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INTRODUCTION

L’alexithymie se définit comme une difficulté de traitement et de régulation des émotions (Taylor et al., 1997, chapitre 1). Le mot alexithymie signifie « incapacité à exprimer ses émotions par des mots » (Corcos et Speranza, 2003, p. 1) et ce construit est composé de quatre éléments : a) une difficulté à identifier les émotions et à faire une distinction entre les émotions et les sensations corporelles, b) une difficulté à décrire ses émotions aux autres, c) une vie fantasmatique réduite ainsi d) qu’un mode de pensée orienté vers l’extérieur (Taylor et al., 1997, chapitre 2).

Ce construit a été initialement introduit par Sifneos (1973) à partir d’observations de patients consultants en médecine ou en psychiatrie et souffrant de maladies psychosomatiques. Les résultats de ces observations et de recherches réalisées en collaboration avec Nemiah (1970) ont démontré que ces patients avaient soit une difficulté marquée à trouver des mots pour décrire leurs émotions, soit ils n’étaient simplement pas conscients de ces affects. Pour ces individus, cela était presque comme s’ils étaient incapables de faire le lien entre leurs émotions et des expériences difficiles vécues. Ces patients étaient aussi caractérisés par une absence presque totale de fantasmes et de pensées, attitudes et sentiments reliés à leur état interne. Leur pensée était plutôt axée sur les stimuli, faisant en sorte qu’ils pouvaient raconter les événements extérieurs de façon détaillée, tandis que leur vie intérieure était presque absente.

Il a ensuite été constaté que l’alexithymie est un facteur de risque pour un grand nombre de problématiques avec des sujets adultes (Ling et al., 2016). D’ailleurs, l’alexithymie est un concept ayant été beaucoup exploré auprès des adultes et moins avec les adolescents. Cependant, des chercheurs ont étendu les recherches dans les dernières années et plusieurs études ont été réalisées avec des individus de 12 à 18 ans.

Alexithymie et adolescents

Il a été suggéré que les adolescents auraient plus de difficulté à identifier et décrire leurs émotions que les adultes (Bajgar et al., 2005; Nishimura et al., 2009). Quelques études réalisées avec des adolescents rapportent un niveau plus élevé d’alexithymie chez ceux-ci, qu’avec des sujets d’âge adulte (Moriguchi et al., 2007; Säkkinen et al., 2007; Zimmermann et al., 2007). Ce niveau serait encore plus élevé avec de jeunes adolescents, ce qui est en partie expliqué, par l’immaturité de certaines habiletés cognitives telles que la conscience émotionnelle (Lane et al., 1997). Aussi, le développement du cerveau, dont le cortex préfrontal et certaines de ces sous-divisions, responsables de la génération et du maintien des stratégies de régulation émotionnelle (Ahmed et al., 2015), atteignent sa maturité à l’âge adulte (Guyer et al., 2016). De plus, les différents processus cognitifs tels que la mémoire de travail, le contrôle inhibitoire, la pensée abstraite et des habiletés sociocognitives tels que la prise de perspective sont aussi en développement, et sont notamment liés à la régulation émotionnelle (voir Ahmed et al., 2015).

Plusieurs troubles et difficultés sont davantage fréquents chez les adolescents alexithymiques en comparaison avec ceux non alexithymiques dont la présence d’un trouble alimentaire ou de symptômes reliés à ce dernier (Karukivi et al., 2010; Merino et al., 2002; Zonnevijlle-Bendek et al., 2002), des risques de dissociation (Sayar et al., 2005), de la délinquance juvénile (Zimmermann, 2006), le trouble somatoforme et des complaintes somatiques (Burba et al., 2006; Rieffe et al., 2006), le jeu pathologique (Cosenza et al., 2014), le trouble de stress post-traumatique (Leduc, 2002) et le trouble d’anxiété généralisée (Paniccia et al., 2017). L’alexithymie serait aussi corrélée positivement avec l’humeur dépressive et négative et des affects négatifs (Chinet et al., 1998; Heaven et al., 2010; Honkalampi et al., 2000; Rieffe et al., 2006) moins de qualité et de quantité, au niveau du support social (Heaven et al., 2010) et l’anxiété sociale (Kaur et Kaur, 2015).

