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INTRODUCTION

Considérée par plusieurs chercheurs comme étant un tabou (Cario et Sayous, 2010; Poiret, 2006), la criminalité des femmes et plus spécifiquement leur violence renvoie à des représentations souvent très tranchées : elles sont, dans l’image véhiculée par les médias, « victimes » ou « diaboliques » (Bellard, 2010). Les difficultés pour penser ce phénomène, n’ont pas empêché un nombre croissant d’études sur ce thème ces dernières années, que ce soit dans une perspective historique (Régina, 2011), sociologique (Cardi et Pruvost, 2012), juridique (Ménabé, 2014) ou psychopathologique (Harrati et al., 2007; Léveillée et Trébuchon, 2017). Malgré le faible nombre de femmes criminelles par rapport aux hommes, certains chercheurs ont tout de même porté une attention spécifique à cette population et aux enjeux psychosociaux associés aux comportements criminels. En effet, celles-ci représentent entre 3,1 % et 3,7 % de la population détenue en France, ce chiffre étant stable depuis plusieurs années. Les études réalisées ne sont ainsi pas encore suffisamment nombreuses pour saisir la spécificité de la criminalité féminine (Visseaux et Bornstein, 2012), notamment la violence féminine (Blatier, 2011; Daligand, 2015). De plus, le regard sur cette criminalité des femmes est souvent marqué par la médiatisation de certaines affaires.

Afin d’apporter une meilleure compréhension de la trajectoire des femmes criminelles[2], nous avons mis en place une étude afin d’investiguer leur parcours de vie et plus spécifiquement, les événements vécus comme traumatiques tout au long de la vie.

Dans un premier temps, nous présentons quelques enjeux psychologiques du parcours des femmes criminelles, en précisant la complexité du lien entre leur histoire de vie et la criminalité, puis l’objectif de la présente étude et les résultats principaux. Enfin, une discussion portant sur la compréhension de la dynamique du passage à l’acte et l’importance du repérage des expériences traumatiques est élaborée afin de proposer des interventions thérapeutiques adaptées pour cette population de femmes.

CONTEXTE THÉORIQUE

Pour comprendre la violence liée à la criminalité des femmes, il n’est pas possible de s’appuyer uniquement sur les connaissances issues des études portant sur la criminalité masculine et ses enjeux psychosociaux (Robitaille et Cortoni, 2014). Pour Visseaux et Bornstein (2012) on retrouve trois caractéristiques de cette criminalité féminine :1) une sous-représentation globale et stable par rapport aux hommes; 2) une surreprésentation au sein de la population féminine des catégories « meurtres et coups et blessures » qui correspondent à 61 % de l’ensemble des crimes féminins; et 3) une augmentation des atteintes aux biens, des escroqueries et surtout des agressions liées à l’intégrité physique entre 2004 et 2009.

Des études récentes ont également relevé que la violence féminine est surtout commise au sein de la famille. Ainsi, les femmes sont plus susceptibles de commettre des crimes violents contre une personne avec laquelle existe un lien familial comme le conjoint ou les enfants (Léveillée et Trébuchon, 2017; Trébuchon et Léveillée, 2016).

Par ailleurs, une différence est notée entre hommes et femmes concernant les psychopathologies identifiées lors de l’incarcération. Les études soulignent la prévalence plus élevée du trouble de stress post-traumatique chez les femmes incarcérées comparativement aux hommes (Belet et al, 2020; Falissard et al., 2004).

Le trouble de stress post-traumatique (TSPT) est défini dans le DSM-5 (American Psychiatric Association, 2015) par plusieurs critères : A. Exposition à la mort, à des blessures graves, agressions, violence sexuelle, menaces…, B. Présence d'un (ou plusieurs) des symptômes d’intrusion, C. Évitement persistant des stimuli associés à l'événement traumatique, D. Altérations négatives des cognitions et de l'humeur associées à l'événement, E. Altérations marquées dans l'activation et la réactivité associées à l'événement, F. Une durée supérieure à un mois pour l’ensemble des critères et G. Une souffrance significative et une altération dans différents domaines de vie. Le sous-type « avec symptômes dissociatifs » est décrit pour les patients présentant des réactions de déréalisation ou de dépersonnalisation intenses.

