Charte de San Francisco »[35].

L’affirmation de l’universalisme des droits contenus dans la DUDH par la Cour africaine est extrêmement importante à une époque où les droits de l’homme font l’objet d’une double menace. Tout d’abord, l’universalisme des droits de l’homme est menacé par l’irruption d’un « confessionnalisme radical » s’exprimant notamment dans la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme de Paris du 19 septembre 1981 qui fait référence à un « ordre islamique » et insiste notamment sur « le caractère religieux de l’individu et de son rapport à la divinité et aux textes et traditions sacrés entraînant des dépendances et obligations d’une essence spéciale »[36]. Ensuite, l’universalisme des droits de l’homme est menacé par la revendication par certains pays d’un « relativisme culturel », entraînant la reconnaissance de droits à géométrie variable[37].

La réponse de la Cour africaine à toutes ces critiques est sans désemparer : la construction de l’édifice international de protection des droits de l’homme a commencé par la DUDH proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948. Cette Déclaration a inspiré l’évolution des instruments des droits de l’homme aux niveaux national, régional et universel. L’un de ces instruments est la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[38]. La doctrine affirme à cet égard que la Déclaration universelle des droits de l’homme est la « matrice de tout le droit international des droits de l’homme »[39]. Elle en va pour preuve les différentes références à la Déclaration universelle des droits de l’homme dans toutes les conventions régionales des droits, ce qui laisse à penser qu’il s’agirait de leur principale source d’inspiration. On peut ainsi en déduire que la Convention européenne des droits de l’homme, la Convention américaine relative aux droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples seraient le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adaptées à chaque particularisme régional[40]. Partant, la Cour africaine a retenu certaines allégations de violations des droits de l’homme sur le fondement de la DUDH.

II. L’établissement des violations des droits de l’homme sur la base de la Déclaration universelle des droits de l’homme

La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a accueilli certaines allégations de violations des droits de l’homme sur la base de la Déclaration universelle des droits de l’homme. À cet effet, sa démarche se décline en une double attitude (A). Cette situation serait de nature à porter atteinte à la spécificité du système africain des droits de l’homme (B).

A. La dualité de la démarche de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples

La Déclaration universelle des droits de l’homme présente une particularité certaine dans l’herméneutique africaine au regard de différents rôles qu’elle joue dans la jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Premièrement, elle a été utilisée pour donner un support idéologique universel aux droits consacrés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Pour comprendre cette assertion, il est utile de rappeler le contexte politique au sein duquel la Cour africaine a vu le jour et continue de fonctionner. En effet, l’adhésion de l’Afrique au courant universel des droits de l’homme fut rendue possible par la mise en oeuvre de la conditionnalité de l’aide au développement par les États occidentaux[41]. Sous cette influence, on a assisté sur le continent africain à la libéralisation de la vie publique par la suppression des États parties, à la tenue des consultations électorales et à l’organisation des conférences nationales[42]. Ayant ratifié la majorité des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, tous les États africains ont inscrit ces droits dans leurs constitutions et se sont formellement engagés à les respecter, à les protéger et à les mettre en oeuvre. Paradoxalement et très vite, les transitions démocratiques furent vidées de leur subsistance et l’idéal républicain a été rattrapé par l’esprit conservateur qui s’est redéployé avec une ingéniosité insoupçonnée : l’autoritarisme politique a réussi la prouesse de se faire une nouvelle virginité en se parant du prêt-à-porter institutionnel[43]. Ainsi, la démocratie, qui est une idéologie du respect de la personne humaine dans ses droits et sa dignité, perd tout son potentiel révolutionnaire hérité de la philosophie des lumières pour finalement se dégrader en « démocratisme » ou « démocrature »[44]. Par ailleurs, pour relever, semble-t-il, les défis du développement économique et social ainsi que de la sécurité, les gouvernants africains n’hésitent pas à reléguer au dernier plan la problématique des droits de l’homme[45].