Le lien entre ces nombreuses psychopathologies et l’alexithymie indique que cette difficulté de traitement des émotions est un facteur de risque important pour le développement d’un grand nombre de problématiques chez les adolescents. En ce sens, l’utilisation d’instruments de mesure fiables et validés empiriquement est essentielle à la mesure de l’alexithymie avec ces derniers. Au plan clinique, la détection d’un niveau élevé d’alexithymie chez un patient constitue une information importante qui pourrait influencer la thérapie. D’ailleurs, il a été rapporté dans le passé que l’alexithymie nuirait au processus thérapeutique (McCallum et al., 2003; Sifneos, 1972; Taylor et al., 1997, chapitre 1) et que cette difficulté affecterait le résultat de la thérapie à long terme (Grabe et al., 2008). Cela étant dit, la stabilité de l’alexithymie devra être davantage investiguée dans les prochaines années, puisqu’aucun consensus ne s’est dégagé quant à l’efficacité de la thérapie avec les patients alexithymiques. Bien que certaines études rapportent que différentes sortes de thérapies et d’interventions peuvent permettre de diminuer le niveau d’alexithymie (p. ex., thérapie psychodynamique de courte durée : Faramarzi et al., 2013; thérapie cognitive comportementale de groupe : McGillivray et al., 2018; interventions basées sur la pleine conscience : Norman et al., 2018), d’autres recherches indiquent qu’il s’agit d’un trait de personnalité stable (Luminet et al., 2001; Serafini et al., 2020; Stingl et al., 2008). Dans une revue de la littérature de Cameron et ses collègues (2014), il a plutôt été rapporté que le niveau d’alexithymie pourrait être modifiable de façon partielle. En effet, lorsque les interventions viseraient directement à modifier l’alexithymie, cela occasionnerait une réduction plus constante que lorsque l’alexithymie est mesurée, mais que l’objectif des interventions n’est pas spécifiquement axé sur la modification de celle-ci. Il sera nécessaire de continuer à investiguer la stabilité de l’alexithymie dans le futur pour être en mesure d’intervenir de façon adéquate avec les patients alexithymiques.

Actuellement, le Toronto Alexithymia Scale (TAS-20; Bagby, Parker, et al., 1994; Bagby, Taylor, et al., 1994) est l’instrument de mesure de l’alexithymie le plus utilisé dans les recherches (Deborde et al., 2015). Bien qu’il ait été développé et validé originalement auprès d’adultes, celui-ci a été utilisé dans plusieurs recherches avec des adolescents (voir Dorard et al., 2017; Paniccia et al., 2017; Pellerone et al., 2017; Zimmermann, 2006). Malgré le fait qu’il existe une adaptation du TAS-20 pour les jeunes (l’Alexithymia Questionnaire for Children [AQC]; Rieffe et al., 2006), la plupart des études portant sur l’alexithymie avec des adolescents sont encore réalisées en utilisant le TAS-20 original (Parker et al., 2010). Puisque l’AQC a été adapté et validé avec des jeunes de 9 à 15 ans et que notre échantillon est constitué d’adolescents de 13 à 18 ans, la version originale du TAS-20 sera utilisée dans la présente étude.

Les auteurs de ce questionnaire ont proposé un modèle à trois facteurs pour les 20 items, à savoir : a) la difficulté à identifier les sentiments (DIF), b) la difficulté à décrire les sentiments (DDF) et c) une pensée orientée vers l'extérieur (EOT) (Bagby, Parker et al., 1994). Ce modèle à trois facteurs a été confirmé par de nombreuses études à travers diverses langues et cultures (voir Taylor et al., 2003) mais certains chercheurs ont testé une solution à deux facteurs (Erni et al., 1997), avec DIF et DDF comme premier facteur et EOT comme deuxième. Un modèle à quatre facteurs a aussi été testé (Meganck et al., 2008) avec la dimension EOT divisée en deux facteurs : a) la pensée pragmatique (PR) et b) le manque de signification subjective ou d’importance des émotions (IM). À partir des différences trouvées dans les études, Müller et al. (2003) suggèrent que dans les études de la structure factorielle du TAS-20, il serait important de toujours comparer différents modèles afin de vérifier la solution la plus adéquate.

En ce qui concerne les études de validation avec des adolescents, le modèle à trois facteurs semble aussi démontrer la meilleure solution dans la plupart des études. Le Tableau 1 regroupe les recherches évaluant la validité factorielle ainsi que la consistance interne (en utilisant l’alpha de Cronbach) du TAS-20 avec des adolescents tout-venant. Ces études ont été trouvées à la suite d'une recherche sur les bases de données Psycinfo, Medline et ERIC en utilisant les critères inclusifs suivants : échantillon composé principalement d’adolescents (entre 12 et 18 ans); évaluation des propriétés psychométriques (validité factorielle, consistance interne) du TAS-20; population normale, en santé et non psychiatrique. Au total, ce sont 10 recherches ayant été réalisées dans neuf pays et huit langues différentes qui correspondaient à ces critères.