Les troubles présentés par ces femmes semblent toutefois s’apparenter davantage au PTSD Complexe (CPTSD). Ce diagnostic est entré en vigueur dans la CIM-11 (Organisation mondiale de la santé, 2022). Aux symptômes du PTSD classique s’ajoutent la dérégulation des affects, la perception négative de soi et les perturbations émotionnelles. Pour Kédia (2020) « contrairement aux symptômes du PTSD qui sont déclenchés directement par des stimuli évoquant la scène traumatique d’origine, les symptômes du CPTSD sont envahissants et apparaissent dans une multitude de contextes, même en l’absence de rapport direct avec la situation initiale » (p. 278). Les personnes qui ont subi des traumatismes répétés dans l’enfance sont à risque de souffrir d’un trouble de stress post-traumatique complexe.

La clinique du trauma apparaît dès lors pertinente afin de mieux comprendre les enjeux psychiques dans la criminalité des femmes.

Une trajectoire de vie marquée par l’adversité et le trauma

La majorité des études indiquent que la prévalence du trouble de stress post-traumatique « vie entière » atteint 40,1 % chez les femmes en détention, alors qu’il est de 17,8 % chez les hommes incarcérés et de 3,9 % en population générale (Belet et al, 2020). Les événements traumatiques interpersonnels (viols, agressions sexuelles, violences physiques, par un conjoint ou un proche, violences physiques ou sexuelles dans l’enfance) plus souvent vécus par les femmes pourraient en partie expliquer ce chiffre. De plus, le passage à l’acte, le procès et les conditions de détention peuvent représenter des événements à caractère traumatisants pour certaines femmes (Belet et al., 2020).

Selon le rapport de Falissard et al. (2004), la prévalence des troubles psychiatriques en milieu carcéral est élevée. Ainsi, 28 % des hommes (N = 799) et 40 % des femmes (N = 99) témoignaient avoir été victimes de maltraitance physique, psychologique ou sexuelle dans l’enfance. En cas de violences sexuelles, moins de la moitié avait pu dénoncer les faits. Par ailleurs, 40 % de ces femmes ont vécu une séparation avec leur père ou leur mère pendant au moins 6 mois, 38 % un décès familial, et 22 % un autre événement traumatisant. Plus du quart des femmes interrogées a eu un membre de la famille proche condamné à une peine d’emprisonnement pendant leur enfance.

Pour leur part, Harrati et al.(2007) ont réalisé une étude auprès de 40 femmes criminelles. Les données sociodémographiques révèlent « une intégration et une autonomie sociale plus ou moins correcte des sujets avant l’incarcération » (p. 488), c’est-à-dire que ces femmes ont un logement personnel, une vie maritale ou en concubinage, des enfants, une activité professionnelle. Toutefois, l’anamnèse de ces femmes montre « des événements de vie douloureux et traumatiques » avec un environnement primaire qui apparaît défaillant, voire violent. 18 femmes ont été séparées de leur famille. 13 évoquent les relations conflictuelles de leurs parents et 22 des décès ou maladies dans la famille. Une problématique alcoolique est décrite par 8 femmes dans leur famille d’origine et par 17 dans la famille d’origine et actuelle. De plus, 3 femmes témoignent de violences physiques dans la famille d’origine et 20 dans la famille d’origine et actuelle, c’est-à-dire par leur conjoint. 16 femmes signalent avoir été victimes d’agressions sexuelles : 12 pendant l’enfance et 14 au moment de l’adolescence, généralement dans la sphère familiale.

