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Jean-Denis Gendron travaille sur l’histoire de la « parole québécoise » (p. 39) depuis plus de cinquante ans. Il y a consacré sa thèse de doctorat (1958), publiée en 1966, un manuel de Phonétique orthophonique, de nombreux articles et un ouvrage intitulé D’où vient l’accent des Québécois? La modernisation de l’accent québécois, paru en 2014, prend appui sur cet imposant corpus de recherches, qu’il cite très longuement.

L’hypothèse est posée clairement. Les Québécois ont très longtemps eu une prononciation, dite « du bel usage », alignée sur celle de la France – en fait, sur celle de Paris. La prononciation parisienne, elle, a commencé à se transformer dans la deuxième moitié du 18e siècle pour devenir « bourgeoise ». Les contacts ayant été rompus entre la France et la Nouvelle-France avec la Conquête de 1760, la prononciation québécoise n’a pas évolué de la même façon que la parisienne. Au début des années 1840, des linguistes, plus ou moins amateurs, prennent conscience des différences importantes de prononciation entre le « français canadien » et le « français parisien ». Eux et leurs successeurs vont se consacrer à tenter de modifier la façon de parler de leurs concitoyens pour la faire correspondre avec celle de Paris. Ils souhaitent mettre un terme à leur « diglossie phonétique » (p. 5) et refonder une « communauté d’accent » (quatrième de couverture). C’est de cette progressive « modernisation » que Jean-Denis Gendron fait minutieusement l’histoire. Entre le 19e siècle et la Révolution tranquille, le « chemin parcouru » est « immense » (p. 246). Les changements touchent la qualité des sons, la forme des mots, l’articulation et l’élocution, mais ils diffèrent selon la condition des locuteurs : l’« élite » ne parle pas comme le peuple. En outre, entre 1841 et 1960, « coexistent deux normes de prononciation : la norme traditionnelle pour le discours privé; la norme "soignée" pour le discours public, norme calquée sur la nouvelle prononciation bourgeoise de Paris » (p. 5).

Sur quels matériaux Jean-Denis Gendron appuie-t-il sa démonstration? Il a d’abord recours à des écrits : les ouvrages des querelles linguistiques des années 1840 et, surtout, les traités des pédagogues qui ont voulu enseigner une nouvelle façon de parler aux Québécois. Dans le premier groupe, on trouve les ouvrages de Thomas Maguire, de Jérôme Demers et de Michel Bibaud; dans le second, ceux d’Adjutor Rivard, de Théophile Hudon et de Georges Landreau (du Conservatoire Lassalle). Plus tard, des enregistrements permettent de vérifier le sérieux des déclarations des uns et des autres, auxquels s’ajoutent les archives radiophoniques ou télévisuelles, en l’occurrence celles de Radio-Canada. La dernière source documentaire est constituée d’ouvrages canoniques en linguistique québécoise, notamment le Glossaire du parler français au Canada (1930), la Contribution à l’histoire de la prononciation française au Québec de Juneau (1972) et l’Atlas linguistique de l’Est du Canada de Dulong (1980). La précision de la recherche documentaire, sur ce plan, est incontestable.

Sur d’autres, on s’étonne de silences. Jean-Denis Gendron mentionne le titre de l’analyse qu’a faite Chantal Bouchard (2011) des querelles linguistiques du milieu du 19e siècle, mais il ne la commente pas ni n’en tire parti. Il évoque la langue théâtrale (p. 46 et suiv.), mais il ne tient nullement compte des recherches récentes sur la langue populaire au théâtre, celles de Lacasse, Massé et Poirier (2012) ou de Schryburt (2011); or ce dernier aborde précisément la question de la prononciation théâtrale. Les travaux de phonétique historique cités, au premier rang desquels ceux de Georges Straka, sont presque tous anciens. Serait-ce à dire que cette discipline ne s’est pas renouvelée au cours des dernières décennies?

La Modernisation de l’accent québécois pose d’autres problèmes, car l’auteur n’a manifestement pas bénéficié d’un véritable soutien éditorial. La typographie est surchargée : on abuse des caractères gras dans le corps du texte et dans les citations; on joue avec la taille des caractères; beaucoup de sous-titres sont inutiles. Des illustrations paraissent dater de la thèse de doctorat de Jean-Denis Gendron; pourquoi ne pas les avoir refaites, ce qui aurait permis de les rendre plus lisibles? Les textes reproduits ressemblent à de mauvaises photocopies. L’un, du terminologue Robert Dubuc, a été coupé sans que cela soit indiqué. Aucun tri ne paraît avoir été fait dans les exemples et citations, ce qui alourdit considérablement le propos. Des abréviations ne sont pas expliquées (p. 219 et p. 221). Vu le nombre d’auteurs cités, un index aurait été bienvenu.

On ne saurait mettre en cause le sérieux du travail scientifique de Jean-Denis Gendron ni l’intérêt des questions qu’il soulève. Mais ce travail est malheureusement desservi par de mauvais choix éditoriaux.