Bien que la plupart des études du Tableau 1 soutiennent le modèle original à trois facteurs, certains indices démontrent que la structure factorielle du TAS-20 varie selon l’échantillon et les résultats d’adéquation. Parmi les études au Tableau 1, sept d’entre elles ont reproduit le traditionnel modèle à trois facteurs (Bolat et al., 2017; Ling et al., 2016; Loas et al., 2012; Meganck et al., 2012; Parker et al., 2010; Säkkinen et al., 2007; Seo et al., 2009; Zimmermann et al., 2007). Les recherches de Craparo et al. (2015) ainsi que Loas et al. (2017) indiquent plutôt qu’un modèle à deux facteurs (représenté par les dimensions DIF et DDF) est davantage représentatif des données, tandis que Ling et ses collègues rapportent de meilleurs résultats pour le modèle à quatre facteurs (EOT séparée en deux dimensions, DIF et DDF). Cependant, il faut noter que parmi ces études, certaines ont testé le modèle à trois facteurs seulement, contrairement aux recommandations de Müller et ses collègues (2003). Ces recherches ont évalué la consistance interne du TAS à l’aide de l’alpha de Cronbach. Sept de ces études ont rapporté l’alpha de Cronbach pour le score total avec l’échantillon entier avec des résultats satisfaisants (≤ 0,70) (Nunnally, 1978). Cependant, il semblerait que le TAS-20 soit de moins en moins fiable lorsque l’âge des adolescents diminue.

À ce jour, aucune étude n’a exploré les qualités psychométriques du TAS-20 au Québec avec une population d’adolescents tout-venant (c.-à-d., de 14 à 18 ans). Ainsi, l’objectif de cette étude est de vérifier lequel des cinq modèles, entre ceux déjà testés dans la littérature spécialisée et recommandés par Müller et ses collègues (2003), représente le mieux les données disponibles à l’étude. Les modèles suivants ont donc été testés à l’aide d’analyses factorielles confirmatoires : a) à un facteur (avec tous les items confondus); b) à deux facteurs (difficulté à identifier et décrire les émotions - items 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 11, 12, 13, 14, 17 - et pensée orientée vers l’extérieur - items 5, 8, 10, 15, 16, 18, 19 , 20); c) à trois facteurs (modèle original); d) à trois facteurs (modèle alternatif : difficulté à identifier et décrire les émotions - items 1, 2, 3, 4, 6, 7, 9, 11, 12, 13, 14, 17 -, pensée pragmatique – items 5, 8, 20 – et manque de signification subjective – items 10, 15, 16, 18, 19) et, e) à quatre facteurs (difficulté à identifier les émotions - items 1, 3, 6, 7, 9, 13, 14 -, difficulté à décrire les émotions - items 2, 4, 11, 12, 17 -, pensée pragmatique - items 5, 8, 20 - et manque de signification subjective - items 10, 15, 16, 18, 19). De plus, la fiabilité du TAS-20 a été vérifiée par des analyses de consistance interne à l’aide de l’alpha de Cronbach pour l’instrument total, ainsi que chacune des dimensions.

Tableau 1

Indices psychométriques d’études nationales et internationales utilisant plusieurs versions du TAS-20 avec des adolescents

Indices psychométriques d’études nationales et internationales utilisant plusieurs versions du TAS-20 avec des adolescents

Tableau 1 (continuation)

Indices psychométriques d’études nationales et internationales utilisant plusieurs versions du TAS-20 avec des adolescents

Note. DIF = difficulté à identifier les émotions; DDF = difficulté à décrire les émotions; EOT = pensée orientée vers l’extérieur; 2norm = ratio du chi-carré divisé par les degrés de liberté; GFI = goodness-of-fit index; AGFI = adjusted goodness-of-fit index; SRMR = standardized root mean square residual; RMSEA = root mean square error of approximation; CI = intervalle de confiance à 90%; CFI = comparative fit index.

adonnée non rapportée.

