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Avec cet ouvrage publié dans la foulée du vingt-cinquième anniversaire de la Crise d’Oka, la littéraire Isabelle St-Amand offre une réflexion aussi importante que nécessaire sur le « conflit violent, spectaculaire et traumatique » que fut le siège de Kanehsatà:ke (p. 2). Par le biais d’une analyse des représentations symboliques de la crise d’Oka – récits littéraires, médiatiques, et cinématographiques – nées de perspectives autochtones et allochtones, ce livre examine les relations souvent conflictuelles qui lient les Premières Nations et les peuples issus des colonies de peuplement du Québec et du Canada.

L’introduction et le premier chapitre situent le cadre théorique adopté par l’auteure et proposent une réflexion incisive sur l’héritage colonial du monde universitaire. Adoptant délibérément une posture excentrée, et consciente du contexte de « parole minée » qu’elle explore, St-Amand préconise l’enchevêtrement des perspectives autochtones et allochtones plutôt que l’unité des voix de façon à cerner la crise d’Oka « dans toute son intensité antagoniste, en tenant compte de ses pôles négatif et positif, de sa force de violence et de guérison, d’affirmation et d’éclatement » (p. 4). Son approche est interdisciplinaire et interculturelle, s’inspirant tantôt du sociologue allemand Georg Simmel, tantôt du chercheur cri Shawn Wilson pour qui la recherche est envisagée comme une cérémonie favorisant les rapprochements sans effacer les différences.

Suivant cette approche, les chapitres deux et trois remettent en contexte le siège d’Oka selon une multiplicité de points de vue. Revenant sur ce que le chercheur cri Neil McLeod appelle « l’exil spatial » continu des Mohawks, St-Amand explique que si la résistance de Kanehsatà:ke a fait l’effet d’un choc chez les allochtones, pour les Mohawks, elle est le produit d’une dynamique coloniale violente et érosive vécue quotidiennement. Si le siège possède une si grande force symbolique, c’est qu’il a justement révélé les rouages de cette dynamique et ébranlé la fragilité symbolique et politique des colonies de peuplement québécoise et canadienne. Pour les Mohawks et d’autres membres des Premières Nations, la crise fut un évènement mobilisateur, politisant la génération qui milite aujourd’hui au sein d’Idle No More. Mais, comme le relate St-Amand, ce choc, jumelé à des campagnes politique et médiatique réduisant les enjeux de la crise et criminalisant la résistance Mohawk, a créé un ressac chez les allochtones et de violentes manifestations de « ressentiment colonial ».

Les documentaires Okanada : Behind the Lines (1991) de Catherine Bainbridge et du journaliste allochtone Albert Nerenberg, et Kanehsatake : 270 ans de résistance de la cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin, sont au coeur des quatrième et cinquième chapitres. Okanada relate les derniers jours du siège, et le film d’Obomsawin porte sur l’ensemble de la crise, dont il capture les moments charnières. En offrant des perspectives du siège depuis l’intérieur des barbelés, ce périmètre d’exil spatial et symbolique, et en privilégiant les témoignages des participants autochtones, ces deux films opposent des contre-récits aux images véhiculées par les médias de masse. Pour St-Amand, qui s’inspire ici de la chercheure sénéca Michelle Raheja, ces deux films élaborent des espaces de souveraineté visuelle, c’est-à-dire des lieux d’autoreprésentations autochtones qui permettent de contrer les images véhiculées par les médias allochtones et de faire valoir des modes de souveraineté autochtones qui dépassent le cadre de la jurisprudence légale occidentale.

Les derniers chapitres contrastent des récits littéraires où la « parole est libérée ». Du côté allochtone, cette parole libérée, chez Mouawad, Farrow et d’autres, fait écho au ressac colonial et prend la forme d’une présence autochtone menaçante évoluant dans un monde interlope. En contraste, St-Amand se penche sur Voleurs de causes d’Yves Boisvert, un recueil éclaté, polyphonique et irrévérencieux qui s’approprie pour mieux les questionner les angoisses coloniales qu’a provoquées Oka et les images violentes du siège. Si St-Amand en fait une lecture complexe, il aurait été intéressant de la voir s’attarder davantage à la question de la souveraineté québécoise, qui apparaît en filigrane dans l’oeuvre de Boisvert : les revendications Mohawk ont confronté la province à son rôle de colonisateur et le ressac fut important. Pour les auteurs autochtones du Québec, la parole, apprend-on, mettra en effet du temps à être libérée tant la censure et le malaise environnant sont profonds. Hors Québec, les récits autochtones confrontent les lecteurs allochtones à la violence de leurs mythes fondateurs. St-Amand recense un grand nombre d’oeuvres, écrites pour certaines par des auteurs connus d’un large public, comme Lee Maracle ou Drew Hayden Taylor, et pour d’autres par des auteurs plus méconnus. Il ressort de ces oeuvres une colère et une volonté de replacer ce conflit dans un contexte plus large de violence coloniale. Pour plusieurs la crise devient symbole d’éveil politique et revêt un caractère inspirant malgré sa violence.

St-Amand signe ici un livre important qui propose une analyse fouillée des récits entourant Oka et dont l’ambition est de décoloniser la recherche universitaire.