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Au printemps 1956, à l’orée des élections générales du 20 juin, le quotidien Le Devoir se positionne contre Maurice Duplessis, premier ministre de la province de Québec élu sous la bannière de l’Union nationale (UN)[1]. Profitant de son indépendance à la fois idéologique et financière[2] envers les différents partis politiques, Le Devoir avait ainsi plus d’une fois appuyé l’UN lorsque leurs intérêts mutuels se rencontraient, notamment lors des élections provinciales de 1936, de 1939 et de 1948 (Gagnon et Lévesque, 1997). Or, en 1956, Gérard Filion et André Laurendeau n’ont plus d’hésitation par rapport à celui que l’on surnommait le « cheuf » (Nadeau, 1996). Le 29 mai de cette année-là paraît un numéro spécial portant sur les élections à venir, dans lequel la plupart des collaborateurs du Devoir sont mis à contribution.

De tous ces collaborateurs, éditorialistes, journalistes et autres, le caricaturiste Robert La Palme est peut-être le plus sollicité d’entre tous : 13 de ses caricatures, la plupart inédites, ornent les pages du numéro, ces dessins étant sans pitié pour Duplessis. Deux de ces caricatures se taillent une place fort appréciable à la une[3], directement sous la manchette qui se lit comme suit : « L’Union nationale telle qu’elle est (Figure 1). Un numéro spécial du Devoir sur les quinze années du régime Duplessis ». Parfaitement imbriquées dans la mise en page, symétrique, ces caricatures donnent en quelque sorte le ton au numéro. Dans la première, intitulée simplement « 1936 », on voit un jeune et fringant Maurice Duplessis transpercer le dragon qu’est Louis-Alexandre Taschereau, alors premier ministre de la province et chef du Parti libéral du Québec (PLQ). Celui-ci retient entre ses griffes la province, pauvre demoiselle en péril. Inversement, dans la seconde caricature intitulée « 1956 », Maurice Duplessis est désormais le dragon[4]. Il n’est toutefois point menacé. Au contraire, « un nouveau St-Georges [est] demandé ».

Comment lire ces caricatures ? En fait, s’agit-il de deux caricatures, ou d’une seule, séparée en deux tableaux ? Bref, quelle lecture, quelle séquence doit-on privilégier ? Diverses possibilités nous sont d’emblée offertes. On peut en effet les prendre comme une seule caricature, fracturée en son centre. Si l’on en fait deux caricatures distinctes, on peut aussi pousser le raisonnement à sa limite, et refuser ainsi tous liens qui les unissent. À préférer la séquence, s’articule-t-elle de gauche à droite, ou vice-versa ? Aux fins de cet article, nous privilégions la lecture suivante : deux caricatures liées intimement l’une à l’autre, qui se lisent de gauche à droite.

Comme la manchette du numéro l’indique, on pourrait croire que Robert La Palme dresse à son tour le bilan de l’UN. Or il n’en est rien. Dans ces deux caricatures, il met plutôt en scène avec finesse et habileté les liens étroits entre le passé, le présent et l’avenir. Ce sont ces liens, ces rapports que nous mettrons au jour dans cet article, en nous intéressant à la manière dont le caricaturiste les conçoit et les arrime l’un à l’autre. Dès 1956, La Palme essaie d’envisager, de représenter le changement de régime à venir qui surviendra, finalement, en 1960, du régime Duplessis au régime Lesage, régime étant ici entendu dans le sens politique du terme où l’on passe, pour le dire avec Léon Dion (1961, p. 3-14), de l’Ancien au Nouveau Régime.

Figure 1

Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

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Il y a également changement de régimes d’historicité[5] (Hartog, 2003), où l’année 1960 apparaît comme une fracture[6]. D’un régime d’historicité régressif, tourné vers le passé, à un régime d’historicité progressif, tourné vers l’avenir. Tandis que les symboles et traditions d’hier, socle et terreau de la société dite duplessiste, sont peu à peu jetés aux oubliettes à partir des années 1960[7] – parfois avec un succès mitigé, diraient certains (Bédard, 2007-2008) –, la société québécoise embrasse les avatars de la « modernité » que sont le progrès, la démocratisation, les réformes. La Révolution tranquille transforme irrémédiablement le visage de la société québécoise.

Pour représenter pareil phénomène, Robert La Palme met en scène une vision idéalisée du passé, vision sur laquelle il s’appuie pour projeter une représentation idéalisée, elle aussi, du futur, et cela en réaction à un présent fermé, sans issue, qu’il désavoue. Toutefois, et c’est ce que nous montrerons dans les pages qui suivent, cette articulation ne tient pas. Il s’agit d’un simulacre qui reflète la difficulté, voire l’impossibilité pour le caricaturiste d’articuler les temps historiques en fonction d’un avenir prometteur alors que l’on est sur le point de passer à un autre régime d’historicité. Jean-François Hamel avait d’ailleurs observé pareille inquiétude en analysant la narrativité lors du passage du régime ancien au régime moderne d’historicité aux 19e et 20e siècles[8].