Ce contexte politique particulier a eu un impact négatif sur le système africain de garantie des droits de l’homme. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples fut la première, dès 1989 (date du début de son fonctionnement), à y être confrontée. Elle était tenue à la confidentialité à moins que la Conférence des chefs d’État et de Gouvernements n’en ait décidé autrement, et ce, même en cas de violations graves et massives des droits de l’homme. Son audace interprétative l’amena à se doter de certaines armes dont elle avait été privée par les rédacteurs de la Charte. Ainsi a-t-elle créé de nombreux mécanismes spéciaux dont les groupes de travail, les rapporteurs spéciaux, les comités. Bien plus, elle a mis en place une procédure d’examen des plaintes individuelles qui n’avait pas été expressément prévue par la Charte africaine. Elle dut être « activiste », se libérer de l’autorisation de la Conférence des chefs d’État et de gouvernements pour publier ses décisions dans ses rapports annuels. De la sorte, elle est parvenue tant soi peu à affirmer sa légitimité. Par ailleurs, pour affirmer son autorité, la Commission africaine est passée d’un simple constat de violations des droits de l’homme à l’émission des recommandations aux États, précisant l’ensemble des mesures appropriées à mettre en oeuvre pour rétablir le droit violé[46]. Toutefois, malgré les progrès accomplis, les décisions de la Commission africaine n’ont servi qu’à remplir les annales juridiques. Les États se refusent de les mettre en pratique devant le regard impuissant de la Commission. Au demeurant, « cette Commission, dont l’autonomie est garantie en théorie, n’existe qu’en contrepartie d’une certaine soumission aux États africains »[47].

Venant renforcer la mission de la Commission africaine, la Cour africaine s’est à son tour butée à l’autoritarisme des régimes politiques africains. En témoigne la réticence des gouvernements à lui accorder la place centrale qui est la sienne, dans le système européen par exemple. La Cour africaine se particularise par des restrictions qui sont faites à sa compétence. La reconnaissance du droit des requêtes individuelles n’est pas obligatoire. À cet effet, les États africains, usant de prudence, ont repris de la main gauche ce qu’ils ont donné de la main droite. Les victimes des violations des droits de l’homme ne peuvent saisir la Cour que si l’État défendeur est partie au Protocole de la Cour, mais aussi, et surtout si l’État a de surcroît déclaré reconnaitre la juridiction de la Cour. Il en découle que l’absence d’enthousiasme étatique dans la ratification du Protocole de Ouagadougou et dans la déclaration reconnaissant la compétence de la Cour africaine quant aux requêtes individuelles constitue indubitablement le talon d’Achille du système africain des droits de l’homme[48]. Bien plus, les États africains, jaloux de leur souveraineté, sont hostiles à l’oeuvre jurisprudentielle de la Cour africaine, surtout lorsque celle-ci s’immisce dans les affaires politiques ou sensibles. À cet égard, la difficile exécution de ses arrêts par les États est illustrative du malaise qui se vit au sein du système africain des droits de l'homme[49]. On observe à cet effet une méfiance structurelle des États africains à l’égard des organes de garantie des droits de l’homme, ces derniers se trouvant généralement sous une pression étatique continue et agressive[50]. En témoignent, les réactions des États aux ordonnances fixant les mesures provisoires dans les affaires Sébatien Ajavon c. Bénin du 17 avril 2020[51] et Guillaume Soro et autres c. Côte d’Ivoire du 20 avril 2020[52]. Demeurée audacieuse dans sa mission, la Cour a tout simplement vu les deux États précités lui tourner le dos à travers le retrait de la déclaration de compétence. Bien plus et désapprouvant ouvertement les deux ordonnances de la Cour africaine, le Bénin et la Côte d’Ivoire ne les ont aucunement respectées[53]. Cette situation conforte la prédiction du juge Fatsah Ouguergouz, lequel voyait dans la Cour africaine « un futur sans avenir » :

La Cour est […] une graine pleine de promesses, qui pourrait donner naissance à un arbre solide et fécond. La latérite dans laquelle cette graine a été plantée est toutefois en friche. Il est à mon avis vain d’arroser cette belle graine si on ne laboure pas et ne fertilise pas en même temps le sol par un renforcement de la culture démocratique et judiciaire dans les États du continent[54].