Harrati et Vavassori (2015) évoquent plus spécifiquement chez les femmes auteures de violences sexuelles la prévalence d’événements traumatiques et leur impact désorganisateur sur le fonctionnement psychique de celles-ci. Quant aux femmes ayant commis un homicide conjugal, Léveillée et Trébuchon (2017) ont repéré l’importance des violences physiques et sexuelles subies dans leur histoire de vie et la répétition de cette violence. Pour Desfachelles et Cortoni (2017), les femmes délinquantes sexuelles ont vécu une enfance marquée par des conflits, des violences et des difficultés scolaires. À l’âge adulte, elles vivent la pauvreté, des violences, une dépendance à leur conjoint et une sexualité qui peut être « hors-norme » comme par exemple, des rapports sexuels avec des inconnus ou des amis du conjoint, la fréquentation de clubs échangistes ou une sexualité non consentie et dégradante. Pour ces chercheurs, il existe un processus indirect selon lequel des expériences de négligence et maltraitance, la mauvaise qualité des liens avec les parents et notamment la mère, participent au développement de difficultés cognitives, émotionnelles et relationnelles. De plus, ces femmes sont alors davantage centrées sur leurs propres besoins que sur ceux de leurs enfants, ce qui favorise le passage à l’acte.

Outre la mise en évidence de la prévalence de nombreux traumas de l’enfance dans cette population, des chercheurs ont aussi fait un lien entre les expériences de violence subies, que celles-ci soit physique, sexuelle, psychologique et l’augmentation des comportements de délinquance (Chesney-Lind, 1997; Comack, 1996). Par ailleurs, la méta-analyse d’Augsburger et Maercker (2020) sur 15 études montre des liens significatifs entre les troubles de stress post-traumatique et le risque d’agression commise par les femmes.

Traumas et dissociation : les impacts sur la criminalité

Des études révèlent « une corrélation entre le risque de délinquance et les antécédents d’abus physiques, sexuels ou psychologiques dans l’enfance » (cité par Belet et al., 2020, p.4). Il a été souvent mis en avant le mécanisme de l’identification à l’agresseur pour comprendre ce lien. Pour Bergeret (1972) par ce mécanisme de défense « on devient celui dont on avait eu peur, du même coup on le supprime, ce qui rassure » (p. 117). Quant à Ciavaldini et Neau (2010), ils considèrent que le passage à l'acte est issu d'une histoire familiale traumatique et « constitue une réminiscence sensorimotrice d'une impossible élaboration de l'excitation sur la voie de l'affect ». Des recherches plus spécifiques confirment que les violences vécues dans l’enfance représentent un facteur prédictif de comportements criminels à l’âge adulte chez les femmes. Dans sa thèse, Trébuchon (2015) recense plusieurs études qui démontrent que la prévalence des expériences traumatiques différencie le groupe des femmes délinquantes de celui de femmes non délinquantes, mais aussi plus spécifiquement les femmes auteures de crimes violents de celles auteures de crimes non violents.

D’autres chercheurs ont cherché à mieux cerner le lien entre traumatisme et passage à l’acte violent. L’étude de Egeland et Susman-Stillman (1996) a testé l'hypothèse selon laquelle le processus dissociatif explique la transmission de la maltraitance d'une génération à l'autre. Pour cela, un groupe de mères ayant été maltraitées et qui ont maltraité leurs enfants a été comparé à un groupe de mères qui n’ont pas répété, sur leurs enfants, les violences qu’elles avaient subies elles-mêmes. Les mères maltraitées et maltraitantes ont obtenu des scores plus élevés sur l'échelle d'expérience dissociative (Bernstein et Putnam, 1986) en comparaison aux mères de l’autre groupe (score moyen de 36 versus 16)[3]. Lorsqu’elles évoquent les souvenirs des soins reçus dans leur enfance, leur discours est fragmenté, peu ou pas en contact avec leurs émotions et celles-ci sont exprimées de manière contradictoire. Ainsi, le processus dissociatif semble jouer un rôle dans la répétition de la maltraitance entre les générations. De plus, pour Harrati et al. (2007) « l’acte s’inscrit pour la plupart des femmes dans l’histoire personnelle, en ce sens où il coïncide avec une période particulière de leur vie » (p. 491). Il apparaît donc essentiel pour comprendre l’émergence d’un passage à l’acte criminel, de s’intéresser à la trajectoire de vie de ces femmes.