Pour mener à bien cette démonstration, nous procéderons en trois temps. Nous débuterons par quelques rappels d’usage, d’ordre historiographique et conceptuel, afin de bien asseoir notre cadre théorique. Suit l’étude des textes qui composent ce dossier du Devoir, en nous intéressant plus particulièrement à la tension entre champ d’expérience et horizon d’attente (Koselleck, 1990 [1979]). Cela fait, nous passerons aux deux caricatures à la une signées de la main de La Palme. D’une part, recourant notamment à l’iconographie (Panofsky, 1990 [1967] ; Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994 ; Duchet-Suchaux et Pastoureau, 2006 [1990]) et à la sémiotique (Eco, 1976 et 1988), nous étudierons la trame narrative déployée par le caricaturiste. D’autre part, nous interrogerons le rapport au temps qui se dégage de ces caricatures en mettant à profit le concept de régime d’historicité (Hartog, 1995 et 2003 ; Baschet, 2001).

Quelques remarques théoriques préliminaires

C’est dans la foulée des travaux novateurs de Reinhart Koselleck et de Paul Ricoeur sur l’expérience du temps que François Hartog développe la notion de régime d’historicité. Le premier a proposé les catégories métahistoriques de « champ d’expérience » et d’« horizon d’attente » (Koselleck, 1990 [1979]) – ou de mémoire et d’espoir, termes déjà présents chez saint Augustin (Hamel, 2006) – dans son projet de contribuer à la sémantique des temps historiques, pour citer le sous-titre de son ouvrage. Comme les notions de mémoire et d’espoir l’indiquent, il ne s’agit ni du passé, ni du futur, mais bien de leur rapport, de leur articulation au présent. De son côté, le second y va d’une réflexion riche et critique, nourrie des travaux d’Aristote, sur la relation entre temps, récit et narrativité entamée dans Temps et Récit (Ricoeur, 1983, 1984 et 1985) et poursuivie dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (Ricoeur, 2000 ; Leduc, 1999).

S’inspirant et s’abreuvant des travaux et analyses de l’un et l’autre, François Hartog développe pour sa part le concept de régime d’historicité, soit l’articulation qui chapeaute les rapports entre champ d’expérience et horizon d’attente. Dit autrement, l’historien français opérationnalise les concepts mis de l’avant par Koselleck. C’est d’ailleurs dans cette optique que le régime d’historicité, pour Hartog (2003) est un outil heuristique permettant de mettre au jour les différents rapports aux temps présents au sein d’une société, d’une collectivité, à travers les âges.

Cela dit, quelques clarifications s’imposent dans les propos que nous avons tenus au préalable concernant la société québécoise au tournant des années 1960. Nous n’entendons pas ici que le Québec, sous Maurice Duplessis et avant lui, était conservateur, voire traditionaliste, avant d’entrer subitement dans la modernité avec la Révolution tranquille. Cette thèse, longtemps hégémonique, a été délaissée ces dernières années (Bédard, 2005 ; Warren, 2005 ; Gélinas, 2007). Nous nous intéressons plutôt aux courants dominants, aux conceptions de la Cité qui s’opposent, se confrontent. Autant les forces progressistes ont-elles remporté le haut du pavé au cours des années 1960[9], autant les forces traditionalistes avaient-elles le dessus sous Duplessis. Encore une fois, avoir l’avantage ne signifie pas être omnipotent ni omniprésent. Or, comme le montre Xavier Gélinas (2007) dans son ouvrage, la droite intellectuelle durant les années 1960 est encore présente et n’abandonne pas le combat pour autant.

D’un autre côté, au cours des années 1940 et 1950, malgré la présence de Maurice Duplessis à la tête de l’État québécois, les forces progressistes s’activent et ne restent pas oisives, bien au contraire. Pensons notamment à la contribution du père Georges-Henri Lévesque de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval (Behiels, 1989 ; Warren, 2003), au farouche combat que livrent les collaborateurs du journal Le Devoir et de la revue Cité libre à Duplessis (Behiels, 1985), ou à l’engagement teinté de l’éthique personnaliste que l’on retrouve au sein de l’Église catholique (Meunier et Warren, 2002 ; Bienvenue, 2003 ; Gauvreau, 2005), institution pourtant réputée proche du régime Duplessis dans l’imaginaire de la Grande Noirceur. Aussi est-ce dans cette optique, en considérant les courants dominants, en amont et en aval de 1960, que nous considérons qu’il y a eu passage d’un régime d’historicité régressif à un autre progressif au tournant des années 1960.

Or en 1956, alors que s’intensifie ce que Yoland Sénécal (1988) appelle la pré-Révolution tranquille, ce changement de régime d’historicité reste à venir. Aussi s’agit-il de savoir comment s’articulent, dans ce contexte, les temps historiques, comment s’agencent passé, présent et futur alors qu’un changement de régime d’historicité se prépare. Nous verrons ce qu’il en est d’abord dans les pages du Devoir avant de revenir aux caricatures de Robert La Palme elles-mêmes.

Le dossier du Devoir du 29 mai 1956 : un acte d’accusation implacable contre le gouvernement Duplessis

Ce numéro spécial du Devoir est une charge en bonne et due forme, assumée, toutes voiles déployées contre l’administration Duplessis. Alain-G. Gagnon et Louiselle Lévesque le qualifient d’ailleurs de « dévastateur » pour le régime Duplessis :

Le quotidien ne néglige aucun aspect : que ce soit dans le domaine de l’éducation, de l’habitation ou du développement économique, que ce soit sur le plan de la qualité de vie démocratique ou des revendications autonomistes, l’administration Duplessis est passée au crible et en ressort passablement amochée. Cette rétrospective […] constitue l’essence même du travail journalistique en période électorale… (Gagnon et Lévesque, 1997, p. 77.)

