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La question de la frontière entre religion et sphère publique est de plus en plus au coeur des débats entourant les politiques publiques concernant la nationalité dans les sociétés d’immigration[1]. En Europe et ailleurs, les réactions virulentes à l’endroit des pratiques religieuses islamiques ont conduit les parlements à restreindre ou à réglementer le port du voile, du niqab et de la burqa dans les espaces et les institutions publics. Soumises au débat démocratique, de telles lois figurent désormais à l’avant-scène du projet d’édification nationale du Québec. En 2013, le gouvernement minoritaire formé par le Parti Québécois a présenté sa Charte des valeurs québécoises. En plus de mesures destinées à protéger le statut de la langue française et à reconnaître la diversité ethnoreligieuse, la primauté de la loi, l’égalité des sexes et le besoin de mieux encadrer la pratique des accommodements religieux, le projet de loi n° 60 proposait de limiter le droit des employés du secteur public de porter des symboles religieux au travail, ce au nom de la laïcité. Bien que délaissé après la défaite du Parti Québécois aux élections d’avril 2014, le projet de Charte des valeurs a amorcé un débat sur l’intégration des musulmans à la société québécoise, et a mobilisé les médias provinciaux et nationaux pendant plusieurs mois.

La plupart des études portant sur la présence de minorités religieuses au sein des sociétés démocratiques et libérales ne s’intéressent qu’au pôle libéral de l’équation (Gokariksel et Mitchell, 2005; Hansen, 2011; Joppke, 2004; Triadafilopoulos, 2011); en cela, elles accordent peu d’importance au rôle de la joute politique démocratique qui, en amont, contribue à déterminer quelle version du libéralisme sera privilégiée. Notre étude cherche à corriger cette omission en analysant comment la compétition entre partis politiques influe sur la façon dont la nationalité est mise en jeu dans ces débats. En nous fondant sur l’analyse des représentations véhiculées par les journaux et les communiqués de presse des partis politiques, nous avançons que dans leur lutte pour se faire entendre dans le débat sur la Charte des valeurs, les principaux partis politiques québécois ont défendu des positions qui, tout à la fois, reproduisaient les dynamiques historiques de la lutte politique au Québec et généraient de nouvelles représentations rivales de l’appartenance nationale.

En mettant au premier plan le rôle des partis politiques dans le débat sur les symboles religieux minoritaires, nous cherchons à préciser la relation entre la politique et la culture dans le processus plus large de construction de la nationalité dans les sociétés diversifiées. À la lumière des faits présentés, cette relation nous paraît avoir deux dimensions principales. La première dimension – la « culture politique » – concerne le rôle des partis politiques dans la réarticulation de normes culturelles par le maniement de pratiques politiques établies. La deuxième dimension – la « politique de la culture » – rend compte de la capacité des partis politiques de générer de nouvelles significations culturelles alors qu’ils tentent d’obtenir ou de conserver le pouvoir politique. En distinguant ces deux dimensions, nous sommes mieux à même de comprendre en quoi la culture nourrit, et est produite par, les conflits entre partis politiques au sujet de la nationalité, de la diversité et de l’appartenance collective.

Nous débuterons en précisant notre cadre d’analyse, qui combine des réflexions sur le rôle de la laïcité dans les démocraties libérales et des études sur la culture politique et la compétition partisane. Nous décrirons ensuite notre méthode et nos données, et présenterons nos résultats en deux temps, en nous penchant d’abord sur la « culture politique » au Québec, puis sur la « politique de la culture » qui a pris corps lors du débat sur la Charte des valeurs québécoises. Chemin faisant, nous montrerons l’utilité de notre approche théorique pour mieux comprendre les relations entre la politique et la culture dans la construction de la nationalité.

Cadre d’analyse : La « culture politique » et la « politique de la culture »

Avec la mise au rancart des politiques multiculturelles dans de nombreux États, les théoriciens du politique et les spécialistes en sciences sociales ont entrepris de mieux saisir les contradictions qui surgissent lorsque des sociétés dites « libérales » adoptent des attitudes « non libérales » (« illiberal ») ou d’exclusion en matière d’intégration des immigrants, tout particulièrement dans le domaine de la religion. Ces réflexions ont mené à diverses tentatives de caractérisation des multiples facettes du libéralisme. Réfléchissant au « retrait du multiculturalisme de l’état libéral », par exemple, Joppke (2004) a suggéré qu’un « libéralisme affirmatif » avait émergé, moins enclin à accepter la violation de principes comme la liberté et l’égalité. Triadafilopoulos est allé plus loin en proposant que l’« intégrationnisme agressif » des politiques restrictives provient d’une forme de libéralisme « schmittien », qui vise à défendre les « valeurs fondamentales » des sociétés libérales en mobilisant les pouvoirs coercitifs de l’État (Triadafilopoulos, 2011, p. 863).

Alors que l’attention portée aux politiques « non libérales » se déplace vers les mesures d’intégration religieuse, le rôle de la laïcité – considérée par plusieurs comme une valeur libérale centrale – est devenu un objet d’étude prioritaire. Certains universitaires interprètent les appels à séculariser la sphère publique au moyen de la législation comme une preuve de la résilience de l’étatisme libéral (Weil, 2008). Se concentrant plutôt sur les expressions discursives du sécularisme, d’autres soulignent la multiplicité des interprétations de ce principe au sein des cadres politiques nationaux (Bowen, 2007; Jennings, 2000; Joppke, 2007; Koussens, 2009; Laborde, 2002).

Les recherches universitaires portant sur le débat entourant la Charte des valeurs québécoises ont également fait état du rôle structurant des valeurs et des institutions politiques. Selon Iacovino (2015), par exemple, les discussions houleuses sur la laïcité au Québec seraient en partie le résultat des entraves structurelles à l’édification nationale québécoise. Parce que la « citoyenneté elle-même est perçue comme un objet de contestation », des enjeux comme la Charte « sont fortement relayés au plan politique », incitant les partis politiques à « se faire compétition de manière plus intense » (Iacovino, 2015, p. 55). Des recherches apparentées, portant sur les effets contraignants du fédéralisme canadien sur les politiques québécoises d’intégration, renforcent cet argument de type structurel (Maclure, 2014), et amènent certains universitaires à réclamer une renégociation du cadre fédéral canadien, afin de concéder plus de pouvoirs aux provinces dans la gestion de l’adhésion et de l’appartenance à la nation (Baril et Lamonde, 2013; Demers et Lamonde, 2013). Les travaux étudiant les débats sur la Charte des valeurs québécoises d’un point de vue discursif accordent une importance plus grande aux dynamiques de conflit politique au Québec. Ces études imputent la Charte et ses suites aux stratégies partisanes, qui cherchent à manipuler les clivages électoraux, que ceux-ci proviennent de conflits de classe ou de conflits idéologiques, afin de définir la nation québécoise ainsi que son devenir (Noël, 2014; Pelletier, 2014).