La présente étude exploratoire propose d’identifier les événements de vie négatifs et les expériences traumatiques dans le parcours de vie de femmes criminelles et de mieux évaluer leur nature et leur impact. Ces données sont des éléments importants afin d’approfondir la compréhension de l’émergence du passage à l’acte. Saisir la dynamique psychique de ces femmes criminelles permettrait également d’ajuster les modalités de prise en charge.

LA PRÉSENTE ÉTUDE

Méthodologie

Participantes

La présente recherche s’est déroulée dans un centre de détention. La population de l’étude est constituée de 13 femmes incarcérées, âgées de 24 à 52 ans (avec une moyenne d’âge de 34 ans).

Les données sociodémographiques montrent que 9 femmes ont des enfants, 7 vivaient en couple au moment des faits et 3 femmes avaient un emploi (2 sont employées et une est cadre).

Les femmes ayant participé à la présente étude ont été condamnées pour des actes divers tels que : vol/ escroquerie, infraction à la législation sur les stupéfiants, enlèvement, meurtre, non-dénonciation de mauvais traitement, violences, conduite sous l’empire d’un état alcoolique, violences sexuelles, complicité d’assassinat. 5 femmes possèdent plusieurs motifs de condamnation. Elles ont toutes été jugées responsables de leurs actes.

Toutes ces femmes bénéficient d’un suivi par un psychologue de l’équipe de psychiatrie et pour certaines, par un psychiatre. Le motif du suivi peut s’inscrire dans une demande de soin ou être en lien avec l’incitation aux soins en milieu carcéral.

Procédure

La présente recherche a été proposée uniquement à des femmes qui bénéficient d’un suivi par l’équipe du service de psychiatrie. L’entretien de recherche pouvant mobiliser des émotions fortes, nous avons fait le choix que les participantes ne présentent pas un état de détresse aigu et qu’elles puissent reprendre les enjeux ayant été réactivés durant les entretiens thérapeutiques si besoin. La direction de l’administration pénitentiaire a validé le projet de recherche et la direction de l’établissement la liste des participantes. Ces dernières ont été orientées par leur soignant référent pour participer à l’étude; et à la suite de la présentation de l’étude, nous avons recueilli leur consentement. Deux femmes ont refusé de participer et deux n’ont pas accepté la totalité du protocole.

Instruments de mesure

Nous avons choisi d’utiliser une méthodologie à la fois quantitative et qualitative. L’approche quantitative, basée sur un questionnaire, permet d’objectiver les données cliniques. Nous avons complété avec une approche qualitative (entretiens de recherche et études de cas) permettant d’accéder à la complexité et à la richesse de la clinique et d’intégrer une compréhension globale et contextuelle.

L’évaluation comporte[4]:

  • L’entretien semi-structuré portant sur plusieurs axes : la vie actuelle, le dessin de l’arbre généalogique libre, la famille d’origine, l’enfance et l’adolescence, la famille actuelle, les relations amicales, amoureuses et sexuelles, le travail et les loisirs, le passage à l’acte, les aspects cliniques et la présence d’expériences traumatiques. L’entretien a été enregistré pour permettre l’analyse de contenu.

  • L’autoquestionnaire EVE (événementiel) de Ferreri et al. (1987); il aborde une série d’événements depuis l’enfance. 37 items sont répartis en 5 domaines : vie familiale (9 items), vie professionnelle (6 items), vie sociale (5 items), vie conjugale et affective (9 items) et santé (8 items). La participante indique l’âge auquel les événements qui la concernent sont arrivés et si ces événements ont eu un caractère traumatisant. Puis pour chaque événement traumatisant des informations complémentaires sont soulignées : pendant combien de temps l’événement a été traumatisant et la présence (oui) ou l’absence (non) de certaines stratégies : imaginer des solutions, parler à l’entourage, avoir de l’aide de l’entourage, agir sur l’événement, contrôler l’événement, maîtriser l’événement en soi. Nous avons ainsi calculé la fréquence d’apparition des stratégies utilisées à partir du nombre de réponses « oui ». La personne note également si des circonstances favorables ont pu l’aider. Ce questionnaire recueille ainsi la réponse subjective des personnes sur les événements qu’elles considèrent « traumatisants » et leur impact.