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MÉTHODE

Participants

Le Comité d'éthique de la recherche avec des êtres humains (CEREH) a analysé et approuvé – numéro de certificat : CER-16-224-07.2 – ce projet de recherche, lequel a été mené à l’aide de 183 adolescents – 143 filles (78,1 %) et 40 garçons (21,9 %) âgés de 14 à 18 ans (M = 16,35; ÉT = 1,38) – résidants au Québec (Canada). Au moment de répondre au questionnaire, ils avaient complété entre 6 et 14 années de scolarité depuis la première année (M = 10,11; ÉT = 1,78) et étudiaient au secondaire ou au Cégep, autant dans des écoles publiques que privées. Ils ont été recrutés sur Facebook ainsi que dans des écoles secondaires et collégiales de la région de la Mauricie et devaient compléter l’instrument (la version québécoise du TAS-20), ainsi qu’un questionnaire sociodémographique sur le site Internet Survey Monkey. Le questionnaire sociodémographique visait à connaitre l’âge, le sexe, le lieu de résidence, le nombre d’années de scolarité complétées, la dernière année scolaire complétée (p. ex., secondaire 1), ainsi que de possibles inaptitudes qui pourraient empêcher aux participants de répondre adéquatement aux questions du TAS-20. Parmi les participants,19,7 % avaient terminé au moins une année de cégep, 78,1 % avaient terminé au moins une année au secondaire et une personne (0,6 %) en était à sa première année de secondaire.

L'échantillon a été choisi en fonction de la disponibilité des jeunes et de l'accessibilité dans les établissements (Maguire et Rogers, 1989). Afin de recruter des participants sur Facebook, des messages privés ont été envoyés à des administrateurs de pages souvent utilisées par des adolescents, afin que ceux-ci partagent l’invitation à remplir les questionnaires sur leur page. Avec l’accord des écoles secondaires et collégiales, des affiches ont été placées selon les endroits choisis par les gestionnaires. Les étudiants souhaitant participer prenaient un papier avec l’adresse du site Web indiquée et ils pouvaient remplir le questionnaire à l’endroit et au moment de leur choix. Lorsque ceux-ci rentraient sur le site indiqué, et après avoir obtenu le consentement libre et éclairé des participants, ils remplissaient l’instrument. Les participants ont répondu à un questionnaire sociodémographique et à la version québécoise du TAS-20.

Instrument

Toronto Alexithymia Scale (TAS-20)

Le TAS-20 (Bagby, Parker et al., 1994; Bagby, Taylor et al., 1994) a été traduit et adapté en français (en France) par Loas et al. (1995). À partir de cette version française, une traduction et adaptation québécoise a été effectuée par Léveillée (2012) et cette dernière version a été administrée. Le TAS-20 est un instrument auto rapporté constitué de 20 items dont chaque élément est noté sur une échelle bidirectionnelle de type Likert sur 5 points allant de 1 (fortement en désaccord) à 5 (fortement en accord). Il faut noter que 5 des 20 questions (items 4, 5, 10, 18 et 19) ont des pointages inversés afin de contrôler les styles de réponses. En plus du résultat total, l'instrument permet une évaluation indépendante de chacune des trois dimensions originalement établies : la difficulté à identifier ses émotions (DIF : items 1, 3, 6, 7, 9, 13, 14), la difficulté à décrire ses émotions (DDF : items 2, 4, 11, 12, 17), ainsi qu’un mode de pensée orienté vers l’extérieur (EOT : items 5, 8, 10, 15, 16, 18, 19, 20). Les résultats de l’étude de validation originale (Bagby, Taylor et al., 1994) appuient fortement la validité convergente et concomitante de la TAS-20 comme mesure du concept d'alexithymie et fournissent un appui modeste à la validité discriminante de l'échelle. Quant à la version française, sa fiabilité a été démontrée par son alpha de Cronbach de 0,79 pour le score total.

Concernant les normes, les scores totaux varient entre 20 et 100 et les scores les plus près de 100 indiquent un niveau plus élevé d'alexithymie. Le barème de classification utilisé est le suivant : jusqu’au pointage 51 (inclusivement) = non-alexithymie; de 52 à 60 = possible alexithymie; pointage égal ou plus élevé que 61 = alexithymie. Bien que ces barèmes aient été déterminés dans une étude avec des adultes (voir Taylor et al., 1997, chapitre 3), ceux-ci ont été utilisés avec plusieurs types d’échantillons. Considérant que la présente étude ne porte pas sur la prévalence de l’alexithymie, la sélection de ces barèmes ne risque pas de nuire aux résultats. Il est malgré tout important de noter que ces barèmes n’ont jamais été testés avec des adolescents.