Il serait d’ailleurs vain de tenter d’établir une recension des ouvrages qui ont porté sur LeDevoir et ses collaborateurs depuis sa fondation. Il y en a un si grand nombre que les chercheurs en ont à peu de chose près perdu le compte (Lamonde, 1991 ; Gélinas, 2007). Pour notre part, notre objet d’étude ne sera ni le bien-fondé des critiques des collaborateurs du Devoir, ni la partialité ou l’impartialité du quotidien face à Maurice Duplessis, partialité déplorée par TheGazette à l’époque (Gagnon et Lévesque, 1997). Nous nous intéresserons plutôt à la manière dont les collaborateurs du quotidien articulent les temps historiques à l’approche des élections. Pour le moment, nous mettons de côté les deux caricatures de Robert La Palme parues à la une, afin de mieux y revenir dans la dernière partie de ce texte.

Ce numéro spécial est constitué de 35 textes[10] et de 13 caricatures de diverses tailles, qui peuvent aller d’un discret encadré jusqu’à occuper la moitié de la page. Gérard Filion (1956a, 1956b, 1956c) signe trois textes, André Laurendeau (1956a, 1956b) et Pierre Vigeant (1956a, 1956b) contribuent à deux reprises de leur côté, tandis que Paul Sauriol (1956) et Jacques Perreault (1956) publient chacun un texte. Pour sa part, Pierre Laporte (1956a, 1956b) en signe deux, mais semble également être l’auteur d’un autre texte. Ce dernier, sans signature (Laporte, 1956c), serait selon toute apparence de sa main[11].

Pour ce qui est des caricatures, toutes les pages du numéro ne contiennent pas un dessin de Robert La Palme. La direction du Devoir s’est toutefois assurée que le trait distinctif du caricaturiste apparaisse dans chacun des gabarits du dossier. Il est à noter que La Palme n’en a que pour Duplessis. Celui-ci apparaît dans 11 des 13 caricatures qu’il signe et est d’ailleurs, exception faite de l’Orateur (Figure 2), le seul membre de l’UN et du gouvernement à être caricaturé (La Palme, 1956d). Alors que Le Devoir avait pour intention première de dépasser la seule personne du « cheuf » pour s’en prendre à l’UN dans son ensemble, le caricaturiste concentre son tir sur la seule et unique personne de Duplessis. Ces clarifications faites, nous nous intéresserons maintenant à la manière dont le quotidien traite du passé.

En un mot, le bilan dressé par le quotidien est catastrophique. Les collaborateurs du Devoir n’ont de cesse de recourir à des expressions-chocs afin de noircir davantage les années Duplessis. Selon Laurendeau (1956a), « l’État provincial […] est en train de se désagréger ». Sur la pratique du patronage, on peut lire que « dans presque tous les comtés c’est pourri » (s. n., 1956m). Le bill 34 – qui permet au scrutateur, nommé par le gouvernement, de congédier en plein scrutin le greffier recommandé par l’opposition – est décrit comme « l’une des plus sales législations de toute l’histoire de la province » (s. n., 1956c). Dans cette veine, Filion (1956c) n’aurait pu être plus catégorique dans le titre qui coiffe l’un de ces textes : « Une politique à l’image d’un premier ministre ignare ».

Figure 2

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 8.

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 8.

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Articulation des temps historiques au sein des pages du Devoir ou découvrir aujourd’hui ce que sera demain

De son côté, La Palme abonde dans le même sens que ses confrères en illustrant le poids lancinant des quinze années Duplessis sur la société canadienne-française (La Palme, 1956c). Dans cette caricature parue en page huit, les réalisations de l’administration Duplessis sont autant d’oeufs pourris[12] dont les effluves nauséabonds occupent toute la scène (Figure 3). Marchant littéralement sur des oeufs, Maurice Duplessis a lui-même bien de la difficulté à se mouvoir dans ce dédale après toutes ces années, sa posture étant tout sauf assurée. Sur la question du bilan des années Duplessis, le mot de la fin revient à André Laurendeau (1956a), lui qui établit un parallèle direct entre les gouvernements Duplessis et Taschereau : « Rajoutez à cela une atmosphère de corruption qui rappelle les dernières années du régime Taschereau : il y a trop de députés enrichis rapidement, trop de contrats sans soumission, une caisse électorale trop riche et qui s’est constituée par des méthodes qui frisent le banditisme... ». Robert La Palme fait d’ailleurs écho à ce lien avec Taschereau dans ses caricatures à la une.

Figure 3

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 8.

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 8.

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Au terme de la lecture de ce dossier du Devoir sur les quinze années du régime Duplessis, il appert que le temps presse : il faut renverser le « cheuf ». Gérard Filion (1956a) va d’ailleurs droit au but et interpelle directement les (é)lecteurs à la une : « C’est donc en pensant à l’administration de la province, aux insuffisances, aux défauts et aux vices du gouvernement actuel, à la corruption généralisée et institutionnalisée de l’UN qu’il faudra voter le 20 juin prochain. » À d’autres occasions encore, les collaborateurs du quotidien relancent les (é)lecteurs, leur rappellent l’importance, l’urgence d’aller voter (s. n., 1956c ; 1956l ; Perreault, 1956 ; Laporte, 1959d). En fait, il en va du « devoir de l’opinion publique de réagir » (s. n., 1956t). Or, la question est maintenant de savoir non seulement pour qui, mais pour quoi – pour quel projet de société –, les électeurs devraient voter le 20 juin.