Résultats

Axe quantitatif

Le Tableau 1 présente la fréquence des événements de vie et des événements traumatiques vécus, selon les réponses données au questionnaire EVE. Les résultats montrent le nombre élevé d’événements de vie perçus comme négatifs dans l’enfance (entre l’âge de 10 et 14 ans). Nous repérons ainsi les mésententes parentales (92 %), la séparation des parents (54 %), les changements familiaux (62 %), les déménagements ou migration (85 %), la maladie physique ou psychique des parents (46 %). Tout au long du parcours de ces femmes, nous retrouvons le poids des pertes et des séparations. Le cumul de décès de proches est très présent chez 12 femmes avant l’âge de 25 ans et est considéré comme « traumatisant » pour beaucoup d’entre elles (69 %). Les séparations avec la famille et les enfants (vécues par 69 %) sont aussi considérées comme « traumatisantes » pour 46 %, mais peu les séparations conjugales (15 %) pourtant fréquentes (85 %). D’autres événements négatifs sont considérés comme « traumatisants » comme les maladies (46 %) ou le procès et l’incarcération (69 %).

Tableau 1

Fréquence des événements de vie et des événements vécus comme traumatisants au questionnaire EVE pour chaque femme (N = 13)

Fréquence des événements de vie et des événements vécus comme traumatisants au questionnaire EVE pour chaque femme (N = 13)

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La trajectoire de vie de ces femmes est ainsi marquée par des carences précoces, des ruptures et aussi des violences vécues dès l’enfance, tous ces événements à caractère traumatisant se répètent tout au long de leur vie. Ces femmes ont vécu en moyenne 10 événements qu’elles qualifient de traumatisants dans leur vie. Nous repérons une variabilité importante dans les réponses (ÉT = 7,82), les données au questionnaire EVE révèlent ainsi deux profils : des femmes qui évoquent un grand nombre d’événements vécus comme étant traumatisants et d’autres qui n’en expriment peu ou aucun. Il est ainsi possible de distinguer un premier groupe (N = 6) constitué de femmes qui repèrent au moins 10 événements traumatisants et en moyenne 16. Le second (N = 7) constitué de femmes qui en repèrent moins de 9 avec en moyenne 4 événements traumatisants. De plus, il semble important de souligner que 9 femmes ont noté que les événements avaient toujours un caractère traumatisant pour elles à ce jour.

Le Tableau 2 indique la fréquence des stratégies utilisées face aux événements traumatiques d’après le questionnaire EVE. Les stratégies les plus fréquentes sont d’imaginer des solutions (face à 83 % des événements), agir sur l’événement (dans 78 % des cas). Même si parler à l’entourage est une stratégie utilisée par 67 % des femmes pour faire face aux événements traumatisants, l’entourage semble aidant dans moins de la moitié des cas (42 %). En ce qui concerne la stratégie de contrôle, dans 16 % des cas, les femmes cherchent à contrôler l’événement et pour 56 % à avoir un contrôle intérieur.

Axe qualitatif

Les entretiens ont permis de cerner de manière plus précise la gravité, la répétition et le poids de ces événements douloureux et traumatiques dans la trajectoire de vie des femmes incarcérées. Nous présentons ici deux vignettes cliniques qui illustrent deux profils différents face à l’expression du caractère traumatisant des événements.