La recherche sur les politiques de laïcité – en général et au Québec – a ainsi eu tendance à se concentrer sur le rôle constitutif des idées et des structures. Lorsqu’elle porte sur la politique, cette recherche tend à faire des partis politiques des véhicules reproduisant les systèmes de valeurs culturelles. Nous adoptons dans cet article une autre approche, en nous inspirant des recherches soulignant le rôle constitutif – ainsi que dérivé – des partis politiques (deLeon, Desai et Tugal, 2015). Inspiré de cette approche, notre cadre d’analyse distingue deux dimensions des liens entre politiques et culture : la « culture politique » – qui cerne les aspects dérivés de la politique – et la « politique de la culture » – qui souligne le rôle constitutif du jeu des partis politiques dans la définition discursive de la nationalité.

La « culture politique »

Nous employons la notion de « culture politique » pour désigner les normes et pratiques culturelles qui façonnent l’exercice de la politique dans les systèmes électoraux compétitifs. Profondément ancrées, ces normes et pratiques établissent les « règles du jeu », délimitent le champ d’action des partis politiques et définissent la dynamique de la contestation politique. Nous nous sommes en cela inspirées de plusieurs traditions théoriques, qui cherchent toutes à cerner les processus idéels qui sous-tendent le processus politique.

Influente dans la seconde moitié du vingtième siècle, la littérature universitaire portant sur la « culture politique » a posé les bases de la réflexion sur les multiples voies par lesquelles les orientations et les croyances culturelles, a fortiori celles tournées vers le monde politique, façonnent la participation aux champs politiques (Almond et Verba, 1963). Au départ, la notion fut surtout appliquée à l’analyse des différences qui traversent les systèmes politiques, afin de cerner, parmi le vaste répertoire d’enjeux, ceux pertinents pour la compréhension du conflit politique (Almond et Verba, 1963). La notion de « culture politique » tomba en désuétude au courant des années 1970, à la suite de critiques jugeant que le terme de culture n’était pas adéquat pour décrire ce qui renvoyait en fait à des facteurs politiques structurels et institutionnels (Elkins et Simeon, 1979, p. 135-136), que la notion servait à affirmer la supériorité des systèmes politiques anglo-saxons (Welch, 1987), et même à faire la promotion d’une conception abusivement individuelle et comportementale de la culture, négligeant les facteurs structurels (Steinmetz, 1999).

Grâce au « tournant culturel » (cultural turn) des années 1990, l’intérêt pour le rôle des idées en politique a refait surface. Les politologues ont montré que les idées affectaient l’élaboration des politiques publiques, puisqu’elles étaient intégrées à des schémas collectifs, utilisées en tant que ressources culturelles et déjà institutionnalisées dans les programmes sociaux (Steensland, 2006). Ancrées dans les normes sociétales (changeantes) qui régulent l’action dans le champ politique (Hall, 1993), les politiques publiques balisent les résultats futurs, en façonnant leurs « schémas » de pensée et d’intervention, dirigeant et motivant par-là l’action politique (Bleich, 2002; Campbell, 2002; Surel, 2000). Les spécialistes des mouvements sociaux ont également fait des efforts concrets afin de cerner le rôle des idées dans la mobilisation sociale. À ce titre, ils ont avancé que les idées façonnaient l’action collective en constituant des répertoires d’idées et des cadres d’action que les acteurs sociaux pouvaient mobiliser afin de trouver écho dans les débats sociétaux (Benford et Snow, 2000; Ferree, 2003; Steinberg, 1998, 1999).

Notre approche pour comprendre en quoi les concepts normatifs – comme la laïcité – moulent les prises de position des partis politiques en matière d’accommodement religieux diffère quelque peu des cadres d’analyse développés par les théoriciens des mouvements politiques, culturels et sociaux. Nous prenons au sérieux l’argument avancé par ces chercheurs, voulant que le recours politique aux idées soit une démarche hautement stratégique et orientée vers des buts précis. Toutefois, nous nous en éloignons en soulignant le rôle constitutif des idées dans l’établissement des « règles » et « préjugés » définissant le « terrain idéologique sur lequel l’action stratégique se déroule » (Steinmetz, 1999, p. 27). Ces « règles » et « préjugés » ne sont pas nécessairement cohérents. En ce sens, nous faisons nôtre la proposition de skrentny (2002) voulant que des idées fondamentales comme la laïcité prennent différents sens lorsqu’elles sont politiquement mobilisées (voir aussi sewell, 1992). Nous suggérons ensuite que ces « sens » sont profondément influencés par les intérêts (Surel, 2000), en particulier par les efforts stratégiques des partis politiques visant à définir les contours de la nationalité.

La « politique de la culture »

Tandis que la « culture politique » cerne le rôle des normes culturelles dans le façonnement des luttes politiques partisanes, la « politique de la culture » souligne le rôle constitutif des partis politiques dans la production des significations qui entourent les enjeux de la nationalité. Cette dimension « générative » est tout particulièrement pertinente s’agissant des conceptualisations mouvantes de la nation et du nationalisme, et se distingue des perspectives réalistes sur le sujet – selon lesquelles les nations sont des collectivités stables maintenues par des États (Gellner, 1983), des liens ethniques (Smith, 1986) ou une culture (Anderson, 1983) –, en préférant plutôt comprendre la nation en tant que formation discursive (Calhoun, 1997), qui se cristallise suite à des évènements transformateurs (Brubaker, 1992). Ce déplacement invite à mieux comprendre comment les nations s’institutionnalisent en tant que formes culturelles, discursives et politiques (Brubaker, 1992; De Cillia, Riesigl, et Wodak, 1999; Zimmer, 2003). Une attention plus grande est alors accordée au rôle joué par la politique dans le façonnement des significations culturelles liées à la nationalité et à l’appartenance collective. Comme l’explique Geneviève Nootens, « l’idée moderne de la nation infuse la culture dans la politique » (Nootens, 2006, p. 40). Cette imprégnation de la politique par la culture est particulièrement visible dans les sociétés marquées par plusieurs sources de différence, comme l’immigration. Quand l’expression de ces différences coïncide avec un projet d’édification nationale postcolonial, comme au Québec, la culture devient une ressource politique d’importance centrale, sur laquelle les acteurs sociaux s’appuient pour revendiquer pouvoir et légitimité.