Procédures statistiques

Les participants ont été regroupés dans quatre groupes en fonction de leur âge : a) 14-15 ans (N = 54; 24,07% de garçons et 75,93% de filles), b) 16 ans (N = 35; 34,29 % de garçons et 65,21% de filles), c) 17 ans (N = 45; 17,78% de garçons et 82,22% de filles) et d) 18 ans (N = 49; 14,29 % de garçons et 85,71% de filles). Les adolescents de 14 et 15 ans ont été rassemblés ensemble puisque ces deux groupes étaient les moins grands. Afin de vérifier la fidélité, des analyses de consistance interne (alpha de Cronbach standardisé) ont été calculées pour chacune des dimensions testées ainsi que pour l’instrument total. Des ANOVA à un facteur ont été effectuées pour vérifier la relation entre le sexe et l’âge, ainsi que l’alexithymie.

Pour donner suite à la recommandation de Müller et ses collègues (2003), les cinq modèles suivants ont été testés à l’aide d’analyses factorielles confirmatoires : a) à un facteur; b) à deux facteurs; c) à trois facteurs (modèle original); d) à trois facteurs (modèle alternatif) et, e) à quatre facteurs. Puisque la distribution des données n’est pas normale et que celles-ci sont de nature ordinale, l’estimateur choisi fut le ML (maximum likelihood) avec 500 permutations randomisées, ainsi qu’un bootstrapping. La procédure de boostrapping permet d’utiliser la méthode d’estimation maximum likelihood malgré l’absence de normalité de la distribution, en créant plusieurs échantillons à partir de l’échantillon de la recherche (Efron, 1982). Les indices utilisés ont été sélectionnés en se basant sur les recommandations de Garson (2015) et Kline (2015). Ils suggèrent l'utilisation d'au moins un indice pour chacune des trois catégories d'adéquation du modèle aux données disponibles : a) indices d’ajustement absolu (vérifie le niveau de correspondance entre un modèle et les données observées), b) indices de correction parcimonieuse (contrôlent la surestimation du modèle et identifient le nombre de paramètres à estimer pour atteindre un niveau d’ajustement spécifique) et c) indice d’ajustement comparatif (comparent le modèle testé et le modèle de référence) (Schumacker et Lomax, 2004). Les indices sélectionnés pour chaque catégorie, ainsi que leur seuil d’acceptation, sont les suivants : a) indices d’ajustement absolu (χ2(dl), χ2n(Khi deux normalisé) < 2; SRMR < 0,5), b) indices de correction parcimonieuse (RMSEA < 0,5) et c) indices d’ajustement comparatif (PCLOSE > 0,05; TLI > 0,95; CFI > 0,95). Toutes ces analyses ont été effectuées avec les logiciels IBM SPSS Statistics et AMOS (versions 25).

RÉSULTATS

Les résultats des analyses factorielles confirmatoires, ainsi que des calculs de consistance interne, sont présentés de façon successive et systématique.

Analyses factorielles confirmatoires

Concernant les poids de régression normalisés (saturations factorielles), il est à noter que les items 8 (Je préfère accepter les choses telles qu'elles arrivent plutôt que de chercher à comprendre pourquoi elles sont ainsi), 18 (Je peux me sentir près de quelqu'un même pendant des moments de silence) et 20 (Le fait de chercher des significations cachées dans un film ou une pièce de théâtre nous empêche de l'apprécier) de la dimension EOT (Bagby, Taylor et al., 1994) ne saturent pas d'une manière acceptable, quel que soit le modèle testé. Ensuite, il est à noter que le modèle à un facteur présente sept saturations factorielles de valeurs inférieures au seuil déterminé à priori (0,30). De plus, considérant ce même modèle à 1 facteur, il convient de noter que l'un des items sature négativement, indiquant que celui-ci est inversement proportionnel au modèle testé. Ces deux résultats sont déjà suffisants pour indiquer que ce modèle (à 1 facteur) n'est pas suffisant, ni même adéquat, pour expliquer les données disponibles. En ce qui concerne les indices d’adéquation des données aux modèles testés, le Tableau 2 présente ceux-ci selon les trois catégories indiquées par Garson (2015) et Kline (2015).