Pour le premier groupe (N = 6), nous évoquons l’histoire d’Astrid. Cette jeune femme de 32 ans est incarcérée pour meurtre. Elle a repéré de nombreux événements traumatiques dans sa vie et correspond ainsi au premier profil décrit précédemment. Elle vivait dans un environnement insécure, avec sa mère qui exerçait des comportements violents avec impulsivité et consommait de l’alcool. D’après son récit, Astrid aurait été confiée à ses grands-parents, car sa mère aurait tenté de la tuer. Cette séparation est vécue comme un abandon pour Astrid. À son retour dans la maison parentale à l’âge de 3 ans, les violences physiques ont repris « elle s’acharnait sur moi », ainsi que des violences psychologiques. Astrid mentionne qu’elle n’avait pas le droit d’avoir des loisirs, de jouer, d’avoir des amies, elle devait rester allonger à côté de sa mère toute la journée « j’étais sa chose, je n’étais pas un être humain » ajoute-t-elle. Astrid subit également des moqueries et la violence physique de ses camarades d’école. Sa scolarité est chaotique. Puis elle commence à consommer de l’alcool et des psychotropes. Elle fait plusieurs tentatives de suicide. Dès qu’elle prend de la distance, sa mère la menace de se tuer. Il y a également de nombreuses disputes entre ses parents. Astrid verbalise son vécu comme « je me sentais comme un robot [...] j’étais sa marionnette ».

Tableau 2

Fréquence des stratégies utilisées face à la totalité des événements traumatiques d’après le questionnaire EVE (N = 125)

Fréquence des stratégies utilisées face à la totalité des événements traumatiques d’après le questionnaire EVE (N = 125)

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Dans le deuxième groupe (N = 7), il s’agit de femmes qui n’identifient pas les événements comme ayant eu un caractère traumatisant, alors qu’elles mentionnent de nombreuses violences et carences affectives précoces lors de l’entretien.

Le cas de Léa, âgée de 25 ans, illustre ce second groupe. Léa n’identifie aucun événement traumatique au questionnaire EVE. Selon elle, ses passages à l’acte violents sont une façon de se défendre, une solution afin de régler des conflits ou s’inscrivent dans des contextes de vol. Elle se décrit comme intolérante à la frustration et ressent un apaisement de sa colère et du plaisir lors des actes violents. Elle dit avoir peu de souvenirs de son enfance. Léa verbalise que sa mère la « tabassait », mais qu’elle le méritait. Elle a également été témoin des violences entre ses parents. À 6 ans Léa frappe son beau-père et le menace d’un couteau pour protéger sa mère. Léa a consommé de l’alcool et du cannabis de façon quotidienne et excessive au moment de son adolescence « pour s’apaiser » dit-elle. Elle a également souffert d’épisodes de boulimie. Dès l’adolescence, elle est adressée de foyer en foyer ou est hébergée de façon ponctuelle. Ainsi, il apparaît que Léa a vécu des événements d’une grande violence, toutefois elle banalise les violences subies et les associe aux comportements violents qu’elle a commis par la suite. Elle mentionne vouloir oublier, elle a déjà d’ailleurs peu de souvenirs de plusieurs périodes de sa vie. Léa paraît détachée émotionnellement de certains événements (meurtre d’un ami, le décès d’un proche…). Pourtant les troubles addictifs sont des signes d’une souffrance qui existe, mais ne peut se penser ou se dire. Ces éléments évoqués et observés lors de l’entretien pourraient représenter un évitement massif d’émotions difficiles à gérer ainsi qu’un processus de dissociation.

DISCUSSION

À partir des résultats préliminaires de la présente étude, il est possible d’identifier l’impact des carences affectives et des violences traumatiques vécues dans l’enfance et l’adolescence, mais aussi à l’âge adulte chez ces femmes criminelles, avec une moyenne de 10 événements traumatiques vécus par celles-ci. Nos résultats rejoignent ceux de plusieurs études précédentes (Desfachelles et Cortoni, 2017; Harrati et al., 2007; Harrati et Vavassori, 2015; Léveillée et Trébuchon; 2017). De plus, il est possible d’observer des différences dans la verbalisation de ces événements et leur degré d’élaboration en fonction des différents profils qui se dessinent à partir de nos résultats. D’une part, un groupe de femmes qui expriment et se montrent capable de parler d’un nombre important d’expériences traumatiques, alors que d’autres n’expriment explicitement aucune ou peu d’expériences vécues de ce type. Les femmes incluses dans ce deuxième groupe ne semblent pas pouvoir exprimer et reconnaître les impacts psychiques majeurs des violences vécues; avec une impossibilité à élaborer les traumas répétés de leur histoire. Apparaissent ainsi des modalités adaptatives spécifiques et des modes de construction de la personnalité particuliers face à ces parcours de vie.