Les partis politiques sont des agents cruciaux dans le processus de production des significations culturelles de la nationalité. Bien que les citoyens définissent en dernier ressort les enjeux qui meublent l’espace politique, de nombreuses recherches suggèrent que ce sont les « partis politiques qui – de façon partielle et stratégique – transforment ces questions en conflit politique » (Rovny et Edwards, 2012, p. 59). Étant plus que de simples véhicules de l’opinion publique, les partis politiques « structurent et reflètent les opinions des électeurs – déterminant non seulement ce que pensent les citoyens, mais à quoi ils pensent » (bale, 2008, p. 453, nous soulignons). Ils jouent un rôle crucial dans la définition et la mise en place des normes politiques et culturelles (Mair, 1995; Pakulski et Waters, 1996). Par le biais de leurs interactions avec les médias, par exemple, les partis politiques produisent « une puissante heuristique journalistique » qui influence les récits journalistiques des conflits politiques (Hayes, 2008, p. 392) et contribue à la prolifération de « communautés imaginées » médiatiquement produites (Pakulski et Waters, 1996). Les partis politiques façonnent l’opinion publique sur différentes questions (Leeper et Slothuus, 2014), notamment l’appartenance des immigrants à la nation (Bohman, 2011) et l’appartenance et l’identité de groupe (Schneider, 2004).

Les caractéristiques des partis politiques ont une importance cruciale pour déterminer le type de signification culturelle que ceux-ci génèrent. Tandis que les partis politiques de masse tendent à préférer le statu quo en débattant d’enjeux économiques, les partis politiques de niche, désavantagés, tendent à préférer les enjeux sociaux, qui servent à détourner l’attention des électeurs et à modifier la structure des conflits entre compétiteurs (Rovny et Edwards, 2012). Les bases électorales des partis politiques contribuent également à façonner le type de significations culturelles qu’adoptent les partis. En ce qu’ils recherchent typiquement à représenter les intérêts d’un seul groupe, les partis politiques à base ethnique tendent à défendre des intérêts communautaires qui fragmentent le discours politique et accentuent les tensions intercommunautaires. A contrario, les partis politiques multiethniques cherchant à mobiliser une plus large base tendent à favoriser des politiques centristes, des politiques « agrégatives » qui réduisent les demandes mono-ethniques (Reilly, 2006, p. 813).

Tandis que les avocats du « tournant culturel » soulignent le rôle que joue la culture dans la constitution des politiques, la recherche sur la compétition entre partis politiques suggère que les politiques transforment également les significations culturelles (de Leon, Desai et Tugal, 2015). Notre étude s’appuie sur ces travaux et démontre que les réponses apportées à la diversité religieuse des États démocratiques et libéraux s’expliquent par l’interaction de ces deux dimensions de la relation entre politique et culture. La première dimension, la « culture politique », saisit le rôle des significations et pratiques culturelles instituées dans le façonnement de la dynamique du conflit politique. La deuxième dimension souligne le rôle de la « politique de la culture » en analysant les voies par lesquelles l’intérêt politique stratégique informe l’articulation du politique à la culture, et plus particulièrement, dans le cas qui nous occupe, le sens accordé à la laïcité.

Données et méthodes

La distinction que nous faisons entre « culture politique » et « politique de la culture » provient de notre analyse des débats entourant le projet péquiste de Charte des valeurs québécoises. Nous avons développé ce cadre conceptuel à partir des faits rapportés dans des écrits journalistiques et des communiqués de presse de partis politiques récoltés entre août 2013 – lorsque le contenu de la Charte fut divulgué dans les journaux – et avril 2014 – lorsque le Parti Québécois perdit les élections provinciales au profit du Parti Libéral du Québec.

La presse écrite offre un milieu idéal pour l’étude des processus par lesquels la culture et la politique s’entrecroisent dans la définition des significations données à la nationalité et à l’appartenance collective. Les représentations véhiculées par les journaux ouvrent des voies d’accès privilégiées aux significations culturelles qui nourrissent les processus de formation identitaire nationale (Anderson, 1983; Bhabha, 1990; De Cillia, Reisigl, et Wodak, 1999). Les journaux permettent également de saisir les dimensions politiques de l’édification nationale, en mettant en scène les rencontres entre mouvements sociaux et gouvernements (Koopmans, 2004), et en servant de cadres et de véhicules aux combats entre partis politiques pour la définition d’enjeux particuliers (Walgrave et De Swert, 2007), participant ainsi à « définir l’ordre du jour » des débats politiques (Manheim et Albritton, 1984).

Nous servant des journaux comme tribunes à partir desquelles les principaux partis politiques ont diffusé leurs visions concurrentes de la Charte des valeurs, nous nous concentrons sur trois quotidiens : The Montreal Gazette, La Presse, et Le Devoir. Ces journaux ont respectivement un tirage quotidien de 130 000 exemplaires (The Montreal Gazette), 218 000 exemplaires (La Presse) et 33 000 exemplaires (Le Devoir). En utilisant le mot-clé « charte des valeurs » (ou « Charter of Values »), nous avons créé une base de données de 1 294 articles de journaux publiés entre août 2013 et avril 2014 (380 articles du Montreal Gazette, 338 articles de La Presse, et 576 articles du Devoir)[2]. En raison de notre intérêt premier, qui est d’identifier les positions des partis politiques sur la Charte des valeurs québécoises, nous nous sommes concentrées sur les articles d’information, excluant ainsi les lettres d’opinion et les éditoriaux (à moins que ces derniers ne fussent écrits par des politiciens). Nous avons complété ces articles par les communiqués de presse des principaux partis d’opposition couvrant la période allant du 15 août 2013 au 7 avril 2014, nommément neuf communiqués du Parti Libéral du Québec (formant alors l’opposition officielle), onze de la Coalition Avenir Québec (parti de centre-droit), et treize de Québec Solidaire (parti de gauche et souverainiste).

Nous avons analysé les articles de journaux et les communiqués de presse suivant un processus itératif en deux étapes. D’abord, nous avons codé par induction les données, et avons trouvé deux ensembles de thèmes dominant les représentations des partis politiques concernant la Charte des valeurs. Un premier ensemble d’écrits traitait principalement du contenu de la Charte. À cet égard, les affirmations des partis politiques tournaient autour de questions telles que : comment concilier et équilibrer la protection des droits individuels avec le renforcement de la neutralité religieuse de l’État et la promotion de la langue française et de la culture québécoise; les liens entre la neutralité religieuse de l’État comme concept légal et comme norme culturelle; les limites que pose le cadre légal canadien au recours à la loi au nom de la neutralité religieuse de l’État; et les différentes interprétations de l’héritage catholique des Québécois. Le second ensemble d’articles que nous avons sélectionné dans notre première ronde de codage inductif traitait du rôle des partis politiques et de l’effet de leur compétition dans le débat sur la Charte. À cet égard, les citations que nous avons recueillies illustraient le désir des partis politiques de dominer le débat par divers moyens, notamment en récusant les compétences des opposants en matière de laïcité et de nationalisme.

