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Les livres sur la banlieue sont nombreux aux États-Unis, encore qu’il s’agisse souvent de critiques davantage que d’analyses d’un phénomène qui est toujours, et peut-être encore plus aujourd’hui, l’objet de vives polémiques. Ils sont plus rares au Québec, où les chercheurs se sont trop peu intéressés à cette forme d’occupation de l’espace ; la banlieue a en quelque sorte été négligée, malgré qu’elle représente le milieu de vie de la majorité de la population, qu’on le veuille ou non.

Deux exceptions récentes se doivent d’être soulignées : le très beau livre de Michel Lessard sur Sainte-Foy paru en 2001, une manière d’ode à un mode de vie en voie de disparition ; et, maintenant, cet ouvrage collectif sur les premières banlieues de Québec – dirigé par Andrée Fortin, Carole Després et Geneviève Vachon, toutes trois professeures à l’Université Laval –, une contribution essentielle à la compréhension du phénomène marquant de l’urbanisation de l’après-guerre. Les auteurs (qui sont surtout des femmes : faut-il y voir un signe ?) revisitent la banlieue, comme l’indique le titre. Ils la revisitent au sens où ils proposent un regard neuf sur la banlieue, qui tranche avec le discours dominant, plutôt anti-banlieue, quand il n’est pas anti-banlieusards. Les auteurs ne défendent pas la banlieue, ni non plus la condamnent. Ils l’examinent, l’analysent, ce qui était essentiel.

L’ouvrage que nous offre l’équipe de chercheurs de l’Université Laval est particulièrement intéressant, ne serait que parce qu’il s’agit d’un ouvrage collectif, dans le sens véritable du mot. Le livre rend compte des travaux menés par une équipe multidisciplinaire, qui mêle heureusement sociologues, urbanistes, architectes et psychologues. En même temps, il possède une grande unité : il ne s’agit pas d’un assemblage hétéroclite de textes épars, sans liens les uns avec les autres ; mais il offre la richesse que seules permettent les contributions croisées de plusieurs spécialistes autour d’une même question[1] : diverses approches sont possibles, de nombreux points de vue peuvent être dégagés.

Le livre se compose de trois grandes sections. Dans la première partie, les auteurs refont en accéléré l’histoire de la banlieue de Québec, pour en dégager les principales caractéristiques : évolution des formes et, plus fondamentalement, des individus et de ce qu’ils recherchent. Les banlieusards changent et, partant, la banlieue. Ou plus exactement les banlieues, car la banlieue n’existe pas : il existe des banlieues, comme le rappellent si justement les auteurs.

La deuxième partie du livre est construite autour d’une série d’analyses, réalisées sur la base d’entrevues complétées en 1999 sur les territoires d’appartenance (l’appropriation, l’attachement, l’identité) ; les représentations spatiales relatives à la banlieue et à la ville, leurs rôles respectifs pour les habitants de la banlieue ; la mobilité intra-urbaine, où il s’agit de définir des groupes où les individus partagent les mêmes caractéristiques, mais également le même discours sur la mobilité ; les caractéristiques de la centralité en banlieue ; le vieillissement en banlieue. C’est là la partie la plus riche, car elle donne la parole à ceux que l’on néglige trop souvent d’interroger.

Dans la troisième partie, les auteurs s’engagent sur un terrain un peu moins sûr, plus rarement investi par des chercheurs universitaires, en formulant des propositions concrètes d’aménagement, pour renouveler la banlieue, propositions qui vont de l’échelle de la région à celle de la rue. Il s’agit pour l’essentiel de transformer les banlieues en collectivités viables, notamment en les densifiant par l’ajout de logements dans les maisons de la banlieue. C’est probablement la partie la plus contestable de l’ouvrage. Mais les idées avancées ont au moins le mérite de nourrir un débat qui tarde à se faire.

Les auteurs inscrivent leurs propositions d’aménagement dans le courant du nouvel urbanisme qui n’est malheureusement trop souvent que la reformulation d’une banlieue traditionnelle, mise au goût du jour, mais sans véritable préoccupation environnementale. Les propositions, pour intéressantes qu’elles soient, laissent le lecteur sceptique. Il ne suffit pas par exemple que les espaces soient réaménagés en fonction des piétons pour que, subitement, les comportements changent… Les contraintes ne se posent pas uniquement du côté des aménagements ; elles se trouvent d’abord dans les modes de vie.

De même, le potentiel des ajouts de logements aux maisons individuelles semble nettement plus faible que ce que suggèrent les auteurs. Une analyse du marché immobilier, de ses déterminants, de ses contraintes, aurait sûrement permis de relativiser l’impact de certaines propositions. À tout le moins, cela aurait permis de mieux comprendre ce qui doit être fait pour que les propositions formulées puissent entrer dans les faits. Si certains aménagements proposés présentent un réel intérêt, la véritable question est ailleurs : comment s’assurer qu’elles puissent être réalisées et, surtout, quelles en seront les véritables conséquences ? Ces questions, pourtant essentielles, ne sont pas abordées.

Ainsi, malgré son intérêt, le livre nous laisse parfois sur notre faim. D’abord parce qu’il ne porte que sur les banlieues de première génération de Québec, celles qui ont été édifiées dans les années 1950 et 1960 ; or ces banlieues ne sont pas représentatives de ce qu’est aujourd’hui la banlieue. Ensuite, le livre est loin de couvrir toutes les transformations qui ont touché la banlieue. L’ouvrage met l’accent sur l’habitation, et ignore presque complètement les autres fonctions que l’on y retrouve maintenant. Ainsi, on passe presque sous silence la restructuration du commerce, la mise en forme de nouveaux pôles d’activités, qui ont complètement transformé la banlieue, qui ne se définit plus vraiment en termes de dépendance par rapport à la ville-centre, mais peut-être davantage en termes de concurrence. Il faut pourtant reconnaître qu’une analyse complète de la banlieue restait impossible dans le cadre d’un seul ouvrage.

Par ailleurs, on pourra reprocher aux auteurs de trop peu se soucier de lier leurs recherches aux débats qui ont cours ailleurs sur le thème de la banlieue. Bien sûr, ils font référence au débat sur l’étalement urbain, qu’ils contournent habilement ; mais il aurait été utile de resituer leurs constats dans un corpus plus vaste. On pourra également leur reprocher la faible qualité des illustrations, sauf pour une série de hors-texte en couleurs, en fin d’ouvrage ; c’était davantage la responsabilité de l’éditeur, qui ne s’est guère soucié de mettre en valeur les travaux menés par les chercheurs et, partant, a négligé ses lecteurs.

En ce sens, le livre ici reste inégal. Mais c’était inévitable, compte tenu de la formule retenue, celle d’un ouvrage collectif, qui rend compte des recherches récentes. Cela dit, le livre est toujours passionnant, malgré certaines longueurs ; passionnant par le thème abordé, trop souvent ignoré par les chercheurs d’ici, et aussi par le regard porté, qui cherche à comprendre plutôt qu’à juger. Il faut cesser cette opposition ville-centre et banlieue, qui a de moins en moins de sens, alors que la banlieue s’autonomise. C’est ce à quoi nous invitent les chercheurs de l’Université Laval. Peut-être n’était-ce possible que pour Québec ? Une chose est sûre : il était essentiel que l’on revisite la banlieue, avec une approche différente de celle qui est trop souvent adoptée dans les débats actuels. Les visites devront toutefois se poursuivre, pour nous permettre de compléter notre analyse d’un phénomène qui reste encore méconnu.