Considérant les résultats, les meilleurs indices d’ajustement sont ceux qui résultent du modèle à trois facteurs [(chi)2(156, 183) = 229,46; p = 0,000; χ2/df = 1,47; SRMR = 0,06; RMSEA = 0,05; intervalle de confiance de 90% = 0,04–0,06; TLI = 0,91; CFI = 0,93] et ceux-ci atteignent tous un niveau acceptable. Cependant, il est important de noter que seulement une légère différence numérique a été trouvée entre la magnitude d’ajustement des indices du modèle 3, par rapport aux autres modèles testés. Considérant que le modèle à 3 facteurs est celui basé sur la version originale de l’échelle (Bagby, Parker et al., 1994) et qu’il est le plus repéré dans les recherches avec le TAS-20, les résultats de ce modèle seront discutés.

Consistance interne

Pour la totalité de l’échantillon, l’Alpha de Cronbach est de 0,83 et, pour les dimensions DIF, DDF et EOT respectivement, de 0,77, 0,84 et 0,51 (voir Tableau 3). Le Tableau 3 présente la consistance interne par dimension, ainsi que par groupe d’âge, à l’aide de l’alpha de Cronbach. La dimension EOT n’a pas atteint un seuil acceptable autant avec l’échantillon entier qu’en fonction de l’âge ou du sexe. Cette dimension atteint son niveau le plus faible avec les groupes de 14-15 ans et de 16 ans (α = 0,33) et augmente avec l’âge, pour atteindre une fiabilité de α = 0,62 avec ceux de 18 ans. Quant aux intercorrélations entre les 3 dimensions, celles-ci sont significatives (p ˂ 0,05) et varient de 0,46 à 0,89.

Tableau 2

Indices d’adéquation des données des modèles

Indices d’adéquation des données des modèles

Note. SRMR = standardized root mean square residual; RMSEA = root mean square error of approximation; CI = intervalle de confiance; CFI = comparative fit index; TLI = Tucker Lewis index.

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Tableau 3

Moyenne, écarts-types et coefficients d’Alpha de Cronbach du TAS-20 et ses différentes dimensions par âge, sexe et pour l’échantillon

Moyenne, écarts-types et coefficients d’Alpha de Cronbach du TAS-20 et ses différentes dimensions par âge, sexe et pour l’échantillon

Note. DIF = difficulté à identifier les émotions; DDF = difficulté à décrire les émotions; EOT = pensée orientée vers l’extérieur.

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Alexithymie à l’adolescence

Pour ce qui est de la relation entre l’âge et l’alexithymie, les résultats de l’ANOVA indiquent que les participants des quatre groupes d’âge ne diffèrent pas quant au score aux sous-échelles DIF, DDF et EOT. Quant au score total, les résultats indiquent qu’il existe une différence significative (F(3, 179) = 3,70, p < 0,05) entre les adolescents de 14-15 ans et ceux de 18 ans. Il n’y a pas de différence entre les autres groupes d’âge. Pour ce qui est de la relation entre le sexe et le niveau d’alexithymie, les ANOVA indiquent que les garçons et les filles ne diffèrent pas, autant pour le score total au TAS-20 que pour les différentes dimensions.

DISCUSSION

Cette étude visait à vérifier les qualités psychométriques du TAS-20 avec une population d’adolescents québécois. Les résultats indiquent que le TAS-20 peut être utilisé afin de mesurer le niveau d’alexithymie avec ceux-ci, mais qu’il faut s’attendre à des niveaux plus élevés. Parmi les cinq modèles, le modèle à 3 facteurs est celui qui s’est ajusté le mieux aux données. Quoique seul le χ2(dl) atteigne le critère établi, les résultats des autres indices d’ajustements sont semblables à ceux obtenus dans d’autres recherches réalisées avec des adolescents (voir Bolat et al., 2017; Meganck et al., 2012; Säkkinen et al., 2007). En comparaison aux résultats d’études réalisées avec des adultes, les résultats de la présente recherche sont aussi comparables. Dans leur étude de 2003, Taylor et ses collègues ont relevé les études ayant évalué la fidélité et la validité du TAS-20 avec des adultes dans différentes cultures. À titre de comparaison, les résultats pour le TLI se situent entre 0,88 et 0,90 pour les études ayant utilisé cet indice. À 0,91, le résultat de la présente étude surpasse ceux avec les adultes. Quant aux RMSR et RMSEA, ceux-ci sont respectivement entre 0,05 et 0,09 et entre 0,04 et 0,09 dans la recherche de Taylor et al. (2003). Ces indices se situent dans ces intervalles pour l’échantillon actuel. Pour ce qui est du ratio chi-carré sur degrés de liberté, celui-ci est à 1,47 pour la présente recherche, tandis que dans l’étude de Taylor et al., cet indice varie entre 1,36 et 19,65. Puisqu’il est recommandé que cet indice soit plus petit que 2, un résultat de 1,47 pour la présente recherche est fort acceptable.