À partir de ce champ d’expérience, que l’on peut résumer à un noircissement général des années Duplessis, se dégagent de ce dossier du Devoir deux horizons d’attente, l’un rejeté, l’autre souhaité. Dans le premier cas, il s’agit de montrer aux lecteurs ce qu’adviendra en cas d’une énième victoire de Maurice Duplessis. C’est-à-dire que la situation actuelle perdurera, voire qu’elle empirera. Revenant sur la mesquinerie du « cheuf » et sur sa propension à se venger personnellement de ses ennemis, propension largement documentée (Chaloult, 1969 ; Groulx, 1972 ; Laporte, 1960 ; Hamel, 2008), Laporte (1956b) soutient pour sa part qu’il n’est pas loin le jour où nous verrons « un projet de loi commençant par : ’Attendu que le premier ministre était de mauvaise humeur...’ ». On souligne également l’arbitraire des membres de l’UN, véritables despotes en puissance, qu’ils soient ministres ou simples députés d’arrière-banc : « S’ils décident que telle chose se fera, toutes les lois du monde et tous les codes n’y feront rien ; ils sont les maîtres » (s. n., 1956a). Finalement, on dénonce avec verve les lois 19 et 20 qui permettent au gouvernement de retirer la certification à toute union syndicale qui tolérerait parmi ses membres le communisme (Collectif, 1984 [1979]), sans définir il va de soi ce qui est entendu par « tolérer » et par « communisme » (s. n., 1956n)[13]. Du même souffle, on souligne que ces lois ne sont certes pas encore appliquées, « mais elles sont quand même là, suspendues comme des épées de Damoclès ». Pouvant entrer en vigueur à tout moment, ces lois sont ainsi une menace constante contre les ouvriers, une menace d’autant plus vive si Maurice Duplessis est reporté au pouvoir.

On retrouve également au sein de ce numéro spécial quelques traces éparses d’un horizon d’attente souhaité. À propos des problèmes de boisson récurrents au Québec, décrits comme étant une véritable plaie qui affecte la province, la lumière semble apparaître au bout du tunnel : « La loi seule, sans l’éducation, ne résoudra pas le problème ; mais l’éducation plus la loi la résoudra mieux que l’éducation seule » (s. n., 1956g). La plus grande note d’espoir se trouve toutefois à la page suivante, dans des propos fort imagés : « Le jour approche où l’on pourra, au sujet de M. Duplessis, répéter ce que M. Bourassa écrivait de [Wilfrid] Laurier : ’La gloire du grand homme disparaît et c’est dans la crotte qu’elle s’enfonce’ » (s. n., 1956m). C’est tout ce qu’il y a sur la chose, ce qui est bien peu dans les circonstances. Les artisans du quotidien étaient tous bien plus volubiles lorsque venait le temps de revenir sur les quinze années Duplessis que de s’avancer sur les – éventuelles – années post-Duplessis, souhaitées pourtant si ardemment.

Dans les pages de ce dossier, l’avenir n’est pas envisagé avec grand optimisme. Les collaborateurs du Devoir font le bilan, voire le procès de l’UN, noircissent à fond les années Duplessis et présentent à quelques occasions un portrait hypothétique de ce qui sera si la tendance se maintient. Or, ils se tiennent cois lorsque vient le temps de mettre de l’avant les alternatives possibles à l’UN. À la lecture de ce dossier, on sait quelle est – et sera – la situation du Québec sous Maurice Duplessis. Qu’en serait-il sans le « cheuf » ? Nul ne le sait, et ce n’est certainement pas en parcourant les pages de ce dossier que le lecteur sera plus éclairé. À cet effet, si ce n’est quelques brèves mentions aux anciens chefs Louis-Alexandre Taschereau (Laurendeau, 1956a, p. 1) et Wilfrid Laurier (s. n., 1956m) – ancien chef, pour sa part, du Parti libéral du Canada –, il n’est question des libéraux actuels au sein des pages de ce dossier qu’à une seule occasion (s. n., 1956w). Mais encore, on ne mentionne ni le PLQ, ni ses principaux leaders, dont Georges-Émile Lapalme. Une bien curieuse stratégie dans les circonstances de la part du Devoir que de faire le procès de l’UN sans sortir de l’ombre son adversaire de toujours, le PLQ[14].

En fait, cette circonstance est révélatrice de cette difficulté à imaginer le présent autrement. Nous avons la capacité, sans trop de difficultés, d’imaginer, de nous représenter le pire. Que ce soit pour hier, aujourd’hui, ou demain, tels que le font les artisans du quotidien dans ce dossier. Mais pour ce qui est d’imaginer un « autre » demain, un demain qui soit fondamentalement différent de cet aujourd’hui abhorré, décrié avec tant de vigueur, c’est une autre histoire. De fait, bien que l’on soit, en 1956, en plein dans ce que d’aucuns appellent la pré-Révolution tranquille, les collaborateurs du Devoir éprouvent eux aussi de grandes difficultés à anticiper, à ce moment précis, quelle forme prendra la Révolution tranquille à venir. Voyons maintenant ce que le caricaturiste Robert La Palme a à dire sur le sujet pour sa part, s’il pousse la réflexion plus loin que ses confrères ou s’il rencontre des difficultés semblables à imaginer, à se représenter le futur.