Ces deux ensembles de thèmes nous ont suggéré l’utilité d’une distinction conceptuelle entre « culture politique » et « politique de la culture » dans l’analyse du rôle des partis politiques dans le débat autour de la Charte des valeurs. Armées de ce cadre d’analyse, nous sommes retournées à nos données pour analyser en quoi les manoeuvres stratégiques des partis politiques se surimposaient à la culture politique existante du Québec. Nous avons ensuite étudié la manière dont les partis politiques articulent la diversité à l’appartenance collective, contribuant ainsi à la « politique de la culture » québécoise. Puisque ces fils narratifs se sont déployés dans le temps, nous avons choisi de ne pas tenir compte des représentations plus discrètes portant sur des thèmes précis, mais plutôt de les inclure de façon condensée dans des descriptions sommaires de la « culture politique » et de la « politique de la culture » telles que celles-ci ont émergé durant le débat sur la Charte des valeurs. Dans ce qui suit, nous situons ces descriptions dans l’histoire politique du Québec afin de souligner leurs continuités et discontinuités avec les normes et pratiques préexistantes, liées à l’articulation entre la nationalité et la laïcité dans la province.

La « culture politique » : formation de l’identité nationale et positionnement des partis politiques québécois dans le débat sur la laïcité

Les engagements historiques des partis politiques sur les enjeux de la laïcité et de l’identité nationale ont établi une certaine « culture politique » au Québec. Cette culture est caractérisée par certaines pratiques de conflit qui façonnent la dynamique des débats politiques autour des enjeux contemporains liés aux accommodements religieux. Dans cette section, nous présentons les normes et pratiques qui définissent la « culture politique » du Québec en restituant le développement de ses politiques en matière de laïcité. Nous montrons ensuite en quoi cette histoire a modulé les stratégies qu’ont déployées les partis politiques au Québec entre 2013 et 2014, lors du débat sur la Charte des valeurs.

Le développement d’une politique laïque au Québec

Le souvenir de l’encadrement de la société par l’Église catholique imprègne profondément la « culture politique » de la laïcité au Québec. Les termes de « théocratie », « régime chrétien », « alliance du trône et de l’autel » et « Grande noirceur » évoquent le pouvoir jugé répressif que détenaient les institutions cléricales avant la deuxième moitié du vingtième siècle (Milot, 2002). Bien que la sécularisation légale et politique de la société québécoise trouve son origine dans le conflit sur le caractère confessionnel ou laïc du système scolaire québécois (Milot, 2002), la sécularisation culturelle s’accéléra rapidement au cours de la Révolution tranquille des années 1960. Dans les décennies qui suivirent, les Québécois abandonnèrent l’Église en grand nombre, se tournant vers l’État comme véhicule d’une identité nationale de langue française, largement sécularisée (Milot, 2002; Zubrzycki, 2013).

Depuis la Révolution tranquille, les gouvernements dirigés aussi bien par le Parti Libéral du Québec (PLQ) que le Parti Québécois (PQ), respectivement fédéraliste et souverainiste, ont cherché à réduire la mainmise de l’Église sur la culture, la santé et l’éducation. En 1964, le PLQ, alors au pouvoir, transféra l’autorité en matière d’éducation de l’Église vers l’État, en créant un ministère de l’éducation. Toutefois, l’éducation publique continua d’être dirigée par des conseils scolaires confessionnels – catholique et protestant – jusqu’en 1998, lorsque l’Assemblée nationale du Québec demanda que la province soit exemptée de l’article 93 de la Constitution de 1982, qui consacrait le droit à une éducation confessionnelle. La sécularisation de l’éducation ne fut achevée qu’en 2008, lorsque les conseils scolaires publics remplacèrent l’enseignement religieux confessionnel par un cours d’éthique et de culture religieuse dispensé dans toutes les écoles[3].

Malgré un déclin marqué de l’importance accordée à l’institution catholique, les symboles catholiques demeurent imprégnés dans le paysage visuel du Québec, suggérant la persistance de leur importance dans la « culture politique » québécoise, et ainsi dans le débat sur la laïcité. Les élus québécois remplissent leur fonction à l’Assemblée nationale en présence d’un crucifix qui surplombe la salle, accroché au mur principal. Une croix bien plus grande illumine le sommet de la montagne qui donne son nom à la ville de Montréal. Le catholicisme demeure également un attribut identitaire pour une majorité de Québécois. Même si moins de dix pourcent des Québécois fréquentent régulièrement la messe, plus de quatre-vingt pourcent se disaient catholiques lors du recensement canadien de 2001 (le recensement le plus récent mesurant l’affiliation religieuse) (Statistique Canada, 2001).

L’afflux d’immigrants depuis la Révolution tranquille a fait pression sur l’équilibre délicat entre la laïcité et la préservation de l’héritage catholique du Québec. Depuis la controverse retentissante entourant le port du voile dans les écoles publiques de la province, en 1994, les musulmans, qui comptent pour environ deux pourcent de la population du Québec (Statistique Canada, 2001), sont devenus les principaux objets d’un débat hautement médiatisé sur les accommodements liés aux pratiques religieuses des immigrants. Ce débat a pris le devant de la scène en 2007, à la suite d’une série d’évènements controversés entourant le port de signes religieux islamiques, qui amena le gouvernement libéral de Jean Charest à mandater le sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor pour effectuer une enquête sur l’intégration des immigrants en lien à la religion. Après consultations et délibérations, les commissaires ont remis un rapport intitulé Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, qui rejeta la thèse relayée par les médias voulant que le Québec soit aux prises avec une « crise » des accommodements religieux. Bien que les minorités religieuses présentent à l’occasion des demandes d’accommodement, celles-ci sont rares et habituellement octroyées sans occasionner d’inconvénient majeur pour l’institution interpellée, selon le rapport (Bouchard et Taylor, 2008).

Le Parti Québécois et l’Action démocratique du Québec (l’ADQ, depuis disparue[4]) critiquèrent la Commission Bouchard-Taylor, arguant que ses commissaires tentaient d’instiller une thématique multiculturaliste au coeur du débat sur les accommodements, un argument qui trouva écho dans les quotidiens québécois (Laxer, Carson, et Korteweg, 2014). Conscient du risque politique qu’il courrait en apparaissant partager l’avis des commissaires, le premier ministre Charest « tabletta » le rapport Bouchard-Taylor, non sans avoir rejeté publiquement l’une de ses principales recommandations qui était de retirer le crucifix de l’Assemblée nationale.