Quant à la consistance interne, celle-ci est bonne pour le score total et les dimensions DIF et DDF (0,77 et 0,84 respectivement) et faible pour la dimension EOT (0,51). Semblable à l’étude de Zimmermann et ses collègues (2007), la dimension DDF est celle qui présente la meilleure consistance interne. Dans l’étude de Parker et al. (2010), il a été mentionné que DIF et DDF ont des tendances différentes en matière de consistance interne par rapport aux groupes d’âge. Dans cette dernière étude, DIF n’a pas atteint un niveau acceptable de consistance interne pour ceux de moins de 17 ans et était moins stable que DDF à travers les groupes d’âge. Inversement à l’étude de Parker et ses collègues, les résultats de la présente recherche indiquent que la dimension DIF démontre une plus grande stabilité à travers les groupes d’âge avec des alphas bons dans les quatre catégories (α variant entre 0,82 et 0,87). Pour DDF, la fidélité est acceptable chez les adolescents ayant 16 ans ou moins, tandis que les indices deviennent bons chez ceux de plus de 16 ans, ce qui est semblable aux résultats de Meganck et ses collègues (2012). La troisième dimension (EOT) est celle qui semble subir le plus grand effet de l’âge dans le présent échantillon passant de 0,33 à 0,62 entre les 14-15 ans et les 18 ans. Parker et ses collègues (2007) ont aussi obtenu une augmentation de la consistance pour cette dimension, lorsque l’âge augmentait, atteignant un seuil acceptable avec les jeunes adultes (α = 0,74).

Les résultats obtenus dans la présente étude pour la dimension EOT sont semblables à d’autres recherches réalisées avec des adolescents dans d’autres langages utilisant le TAS-20 (Craparo et al., 2015; Meganck et al., 2012; Parker et al., 2010; Säkkinen et al., 2007; Zimmermann et al., 2007). Il a été proposé que la dimension EOT soit plus difficile à comprendre pour les adolescents en raison de certains items qui font davantage référence à des situations de la vie adulte (Craparo et al., 2015). Une autre hypothèse a été rapportée par Parker et ses collègues. Ceux-ci ont analysé la lisibilité du TAS-20 et ils ont découvert qu’une difficulté de lisibilité de la dimension EOT pourrait expliquer en partie les difficultés avec ces items. Selon ces auteurs, les items faisant partie de la dimension EOT sont plus difficiles à comprendre et présentent des structures de phrases et un vocabulaire trop difficile pour le niveau d’habileté de lecture des adolescents.

Par contre, des résultats semblables pour la dimension EOT ont aussi été rapportés avec la version du TAS-20 modifiée pour les enfants (Rieffe et al., 2006). Cela constitue un indice que, même en adaptant les items au langage des enfants, la fiabilité de l’échelle demeure faible. Cela ajoute du poids à l’hypothèse de Craparo et al. (2015), comme quoi certains items de cette dimension font référence à des situations qui ne rejoignent pas l’expérience des adolescents (p. ex., se sentir proche de quelqu’un même dans des moments de silence). D’un autre côté, bien que cette dernière explication soit plausible, celle-ci ne permet pas totalement d’expliquer le manque de fiabilité de la dimension EOT, puisque plusieurs études réalisées avec des adultes ont aussi rapporté des alphas de Cronbach faibles pour cette dimension (voir Taylor et al., 2003). Les auteurs du TAS ont fourni quelques raisons possibles : cette dimension comprend plus d’items, elle comprend plusieurs items inversés, certains items peuvent être interprétés différemment en fonction de la culture et il est possible qu’elle soit affectée par un biais de réponse (p. ex., donner la réponse qui est la plus socialement acceptable). Il est donc possible que l’ensemble des éléments énumérés par Taylor et ses collègues soient responsables du manque de consistance interne de cette dimension autant avec les adultes que les adolescents et qu’avec ces derniers, s’ajoute les difficultés de lisibilité de cette dimension, ainsi que le fait que ses items font référence à des situations qui rejoignent peu les adolescents. L’ensemble de ces facteurs expliquerait les mauvaises performances de la dimension EOT avec les adolescents.

