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Dans ce court mais dense essai, André Joyal, qui a lui-même contribué à la recherche sur les économies régionales et locales, se penche sur les problèmes, les défis et les bons coups du développement local.

La politique régionale fédérale et provinciale a, au cours de son histoire, suivi une évolution très peu linéaire. L’après-guerre a été marqué par de grandes ambitions, nourries par les années difficiles de la dépression, la nécessité de relancer les économies et d’adapter les équipements collectifs et les infrastructures aux nouvelles réalités dont l’accélération de l’urbanisation. Les États n’ont pas tous été aux prises avec des problèmes identiques – certains devaient reconstruire leurs infrastructures détruites par la guerre, d’autres maintenir l’activité économique et intégrer les hommes libérés par la paix – mais ils se sont tous préoccupés de développement et d’équilibre économique régional. Comme le rappelle l’auteur, les idées de pôle de croissance et de pôle de développement, émanant des économistes, ont marqué les politiques publiques. On cherche à mieux répartir l’emploi, les populations, les services, bref établir l’égalité des chances territoriales. Ces grandes ambitions, qui forment l’armature du développement et de l’aménagement des territoires, ont favorisé une forte prise en charge par les gouvernements centraux. Les plans ARDA (aménagement rural et développement agricole) sont, au Canada, les structures qui ont permis cette intervention gouvernementale accrue. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Un bilan de ces interventions, malgré des réussites évidentes, laisse songeur. L’équilibre régional ne se fait ni spontanément, comme l’avait entrevu Myrdal, ni volontairement, comme le désiraient les aménagistes régionaux du BAEQ : il reste, et restera peut-être toujours, des poches ou zones de développement plus faibles, que certains ont qualifié de sous-développement.

Ce contexte bien campé, l’auteur nous dirige vers le changement de politique au milieu des années 1970. Certains programmes gouvernementaux, comme l’Opération solidarité économique (OSE), annoncent une direction nouvelle. Le développement ne peut se faire sans la collaboration des régions et des localités. Joyal affirme que les pouvoirs publics ont pris conscience qu’ils ne peuvent se substituer aux acteurs locaux. Ils commencent, graduellement, à « percevoir les régions comme des creusets dotés d’autonomie » (p. 20). Un changement de cap, qui, au Québec, s’est accompagné de plusieurs transformations des structures politiques et administratives locales, avec la création des Municipalités régionales de comté (MRC), d’énoncés de politique régionale, comme Le choix des régions, et, plus récemment, de la création des centres locaux de développement (CLD) et d’un ministère des régions. Sur une période de près de trois décennies, les fins et les moyens du développement régional ont été profondément transformés. Le développement local a, en cours de mutation, remplacé le développement régional.

Il n’est pas utile d’énumérer tous les instruments et organismes créés depuis pour promouvoir et mieux réaliser le développement local. L’auteur en examine un assez grand nombre, tant en contexte urbain que rural. Économiste rompu à l’analyse des conditions du succès des entreprises, il insiste sur les facteurs favorables au développement. Pour lui, le succès du développement local réside dans les entreprises innovantes qui adoptent des stratégies productives et commerciales qui leur donnent un avantage sur les marchés. La mondialisation des économies force encore plus les entreprises à innover : la concurrence s’est élargie ; la science et la technologie offrent des possibilités considérables de nouveauté en produits et procédés ; les goûts des consommateurs sont à la fois plus diversifiés et raffinés. Pour survivre et tirer son épingle du jeu dans ce nouvel espace – pour l’instant plus nord-américain que véritablement mondial pour la plupart des sociétés québécoises –, les entreprises doivent être à l’écoute des tendances, technologiques et autres, et réagir rapidement.

Mais comment se fait cette innovation locale ? Les sciences régionales ont depuis longtemps observé et examiné les dynamismes locaux. Alfred Marshall au XIXe siècle était frappé par le dynamisme économique des regroupements géographiques d’entreprises qu’il nommait « districts industriels ». Les spécialistes des régions ont élaboré et raffiné leurs modèles à partir de cette première formulation du rôle de l’espace dans le succès économique. Le plus bel exemple se trouve dans la Silicon Valley, qui, de toute pièce, a inventé un secteur technologique et industriel révolutionnaire. Aujourd’hui, le terme à la mode est celui de système de production local. Mais la proximité n’est pas tout : il faut des institutions sociales propices au développement et des attitudes particulières. Les experts des systèmes localisés, comme Joyal, s’entendent pour dire que la capacité d’apprendre est une grande source de succès. La proximité aide à l’apprentissage, mais on peut aussi apprendre maintenant non plus uniquement par la veille, la surveillance de son voisin et concurrent local ou la participation à des institutions communes, mais par des liens distants et nombreux ce que le sociologue Granovetter a qualifié de liens faibles.