Le débat sur la Charte des valeurs

Le long processus d’édification nationale du Québec a façonné la « politique de la culture » qui a structuré le débat sur la Charte des valeurs. La teneur de ce débat s’est cristallisée au cours des deux années tumultueuses qui ont mené au dévoilement des propositions législatives du Parti Québécois. En 2011, après une période de surplace, pendant laquelle les partis refusèrent d’appliquer les recommandations clés du rapport Bouchard-Taylor, le Parti Libéral du Québec fit face à des allégations de corruption en lien avec la façon dont il administrait la gestion et l’attribution des contrats publics dans l’industrie de la construction. Des enquêtes et témoignages détaillés et hautement médiatisés lors de la Commission Charbonneau renforcèrent la méfiance de la population à l’endroit du premier ministre Jean Charest et de son parti. Les manifestations étudiantes du Printemps érable de 2012 ajoutèrent au malaise social et politique. Déclenchées pour contrer la hausse des frais de scolarité décrétée par le gouvernement libéral, ces manifestations prirent de l’ampleur au point de coaliser un mouvement antigouvernemental à l’échelle de toute la province, mouvement auquel se rallia et donna voix le Parti Québécois. Lors de la campagne électorale qui mena aux élections de l’automne 2012, le Parti Québécois mit à profit le mécontentement de la population à l’endroit du Parti Libéral du Québec et se présenta comme la voie du changement social véritable. Avec une plateforme politique se concentrant sur le besoin d’affirmer les valeurs québécoises, le Parti Québécois remporta 54 des 125 députés que compte l’Assemblée nationale, obtenant ainsi un mandat de gouvernement minoritaire. Avec 50 sièges, les Libéraux formèrent l’opposition officielle.

Avec seulement quatre sièges de plus que le PLQ, le PQ parvint difficilement à imposer un leadership au cours des premiers mois de son gouvernement. Non seulement l’indépendance du Québec vis-à-vis du Canada, la pierre angulaire de la plateforme politique du PQ, était impopulaire parmi les Québécois, mais la piètre performance économique de la province affaiblit la confiance de la population. Dès juin 2013, un sondage d’opinion révéla que seulement vingt-sept pourcent des sondés voteraient pour le PQ lors des prochaines élections (Léger Marketing, 2013). Toutefois, les astres s’alignèrent plus heureusement pour le PQ à partir d’août 2013, lorsque le contenu de l’attendue Charte des valeurs fut divulgué dans les médias. Dès septembre 2013, le Parti Québécois mit en ligne un site web présentant les grandes lignes de son projet de Charte. Officiellement présenté en novembre 2013, le projet de loi n° 60 – qui ferait du projet de Charte une loi – proposait de légiférer pour interdire le port de symboles religieux au travail aux employés de la fonction publique[5]; établissait un devoir de neutralité et de réserve pour tous les employés de l’État; et rendait obligatoire de délivrer et de recevoir des services publics à visage découvert[6].

Le projet de loi proposait également d’inscrire les principes de neutralité de l’État et de laïcité des institutions publiques dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, et de mettre sur pied une politique étatique régulant les demandes d’accommodement dans les organismes publics. Dans le même temps, la Charte spécifiait que le crucifix de l’Assemblée nationale du Québec et la croix surplombant le Mont Royal ne seraient pas retirés, puisqu’ils commémorent l’héritage catholique du Québec, un élément clé de l’histoire et de la culture québécoises (Drainville, 2013a).

À partir du moment où les principaux axes de la Charte furent divulgués dans les médias en août 2013, et jusqu’à l’élection provinciale du 7 avril 2014, la Charte des valeurs monopolisa les médias du Québec, devenant le principal sujet du débat démocratique, tant au niveau des partis politiques que de la société civile. Avant même que le projet de loi ne soit soumis à l’Assemblée, les plus petits partis d’opposition – la Coalition Avenir Québec (CAQ) et Québec Solidaire (QS) – présentèrent des projets de loi concurrents. Daté du 9 octobre 2013, le projet de loi n° 398 de Québec Solidaire proposa de limiter l’interdiction du port de symboles religieux ostentatoires aux employés du secteur public en position d’autorité, ceux détenant les pouvoirs coercitifs de l’État (nommément le président et le vice-président de l’Assemblée nationale, les juges, procureurs, policiers et gardiens de prison) (David, 2013). La Coalition Avenir Québec suivit rapidement avec le projet de loi n° 492, qui prévoyait également une interdiction limitée du port de symboles religieux, quoique s’appliquant en sus aux enseignants et directeurs d’école[7] (Roy, 2013). Cependant, le chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, condamna la proposition principale de la Charte, jugeant qu’elle portait gravement atteinte à la liberté religieuse, et minait l’égalité des sexes en ciblant injustement les femmes musulmanes (Parti Libéral du Québec, 2013).

Incapable – voire peu désireux – de dégager un consensus à partir des propositions des partis de l’opposition, le Parti Québécois maintint son projet de loi tel quel et le soumit à l’Assemblée nationale le 7 novembre 2013. Tel que prévu, l’article 5 proposait de restreindre le port de signes religieux pour tous les employés du secteur public (Drainville, 2013a). Signe de la forte influence du sécularisme dans la politique québécoise en matière d’identité nationale, la Charte des valeurs valut au Parti Québécois d’effectuer un bond immédiat dans les sondages, tout particulièrement dans les régions francophones rurales, où le parti dominait déjà. La réponse des anglophones et des citoyens urbains fut toutefois plus négative. Seuls quinze pourcent des anglophones dirent appuyer la Charte (Ha, 2013), et tous les candidats à la mairie de Montréal à l’automne 2013 dénoncèrent les principales mesures de la Charte et promirent de demander des exemptions pour les employés de la ville (Benessaieh, 2013; Corriveau, 2013).

En plus d’alimenter les tensions linguistiques et régionales, la Charte exacerba également les divisions politiques autour du projet de souveraineté à l’échelle fédérale. Peu de temps après que les médias eurent divulgué le contenu de la Charte, en août 2013, tous les partis politiques fédéraux canadiens (à l’exception du Bloc québécois) condamnèrent la proposition qu’elle contenait de bannir le port de signes religieux ostentatoires. Le Parti conservateur du Canada, alors au pouvoir, promit même d’intenter une poursuite judiciaire contre le Parti Québécois s’il présentait le projet de loi n° 60 à l’Assemblée nationale (Dutrisac, 2013b). Des intellectuels de renom ajoutèrent leur voix aux condamnations fédérales, notamment Charles Taylor, qui jugea que la Charte était discriminatoire, exclusiviste, et qu’elle exprimait une fausse conception de la neutralité étatique (Taylor, dans Gagnon, 2013). Des pétitions collectives signées par des universitaires fédéralistes et des activistes du Québec firent écho à ces préoccupations (Collectif d’auteurs, 2013a; Collectif d’auteurs, 2013b).