Le croisade du caricaturiste Robert La Palme contre Maurice Duplessis

Caricaturiste engagé, passionné de politique, Robert La Palme est entraîné au milieu des années 1930 par la vague d’enthousiasme qui déferle sur le Québec et balaie tout sur son passage, pour culminer avec la chute du régime Taschereau et l’émergence du nouveau parti fondé des restes du Parti conservateur du Québec et de l’Action libérale nationale[15], l’UN. D’abord partisan tout azimut de Maurice Duplessis, jeune responsable politique prometteur et plein de vigueur, Robert La Palme déchante rapidement. Amèrement déçu, il devient même l’un de ses critiques les plus virulents, sinon le plus virulent au début des années 1940. Au sein du quotidien libéral Le Canada, de 1943 à 1951, il fait ses armes contre le « cheuf ». La même année, il se joint au Devoir où il peaufine son art selon l’historien de l’art Dominic Hardy (2006). Ce n’est pas un hasard que Robert La Palme se retrouve, sous Maurice Duplessis, aux adresses du Canada et du Devoir[16]. Ce sont deux journaux fort semblables l’un l’autre, des journaux d’élite à faible tirage – du moins comparés à un quotidien de masse comme La Presse (De Bonville, 1995) –, et qui font de la critique de l’administration Duplessis une véritable spécialité. Entre 1943 et 1959, La Palme consacre près de 2 000 dessins à l’homme et à son régime, à l’État québécois et à la société canadienne-française.

Artiste autodidacte et érudit, Robert La Palme est au fait de son art, et de son histoire. Professeur à l’Université Laval dans les années 1940, où il enseigne le dessin, sans pour autant être détenteur du moindre diplôme (Nadeau, 1997), il manie avec talent la ligne, les formes, mais également les métaphores, les légendes qu’il utilise dans le véritable théâtre qu’est son oeuvre. Aussi est-ce en relative connaissance de cause que l’artiste utilise à plus d’une occasion la figure de saint Georges terrassant le dragon dans son oeuvre, d’où l’intérêt de proposer une analyse iconographique (Panofsky, 1990 [1967]) de cette figure.

Analyse iconographique et sémiotique de la caricature : la figure de saint Georges terrassant le dragon dans le contexte politique canadien-français

Il s’agit d’une figure légendaire, sempiternelle, largement connue, ne serait-ce que sommairement, avec ses personnages, ses lieux, sa scène, bien ancrées dans l’imaginaire collectif occidental. Saint Georges, preux chevalier, livre un combat au terrible dragon qui menace la princesse en péril. Les connotations associées à ces personnages sont elles-mêmes bien connues : héroïsme/lâcheté, bien/mal, vertu/vice, etc., s’affrontent ici, entre autres par couleurs interposées, tandis que la princesse connote pour sa part la pureté, l’innocence, la virginité[17]. Il va sans dire que cette trame, et Georges Didi-Huberman l’expose à merveille dans son ouvrage, s’est construite, s’est modelée à travers les âges (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994).

Ainsi, à ses débuts, saint Georges est le martyr d’entre tous les martyrs, ce qui en fait le soldat du Christ par excellence. Torturé à l’origine par l’empereur Datien ou Dioclétien – dont l’étymologie rappelle draco –, la figure du dragon fait progressivement son apparition dans l’iconographie afin de symboliser les épreuves et le mal auxquels il est confronté. C’est au tournant du 14e siècle que les légendiers, revisitant l’iconographie de saint Georges, y insèrent la trame narrative que l’on connaît, la figure de la princesse faisant par la suite son apparition (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994). Didi-Huberman a souligné à cet effet la plasticité de la figure de saint Georges (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994). Ce dernier n’est pas tant une personne qu’un personnage, que tout un chacun peut reprendre, instrumentaliser à sa guise (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994). Ce serait d’ailleurs là, toujours selon l’historien de l’art, le gage premier de sa réussite, de son universalité, de son culte à travers les siècles et les sociétés (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994).

Cette plasticité est ce qui attire au premier titre un artiste comme Robert La Palme, alors qu’il métaphorise cette légende pour traiter de la politique québécoise. Si La Palme retrace à première vue dans ces caricatures le destin tragique de Maurice Duplessis, qui de saint Georges devient le dragon, c’est plutôt le funeste sort de la province de Québec, pauvre demoiselle captive, sans défense, sans espoir, qui est le véritable sujet de son récit. Un sujet inactif, dans l’attente de son sauveur. Dans l’attente de ce que Max Weber (2004 [1959], p. 119-124) appelle la figure du prophète, soit un leader charismatique. C’est d’ailleurs le charisme de Maurice Duplessis, qualité éphémère s’il en est, qui a sans doute séduit Robert La Palme dans les années 1930, d’où la désillusion inévitable qui s’ensuivit[18].

Ce trait n’est pas exclusif au caricaturiste, loin de là. On le retrouve également, abondamment même, dans l’historiographie québécoise. À la figure de Maurice Duplessis, figure de proue du mythistoire de la Grande Noirceur, nombreux sont les historiens qui lui opposent celles du père Georges-Henri Lévesque (Parisé, 1976), de Georges-Émile Lapalme (Léonard, 1988 ; Panneton, 2000), de Paul Sauvé (Bombardier, 1971 ; Blaiset al., 2008 ; Lemieux, 2009), ou d’Adélard Godbout (Labelle, 2007). Ils deviennent ainsi tous, selon les auteurs, le précurseur, le père de la Révolution tranquille. Les têtes d’affiches changent mais la dichotomie, elle, demeure (Turgeon, 2010b).