Une meilleure compréhension de la dynamique du passage à l’acte

Ainsi, repérer les expériences traumatiques passées et la façon dont elles influencent le comportement de ces femmes nous parait primordial afin de reconnaître leur statut de victime, leurs capacités d’élaboration psychique ainsi que l’intégration de ces traumatismes dans leur histoire de vie. Les liens entre le vécu d’expériences traumatiques et le passage à l’acte sont à explorer lors d’intervention auprès de ces femmes. De plus, connaître leur parcours de vie permet également de mieux saisir la dynamique de leur passage à l’acte, celui-ci pouvant s’inscrire dans un contexte particulier. DeNeuter (2013) mentionne que la réactivation traumatique s’exprime de manière intense lors de passage à l’acte violent. La confusion psychique entre les figures parentales teintées de trauma et les relations actuelles est un des éléments à considérer; l’auteure de violence en vient « à faire payer aux personnes du présent la violence de l’autre du passé » (DeNeuter, 2013). Le cas d’Anne illustre cet enjeu. Elle passe à l’acte en tuant son conjoint lorsqu’elle réalise que sa fille est témoin des violences conjugales dont elle est victime, comme elle l’a été elle-même enfant. Il semble que cet événement a fait résonance à son vécu traumatique et apparaît comme un déclencheur du passage à l’acte homicide.

La complexité du repérage

L’étude du parcours de vie de ces femmes sur la base des entretiens montre avec le cas de Léa que l’identification des traumas est complexe. Certaines femmes criminelles n’arrivent pas à identifier et verbaliser ces événements. Le processus de dissociation peut être évoqué dans ces cas. Ce mécanisme ayant pour fonction de court-circuiter l’élaboration mentale de la personne. Ainsi par la dissociation, l’accès aux émotions intenses vécues lors d’expériences traumatiques devient impossible. Notre étude révèle ainsi toute l’importance d’un entretien approfondi permettant, avec l’étayage d’une relation suffisamment sécurisante, de faire émerger les signes d’une souffrance liée à leur parcours de vie marqué par la confusion, la violence et les ruptures. Le phénomène de dissociation, qu’il est possible de repérer au travers de l’absence de souvenirs ainsi qu’une forme d’anesthésie affective, protège la personne du vécu traumatique et empêche toute élaboration. Léa a perçu la violence comme étant « normale » dans toute forme de relations interpersonnelles. Pour elle, les tensions ne peuvent être régulées autrement que par la violence, par la prise de toxiques ou d’aliments, afin d’apaiser ses tensions psychiques.

Ces données montrent la nécessité de poursuivre les études sur le mécanisme de dissociation afin de déterminer les interventions possibles, pour favoriser une meilleure intégration des événements traumatiques.

Impact thérapeutique

La connaissance du parcours de vie de ces femmes criminelles ainsi que les répercussions des événements douloureux et traumatiques sur la construction de leur personnalité apparaissent comme étant essentielles à tenir en ligne de compte afin d’améliorer les modalités d’accompagnement et d’intervention auprès de femmes incarcérées. Le retentissement dans le temps de ces événements est ainsi très variable et certaines femmes présentent un vécu traumatique encore présent au long court dans leur vie. L’élaboration de ces vécus est un des objectifs thérapeutiques à prioriser pour les femmes criminelles avec une adaptation et élaboration de programmes spécifiques pour celles qui se sont coupées émotionnellement de leur souffrance psychique. Plusieurs études démontrent l’intérêt de certains types de thérapies comme l’EMDR (Shapiro, 2018), l’Intégration du cycle de la vie (Pace, 2019), ou encore, l’hypnose (Fareng, 2014), pour aborder plus spécifiquement les enjeux traumatiques ayant été évacués de la psyché par le mécanisme de dissociation. L’intégration des événements traumatiques pourrait permettre de reconstruire un récit de vie cohérent, qui favoriserait, on peut en faire l’hypothèse, la prévention de la récidive, mais aussi éviter qu’elles soient à nouveau revictimisées.