En plus de creuser davantage le fossé entre fédéralistes et souverainistes, la Charte contribua également à diviser le camp souverainiste lui-même, en opposant les partisans du pluralisme au sein du mouvement indépendantiste et ceux cherchant à circonscrire les critères de participation à la sphère publique québécoise (Cameron, 2013; Rettino-Parazelli, 2013). Lors de ses nombreuses interventions médiatiques, Gérard Bouchard, par exemple, mit en garde les indépendantistes contre le projet de Charte, jugeant qu’il minerait le projet indépendantiste, en réactivant les discours de division et de repli (Bouchard, 2013; Bouchard, 2014). Des politiciens souverainistes de renom corroborèrent ces craintes, notamment les anciens premiers ministres péquistes Bernard Landry, Lucien Bouchard et Jacques Parizeau, et l’ancien chef du Bloc Québécois, Gilles Duceppe, qui tous s’opposèrent à l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires pour les employés du secteur public (Bourgault-Côté, 2013). L’onde de choc politique que produisirent ces déclarations ne fit que croître lorsque Maria Mourani, elle-même immigrante d’origine libanaise et députée fédérale populaire, fut mise au ban du caucus du Bloc Québécois pour s’être opposée à la Charte (Dib, 2013a). Elle rompit publiquement ses liens avec le mouvement souverainiste en décembre 2013 (Mourani, 2013; Dib, 2013b).

Les condamnations de la Charte des valeurs par des souverainistes n’affaiblirent toutefois pas significativement le soutien populaire au projet. En fait, les sondages indiquaient un appui populaire élevé au projet de la Charte, ce qui motiva le Parti Québécois à chercher à obtenir un gouvernement majoritaire, en décrétant des élections provinciales le 7 avril 2014. Néanmoins, à mi-chemin de la campagne électorale, la crainte que le Parti Québécois ne déclenche un référendum sur la souveraineté du Québec s’il était élu fit pencher la balance du pouvoir de l’autre côté. Quand certains de ses représentants laissèrent planer le doute au sujet de la tenue d’un troisième référendum dans une série de discours et d’apparitions publiques peu avisés (Ouellet, 2013; Fortier, 2014), le PQ commit une faute politique qui en disait également long sur sa cohésion interne. Malgré ses efforts répétés pour déplacer l’enjeu de l’élection loin de la question référendaire (Anonyme, 2014; Ouellet et Arsenault, 2014), le Parti Québécois perdit l’élection du 7 avril 2014, que remporta le Parti Libéral, formant ainsi un gouvernement majoritaire.

Ces victoires et défaites politiques témoignent du pouvoir qu’a le processus de formation de l’identité nationale sur la « culture politique » du Québec, qui à son tour a structuré le débat sur la Charte. En choisissant leurs stratégies électorales, les principaux partis politiques ont subi une forte pression pour le maintien de leur plateforme historique et la promotion de leurs conceptions respectives de la nationalité québécoise. Principale force souverainiste dans l’électorat depuis plusieurs décennies, le PQ déploya un nationalisme défensif qui privilégiait les thèmes du rejet et de la menace culturelle, et cherchait à circonscrire les frontières de l’appartenance nationale. De son côté, le Parti Libéral du Québec, en adoptant une approche plus passive en matière d’accommodements religieux, renforça sa réputation de parti favorable à une conception libérale de la nation, fondée sur les droits et libertés individuels. Toutefois, les partis politiques ne se contentent pas de suivre les scénarios et récits préexistants. S’inscrivant dans une « culture politique » établie, ils actualisent la définition de la nationalité, comme ce fut le cas dans le débat sur la Charte. C’est vers cet enjeu que nous nous tournons maintenant.

La « politique de la culture » : les définitions partisanes de la nationalité dans le débat sur la Charte des valeurs

Dans cette section, nous passons de la mise en contexte des pratiques des partis politiques au sein des constructions existantes de la nationalité à l’étude des significations culturelles que les deux principaux partis politiques du Québec – le Parti Québécois et le Parti Libéral du Québec – ont générées dans le débat sur la Charte des valeurs. Nous défendons la thèse selon laquelle ces deux partis, en oeuvrant pour leurs intérêts stratégiques, ont articulé la « politique de la culture » du Québec de manière différente, en cherchant à fonder selon différentes trajectoires la nationalité québécoise : en insistant sur le caractère particulier des valeurs universelles du Québec, dans le cas du Parti Québécois, ou en faisant de la survie nationale une stricte affaire d’adhésion aux droits individuels, dans le cas du Parti Libéral du Québec. Dans chacun de ces cas, les prises de position partisanes, dans le cadre d’une « culture politique » préexistante, ont entrainé d’importantes ripostes. Les dilemmes auxquels ont fait face le PQ et le PLQ illustrent les tensions qui surgissent lorsque des partis politiques tentent de naviguer entre la « culture politique » et la « politique de la culture ».

La Charte des valeurs du Parti Québécois s’intitulait officiellement Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. En liant les termes « laïcité d’État » et « neutralité religieuse », les auteurs de la Charte se sont appuyés sur l’argument que l’expression par des membres de l’État de leurs croyances religieuses brime la liberté de conscience et de religion des individus. Le titre de la Charte a également placé la discussion sur les accommodements religieux dans le contexte de l’engagement en faveur de l’égalité des sexes, un trope de plus en plus fréquent pour distinguer « nous » et les « autres » dans les débats sur l’intégration des immigrants (Yurdakul et Korteweg, 2013). Suivant cet argument, les demandes d’accommodement sont réputées représenter une menace à l’égalité entre les femmes et les hommes, une « valeur fondamentale » au Québec, selon la Charte (Drainville, 2013b).

Alors que se déployait le débat sur la Charte, ces principes universalistes reçurent une interprétation particulariste de la part du Parti Québécois. En utilisant le terme « valeurs », le parti parvint à ancrer ses propositions dans une conception particulière de ce qui constitue une société juste au Québec. Cette stratégie invoquant les « valeurs » afin de créer un consensus autour de la Charte donna lieu à la diffusion par le gouvernement d’une série de dépliants dans le cadre d’une campagne destinée à faire la promotion de sa politique. Dans l’un de ces dépliants, le PQ affirmait que la Charte exprimait une conviction ferme en « nos valeurs », et présentait l’égalité hommes-femmes et la neutralité religieuse de l’État comme des valeurs aussi « sacrées » que peuvent l’être une église, une mosquée ou une synagogue. Si l’on rapproche ces arguments de la promesse faite par le Parti Québécois de maintenir le crucifix à l’Assemblée nationale, on voit qu’ils traduisent une conviction centrale du Parti Québécois dans sa campagne pour la Charte : l’État devrait avoir le droit de conserver les symboles qui rappellent son héritage religieux, mais les individus en rapport avec l’État ne doivent montrer aucun signe de leurs convictions religieuses si elles ne se rattachent pas à cet héritage. Du même souffle, cet argument érige le soutien à l’égalité hommes-femmes et à la neutralité religieuse de l’État en croyance religieuse de niveau étatique, qui mérite la même protection, dans l’espace public, que les croyances religieuses individuelles dans la sphère privée.