Ainsi donc, le Québec est d’abord aux prises avec Louis-Alexandre Taschereau. Ce dernier, croulant sous le poids des scandales, se doit de quitter l’exercice du pouvoir dans l’infamie et la honte en 1936, chassé par le jeune Maurice Duplessis. (Figure 4) Vingt ans plus tard, dans la lignée de l’éditorialiste André Laurendeau (1956a), le caricaturiste dresse un parallèle sans équivoque possible entre les deux premiers ministres[19], eux qui partagent dans ses représentations le même attrait pour l’argent (Figure 5). Pour déployer cette trame narrative, Robert La Palme utilise certes l’iconographie de saint Georges, mais également des stratégies sémiotiques (Eco, 1976 et 1988).

Figure 4

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

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De toutes les armes qui lui sont offertes, le caricaturiste agit d’abord et avant tout sur quatre registres selon l’historien G. Bruce Retallack (2006), soit le regard, la taille, la posture et l’allure. La répétition des scènes, performée ici sous les aspects d’une symétrie brisée, renforce le propos du caricaturiste. Au saint Georges droit, inflexible, s’oppose le dragon courbe, replié sur lui-même, qui connotent pour l’un l’honneur, la rigueur, la vertu, pour l’autre la lâcheté, la bassesse, le vice. Sa posture, recroquevillée sur son trésor, connote quant à elle sa cupidité. La taille prépondérante du dragon dans les deux cas symbolise justement sa puissance écrasante et sa domination sur les autres personnages.

Or, dans « 1936 », le chevalier le transperce de sa lance, aux allures possiblement phalliques, signifiant ainsi de façon nette sa victoire sur la bête. Cette victoire est toutefois de courte durée. Pour Georges Didi-Huberman, la pire déchéance dans l’iconographie de saint Georges est celle où il devient homme-dragon, c’est-à-dire lorsque les deux meurent enlacés (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994). Dans la mise en scène du caricaturiste, saint Georges devient carrément le dragon. Des plus hauts sommets, Maurice Duplessis sombre dans les plus profonds abîmes, sa chute n’en étant dès lors que plus fracassante. Cela dit, pour bien saisir ces caricatures dans toute leur ampleur, une dimension essentielle n’a pas encore été abordée. Il s’agit de la question de la temporalité, dont ces deux caricatures sont pétries.

Savoir se passer du présent, ce passé du futur : la contribution de Robert La Palme dans l’articulation des temps historiques

Dans ces caricatures, la tension entre passé, présent et futur est à vif, exacerbée au plus haut degré. Tout comme pour le dossier du Devoir, mais en nous concentrant sur ces seules caricatures, nous analyserons le rapport au temps en mettant à profit le concept de régime d’historicité, tel que développé par François Hartog et repris par maints auteurs attirés par son fort potentiel heuristique (Baschet, 2001 ; Hamel, 2006). Deux caricatures : « 1936 » et « 1956 », auxquelles s’ajoute, on le devine, une troisième caricature qui se profile à l’horizon. C’est donc en considérant trois caricatures, deux explicitement représentées, une implicitement, que nous tâcherons de dénouer le noeud gordien du rapport au temps chez Robert La Palme. Pour y parvenir, nous proposons quatre lectures successives qui s’entremêlent, se juxtaposent ou se déchirent, si ce n’est tout cela à la fois. Elles permettent en somme, comme le suppose l’image dialectique selon Georges Didi-Huberman (2010), de « multiplier les points de vue ».

En premier lieu, il s’agit en fait de découvrir de quelle manière Robert La Palme a encodé, pour évoquer Stuart Hall (2008), ces caricatures. Il s’agit là, en somme, d’une lecture au premier degré, où « 1936 » serait le champ d’expérience, « 1956 » le moment présent, et la troisième l’horizon d’attente. Pour le caricaturiste, un avenir prometteur pour le Québec signifie bien sûr un horizon dans lequel Maurice Duplessis ne se mouvra point, dans lequel il cessera de nuire. Aussi verrait-on, en réponse à l’appel énoncé sur la pancarte, un saint Georges surgir tout droit du néant et transpercer le dragon qu’est Duplessis. Le dragon terrassé, ce serait la fin de son régime de terreur, et la princesse/province de Québec serait enfin libre. Or, comme nous le mentionnions, il s’agit là d’une lecture au premier degré où l’on oublierait un élément essentiel, primordial. La première caricature ne représente non pas le champ d’expérience chez Robert La Palme, mais bien la manière dont celui-ci se le représente, c’est-à-dire comment il le construit, le façonne, dans ce cas bien particulier, afin de servir sa trame narrative. D’où cette seconde lecture.

Figure 5

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 29 mai 1956, p. 1.