Les modalités de traitement spécifiques aux femmes criminelles restent un défi pour les cliniciens, toutefois celles-ci sont recommandées par plusieurs chercheurs et cliniciens (Trabold et al., 2015). L’intervention auprès de personnes auteures de passage à l’acte a pour objectif premier, selon plusieurs chercheurs et cliniciens, d’aider ces personnes à mentaliser leur vécu, à lier les pensées aux émotions. Une meilleure autorégulation émotionnelle est certainement garante d’une diminution de la souffrance psychique et des passages à l’acte.

Enfin, l’alliance thérapeutique et le lien de confiance s’avèrent dès lors des éléments essentiels à tenir en ligne de compte. Le vécu traumatique de ces femmes vient certainement impacter la majorité de leurs relations d’objet ainsi que le lien thérapeutique. À partir d’une pratique clinique auprès de femmes incarcérées, Ravit (2010) souligne à juste titre que la fascination du clinicien est une réponse au vécu traumatique. Ce qui devient alors primordial dans la relation thérapeutique est comment « la subjectivité du patient peut être accueillie dans ses éclats, ses creux, ses absences, ses variations inintelligibles » (p. 30). La sidération, le sentiment d’impuissance s’avèrent des vécus contre-transférentiels qui peuvent traverser le clinicien. Ce dernier se doit de mentaliser son propre contre-transfert.

Limites et ouvertures

Les participantes de la présente étude bénéficiaient d’un suivi thérapeutique par le service de psychiatrie, ce qui a pu entraîner un certain biais de recrutement, ce groupe de femmes n’étant possiblement pas représentatives de toutes les femmes incarcérées. De plus, les 13 femmes ayant participé représentent une population hétérogène notamment par la variabilité des délits commis. Il pourrait être pertinent de poursuivre les études avec un plus grand nombre de participantes; ce qui pourrait permettre d’affiner les caractéristiques de différents profils et mieux cerner d’éventuelles différences en fonction des types de comportements criminels commis, notamment s’il s’agit d’actes de violents ou non-violents ou bien encore selon le lien à la victime. De plus, l’utilisation d’un questionnaire d’événements de vie et traumatiques plus précis serait à considérer. En effet, le questionnaire EVE n’inclut pas de questions directement sur le vécu d’agression sexuelle subie par la personne. Les violences sexuelles sont encore taboues et particulièrement difficiles à nommer, générant honte ou évitement pour plusieurs femmes victimes et auteures de comportements violents.

Se pose également la question des carences et des violences précoces qui ne peuvent s’intégrer sous forme de représentations psychiques. Il serait pertinent d’approfondir les connaissances sur les dimensions psychotraumatiques avec une méthodologie qualitative permettant de mieux identifier les différents enjeux du vécu de ces femmes. Par ailleurs, la présente étude souligne l’hypothèse de la présence des processus dissociatifs présents depuis des années. Une évaluation plus précise et fine de ce mécanisme pourrait être intégrée autant en recherche qu’en clinique. Des outils d’évaluation tels que la DES (Dissociative experience scale) pourraient favoriser le repérage de ce mécanisme et ainsi mieux identifier les conséquences de celui-ci. De plus, le mécanisme de dissociation est particulièrement complexe et défini de différentes façons dans la documentation consultée; il serait pertinent dans les futures études de présenter et proposer une meilleure compréhension de ce mécanisme.

CONCLUSION

Saisir l’importance des vécus d’adversité et des événements traumatiques permet d’affiner la compréhension du fonctionnement psychique de femmes criminelles incarcérées. Ainsi il apparaît primordial de réfléchir au repérage systématique des enjeux traumatiques vécus par les femmes incarcérées. Plus précisément la dimension de dissociation est essentielle à la compréhension du psychisme, mais aussi de la dynamique du passage à l’acte. Cette étude met également l’accent sur le développement de thérapies adaptées aux soins des troubles psychotraumatiques. La poursuite des études pourrait permettre également d’améliorer les interventions psychosociales auprès de cette clientèle.