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Ce livre, issu des recherches doctorales de Diahara Traoré, porte sur le rapport au savoir religieux des femmes musulmanes ouest-africaines dans un contexte d’immigration au Québec. L’enquête de la chercheuse la mène dans des lieux de culte et d’association du Grand Montréal, ainsi que dans le domicile et le quotidien de 24 femmes natives de la Guinée, du Mali, du Niger et du Sénégal, quatre pays francophones et majoritairement musulmans. En recueillant leurs récits de vie, Traoré analyse les manières dont elles adoptent, s’approprient, remettent en question et subvertissent les savoirs islamiques au sein d’espaces religieux et laïques. Femmes, noires et musulmanes, les participantes se situent « à l’intersection de trois systèmes exclusifs » (p. 6), lieu jusqu’ici peu abordé dans les sphères publiques et académiques québécoises. Le terrain de la recherche, menée entre 2008 et 2010, est imprégné du contexte des débats houleux sur les accommodements raisonnables et la diversité religieuse au Québec, en plus des événements du 11 septembre 2001 qui teintent les représentations et l’appréhension de l’islamité à l’échelle internationale.

C’est en tant que tradition discursive que l’islam est ici conceptualisé, par opposition à une tendance à l’essentialisation et à l’homogénéisation par laquelle « l’islam fonctionne comme une catégorie similaire et comparable à la notion de race » (p. 16). Prenant appui sur l’anthropologie de l’islam proposée par Talal ASAD (1986), il s’agit pour elle d’étudier l’unité d’actes multiples, voire conflictuels, de définition de l’islam à travers les discours et les pratiques historiquement situés des personnes musulmanes. Forte d’une épistémologie féministe postcoloniale, Traoré se concentre sur la contribution, souvent invisible, des femmes ouest-africaines au développement de ces traditions discursives, que ce soit ou non dans des institutions hégémoniques. L’approche est marquée par une prise de distance par rapport à certains postulats sur ce qui constitue le savoir religieux, tels que la légitimité du Texte et sa primauté sur l’oralité.

Trois tendances fortes dans la conception du savoir islamique des femmes rencontrées se dégagent du récit de leur éducation religieuse, et de sa réinterprétation au regard de leur parcours migratoire. J’aimerais insister sur cette contribution de l’ouvrage parce qu’à travers l’analyse des récits de ces femmes, il me semble qu’une cartographie des débats centraux de l’islamité contemporaine se dessine. En premier lieu, selon certaines participantes, le savoir islamique s’ancre dans le souci de la réforme des pratiques religieuses ouest-africaines locales. Cette posture réformiste opère selon une opposition entre un islam authentique, normatif, et un islam traditionnel, perçu comme syncrétique. C’est à travers leur expérience migratoire que certaines participantes entrent en contact avec cet islam universel et global, qu’elles l’étudient et qu’elles y adhérent, en prenant une distance par rapport à l’islam hérité de leurs parents ou de leurs grands-parents. Pour Mamie, par exemple, la migration représente un tournant à partir duquel elle adopte des pratiques qu’elle considère plus orthodoxes et cherche à se rapprocher de l’umma (communauté musulmane globale) par son identification à un islam supra-ethnique et supranational. En deuxième lieu, certaines définissent l’islam à partir de l’ensemble des croyances et des pratiques religieuses associées à leur identité familiale et nationale. C’est alors par la transmission traditionnelle, souvent familiale ou communautaire, que le véritable savoir est considéré comme pouvant être préservé. À certains égards, la migration peut renforcer l’attachement à l’appartenance religieuse, elle-même considérée comme indissociable de l’identité ethnonationale, bien qu’elle puisse marquer aussi l’entrée dans une quête spirituelle plus individuelle. En outre, le savoir islamique est conceptualisé comme participant d’un projet religieux de la modernité. Il s’agit alors de sortir de l’opposition entre islam et modernité pour concevoir l’islam en tant que moteur de progrès. Une des arènes privilégiées où se joue le débat sur la modernité en islam est celle des rapports de genre. Une participante insiste à ce titre sur l’importance de l’instruction élevée des femmes et ce, en conformité avec les préceptes islamiques.

Traoré s’intéresse aussi au rapport des femmes à certains lieux privilégiés de la religiosité, ainsi qu’aux dynamiques d’inclusion et d’exclusion qui les traversent. Outre les femmes mourides qui se regroupent au sein d’une association religieuse présentée dans l’étude de cas du chapitre 5, la plupart des participantes ne fréquentent aucune institution religieuse de façon régulière. Les pratiques quotidiennes liées à leurs croyances religieuses relèvent généralement de l’espace domestique et de la sociabilité familiale. Le cas des femmes de la communauté mouride de Montréal permet alors d’explorer les manières dont elles créent des espaces de performance et de production de savoirs au sein d’une organisation dont la hiérarchie religieuse et le savoir officiel sont clairement définis.

Tant à l’intérieur de cette confrérie qu’à l’extérieur d’elle, la question pertinente demeure celle de l’agencéité des femmes ouest-africaines par rapport au savoir islamique légitime. L’enquête met au jour les différentes formes de dé/légitimation avec lesquelles elles composent dans la mise en pratique et en discours de leurs savoirs religieux. L’approche située de Traoré lui permet non seulement d’accéder à cet islam « de résistance » (p. 68) et de lui donner une voix, mais aussi de se positionner au sein des champs d’études sur les migrations ouest-africaines, le genre et l’islamité. C’est là que se nouent, à mon sens, la sensibilité et la force de son ouvrage.