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« 1956 » serait toujours le moment présent, tel que La Palme se représente alors la situation actuelle. Il s’agit d’un présent déplorable et déploré par le caricaturiste. « 1936 » serait, pour sa part, un champ d’expérience invoqué, construit par La Palme, dans le sens qu’il met en scène une représentation idéalisée du passé, afin de mieux pouvoir se projeter dans l’avenir. En d’autres mots, ce n’est pas ainsi qu’il se représentait 1936 à ce moment-là, vingt ans auparavant, ni même comment il s’en souvient alors. On peut également considérer que Robert La Palme s’inscrit dans un régime d’historicité où le présent est renié avec virulence[20]. Le caricaturiste est plutôt tourné résolument vers l’avenir, envisagé comme étant fondamentalement différent du présent désavoué. Ce futur est susceptible d’advenir en prenant à témoin le passé, lui-même si différent du présent disgracié. Le passé étant garant de l’avenir, il est la preuve même que le futur peut être différent de la situation actuelle. C’est ainsi qu’en 1936, il y avait de l’espoir, un espoir qui s’est toutefois dissipé depuis. Dans « 1956 », le dragon est littéralement seul sur la scène, qu’il occupe de tout son être, étouffant la province de tout son poids. Or, si un saint Georges a terrassé le dragon hier, un autre peut tout aussi bien le faire demain. Aussi, en schématisant sommairement, « 1936 » correspond au bien, « 1956 » au mal. Si l’on est passé du bien au mal, ergo on peut passer du mal au bien en toute logique dans cette perspective. Cette lecture, d’un degré de complexité plus élevé que la précédente, reste néanmoins fidèle à notre avis à la vision de La Palme. C’est toutefois ici que l’aporie surgit dans son discours.

Ce que Robert La Palme tente de faire ici, sans nécessairement en avoir conscience, c’est d’articuler en fonction d’un avenir prometteur les temps historiques, comme s’il anticipait le changement de régimes d’historicité à venir. Une opération éminemment complexe, s’il en est, où La Palme a recours à la répétition, lui qui fait se répéter ses tableaux selon un récit cyclique où dragons et saints Georges se succèdent les uns aux autres. Or, selon Martin Heidegger, la répétition est non pas la répétition du passé tel qu’il fut, mais « la répétition authentique d’une possibilité d’existence passée » (Hamel, 2006, p. 13). La répétition de la scène voudrait donc dire que la possibilité existe que ce qui s’est produit en 1936 se produise potentiellement, à nouveau, en 1956. C’est d’ailleurs là que le bât blesse.

La troisième lecture que nous proposons reprend le schéma vu précédemment, soit celui articulant le bien et le mal, inversés cette fois. « 1936 » devient le mal, et « 1956 » le bien. L’idéalisation du passé, de 1936, n’est en fait qu’un leurre, qu’un simulacre. Car, en fin de compte, dans les vingt dernières années, saint Georges a failli, a trahi. Aussi, sachant cela, connaissant la fin, le dénouement de cette triste histoire, comment voir dans « 1936 » une quelconque lueur d’espoir ? Dans « 1956 », le dragon est certes là, omnipotent, prenant toute la place tant de bas en haut que de gauche à droite, tandis que saint Georges brille par son absence. Justement. Le lecteur est alors dans l’attente du chevalier, attente qui se nourrit d’espoir, surtout en tenant compte du fait que les élections provinciales sont imminentes. Outre cela, un autre élément doit être pris en considération. Reprenant la définition de Martin Heidegger, que penser de la répétition latente de l’apparition de saint Georges lui-même ? Comme nous l’avons déjà mentionné, une troisième caricature suppose l’apparition d’un saint Georges sorti d’on ne sait où qui transpercerait le dragon. Répétition, donc, de la scène initiale, de saint Georges terrassant le dragon.

Or, nous avons sous les yeux le sombre destin de ce premier chevalier. Qui dit que pareil destin n’attend pas cet autre chevalier qui tarde à paraître ? En fait, peut-être n’y a-t-il pas trois, mais bien quatre caricatures dans cette séquence. La troisième verrait le second saint Georges apparaître, empaler le dragon de sa lance. Dans la quatrième, ne retrouverait-on pas ce preux chevalier sous les traits du dragon, tenant toujours entre ses griffes la princesse ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, à notre avis, si le caricaturiste a fait appel à un spectre, à un revenant en la personne de Louis-Alexandre Taschereau dans cette mise en scène, afin d’évoquer ces spectres qui reviennent nous hanter (voir Hamel, 2006). On notera d’autre part le caractère inopportun de ce choix du caricaturiste de rappeler directement le souvenir de la corruption libérale, un rappel dont se seraient bien certainement passés les libéraux à la veille des élections. Aussi, de voir Robert La Palme ramener Louis-Alexandre Taschereau d’entre les morts – alors que le PLQ est la seule alternative possible et plausible à l’UN – est un choix curieux, certes, mais loin d’être incohérent. C’est dire que l’éthique de la conviction prime davantage, chez le caricaturiste, que l’éthique de la responsabilité[21]. Ce faisant, il ne tient pas compte des effets potentiels de ses actes. Dans ces conditions, seul son idéal compte, c’est-à-dire d’infliger la défaite à Maurice Duplessis, peu importe les moyens utilisés, peu importe les conséquences encourues (Weber, 2004 [1959]).

Aussi, l’articulation des temps historiques sous la plume de Robert La Palme, loin de dégager, d’éclaircir les horizons, les embrumerait, les assombrirait plutôt. Ce nouveau saint Georges annoncé, espéré, une fois qu’il aura terrassé le dragon, se retirera-t-il de la scène, comme dans les légendes anciennes, ou prendra-t-il la place de celui qu’il vient de tuer ? Après tout, comme le dit l’adage, seul un dragon peut occire un autre dragon (Didi-Huberman, Garbetta et Morgaine, 1994).