Éprouvant des difficultés à s’imposer dans ce contexte de démocratie non consolidée, les juges africains ont estimé utile de s’appuyer sur la Déclaration universelle des droits de l’homme pour légitimer l’existence de certains droits que la Cour se doit de protéger du fait même de leur consécration sur le plan international. Cette pratique est calquée sur celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, lorsqu’elle n’avait pas encore réussi à imposer aux États la légitimité de son existence ; elle a pris le soin d’inscrire l’interprétation de la Convention régionale des droits de l’homme dans le droit international général[55]. À l’instar des Amériques, la Déclaration universelle des droits de l’homme a joué le rôle de référence universelle pour légitimer le système africain de protection des droits de l’homme. Les parties ayant bien compris cette nécessité, elles invoquent très souvent la Déclaration universelle des droits de l’homme pour justifier l’importance du droit dont la violation est alléguée. Parfois, les justiciables invoquent la violation de la Déclaration universelle des droits de l’homme sans même viser une disposition particulière[56]. Ainsi, la Cour, les États, les individus comme la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples ont pris l’habitude de faire l’examen de la violation des droits de l’homme tant par rapport à la Charte africaine que par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme[57].

Deuxièmement, la Cour africaine a utilisé la Déclaration universelle des droits de l’homme comme source directe de la consécration des droits. L’exemple typique est le droit à la nationalité dans l’affaire Anudo Ochieng Anudo c République-Unie de Tanzanie précitée. Pareille solution semble être empruntée à la Commission africaine. En effet, cette dernière a l’habitude de recourir aux instruments juridiques universels dans l’hypothèse où la Charte africaine serait muette sur un droit dont la violation est alléguée. Dans l’affaire Media Rights Agenda c Nigéria, la Commission africaine a recouru au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, après avoir constaté que « [n]i la Charte africaine, ni la Résolution de la Commission relative au droit de recours à la procédure et à un procès équitable ne contiennent de disposition spécifique sur le droit au procès public »[58].

À l’évidence, si l’invocation de la Déclaration universelle des droits de l’homme par la Cour africaine aux fins de légitimation de sa jurisprudence est justifiée, tout le contraire est la consécration de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme source directe des droits. Une idée générale doit être mise en évidence ici : les droits de l’homme sont d’abord des textes juridiques. Ces divers droits (droits civils et politiques, droits économiques, sociaux et culturels, etc.) sont contenus dans des « catalogues » : déclarations, conventions, pactes internationaux. Leur justiciabilité est fonction du caractère contraignant du texte qui les codifie. Cet état de choses est d’autant plus justifié que les droits de l’homme sont construits sur une dimension juridique, c’est-à-dire qu’ils reposent sur la théorie du contrat. C’est alors le caractère obligatoire des droits de l’homme qui doit être souligné, car il s’agit d’un impératif que la société internationale se donne. Impératif pour lequel la même société prévoit des sanctions, des modalités de contrôle et d’éventuelles punitions. À ce sujet, madame Véronique Champeil souligne pertinemment que la garantie des droits et libertés est liée à leur « positivation », c’est-à-dire à leur intégration dans les sources textuelles. En conséquence, pour fonder et limiter les pouvoirs de l’État, les droits et libertés doivent devenir des normes juridiques contraignantes, faute de quoi ils ne sont pas opposables aux administrations[59]. Faute de cette architecture, le droit consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme et non repris par un autre instrument juridique contraignant ne saurait être opposable à un État. Le professeur Sudre conforte nos propos lorsqu’il écrit que la DUDH étant un texte déclaratoire, elle ne crée pas d’obligations envers les États ni de droits directement invocables par les individus[60].