Dans les facteurs institutionnels qui favorisent l’essor économique régional et local, les réseaux d’échanges d’information, le partage d’investissements, les actions commerciales communes et la gestion commune des compétences (p. 51) pèsent lourd, selon Joyal, dans la balance de la réussite. Mais l’analyse ne va pas très loin et on en reste à de grands paramètres sans un examen détaillé et critique des cadres institutionnels favorables, ou défavorables, et de leur fonctionnement pratique. Les recherches menées avec soin par des auteurs comme Saxenian, Rogers, Kenney sur la Silicon Valley, sans mentionner Peter Hall qui s’est intéressé à cette question dans des comparaisons historiques, auraient pu lui servir de guide conceptuel, même si le cas est assez exceptionnel. En outre, l’auteur est beaucoup moins attentif à la diversité économique régionale comme garante de succès à long terme que des auteurs, comme Jane Jacobs, qui l’ont mis en lumière pour rendre compte du dynamisme à long terme. S’il accorde toute l’importance voulue à l’entrepreneuriat local, il reste que sa démonstration fait une large place aux programmes gouvernementaux au point où on est en droit de se demander ce qui se serait passé sans eux. Bon nombre de structures et d’organismes du milieu qu’il scrute à la loupe sont assez solidement soutenus par l’État. L’exemple des villes et de Montréal en particulier est assez éloquent. Les corporations de développement économique communautaire (CDEC) sont des créations proches des gouvernements ; les élus locaux, qui représentent un palier de gouvernement, y sont très présents.

Malgré les appels à l’initiative locale, communautaire et privée, l’État n’est pas loin. Certes il n’impose plus ses projets et ses décisions, mais il finance, appuie, conseille, évalue, aide à percer les marchés extérieurs, unit des partenaires, etc. Il délègue parfois et invite les acteurs politiques et administratifs locaux à prendre la relève. L’État fantôme n’existe pas en développement régional et local ; il n’a plus les moyens de ses ambitions – quoique à mon avis ce ne soit pas la seule cause : l’État a dû tourner son attention, et ses ressources, vers d’autres enjeux et vers les grandes régions urbaines où vit une majorité de citoyens –, mais il demeure actif, ne serait-ce qu’à cause du poids politique des régions et du monde rural.

Dans deux chapitres bien documentés, l’auteur présente la grande diversité d’organismes locaux, notamment communautaires, qui se sont développés en milieu urbain et rural. La diversité est surprenante et témoigne de grands dynamismes sociaux. Ces organismes créent de l’emploi, produisent de l’espoir, innovent dans des secteurs nouveaux, comme les industries environnementales dans le secteur Angus à Montréal. Mais on ne sait pas encore si leur succès est durable. L’auteur est plutôt enthousiaste quand il les présente, mais il ne fournit pas de grille d’évaluation de ces projets et son évaluation demeure partielle. Dommage !

On sent souffler un vent d’optimisme dans ce court ouvrage. L’innovation est la clé de la réussite et celle-ci n’est pas uniquement d’ordre technologique. Elle se déploie mieux dans une gouvernance élargie et un partenariat ramifié. Pour Joyal, le développement, c’est savoir s’organiser (p. 146). Les organismes communautaires urbains et ruraux, les nouvelles PME, nombreuses en régions, offrent des services et des produits de valeur : touristiques, personnels, matériels, informationnels. Mais peuvent-ils durer, voler de leurs propres ailes ? Certes, il n’est pas nécessaire que ces entreprises d’économie locale, parfois sociale, se « positionnent » toutes sur le marché mondial, mais on ne peut s’empêcher de se demander si, même en créant de l’emploi et en vendant des biens et des services, certaines ne sont pas des refuges temporaires. Nos connaissances sont ici bien parcellaires. L’auteur parle d’exemples de succès, mais ne fournit que des preuves limitées, en partie parce qu’il n’a pas proposé des critères de réussite universellement reconnus lui permettant de porter un jugement rigoureux. Parfois, on ne distingue pas trop ce qui relève des intentions des acteurs (élus, promoteurs, décideurs, observateurs, y compris universitaires) engagés dans le développement local des résultats concrets durables. Joyal reconnaît cependant que le développement local est un travail de longue haleine. Son optimisme s’appuie sur la théorie, des expériences internationales, mais sur encore trop peu, du moins au Québec, d’analyses statistiques.