Une issue se trouve peut-être du côté de ce que l’écrivain mexicain Carlos Fuentes nomme la « mémoire du futur » (Hamel, 2006, p. 229), soit cette idée – dans une perspective proche de l’uchronie (Roy, 2003) – qu’il se trouve dans le passé des potentialités qui n’ont pas (encore) été exploitées. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un premier scénario s’est mal déroulé que le second suivra nécessairement la même tangente. Aussi, dans le cas de ces deux caricatures, le caricaturiste Robert La Palme n’invoquerait pas « 1936 » dans sa trame narrative pour se remémorer le passé, mais bien dans l’optique de l’imaginer différemment de ce qu’il a été, et ce, afin de se « remémorer le futur » pour le dire avec Carlos Fuentes.

S’il est un élément en particulier que cet article a pu éclairer, c’est bien la difficulté – incontournable, semble-t-il – pour les collaborateurs du Devoir d’entrevoir, d’imaginer un futur pour le Québec sans la figure de Maurice Duplessis. Eux qui étaient pourtant si prompts à dénoncer et pourfendre le régime Duplessis avec verve et imagination, les mots leur manquent pourtant pour penser ce futur, un futur si différent de ce présent impensable qu’est le leur. Pour sa part, Robert La Palme tente tant bien que mal d’établir des liens, si ténus soient-ils, entre le passé et le futur, passant outre à ce présent rejeté dont il se serait bien passé. Pour ce faire, nous avons proposé quatre lectures, lesquelles mettent en relief les diverses significations, les différentes interprétations possibles de ces deux caricatures. Tel est d’ailleurs le propre de l’image dialectique[22], concept mis de l’avant par Walter Benjamin (1982 ; 1989 ; Didi-Huberman, 2000) et repris ensuite par Georges Didi-Huberman (1992 ; 2000). Ce concept incite à considérer l’image comme étant fugace, évanescente, n’étant figée ni dans le temps, ni dans l’espace. « [U]ne image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance », de dire Walter Benjamin (2000, p. 430). De toute évidence, ces deux caricatures de Robert La Palme peuvent être considérées à cette aune, alors que ces lectures que nous avons proposées, en particulier les deux dernières – les plus riches, également – s’opposent, se contredisent, supposant ainsi une pluralité de sens possibles.

Cette contradiction apparente, pourrait-on, devrait-on la résumer derechef à une simple indécision de la part du caricaturiste ? Comme l’écrit Jacques Derrida, « la cohérence dans la contradiction exprime la force d’un désir » (Derrida, 1967, p. 410). En effet, on ne saurait dire si le nouveau saint Georges réclamé par Robert La Palme est le sauveur tant attendu, ou le fléau tant appréhendé. Dans un sens, cela montre bien toute l’inquiétude, toute l’incertitude du caricaturiste face à ce futur tantôt espéré, tantôt craint à l’aube de la Révolution tranquille.

Une difficulté réside également dans le récit même que Robert La Palme met en scène, ce dont il prendra acte d’ailleurs. Représentant le Québec sous des traits bien peu flatteurs (Turgeon, 2010a), le caricaturiste n’a dès lors d’autre choix, dans la trame narrative qu’il s’est donnée, que de se tourner vers saint Georges, vers un sauveur, vers un leader charismatique. Aussi, pour se sortir de l’impasse où il est empêtré, devra-t-il chercher un nouveau saint Georges qui, lui, sera irréprochable. Si Maurice Duplessis a failli à la tâche, jadis, il faut que celui-là le transcende sur tous les points. Lourde commande pour le caricaturiste. Commande qui le force, d’ailleurs, à revisiter le présent afin d’en tirer ledit saint Georges. C’est fort possiblement l’élément manquant de ces caricatures. Le nouveau saint Georges est demandé, espéré, certes, mais il n’est pas là. Qui cela peut-il bien être ? Nous n’avons pour seule réponse que le néant.

Figure 6

Robert La Palme, Le Devoir, le jeudi 4 avril 1957, p. 4.

Robert La Palme, Le Devoir, le jeudi 4 avril 1957, p. 4.

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Figure 7

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 6 mai 1958, p. 4.

Robert La Palme, Le Devoir, le mardi 6 mai 1958, p. 4.

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Aussi, La Palme s’activera-t-il par la suite à trouver l’homme qui sera digne de revêtir l’armure de saint Georges. Un homme incorruptible et d’une probité proverbiale, il va sans dire. Il le trouvera en la personne du maire de Montréal, Jean Drapeau – un ami personnel –, imperturbable devant les épreuves, qu’il subit tel un martyr des temps anciens[23] (Figure 6). Ce faisant, Maurice Duplessis retrouve enfin un adversaire de taille et, d’autre part, le présent jusque-là renié, disgracié, désavoué, voit une lumière s’élever à l’horizon, de la pénombre, et éclairer les lieux assombris sous la chape duplessiste (La Palme, 1958) (Figure 7). Le présent n’étant plus dès lors marqué du seul et unique sceau de l’infamie, Robert La Palme est désormais à même de rétablir les ponts avec l’avenir dans ses caricatures.