Certes, les droits de l’homme sont nés avec l’homme, déduits de sa nature, tirés de son essence, consubstantiels en quelque sorte à son existence ; ils existent indépendamment des États[61]. Mais les droits de l’homme ne deviennent effectifs que du fait d’une place nouvelle et plus importante dans l’ordre juridique positif. En effet, la consécration des droits de l’homme dans les traités internationaux contribue à leur renforcement en leur donnant une portée juridique, et donc plus de force au sein des États parties à ce traité. Ces droits n’ont de sens que lorsqu’ils acquièrent un contenu politique, les faisant passer des droits de l’homme à l’état de la nature aux droits de l’homme en société. Ce ne sont pas seulement des droits de l’homme opposés aux droits divins ou aux droits des animaux ; ce sont des droits qu’ont les hommes, les uns par rapport aux autres et ils exigent la participation active de leurs détenteurs. En ce sens, Hannah Arendt estime que les droits de l’homme ne sont réellement protégés que tant qu’ils sont également les droits des citoyens d’un État donné. En conséquence, le premier droit de l’homme est « le droit d’avoir les droits », c’est-à-dire l’appartenance à une communauté politique donnée[62]. D’ailleurs, le combat en faveur des droits de l’homme a pour finalité la positivisation de ces droits en vue de leur protection juridique. C’est donc à tort que la Cour africaine a sanctionné la violation d’un droit consacré par la DUDH sans pour autant l’être par la Charte africaine, encore moins par un autre traité relatif aux droits de l’homme. Au demeurant, cette oeuvre jurisprudentielle s’analyse en termes de neutralisation de la spécificité africaine des droits de l’homme.

B. Vers une neutralisation de la spécificité du système africain des droits de l’homme ?

En appliquant la DUDH en tant que source directe des droits subjectifs, la Cour africaine court le risque de diluer le contenu matériel de la Charte africaine en sanctionnant la violation d’un droit que les États africains n’ont pas considéré comme fondamental au regard des spécificités propres au continent. En effet, en adoptant la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples plusieurs années après la DUDH et les deux pactes internationaux, le but était de créer un document qui s’inspirât des traditions et des principes moraux de l’Afrique. L’inspiration première de la Charte africaine fut de se démarquer de l’approche individualiste des droits de l’homme telle que consacrée par la DUDH. Abordant à sa manière la problématique de l’universalisme et du particularisme des droits de l’homme, la Charte africaine affirme les spécificités du continent en exaltant certaines valeurs qu’elle revendique comme reflétant ses préoccupations fondamentales en matière des droits de l’homme. Ces valeurs traditionnelles sont celles de la famille, de la solidarité, du devoir envers les personnes et la communauté, auxquelles il convient d’ajouter une valeur idéologique fondée sur la notion de peuple et qui constituent le vecteur du combat de la décolonisation et du développement[63]. Par rapport au système universel, la Charte africaine est animée à la fois de la volonté de complémentarité et de la nécessité de démarcation. Tout en tenant compte du principe de l’universalisme des droits de l’homme, la Charte africaine présente des particularités en raison des réalités spécifiques aux peuples africains. Ses rédacteurs ont pris le soin d’en faire un document original en l’adaptant à son environnement social, politique et économique. Il est habituel de dire de la Charte africaine qu’elle constitue un texte original en ce qu’elle décline une conception spécifiquement africaine des droits de l’homme. Sur le plan des droits proclamés, elle consacre autant les droits civils et politiques que les droits économiques, sociaux et culturels ainsi que les droits de la troisième génération (droits à un environnement sain, au développement, à la paix et la sécurité). Ensuite, aux droits individuels, elle ajoute les droits collectifs (droits des peuples) et les devoirs de l’individu[64]. Cela est d’autant plus justifié que l’adoption de la Charte africaine s’inscrivait dans une logique purement régionale, s’écartant, tant soit peu, de la lettre et de l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le panafricanisme avait opté pour la consécration des solutions principalement régionales pour la garantie des droits sur le continent. Autrement dit, il fallait un document spécifique au continent, qui soit l’émanation de sa vision de l’humain et qui tienne compte de la « philosophie africaine des droits de l’homme »[65]. En constitue une preuve l’option de la création de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en tant que mécanisme de contrôle de la Charte africaine. Les rédacteurs de la Charte africaine ont délibérément refusé de créer une « Cour », mais plutôt une institution dont la spécificité est inspirée de « l’arbre à palabre »[66]. Cependant, l’idée d’une Cour africaine a refait surface au vu de l’inefficacité de la Commission due notamment au manque d’impérium judiciaire de l’organe, à la nature déclaratoire de ses constatations et au caractère non contraignant de ses décisions[67]. À ce sujet, le préambule du Protocole de Ouagadougou instituant la Cour africaine est clair : cette juridiction vient « compléter et renforcer la Commission ». À son tour, l’article 2 du même texte dispose que « [l]a Cour […] complète les fonctions de protection que la Charte africaine a confiées à la Commission ». Cette option juridictionnelle ne constitue-t-elle pas une neutralisation du mécanisme de l’arbre à palabre, véritable spécificité du droit africain ?