La « politique de la culture » du Parti Québécois articulait l’invocation de valeurs universelles avec l’affirmation des particularités de la nationalité québécoise. Dans une déclaration rapportée par The Montreal Gazette, la première ministre Pauline Marois affirma :

La charte que nous proposons rassemblera les gens puisqu’elle identifie un certain nombre de valeurs, qui sont universelles, pour lesquelles nous offrons un cadre québécois qui à mon avis ne divisera pas.

Marois, dans Dougherty, 2013

Avec cet énoncé et d’autres semblables, Pauline Marois et son parti furent à même de suggérer que la promotion de valeurs « universelles » était à la source du projet nationaliste au Québec. Ne considérons que cet extrait d’un communiqué de presse du PQ, émis en novembre 2013, intitulé Charte des valeurs québécoises : Une affirmation de ce que nous sommes et de ce que nous voulons être :

Au Québec, l’égalité de tous les citoyens, l’égalité entre les femmes et les hommes, la séparation de l’Église et de l’État, ce sont des valeurs fondamentales, a déclaré la première ministre. Cette charte marque un jalon important de notre histoire. Elle affirme ce que nous sommes et définit le Québec dans lequel nous voulons vivre ensemble, peu importe notre origine ou notre religion. Il y a 40 ans, nous avons consacré la primauté du français comme valeur commune des Québécois. Aujourd’hui, nous affirmons les valeurs communes de laïcité, de neutralité religieuse de l’État et d’égalité entre les femmes et les hommes.

Gouvernement du Québec, 2013

Cet énoncé propose un changement d’articulation entre la politique et la culture au Québec. En liant l’égalité des sexes et la laïcité à la langue française, il parvient à rattacher ces deux premiers principes à la quête historique d’affirmation par le Québec de sa spécificité linguistique face au reste du Canada. Comme la langue, proclame ainsi le Parti Québécois, ces valeurs doivent être défendues car elles sont constitutives de ce qui fait la différence du Québec.

La « politique de la culture » du Parti Québécois – qui balisa le sens donné à la Charte en tant qu’outil de renforcement des aspects universels et particuliers de la nationalité québécoise – mit le PLQ sur la défensive. Oscillant entre un rejet pur et simple des restrictions en matière d’expression des signes religieux (Lessard, 2013; Dutrisac, 2014a) et une position de compromis soutenant leur application aux seuls serviteurs de l’État en position d’autorité (juges, policiers, gardiens de prison, etc.), l’image du PLQ fut rapidement ternie par l’indécision et la dissension interne (Dutrisac, 2014b)[8]. Bien que le chef du Parti, Philippe Couillard, se présentât comme le défenseur des droits et libertés individuels, son engagement fut sapé, ramené à son élitisme et son peu de détermination à défendre la nation (Dutrisac, 2014c). Plus encore, les deux arguments principaux du PLQ – que les propositions de la Charte portaient gravement atteinte à la liberté de religion, et qu’elles minaient l’égalité des sexes en ciblant injustement les femmes musulmanes – ne parvinrent pas à convaincre. D’abord, les promoteurs de la Charte détournèrent l’attaque touchant à leur vision de la laïcité en maintenant que la neutralité religieuse de l’État était le mécanisme qui assurait la liberté religieuse individuelle (Drainville, 2013b). Les partisans de la Charte ripostèrent également au second argument du PLQ – que l’interdiction du port de symboles religieux affecterait de manière disproportionnée les femmes musulmanes, minant ainsi l’égalité des sexes –, bien que ce dernier obtînt plus d’écho. Les féministes et les organisations féministes favorables à la Charte arguèrent que même si les femmes disaient choisir de porter des symboles religieux comme le hijab, le niqab et la burqa, ces vêtements véhiculaient et solidifiaient des codes et des comportements inégalitaires qui menaçaient la dignité de toutes les femmes (Association féminine d’éducation et d’action sociale [AFEAS], 2013; Pour les droits des femmes du Québec, 2013).

Dans le conflit sur le sens à donner à la nationalité québécoise lors du débat sur la Charte, les Libéraux divergèrent quelque peu de la « culture politique » établie, en déployant deux stratégies supplémentaires. D’abord, et contrastant avec sa réputation de défenseur du Québec anglophone, le Parti Libéral du Québec tint à souligner sa détermination à préserver l’héritage francophone du Québec. Intitulé Identité québécoise. Déclaration du Parti Libéral du Québec : Pour un Québec inclusif dans le respect de nos valeurs communes et de nos libertés individuelles, un document clé formulant la position officielle du PLQ dans le débat sur la Charte, présenta la promotion de la langue et de la culture françaises comme les « responsabilités » premières des gouvernements provinciaux du Québec (Parti Libéral du Québec, 2013). Ensuite, le PLQ chercha à se redéfinir comme promoteur de l’héritage catholique du Québec, en soutenant les demandes visant à conserver le crucifix à l’Assemblée nationale (Anonyme, 2013).

Dépasser l’héritage du parti et son rôle dans la définition de la « culture politique » québécoise s’avéra toutefois difficile. Revenant à leur positionnement type, les Libéraux contredirent leurs propres propositions en persistant à dire que le projet national du Québec n’était pas servi, à long terme, par cette insistance sur les particularismes de la culture québécoise. S’ils ne souhaitaient pas la Charte des valeurs, arguèrent aussi les membres du PLQ, c’est précisément parce que la spécificité québécoise leur tenait à coeur, et qu’ils espéraient la protéger des nationalistes « extrémistes » qui laissaient un discours « de peur, d’humiliation et de repli » guider leur politique de laïcité (Couillard, dans Dutrisac, 2014c).

Les autres partis réagirent rapidement aux tentatives du Parti Libéral du Québec de présenter une « politique de la culture » s’éloignant significativement des normes politiques du Québec. Lançant l’assaut le plus frontal, le ministre péquiste Bernard Drainville tira parti de l’histoire et de l’héritage du PLQ pour accuser ses membres de n’être « génétiquement pas capables de défendre et d’affirmer les valeurs québécoises », renforçant ainsi une conception (narration) ethnique de l’identité nationale québécoise (Drainville, dans Bélair-Cirino, 2014a; voir aussi Dutrisac, 2014d). Tandis, donc, que Drainville proposait une définition fermée, génétiquement enracinée de l’appartenance nationale, la première ministre Pauline Marois contestait les engagements nationalistes des Libéraux en utilisant des arguments qui laissaient ouverte la possibilité de l’appartenance à la nation québécoise pour ceux qui n’en auraient pas l’héritage. Dans une entrevue, Marois affirma que « pour les libéraux, c’est comme s’il fallait s’excuser de défendre les intérêts du Québec. C’est comme s’il fallait s’excuser de vouloir vivre en français chez nous. Pour les libéraux, c’est comme s’il fallait s’excuser de défendre nos valeurs communes » (Marois, dans Bélair-Cirino, 2014b).

