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Ce livre traite de la position dominée des enseignants du secteur de l'enseignement technique et professionnel norvégien, et ce, malgré un fort accent des politiques éducatives des deux dernières décennies sur l'égalité des humanismes transmis par le système scolaire. Le cadre théorique retenu est celui de Bourdieu: l'enseignement technique et professionnel est donc analysé à partir des concepts clés de l'analyse bourdieusienne de champ et de sous-champ (agents, institutions, groupes constitutifs, conflits, enjeux, capital culturel, travail d'inculcation, arbitraire culturel, violence symbolique, pédagogie implicite et explicite, etc.).

L'ouvrage est doublement comparatif. Dans un premier temps, l'autrice compare les systèmes d'enseignement secondaire norvégien et français; on apprend que la Norvège a, depuis 1974, inclus une grande partie de la formation technique et professionnelle dans le lycée d'enseignement général, celui-ci faisant suite à une scolarité obligatoire et fondamentale de neuf ans. Après neuf ans de scolarité obligatoire pour tous, le lycée norvégien propose pour tous les élèves de 16 à 19 ans trois voies possibles: générale, technique et professionnelle. Ce qui est différent de la France qui maintient des filières et des institutions distinctes pour l'enseignement professionnel et technique. Dans un second temps, l'autrice procède à une étude empirique de deux groupes d'enseignants norvégiens, ceux de la filière Artisanat et industrie et ceux qui enseignent la langue maternelle, le norvégien, au sein de cette filière. Ces deux groupes d'enseignants ont des caractéristiques distinctives et constitutives de deux cultures professionnelles différentes et inégales: la plupart des enseignants de métiers sont des ouvriers qualifiés formés par des expériences en entreprise; ils ont reçu une formation initiale de six mois pour devenir enseignants et n'ont pas accès à une formation continue institutionnalisée dans l'enseignement supérieur; les enseignants du norvégien, langue maternelle, ont complété une formation universitaire, la formation des enseignants en Norvège étant universitarisée depuis 1970, et ils font de la formation continue. Ces deux cultures professionnelles appartiennent à un sous-champ scolaire dominé, ce qui n'est pas incompatible avec le fait que les enseignants de norvégien occupent une place dominante au sein du sous-champ de l'enseignement technique et professionnel, rebaptisé par l'autrice sous-champ de la pédagogie des pratiques techniques.

Trois hypothèses structurent la démarche de recherche. La première est que la filière Artisanat et industrie (AI) est un lieu de rencontre conflictuel entre deux cultures professionnelles, la culture ouvrière basée sur les expériences des pratiques techniques et la culture livresque de l'enseignement général. La deuxième est en relation avec l'idée que l'égalité des chances dans la politique d'enseignement norvégien a comme effet une inégalité de statut entre groupes d'enseignants. La troisième stipule que le manque de voies institutionnalisées pour les enseignants a maintenu et renforcé les inégalités de statut professionnel entre les enseignants formés par le système d'enseignement et ceux qui ne le sont pas.

Une enquête par questionnaire et une analyse par correspondance permettent de comparer les caractéristiques personnelles et professionnelles des deux groupes d'enseignants, ainsi que leur autoévaluation de leurs qualifications professionnelles. Puis, l'autrice, puisant dans l'ensemble des données, analyses et faits avancés, discute de chacune des hypothèses initiales. À propos de la première hypothèse, elle conclut: «À partir des résultats de l'enquête, il ne semble pas prouvé que c'est la culture ouvrière qui domine dans la filière AI. La formation professionnelle dispensée par une structure scolaire commune dans l'enseignement secondaire est sans doute influencée par les mêmes valeurs et normes que le reste du système d'enseignement, et la partie pédagogique de la formation des enseignants de AI contribue sans doute à renforcer ce processus. Il se peut que les deux catégories principales d'enseignants continuent à reproduire deux cultures professionnelles différentes qui fonctionnent l'une à côté de l'autre dans la filière AI, l'une comme dominante et l'autre comme dominée, les deux conduites par les mêmes principes constitutifs» (p. 262).

Au sujet de la deuxième, l'autrice affirme que «le souhait d'établir une égalité entre les groupes d'enseignants avec des qualifications différentes et avec une formation d'enseignants différente peut avoir conduit à ce que les inégalités existantes n'ont pas été vues ou qu'elles ont été reniées» (p.271). Enfin, en fonction de la troisième hypothèse, elle conclut au renforcement des différences de statut entre les deux groupes d'enseignants, et l'associe aux différences de formation initiale et à une perte de légitimité d'une voie de formation spécifique aux métiers.