Si l’on doit admettre que la création d’une Cour chargée de la sanction juridictionnelle des violations des droits de l’homme au niveau régional africain est un événement qui ne marque guère l’abandon de la spécificité africaine que sa rectification[68], il n’en est pas ainsi de l’élan jurisprudentiel de cette Cour. Cette dernière manque à sa mission lorsqu’elle sanctionne la violation d’un droit non protégé par la Charte africaine, mais uniquement énoncé dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. En faisant primer les instruments juridiques universels et plus spécifiquement la DUDH sur la Charte africaine, la Cour africaine méconnaît la particularité même du système régional des droits de l’homme. Ce faisant, elle fait prévaloir l’esprit individualiste des droits de l’homme auquel la Charte a entendu remédier. Ici trouve toute sa place la raison de la condamnation des droits de l’homme par Karl Marx : ces droits se présenteraient comme « des droits de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté » et feraient de l’homme « une monade isolée et repliée sur elle-même »[69]. De ce point de vue, les droits de l’homme, « figure de l’horizon politico-culturel de la modernité », désigneraient le sujet occidental dont les droits ont été élevés à la fiction de catégorie universelle[70]. Pour pallier cette partialité culturelle, les États africains ont procédé à une réappropriation des droits de l’homme à travers la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

Cette dernière présente une originalité à un double point de vue. Premièrement, « elle confère une place particulière aux droits collectifs dans une démarche complexe d’accommodation du personnalisme et du collectivisme »[71]. En effet et contrairement à la DUDH, le régime de droit qui découle de la Charte africaine vise non seulement à protéger la personne contre certains abus du pouvoir étatique, mais aussi et surtout à assurer fermement le pouvoir contre toute velléité de résistance des individus ou des groupes. Deuxièmement, la Charte africaine consacre un chapitre entier aux devoirs de l’individu, ce qui est une des caractéristiques de la conception africaine des droits de l’homme qui trouve son fondement dans la nature des modes d’organisation sociale de l’Afrique traditionnelle. Ceux-ci reposaient sur une structure communautaire, excluaient tout individualisme exacerbé et plaçaient la personne humaine au centre de tout un faisceau de droits et d’obligations[72]. Il en découle qu’inversement à la DUDH, où le sens de la société est l’épanouissement de la personne, pour la Charte africaine, la personne est tout entière orientée vers la société. Finalement donc, la DUDH entend promouvoir avant tout l’homme universel en maximisant la personne humaine et en minimisant le politique, alors que la Charte africaine défend avant tout la société qu’elle considère comme sujet et source du droit[73]. Il en résulte que la Charte africaine affiche nettement sa spécificité par rapport aux autres instruments universels de droits de l’homme, dont la DUDH. Ses rédacteurs avaient levé l’option de l’« enraciner dans la culture africaine la plus profonde et de la mettre au service des grandes causes africaines qu’étaient hier la décolonisation et l’apartheid et aujourd’hui la lutte pour le développement »[74]. À cet égard, le préambule de la Charte africaine est explicite : il inscrit le fondement philosophique des droits de l’homme dans les valeurs de la civilisation africaine. Ce choix du référentiel culturel de la Charte africaine est clairement affirmé au cinquième paragraphe du préambule : la conception des droits de l’homme en Afrique doit être inspirée et caractérisée par les « traditions historiques » et les « valeurs de la civilisation africaine »[75].