L’utilisation de barèmes ayant été validés avec des adultes pourrait être problématique avec de jeunes adolescents (13-14 ans). Tel que rapporté dans le Tableau 3, plus les participants sont jeunes, plus le niveau d’alexithymie est élevé. D’ailleurs, la différence entre les participants de 14-15 ans et ceux de 18 ans quant au score total, s’est révélée significative. Ce résultat a aussi été observé dans quelques études réalisées avec des adolescents quant au score total (Parker et al., 2010; Säkkinen et al., 2007; Zimmermann et al., 2007) et confirme le caractère développemental de l’alexithymie. Il serait recommandé d’ajuster les barèmes lors de l’utilisation de cet instrument avec des jeunes de moins de 18 ans, puisque ceux-ci ont été développés en fonction d’adultes (Joukamaa et al., 2007).

Quant à la relation entre le sexe et l’alexithymie, les résultats indiquent que le niveau d’alexithymie des garçons est plus faible que celui des filles, mais ces résultats ne sont pas significatifs, autant pour le score total que les différentes dimensions. Quant à la relation entre les indices de consistance interne et le sexe, les résultats de la présente étude indiquent un score plus faible pour les garçons pour le score total ainsi que la dimension DDF, tandis que pour EOT, celle-ci est meilleure chez les filles. Pour l’instant, dans les études réalisées avec les adolescents, aucune relation claire ne se dégage quant aux indices de fidélité du TAS-20 en fonction du sexe.

La présente étude contribuera au développement des connaissances cliniques et scientifiques relativement à l’alexithymie. Au plan clinique, elle permettra aux cliniciens de mesurer l’alexithymie chez les adolescents et d’intervenir plus tôt avec ces individus. Étant donné que l’alexithymie a été reliée à plusieurs difficultés, une détection précoce d’un niveau élevé d’alexithymie pourra permettre de prévenir l’apparition de ces problématiques. Cependant, plus de recherches devront être réalisées pour déterminer les types d’intervention les plus efficaces avec des individus alexithymiques, puisqu’aucun consensus ne s’est dégagé à ce sujet jusqu’à maintenant. Au plan scientifique, la validation du TAS-20 avec des adolescents québécois permettra de mesurer l’alexithymie avec cette population. Le TAS-20 est une échelle utilisée à travers plusieurs cultures et pays dans le monde, mais cette mesure n’avait toujours pas été validée au Québec.

Limites

Cette étude comprend certaines limites qu’il est important de souligner. Tout d’abord, l’échantillon est légèrement faible (183 participants) puisqu’il est recommandé d’avoir au moins 200 participants lors d’analyses factorielles (Comrey et Lee, 1992). Une autre limite est en lien avec les regroupements en catégorie pour les groupes d’âge. Les adolescents de 14 et 15 ans ont été regroupés, mais il s’agit de deux périodes distinctes de l’adolescence étant donné qu’à 14 ans, ils font partie du début de l’adolescence, tandis qu’à 15 ans, ils sont dans le milieu de l’adolescence. De plus, le fait d’avoir regroupé les 14-15 ans et que ceux de 16, 17 et 18 ans soient séparés individuellement, n’est pas optimal pour la comparaison. En ajoutant des adolescents de 13 ans, cela permettrait de regrouper les groupes de façon uniforme (13-14, 15-16 et 17-18) et chaque catégorie pourrait être représentative d’une période de l’adolescence (début de l’adolescence, milieu de l’adolescence et fin de l’adolescence).

CONCLUSION

Le TAS-20 peut être utilisé avec des adolescents québécois, mais il faut s’attendre à des niveaux d’alexithymie plus élevés avec une telle population. Puisque le cerveau des adolescents est toujours en développement, de même que leurs capacités cognitives et émotionnelles, l’alexithymie atteint des niveaux plus élevés au début de l’adolescence et tend à diminuer puis se stabiliser au début de l’âge adulte. Certaines recommandations sont nécessaires lorsque le TAS-20 est utilisé avec une population adolescente. Tout d’abord, mieux vaut éviter de faire des conclusions hâtives quant à l’interprétation des résultats avec cette population. Un niveau élevé d’alexithymie avec des adolescents ne signifie pas qu’il en sera toujours ainsi lorsque ceux-ci atteindront l’âge adulte. En ce sens, il serait préférable d’utiliser la version du TAS-20 adaptée pour les enfants (AQC) avec de jeunes adolescents (entre 12 et 14 ans inclusivement). Finalement, de nouveaux barèmes devraient être établis avec les jeunes de moins de 18 ans afin de mieux représenter leur niveau d’alexithymie (Joukamaa et al., 2007).