Bien structurée et menée selon des règles et exigences élevées, cette recherche est intéressante. Il faut cependant souligner le faible taux de réponses qui, à notre avis, tient en partie au contenu même des questions et à la structuration du questionnaire sur l'autoévaluation des compétences pédagogiques et des connaissances en sciences de l'éducation. Pas évident pour un homme de métier, formé en entreprise et sans formation pédagogique, de s'autoévaluer par rapport à des catégories de connaissances et de compétences «livresques et théoriques» inconnues. Une démarche plus qualitative, au moins dans un premier temps, et un peu d'observation du terrain auraient probablement pu résoudre ces problèmes.

Cette recherche, nous l'avons lue en songeant à la situation québécoise, proche de la situation norvégienne. En effet, nos polyvalentes et nos cégeps qui s'inspirent de la même politique égalitariste ont cherché les mêmes effets que les lycées norvégiens, avec le même incertain succès, pourrait-on ajouter. On voit qu'ailleurs, avec les mêmes orientations, on n'a pas mieux réussi à transformer la hiérarchie des humanismes dans les filières scolaires et que, peut-être, avec les meilleures intentions du monde, on a aggravé les rapports de domination, au lieu de les atténuer. Dans nos systèmes éducatifs, le modèle de la culture générale, livresque, abstraite et théorique est si fort que l'intégration en milieu scolaire d'un modèle de formation fondée sur une pédagogie implicite, de l'apprentissage, et du faire, en partenariat avec le monde du travail, mène souvent à son reniement et à sa délégitimation, y compris par ceux-là même qui sont censés le développer à partir de leur propre expérience de formation et de travail.

Il nous semble par ailleurs que l'analyse aurait gagné en largeur et en profondeur si elle avait englobé des informations sur les élèves du sous-champ de l'enseignement technique et professionnel, sur leurs origines socioéconomiques et leur trajectoire scolaire, ainsi que sur la perception qu'en ont les enseignants de la filière AI. L'enseignement est un métier de relations humaines, qui comporte une inévitable négociation entre les acteurs; celle-ci est au coeur du métier. Les catégories bourdieusiennes d'inculcation d'un arbitraire culturel et de violence symbolique cachent cette réalité. Parler de culture professionnelle des enseignants sans vraiment analyser la ou les représentations qu'ils construisent de leurs élèves et de leurs rapports nous paraît limitatif. À ces égards, l'étude désormais classique de Lucie Tanguy sur les enseignants du secteur technique français était plus complète. De plus, même si l'autrice a procédé à une étude par questionnaire, la voix des enseignants se fait peu entendre dans cette recherche: nous sommes convaincus qu'ils ont leur propre analyse des rapports conflictuels et de domination au sein du sous-champ de l'enseignement professionnel et technique, et il est dommage qu'il n'y ait que la voix de la chercheuse, armée des catégories bourdieusiennes, qui domine et en quelque sorte enterre celle des acteurs eux-mêmes. De même, l'autrice utilise souvent l'expression culture ouvrière, sans vraiment la définir ni en cerner les principales caractéristiques. En réalité, c'est d'une culture ouvrière de la formation qu'elle nous entretient, non pas d'une ou des cultures ouvrières reproduites dans la filière AI. Cette distinction est d'une certaine importance, lorsqu'on prend connaissance des écrits sur la disparition de la culture ouvrière, liée aux transformations économiques et technologiques des dernières décennies. Sans oublier que la vingtaine de métiers représentés dans la filière AI diffèrent dans leur histoire, leur organisation et l'évolution des bases de connaissances et des techniques qui les caractérisent. Il y a un danger à comparer deux catégories d'enseignants, alors que l'une des deux est diversifiée.

L'autrice semble penser que l'institutionnalisation en contexte universitaire d'une voie de formation pour les enseignants du secteur AI améliorerait leur statut au sein du système scolaire et peut-être résorberait les inégalités des cultures professionnelles. Mais on voit mal comment l'université pourrait légitimer une culture de formation qu'elle n'a pas historiquement reconnue.

Enfin, peut-être parce que le français n'est pas la langue maternelle de l'autrice, la lecture de l'ouvrage n'est pas aisée et sa compréhension, pas toujours facile.