En conséquence, la réception du standard extra-africain, c’est-à-dire universel et européen, ne va pas sans poser problème au regard des spécificités africaines. Les organes africains de protection des droits de l’homme doivent s’écarter de la tentative d’importer un standard étranger aux États africains sans s’assurer de la convergence des conditions sociologiques, au risque de manquer à leur mission de régulation du concret des sociétés africaines[76]. Il en sera autrement si ce standard est codifié dans un instrument international ratifié par l’État africain, auquel cas il s’applique sans difficulté particulière. Cette crainte est fondée au regard notamment du conflit des approches des droits de l’homme par les différentes cours régionales. Alors que la Cour de Strasbourg véhicule une approche universaliste des droits de l’homme, la Cour d’Arusha se doit d’adopter une approche régionale centrée sur l’identité africaine des droits de l’homme. Il n’est donc pas important de reprendre ce qui a été fait au sein des autres systèmes régionaux ni au niveau universel[77]. Cela est d’autant plus évident que l’Afrique présente un certain nombre de particularités et de défis qui lui sont propres. Bien plus, un système de protection des droits de l’homme est, avant tout, un élément identitaire[78]. En ce sens, l’affirmation d’une authenticité normative africaine est d’autant plus présente que le Conseil exécutif de l’Union africaine a demandé à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de retirer le statut d’observateur que celle-ci avait accordé à la Coalition des lesbiennes africaines, en raison de sa non-conformité avec « les valeurs, l’identité et les bonnes traditions fondamentales de l’Afrique »[79].

Pour mieux cerner le risque de dilution de la spécificité du droit africain des droits de l’homme par la Cour africaine, il est important de faire une brève étude comparative de l’articulation entre le régional et l’universel dans la jurisprudence des autres cours régionales. La démarche de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est tout à fait contraire à celle de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, la Déclaration universelle des droits de l’homme s’analyse en un élément d’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme dont le préambule dispose que celle-ci a pour objet d’« assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle ». En conséquence, la Cour européenne des droits de l’homme utilise également la Déclaration universelle des droits de l’homme : « La jurisprudence de la Cour de Strasbourg se situe dans le prolongement de l’esprit même de la Déclaration universelle » et il s’est établi « un lien textuel et matériel, entre la Cour et la Déclaration universelle »[80]. Mais cet usage est limité : la Cour européenne considère que la Déclaration universelle des droits de l’homme ne lui permet pas de se référer à des droits qui ne figurent pas dans la Convention européenne des droits de l’homme. Elle écarte les griefs lorsqu’ils portent sur des droits non-inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme. En témoigne l’affaire Glasenapp du 28 août 1986. Dans cette cause, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le droit d’accès à la fonction publique n’est pas protégé par la Convention européenne des droits de l’homme, en dépit de sa consécration par l’article 21(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme. La Cour européenne a considéré que si on avait omis cette disposition dans la Convention européenne, c’était donc pour des raisons précises. Il ne s’agit pas d’une lacune fortuite et, par conséquent, la Cour ne saurait la combler par une interprétation évolutive de la Convention européenne[81]. Dans une autre affaire, la Cour européenne des droits de l’homme relève que, contrairement à l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme ne contient pas le droit à la dissolution du mariage par le divorce. Elle en déduit qu’elle ne saurait reconnaitre ce droit d’autant plus qu’il n’a pas été garanti par la Convention européenne des droits de l’homme[82]. En définitive, il est permis de conclure que la Cour européenne est animée d’une ferme volonté d’élaborer un ordre juridique autonome. Cela se manifeste par une forte autonomie du contentieux de protection des droits de l’homme par rapport aux règles du contentieux international général. Le juge européen opère peu de renvois extérieurs, le texte et la jurisprudence européenne étant autoréférentiels.

En revanche, la démarche de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples est calquée sur celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme au point que l’on a été porté à la considérer comme « une “Cour interaméricaine-bis” pour l’Afrique[83]». La Cour interaméricaine fait une interprétation large de la Convention interaméricaine des droits de l’homme. Elle s’appuie non seulement sur des instruments juridiques de portée universelle, conventionnelle ou simplement déclaratoire, mais aussi sur la jurisprudence d’autres juridictions et quasi-juridictions de droits de l’homme. La Cour de San José perçoit la Déclaration universelle des droits de l’homme comme la véritable source du système international de protection des droits de l’homme et le point de départ du processus juridique d’« humanisation du droit international » [84]. Elle estime que la protection de la dignité humaine est la fin du droit, philosophie dont est issue la Déclaration universelle des droits de l’homme. En ayant proclamé internationalement pour la première fois l’universalité des droits qui découle de la dignité de la personne humaine, la DUDH est ainsi la principale source matérielle de tout droit protégé, et donc des normes qu’une cour régionale dégage d’une convention régionale[85]. En octroyant une universalité certaine aux droits de l’homme, la Cour interaméricaine va plus loin : elle juge que la nature même du concept de « dignité humaine » s’oppose à toute distinction entre régionalisme et universalisme. Si régionalisme il y a, ce n’est que pour faire admettre aux États de la région leurs obligations universelles[86].