L’utilisation que firent du débat sur la Charte les différents partis politiques afin de générer des représentations concurrentes de la « politique de la culture » au Québec fut également marquée par la convocation d’images du Québec en tant qu’espace séculier postcolonial. Cherchant à légitimer ses propositions largement discréditées par les médias canadiens-anglais, la première ministre Pauline Marois fit de la Charte une variante de la tradition laïque francophone, bien établie dans le droit français. Elle décrivit la France comme le « meilleur exemple » d’un régime laïque et en louangea le gouvernement socialiste pour être parvenu à créer « un espace pour bien vivre avec tous ces ressortissants d’autres religions, d’autres États » (Marois, dans Teisceira-Lessard, 2013). Pauline Marois compara également les vertus de la laïcité à la française avec les prétendus dangers du multiculturalisme en Grande-Bretagne, l’autre puissance coloniale historique du Québec. « En Angleterre, ils se tapent sur la gueule et s’envoient des bombes parce que c’est le multiculturalisme et qu’il n’y a plus personne qui se retrouve dans cette société-là » (Marois, dans Dutrisac, 2013a). Ce faisant, Pauline Marois fit de la France un modèle pour le développement de l’identité nationale québécoise.

Le chef libéral Philippe Couillard discrédita rapidement l’effort de Pauline Marois de lier le débat sur la Charte aux anciennes puissances coloniales du Québec :

Nous ne sommes pas en Europe. Nous ne sommes pas des Européens déplacés. Nous sommes des Nord-Américains et nous fonctionnons dans un contexte nord-américain. […] Les sociétés nord-américaines, par nature, sont diverses. La nôtre devient également de plus en plus diversifiée.

Couillard, dans Dutrisac, 2014c

Dans un contraste saisissant avec les énoncés de Pauline Marois, cette dernière citation lie l’identité québécoise à l’imaginaire d’une nation pionnière. En minimisant ses attaches aux deux puissances coloniales, et en contournant le Canada en en appelant à une identité « nord-américaine », Couillard proposa une voie distincte pour le Québec, enracinée dans la valorisation de la diversité, marque des pays modernes d’immigration.

À partir d’une analyse approfondie des débats des principaux partis politiques autour de la Charte des valeurs québécoises, en 2013, nous avons défendu la thèse selon laquelle les partis politiques sont d’importants véhicules de politisation de la religion, de l’immigration et de l’intégration dans les sociétés démocratiques et libérales. Faisant leurs les défis associés au développement d’une identité nationale dans un contexte de diversité religieuse croissante, les partis politiques évoluent de part et d’autre de la relation entre politique et culture : à la fois dans la « culture politique » et dans la « politique de la culture ».

En traitant de ces deux dimensions distinctes, mais entremêlées dans le cadre des politiques de la nationalité et de la diversité, nous offrons deux contributions à la réflexion théorique. En premier lieu, notre approche s’inscrit dans un courant d’études de plus en plus important qui voit les partis politiques comme générateurs de significations sociétales. Nos constatations corroborent la thèse voulant que la politique fait plus que refléter des normes, des croyances et des divisions établies : en nouant ensemble, en quelque sorte, des électorats disparates pour former des idéologies cohérentes et cohésives, la politique constitue l’ordre social (de Leon, Desai et Tugal, 2015). Les résultats que nous présentons concernant la « politique de la culture » au Québec ajoutent à ces recherches en soulignant non seulement les effets à court terme des conflits entre partis politiques, mais aussi leur rôle à long terme, dans la construction du sens. En deuxième lieu, notre distinction entre la « politique de la culture » et la « culture politique » nous a permis de mieux comprendre les dilemmes stratégiques auxquels font face les partis politiques, cherchant à reconfigurer le sens des normes culturelles en vue de gains politiques. Ce type de « bricolage » n’est pas toujours couronné de succès. Tel que nous l’avons montré dans le cas québécois, tenter de déplacer les termes du conflit en réarticulant les traditions politiques historiques des partis politiques peut engendrer des dissonances, des discordes et des ambivalences, aussi bien à l’intérieur des partis que dans le cadre politique et discursif national.

En examinant les effets de chacune de ces deux dimensions dans le façonnement du débat autour de la Charte des valeurs québécoises, notre étude offre également une importante contribution empirique. Nous avons montré tout particulièrement en quoi les conflits latents au sujet de l’identité nationale et de la souveraineté du Québec ont grandement influencé la « culture politique » dans ce débat, balisant l’utilisation de la politique pour renforcer des projets culturels existants. Comme dans les précédentes périodes d’édification nationale, deux partis – le Parti Québécois et le Parti Libéral du Québec – ont dominé les débats, utilisant l’enjeu des symboles religieux pour renforcer leurs positions dans la « culture politique » existante. Un parti politique connu pour son option souverainiste dans le paysage politique québécois, le Parti Québécois, a utilisé la Charte des valeurs pour raffermir son image de défenseur de la langue et de la culture québécoises. Cependant, le Parti Libéral du Québec a confirmé sa réputation de défenseur plus passif de la nationalité en prônant une politique de la laïcité orientée vers les droits individuels.

Plus encore, en s’inscrivant dans le débat sur la Charte des valeurs, ces partis politiques ont mis en scène une « politique de la culture » particulière, contribuant en cela au processus continu de formation de l’identité nationale. Désirant justifier une mesure contraignante cohérente avec leurs objectifs électoraux, les membres du Parti Québécois ont fait de la Charte l’expression d’un modèle québécois de promotion des valeurs universelles. Conscients des dangers que cet « universalisme particulier » faisait peser sur leur propre marque politique, les Libéraux ont répliqué en faisant de la défense des droits individuels une condition de la survie nationale.

Bien que la défaite du Parti Québécois aux élections de 2014 ait déjoué le projet de la Charte des valeurs, la « politique de la culture » qu’il a introduite demeure. En effet, comme le note Iacovino (2015, p. 41), le débat sur la Charte et ses propositions a « transformé les repères normatifs entourant la diversité ethnoculturelle et ethno-religieuse », produisant ainsi « un cadre qualitativement nouveau pour règlementer les conditions d’appartenance au Québec ». Les musulmans se positionnent très problématiquement dans ce nouveau cadre, et plus généralement dans le projet d’édification nationale du Québec. Que de futurs appels à des lois contraignantes réussissent ou échouent, cette population restera vraisemblablement, dans les années à venir, l’objet d’efforts transversaux afin de solidifier les dimensions culturelles et politiques de la nationalité québécoise.