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La maturité d’une discipline scientifique se juge selon plusieurs critères : son degré d’institutionnalisation universitaire ; la cohérence de son cadre conceptuel ; la sophistication de sa méthodologie de recherche ; des professeurs voués à l’épanouissement de la discipline. La spécificité du droit comme discipline découle en partie du fait qu’il rencontre le premier et le quatrième de ces critères, mais qu’il éprouve des difficultés à réaliser le deuxième et le troisième.
C’est vers 1850 que naissent au Québec les deux premières facultés de droit – l’une à l’Université Laval et l’autre, à l’Université McGill. C’est à la même époque que les premières tentatives d’imaginer la carrière d’un professeur de droit comme occupation tout à fait distincte de celle d’avocat, de notaire ou de juge prennent forme. Parmi les pionniers, on retrouve à Laval Jacques Crémazie et Augustin-Norbert Morin. Toutefois, il a fallu attendre 1897 à McGill et 1946 à Laval avant que les premiers professeurs de carrière à temps plein ne soient nommés.
Jusqu’à tout récemment les professeurs du droit n’ont ressenti le besoin d’élaborer pour leur discipline ni cadre conceptuel, ni méthodologie de recherche particulière. Nonobstant l’appel aux armes lancé par le Rapport Arthurs (Le droit et le savoir) soumis au CRSH en 1983, même aujourd’hui plusieurs facultés de droit proclament que la « discipline juridique » n’existe pas et ne devrait pas exister comme telle. En prenant cette perspective, on pourrait affirmer que la plupart de nos facultés de droit (y compris les nouvelles venues que sont Sherbrooke, Ottawa et moindrement, l’UQAM) sont nées comme structures universitaires avant d’être conçues comme institutions scientifiques.
Comprendre comment cette situation a pu arriver est, ultimement, la tâche que se donne Sylvio Normand. Dans son histoire de la Faculté de droit de l’Université Laval – une monographie subtile et riche en détails – il fait état surtout du premier et du quatrième élément du droit comme discipline. Même si le titre évoque un certain hégélianisme, son oeuvre n’est pas une simple « histoire Whig » dans laquelle le passé mène inexorablement vers un meilleur avenir. S’il structure son livre autour de périodes apparemment étanches (les titres des chapitres sont : Origines, Fondation, Consolidation, Maturité, Changement, Transformation), les grands thèmes évoqués transcendent toutes ces périodes : le rapport entre la faculté et le barreau ; le droit comme discipline professionnelle ou universitaire ; l’enseignement d’un cursus positiviste ou multi-disciplinaire ; une vocation conservatrice ou de transformation sociale ; une pédagogie dogmatique ou instrumentaliste ; une clientèle élitiste ou de masse (comprenant plus récemment des femmes et des minorités visibles).
Ce faisant, Normand évoque les multiples interprétations de la mission d’une faculté et de la discipline juridique. Mais la contribution tout à fait particulière de cette monographie (et ce qui la distingue des autres monographies sur l’histoire des facultés de droit au Canada) est sa réflexivité. L’auteur reconnaît qu’il aurait pu écrire plusieurs autres histoires avec plusieurs autres périodisations et, bien sûr, plusieurs autres orientations – et que ces histoires méritent toutes, elles aussi, de voir le jour : l’histoire de la population étudiante ; des professeurs ; des doyens ; du cursus ; du contenu de la bibliothèque ; de la recherche juridique ; des rapports avec les corporations professionnelles ; des rapports avec l’administration de l’université ; des théories de la pédagogie juridique ; du rôle de la faculté dans le changement social ; des conceptions changeantes de ce que constitue le droit lui-même.
Le professeur Normand signale avec justesse les contraintes qui s’imposent lors de la rédaction d’histoires institutionnelles : les archives universitaires comprennent surtout des documents officiels et des procès-verbaux – rarement offrent-elles un aperçu des débats idéologiques et politiques derrière les prises de décision ; de plus, bien que ces archives offrent un inventaire des programmes et des cours, elles nous laissent dans la noirceur quant au contenu, à l’approche pédagogique et à la théorie du droit adoptés par l’enseignant en question ; finalement, ces archives ignorent l’impact de la culture ambiante sur les professeurs, les étudiants, la pédagogie et la mission de la faculté. Toutefois, malgré l’absence d’autres sources fiables pour les premières périodes, l’auteur puise amplement dans les journaux, les publications étudiantes, les entrevues et d’autres archives pour enrichir sa narration de l’après-guerre. En particulier, sa discussion sur le rôle des jeunes professeurs et des étudiants pendant les années 1960 et 1970 témoigne de l’ampleur de sa recherche.
Dans une certaine mesure, son texte est le reflet de la disponibilité des sources écrites. Normand cible les processus par lesquels l’enseignement du droit au Québec s’est institutionnalisé, la lutte de la Faculté de droit de Laval pour se donner une mission véritablement universitaire et le professorat se distanciant des professions. Comme juriste qui a déjà esquissé une histoire, non pas de sa Faculté comme telle, mais plutôt de son cursus de baccalauréat et de sa pédagogie, je me réjouis de la richesse de cette histoire institutionnelle. Trop souvent, les auteurs de telles histoires se contentent de glorifier le passé et de rédiger les livres qui ressemblent plus à des communiqués de presse qu’à des études critiques.
Bien sûr, cette monographie incite à nous poser plusieurs autres questions, notamment : Est-ce que l’institutionnalisation dans une université se distingue, par exemple, de l’institutionnalisation par le Barreau ? Est-ce que la mission de l’enseignement du droit à l’université change quand il relève d’un « département » à l’intérieur d’une Faculté de sciences humaines, d’une « école » visant l’acquisition des habiletés professionnelles, ou d’une « faculté » indépendante ? Et, enfin, comment définir une discipline – par son savoir, sa méthodologie, ses finalités, ses institutions et ses structures, ou ses objets ?
Le droit comme discipline universitaire traverse ces thèmes sans, toutefois, y répondre en détail. Ce faisant, cet ouvrage signale l’importance d’entreprendre une étude sociologique de la discipline (et de ses prétentions transdisciplinaires contemporaines), une sociologie de la profession (et de sa conception du savoir juridique), et une sociologie du droit. Son mérite se situe dans le fait qu’il donne le goût de poursuivre ces idées et ces pistes, tout en offrant une interprétation lucide et évocatrice de l’histoire de la Faculté de droit de l’Université Laval.