Néanmoins et contrairement à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, l’importance de la DUDH au sein du système interaméricain des droits de l’homme est relative. Les références répétées à la DUDH sont une référence à l’universalisme bien plus qu’à un catalogue des droits. Conservant son autonomie, la Cour interaméricaine des droits de l’homme considère que la définition concrète des droits et leur autonomie doivent être régionales[87]. À titre illustratif, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a, dans son cinquième avis, refusé de reconnaitre le droit à la liberté de ne pas s’associer, pourtant consacré par l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, faute de sa garantie par la Convention américaine[88]. Il faut en déduire que l’ouverture de la Cour interaméricaine des droits de l’homme à de multiples référents extérieurs a pour objectif principal d’interpréter à la fois le contenu et la portée des droits garantis par la Convention américaine. Plus concrètement, il s’agit pour la juridiction de San José de procéder à la définition des notions « indéfinies », à la découverte de nouvelles « catégories » au sein d’un droit, à l’identification de la portée d’un droit par la considération de certains contextes spécifiques au continent latino-américain[89].

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Les articles 3 et 7 du Protocole relatif à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples autorisent cette dernière à interpréter et à appliquer, outre la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, « tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ». Partant, la Cour applique la Déclaration universelle des droits de l’homme, tant pour asseoir la légitimité universelle des droits en cause que pour créer de nouveaux droits non prévus par aucun traité international. Cette dernière hypothèse ne va pas sans poser problème au regard des spécificités du système africain des droits de l’homme. Ce faisant, la Cour risque de dissoudre dans l’universel les spécificités du système régional des droits de l’homme à la base de sa création[90]. L’audace de la Cour couplée à un exercice trop zélé des possibilités offertes par les articles 3 et 7 du Protocole de Ouagadougou risque de conduire à une atténuation du contenu matériel de la Charte africaine. Il serait judicieux pour la Cour d’exercer une « tropicalisation » nécessaire, bien entendu en adéquation avec le principe de l’universalité des droits de l’homme. Ainsi, « la Charte doit demeurer, dans sa conception, dans sa formulation et dans son application, le noyau et la principale source des juges » et la Cour africaine doit faire produire à son droit substantiel naturel les effets que le contexte géographique ou sociologique recommande[91]. Il y a lieu de saluer ici la décision de la Commission africaine relative à la place des droits collectifs environnementaux, économiques et sociaux en Afrique : « le caractère unique de la situation africaine et les qualités spéciales de la Charte africaine imposent une importante tâche à la Commission africaine. Le droit international et les droits de l’homme doivent répondre aux circonstances africaines »[92].

Certes, les articles 3 et 7 du Protocole relatif à la Cour africaine permettent à cette dernière de mobiliser des instruments juridiques extérieurs au continent, sans toutefois lui autoriser de les appliquer en tant que tels. Ces dispositions ont mis en place « une démarche d’ouverture contrôlée et sélective, une logique d'interprétation syncrétique de la Charte, avec une variable directrice, l'africanité, et une variable correctrice, l'universalité »[93]. En définitive, le recours aux autres instruments internationaux par la Cour africaine ayant une base conventionnelle,

les principes contenus dans ces instruments sont « applicables », non pas directement aux cas soumis à l’organe de contrôle, mais à l’effort d’interprétation des textes auquel se livre ce dernier en vue du règlement d'un litige. […] C’est le devoir de s’inspirer, en tant que prescription méthodologique conventionnelle, qui est le « principe applicable » et non les dispositions immédiates des textes dont on s’inspire[94].